Introduction à la deuxième partie
p. 129-133
Texte intégral
1Pour faire en sorte que l’objectif didactique et rhétorique de son œuvre soit atteint, Zaydan effectue des choix génériques qui lui permettent, d’une part, d’exploiter au mieux sa double compétence d’universitaire et de romancier, et d’autre part, de toucher un public le plus large possible. Le recours à la fiction lui permet d’opérer un détour afin de penser sa propre société en la regardant de l’extérieur. C’est l’idée – pour reprendre le titre de Paul Ricœur – de se penser « soi-même comme un autre1 ». De plus, seule la fiction peut produire une réelle jouissance chez l’auteur et chez le lecteur (Duflo 2000, p. 93). Cette fonction est très importante car, comme le dit Diderot dans son Encyclopédie, « les romans sont des ouvrages plus recherchés, plus débités, et plus avidement goûtés, que tout ouvrage de morale, et d’autres qui demandent une sérieuse application d’esprit. En un mot, tout le monde est capable de lire les romans, presque tout le monde les lit, et l’on ne trouve qu’une poignée d’hommes qui s’occupent entièrement des sciences abstraites » (Duflo 2000, p. 94). Cependant, en dépit du plaisir qu’ils provoquent et de leur aptitude à atteindre un large lectorat, les romans – textes narratifs fictifs – ne sont pas adaptés au premier abord pour être le véhicule d’un discours argumentatif. Cette apparente faiblesse argumentative des textes de fiction ne constitue point un obstacle pour Zaydan, qui se distingue par sa capacité à exploiter toutes les potentialités offertes par certains genres romanesques, en les mettant au service de son projet pédagogique. De plus, cette production fictionnelle s’accompagne d’écrits théoriques (essais, articles de presse, conférences pédagogiques) dans lesquels l’auteur explicite sa pensée. En leur qualité de discours systématiques, ces paratextes s’expriment dans des formats naturellement adaptés à servir un objectif didactique ; ils permettent ainsi d’éviter ou de corriger les éventuelles « erreurs » d’interprétation provenant du caractère allusif et symbolique du texte de fiction.
2Les romans de Zaydan sont à la fois des romans historiques et des romans à thèse, deux genres qui se prêtent parfaitement au remaniement de l’histoire et à la fonction performative que l’auteur assigne à l’écriture romanesque.
3Le roman historique est un genre dans lequel se mêlent fiction et histoire. Comme le texte historiographique, il se caractérise par un récit du passé ; en revanche, les méthodes et les objectifs sont – du moins en apparence – différents. Récit vraisemblable mais fictif, le roman historique a une fonction esthétique et rhétorique. Quant à l’historiographie, il s’agit d’un discours argumentatif dont la fonction est heuristique. Selon Georg Lukács, le propos du roman historique est d’« exprimer à travers des destinées individuelles exemplaires (c’est en cela qu’il est roman) les problèmes d’une époque donnée (c’est en cela qu’il est historique) » (Lukács 2000, p. 4). Plus ou moins identifiables en arrière-plan, les événements historiques conditionnent le déroulement de l’intrigue, et se reflètent en elle. Pour Zaydan, ces événements entretiennent un rapport d’analogie avec le contexte contemporain, vis-à-vis duquel l’auteur révèle sa position au fil des pages. Dans la pensée de ce dernier, le retour de phases dans l’histoire est à relier à la théorie des cycles de la violence religieuse, qui en est une illustration. Cette analogie supposée entre passé et présent est à la base de la fonction rhétorique et performative du roman historique. En effet, la mise en scène de situations passées analogues à celles du présent (présent de l’auteur mais aussi du lecteur) permettrait d’identifier celles qui semblent être des régularités de l’histoire, de renouveler la lecture d’un passé lointain, et de changer la perception du présent. Si ‘Azāzīl et al-Nabaṭī traitent tous les deux d’un passé lointain et appartiennent à ce titre clairement au genre du roman historique, le roman suivant, Maḥāll, traite d’une période beaucoup plus récente, ce qui n’empêche pas de l’analyser comme appartenant au même genre littéraire. Son statut de roman (entre autres) historique est renforcé par la présence de Oussama Ben Laden, personnage référentiel, à la fois historique et social, acteur macro-historique de la montée du mouvement jihadiste dans les années 2000. Quant à Guantanamo, si l’histoire tragique des attentats du 11 septembre 2001 constitue le point de départ de la narration, il s’agit d’un texte qui relève plutôt de la littérature carcérale : dans cette prison située au bout du monde où le temps semble suspendu, la référence à l’histoire, par laquelle se clôt le roman précédent, s’éloigne petit à petit des souvenirs du narrateur, pour laisser la place aux rapports que ce dernier va entretenir avec ses codétenus d’une part, et avec les geôliers américains d’autre part.
