Chapitre 1
Chrétiens et musulmans. Entre dénominateurs communs et facteurs de division
p. 30-71
Texte intégral
Un continuum de traditions religieuses
1Dans les premières pages de son essai al-Lāhūt al-‘arabī, Zaydan cite ce hadith prophétique :
Suivez le chemin tracé par ceux qui vous ont précédés, pas à pas, même s’ils pénètrent le repaire d’un lézard, vous ferez comme eux. — Te réfères-tu aux juifs et aux chrétiens, Ô messager de Dieu ? – demandèrent-ils. Il dit : Et qui d’autre ? 1
2Le premier aspect du continuum des traditions dont parle Zaydan dans ce livre consiste en ce qu’il appelle « interpénétration des cycles de traditions » (dawā’ir turāṯiyya mutadāḫila), expression qui renvoie à une théorie concernant les éléments de continuité entre les traditions de l’Égypte ancienne, copte, grecque, puis arabe (Al-Lāhūt al-‘arabī, p. 33-35).
3Ce continuum serait fondé selon l’auteur sur une répartition géographique : ce qui opposerait christianisme et islam ce ne sont pas les principes théologiques, mais les influences que les différentes écoles théologiques de ces deux religions ont subies, en fonction de leur position géographique.
4Zaydan illustre sa théorie à travers une analyse des différentes représentations du divin. Le Croissant fertile d’une part et l’Égypte et la Grèce antique de l’autre auraient, selon l’auteur, donné naissance respectivement à deux conceptions opposées du divin. L’idée d’un dieu mi-divin, mi-humain est commune aux croyances de l’Égypte ancienne et de la Grèce antique. Elle se retrouve ensuite dans le judaïsme, pour lequel Dieu assume formes et comportements humains, puis dans le christianisme, à travers les notions d’« incarnation » (taǧassud) de Dieu en Jésus-Christ, et de « trinité » (taṯlīṯ) du divin (Père, Fils et Saint-Esprit). De la même manière, la tendance monophysite développée par le christianisme copte ne serait qu’un héritage des croyances des anciens Égyptiens, qui admettaient le mélange entre divin et humain.
5Selon l’auteur, dans le Croissant fertile et dans la péninsule Arabique cette idée de proximité entre le divin et l’humain est absente : les croyances locales, explique Zaydan, établissent une distance nette entre les deux. Le seul lien entre le monde du transcendant et celui de l’immanent est représenté par des figures intermédiaires : djinns, prêtres, mais aussi gouvernants et rois inspirés des dieux. Héritier de cette conception, l’islam affirme l’humanité totale de Muhammad et la divinité absolue de Dieu.
6Le titre que Zaydan choisit pour son essai n’est pas anodin. On y trouve, juxtaposés, deux termes en apparence opposés d’un point de vue de leur univers de provenance : le premier renvoie à la religion chrétienne, tandis que le deuxième fait référence à l’aire ethnico-culturelle qui a donné naissance à l’islam. Le terme lāhūt est un mot syriaque qui sert à désigner, à l’origine, la « nature divine, le divin », en opposition à nāsūt, qui signifie « nature humaine, humain ». Avant d’être employé en milieu chrétien oriental pour désigner la science qui a pour objet la réflexion et la spéculation sur le dogme – notamment à partir de l’époque des querelles autour de la nature de la relation entre Dieu et le Christ – ce terme avait donc un sens plus général. Zaydan reprend ce vieux terme syriaque avec deux objectifs. D’une part, il veut faire appel à un concept qui remonte au-delà de la phase de systématisation des écoles théologiques, musulmanes comme chrétiennes, car ce qui l’intéresse avant tout c’est la manière dont les différentes cultures abordent la question du rapport entre le divin et l’humain ; d’autre part, la juxtaposition de ce terme, qui ne désigne traditionnellement que la théologie chrétienne (et dont l’équivalent musulman est représenté, depuis le viie siècle, par le mot kalām) et de l’adjectif « arabe » – associé dans l’opinion commune aux musulmans – est porteuse d’une fonction idéologique forte2. Dans l’introduction du livre, Zaydan explique que derrière le choix de cette expression qu’il a lui-même élaborée, il y a la volonté de montrer qu’il existe des éléments d’articulation très importants entre les trois grandes religions monothéistes, ces dernières étant, affirme l’auteur, « trois manifestations d’une seule et unique religion » (diyāna wāḥida ḏāt tağalliyāt ṯalāta) (Al-Lāhūt al-‘arabī, p. 17-18).
7Zaydan illustre sa théorie sur l’interdépendance entre les trois grandes religions monothéistes (en particulier entre christianisme et islam) par un schéma qui représente trois cercles qui s’entrecoupent. Le premier cercle représente l’héritage chrétien (incluant à son tour le judaïsme) qui s’est étendu sur plusieurs siècles ; le deuxième représente l’arabité, située à cheval entre deux ères, la préislamique et l’islamique, et qui fait référence non pas à une religion mais à un élément ethnico-linguistique et géographique incluant aussi le plus vaste espace du Croissant fertile. Enfin, le troisième cercle représente la phase islamique, dans laquelle l’élément arabe se révèle et est mis en avant par la nouvelle religion.
8Selon cette théorie, le croisement entre héritage chrétien et islamique s’effectue à travers l’élément arabe commun : ce dernier constitue ainsi la clé des relations d’interdépendance et de similitude qui existent entre les trois religions du Livre. C’est dans cette région arabe de contact que les théologies chrétienne et musulmane sont nées, à deux périodes différentes, à partir d’un terreau culturel commun.
9Le lien entre arabité et islam a été souvent mis en avant, avant tout par le texte coranique lui-même qui fait état de la priorité donnée par Dieu aux Arabes dans le choix de son dernier prophète (« la langue de celui qu’ils suspectent [d’être ton inspirateur] est une langue barbare, tandis que [le Coran] est en langue arabe claire ») (Coran XVI, 103). En revanche, les liens entre arabité et pensée judéo-chrétienne constituent un objet d’étude aussi intéressant que peu creusé. En effet, l’objectif premier des apologistes étant de se démarquer du passé pour bien mettre en évidence les apports de la nouvelle foi, les théologiens musulmans auraient tenté d’écarter tout ce qui les rapprochait des judéo-chrétiens (tout comme ces derniers avaient fait vis-à-vis de l’héritage gréco-romain), en faisant de leur religion une religion arabe avant tout.
10Mais quels sont, selon Zaydan, ces points communs entre les systèmes théologiques des grands monothéismes ?
11Avant tout la notion de « représentation » (’ināba), qui se traduit notamment – chez les zoroastriens d’abord, puis chez les judéo-chrétiens et les musulmans – par la croyance en la « prophétie » (nubuwwa), mais aussi par des structures temporelles chargées de faire régner la loi de Dieu sur terre : l’Église et le clergé chez les chrétiens, les califes et les imams chez les musulmans. Le deuxième concept commun aux textes judéo-chrétiens et islamiques est celui d’« extermination » (’ibāda) : si l’Ancien Testament nous parle, dit Zaydan, d’extermination des « Nations » (’umam en arabe, goyim en hébreu), le Coran fait maintes fois référence à la « guerre sainte » (ǧihād) contre les « infidèles » (kuffār, kāfirūn).
12Une constante de l’histoire de ces religions, poursuit l’auteur, est représentée par le concept de « déviation » ou d’« écart » (ḫurūǧ) de la norme établie par voie de consensus par la communauté. Cet écart entraîne deux types d’attitudes : d’une part, l’excommunication (les « anathématismes » ou « anathèmes » en contexte chrétien et le takfīr en contexte islamique), et d’autre part l’usage de la violence. Excommunication et violence émanent à la fois des tendances « déviantes » elles-mêmes à l’égard du dogme dominant et des pouvoirs politiques qui refusent les innovations prônées par ces courants.