4Maḥāll et Guantanamo possèdent une particularité supplémentaire : l’omniprésence de la citation coranique. Celle-ci apparaît comme tellement évidente à la lecture qu’on peut se demander si elle ne constituerait pas le trait spécifique d’un troisième genre littéraire, que l’on pourrait dénommer « roman coranique ». Dans ces deux romans, en effet, la citation coranique scande le rythme de la narration du début à la fin du récit, conférant à ce dernier une sorte de fonction liturgique qui accompagne et renforce la fonction argumentative.
5En plus d’être des romans historiques, ces œuvres sont des romans à thèse. Comme d’autres genres romanesques, le roman historique est toujours porteur de thèses. Cependant, il n’est pas toujours identifiable avec ce que l’on appelle un « roman à thèse ». Dans l’introduction à son ouvrage le Roman à thèse ou l’autorité fictive, Susan Rubin Suleiman définit ce dernier comme « un roman “réaliste” (fondé sur une esthétique du vraisemblable et de la représentation) qui se signale au lecteur principalement comme porteur d’un enseignement, tendant à démontrer la vérité d’une doctrine politique, philosophique, scientifique ou religieuse » (Suleiman 1983, p. 14). Cette définition, neutre d’un point de vue axiologique, s’oppose à la connotation fortement négative que le terme « roman à thèse » a assumée, en Europe, depuis le début du xxe siècle. L’accusation principale qui était adressée aux auteurs de ces romans était de privilégier les fonctions didactique et idéologique au détriment de l’aspect artistique. Dans une période de débat sur les critères du roman réaliste, entre partisans du vrai et du vraisemblable, les romans à thèse étaient jugés par les premiers comme donnant une image déformée de la réalité en vue de démontrer une thèse. Les seconds rétorquaient que toute observation de la réalité dans un roman est déterminée par le biais des idées et des allégeances politiques et idéologiques de son auteur. Ce qui fait que l’on définit un roman comme « roman à thèse » est, selon Susan Suleiman, le degré d’explicitation de la visée didactique au lecteur.
6Dans le monde arabe, la littérature narrative a cherché à imiter depuis la Nahda des modèles européens. Toutefois, le souci pédagogique et moralisateur qui l’a inspirée, émergeant souvent de manière explicite des textes de fiction, s’est révélé beaucoup plus durable qu’en Europe, à tel point que nous retrouvons durant tout le xxe siècle en littérature arabe des romans à thèse, sans pour autant qu’une étiquette négative leur soit nécessairement attribuée.
7En suivant le critique bulgare Tzvetan Todorov (Todorov 1970, p. 10), Susan Suleiman affirme que « l’un des traits par lesquels on reconnaît les grandes œuvres, ou même les œuvres d’une certaine importance, c’est qu’elles se prêtent à être analysées comme manifestant plus d’un genre » (Suleiman 1983, p. 15). C’est le cas pour les romans de Zaydan, qui relèvent à la fois du genre du roman historique et de celui du roman à thèse, genres dont l’auteur exploite de nombreuses potentialités argumentatives.
Notes de bas de page
1 En référence à l’ouvrage de Paul Ricoeur Soi-même comme un autre publié par Le Seuil en 1990.

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