13Dans al-Lāhūt al-‘arabī, Zaydan cite des exemples de théologiens qui se sont écartés de l’orthodoxie : Paul de Samosate (iiie siècle), qui affirme que Jésus est simplement un prophète ; Lucien d’Antioche, pour qui Dieu est Un seul et tout ce qui est en dehors – comme le logos, qui a pris un corps humain – est créé ; son disciple Arius (ive siècle) ; Nestorius (ve siècle), qui refuse de considérer la Vierge Marie comme theotokos (« mère de Dieu »), remplaçant cette dénomination par celle de christotokos (« mère de Christ »). Ces courants théologiques – définis au fur et à mesure comme « hérétiques » – émaneraient d’une matrice mésopotamienne qui conçoit le divin comme un être absolument transcendant et refuse le mélange dieu/homme.
14Zaydan y évoque également le fait que la théologie musulmane – le kalām – s’est construite en partie à travers l’interaction avec un certain nombre de ces courants. Cette rencontre, dit Zaydan, s’est faite via les conquêtes, grâce auxquelles l’islam entre en contact avec les différents substrats théologiques présents dans les territoires conquis. Ainsi, si l’écart de certains théologiens chrétiens était sanctionné par l’anathématisme ou par la violence, le même traitement est réservé aux « pères de la théologie islamique » (’ābā’ al-kalām), considérés comme hérétiques et condamnés par l’orthodoxie musulmane. Tel fut le cas d’al-Jaad ibn Dirham ou d’al-Jahm ibn Safwan, mu‘tazilites3 avant la lettre, affirmant que le Coran était créé et non éternel, que l’unicité absolue de Dieu comportait la négation de la divinité de ses attributs, que les versets symboliques du Coran devaient être interprétés par la raison, et que l’homme était doté de libre arbitre.
15Cette dialectique entre la première théologie musulmane et les substrats théologiques préexistants est bien réelle et trouve une bonne illustration dans le débat autour de la question du péché intrinsèque aux monothéismes. À la fois dans le christianisme et dans l’islam, deux conceptions du péché s’opposent : une qui considère le péché comme inhérent à la nature humaine ; l’autre qui y voit la conséquence de la volonté de l’homme. Si les orthodoxies chrétienne et musulmane sunnite s’accordent sur la première conception4, d’importants courants non orthodoxes du christianisme et de l’islam (comme les nestoriens et les mu‘tazilites) partagent la deuxième conception qui possède, selon Zaydan, des bases plus rationnelles.
16La question du péché est évoquée dans le roman ‘Azāzīl à travers la figure de l’évêque Théodore de Mopsueste. En effet, outre que pour sa christologie qui a inspiré le nestorianisme, ce dernier est également connu pour s’être opposé à la doctrine du péché défendue par saint Augustin et saint Jérôme5 : pour lui, le péché n’est pas dans la nature, mais dans la volonté de l’homme. Ainsi, dans un dialogue fictionnel entre Théodore et un clerc arabe, l’évêque semble assumer une position intermédiaire entre une théologie arabe, présentée comme plus rationaliste, et la théologie développée par l’orthodoxie chrétienne. À la question posée par le clerc sur les raisons pour lesquelles l’homme doit porter le fardeau d’un péché originel qui n’est pas le sien, Théodore répond qu’à l’origine des mauvais agissements de l’homme il n’y a guère le péché originel, mais plutôt « l’aspiration au péché et la disposition à le commettre » (‘Azāzīl, p. 30 ; La Malédiction d’Azazel, p. 36). Aux paroles de Théodore fait écho la théorie du mu‘tazilisme, pour lequel le péché est à imputer à celui qui le commet et non pas à une prédestination divine, l’homme possédant un libre arbitre lui permettant de choisir. À propos de cette question, l’historien des religions Michel Dousse propose une lecture proche de celle de Zaydan. Ainsi, à la question de savoir quel est le point commun le plus flagrant entre l’islam et le christianisme, il répond en posant préalablement la distinction – au sein de ce dernier – entre une tradition latine et une tradition orientale. Représentée par l’interprétation des Écritures élaborée par les Pères de l’Église orientaux, la tradition orientale présente, selon l’historien, beaucoup de ressemblances avec la tradition coranique, là où la tradition latine, influencée par Augustin et sa théorie du péché originel, s’en éloigne fortement (Dousse 2006).
Héritage païen et religions monothéistes
Le legs de la philosophie païenne
17L’histoire, explique Zaydan à la fin d’al-Lāhūt al-‘arabī, se déroule comme une succession de phases de continuité et de rupture. Ces dernières s’expliquent par la volonté de chaque nouvelle religion d’asseoir son pouvoir politique et idéologique en se distinguant nettement du passé.
18Ainsi, poursuit l’auteur, le dogme qui se construit graduellement durant les premiers siècles du christianisme, rejette et condamne tout ce qui puise ses racines dans l’héritage païen. Et ceci malgré la ressemblance évidente entre la conception du divin adoptée par les théologiens chrétiens et celle élaborée par la philosophie hellénistique (Al-Lāhūt al-‘arabī, p. 36-37). À l’inverse, les tendances qualifiées au fur et à mesure d’hérétiques par l’Église dite orthodoxe, se révèlent plus tolérantes à l’égard de l’héritage païen, tout en s’en distinguant nettement d’un point de vue doctrinal. Polythéisme et hérésie sont tous les deux bannis, combattus, persécutés par les institutions politiques et religieuses au pouvoir.
19Dans le roman ‘Azāzīl, Zaydan établit une distinction assez nette entre deux tendances opposées en ce qui concerne le traitement de l’héritage païen : d’une part, ceux qui l’admettent en en reconnaissant les apports évidents dans plusieurs domaines du savoir, à condition que ces apports ne contredisent pas les principes de la foi chrétienne ; d’autre part, ceux qui le refusent en bloc, en faisant preuve d’un obscurantisme qui ne laisse de place ni à l’échange ni à la réflexion.
20Si ces deux tendances correspondent à une réalité, selon l’historiographie la première tendance a été largement dominante. Zaydan, quant à lui, met l’accent sur la deuxième attitude, qu’il fait incarner par le personnage fictionnel de Cyrille d’Alexandrie. Le portrait du patriarche, dont le rigorisme le conduit à proscrire la lecture de tout texte scientifique n’ayant pas ses sources dans les Écritures, est poussé tellement à l’extrême qu’il semble s’éloigner parfois de la réalité du personnage historique auquel il se réfère. Ainsi, lors d’une conversation avec Hiba, Cyrille demande à ce dernier de lui citer le nom de celui qu’il considère comme le plus grand érudit en médecine. Hiba mentionne plusieurs noms : l’Égyptien de l’Antiquité Amenhotep, le Grec Hippocrate ainsi que les grands médecins alexandrins Hérophile et Galien. Cyrille rejette toutes ces réponses : pour l’évêque, le plus grand savant en médecine n’est autre que Jésus, un « océan de savoir médical », comme le relatent les biographies des saints et des martyrs. L’évêque souhaite envoyer le moine à Akhmim, où il sera à l’abri des païens et des charlatans versés dans des sciences inutiles, telles que l’astronomie, les mathématiques ou la magie, assimilées à de simples « élucubrations d’hérétiques ». La tradition biblique, affirme-t-il, possède toute la science nécessaire à l’homme : la Torah et le Livre des Rois enseignent l’histoire, le Livre des Prophètes l’éloquence, les Psaumes la poésie, le Canon l’astronomie, le droit et la morale (‘Azāzīl, p. 249-250). Pour Cyrille, le Christ et les Écritures sont l’unique source du savoir. Une source unique opposée, dans la fiction zaydanienne, aux sources multiples qui constituent les références de Nestorius et de Théodore de Mopsueste. Savants passionnés de ce grand héritage légué par les païens, ces deux personnages se situent aux antipodes de la position de l’évêque d’Alexandrie.
21Dans ‘Azāzīl, la relation d’amitié entre le moine Hiba et l’évêque Nestorius se construit autour du débat philosophique et de la lecture. Les ouvrages dont il est question sont presque tous présentés comme interdits par l’Église. Il s’agit d’une part des grands classiques de la philosophie et de la science grecque et hellénistique, et d’autre part des ouvrages chrétiens considérés comme hérétiques : les Évangiles apocryphes, le recueil des quatre Évangiles canoniques par Tatien6 et les ouvrages d’Arius. Les premiers représentent cette culture païenne de laquelle les tenants de l’orthodoxie s’efforcent de prendre les distances, les deuxièmes sont l’expression des courants « hétérodoxes » qui se développent au sein même du christianisme. Dans les discussions entre Nestorius, son maître Théodore et Hiba, ce dernier joue le rôle du disciple et ses questions naïves ont pour but de permettre aux sages Nestorius et Théodore d’exprimer leur point de vue. Tirant leur autorité d’un savoir digne des plus grands encyclopédistes, ces deux évêques semblent incarner l’idéal de l’homme d’Église tel qu’il devrait être aux yeux de Zaydan : pieux et désintéressé d’une part, et d’autre part cultivé et ouvert aux différents domaines du savoir, la philosophie avant tout, mais aussi l’art et la littérature. Dans un passage du roman, Hiba confie à Théodore avoir étudié la logique à Akhmim, d’un maître païen, un érudit versé dans les philosophies anciennes. L’évêque n’est pas étonné, puisque c’est de cette région que provient Plotin, le plus grand des philosophes. Le monachisme, le goût du martyre, le symbole de la croix, le mot « évangile », même la notion de trinité, pour Théodore, c’est dans les textes de Plotin que tout cela est clairement énoncé pour la première fois. Le rapprochement entre trinité plotinienne et trinité chrétienne trouble le moine, pour lequel il s’agit au contraire de deux conceptions fort éloignées l’une de l’autre : la trinité chez Plotin, affirme le moine, est une notion purement philosophique regroupant l’Un, l’Intellect et l’Âme du monde, tandis que la trinité dans le christianisme est d’ordre céleste et spirituel : le Père, le Fils et le Saint-Esprit (‘Azāzīl, p. 33-34). Parfait exemple de l’art de la dialectique, cet échange illustre l’un des aspects du débat sur la relation entre philosophie païenne et théologie chrétienne, concernant notamment le concept clé de trinité. Niant toute ressemblance entre les deux trinités, Hiba, à la fois érudit et naïf, adopte dans sa réponse la position officielle de l’Église de l’époque. Mais la réponse que lui adresse Théodore nuance la position radicale du moine à ce sujet ; en même temps, elle révèle une incohérence dans le système théorique construit par notre auteur puisque, après avoir fait parler ainsi Théodore de la trinité, plus loin il met dans la bouche de son disciple Nestorius des affirmations qui semblent faire de l’évêque de Constantinople un fervent antitrinitaire.
22Si nous interrogeons les textes qui traitent la question des relations entre philosophie grecque et christianisme, nous trouvons confirmation de l’enracinement profond du second dans la première. La philosophie grecque exerce une grande influence sur le christianisme auquel elle transmet ses méthodes logique et dialectique, mais aussi d’importants éléments de doctrine que les chrétiens s’approprient pour définir et nourrir leur réflexion théologique (Morrisson 2004, p. 257). Parmi les systèmes hérités du monde gréco-romain, le plotinisme est le plus récent et le plus complet, puisqu’il représente en quelque sorte une somme de tout le passé philosophique. Le but qu’il se propose, c’est d’expliquer le passage du monde sensible au monde intelligible ou, selon la terminologie chrétienne, du royaume terrestre au royaume de Dieu. En d’autres termes, cette doctrine synthétise toute la réflexion philosophique sur la relation entre l’humain et le divin.
23Ce n’est pas étonnant, donc, que dans les querelles doctrinaires qui agitent l’Orient chrétien à partir du ive siècle, les termes du débat soient empruntés à la philosophie antique, seule science capable de fournir un cadre épistémologique pour traiter des sujets tels que la nature de la relation entre Dieu et le Christ. En particulier, c’est la doctrine des trois hypostases7 de Plotin qui a permis aux théologiens chrétiens d’exprimer et de définir les différents éléments de la thèse trinitaire (Picavet 1917, p. 1-52). En effet, selon les historiens spécialistes de la question, tous les théologiens chrétiens de l’époque font un travail constant d’emprunt terminologique et conceptuel à la philosophie païenne. Cette plasticité de la nouvelle religion est due à son incapacité d’exprimer une réflexion sur l’Être, incapacité qui n’a pu être comblée que grâce au cadre conceptuel élaboré par la philosophie grecque8. Selon ces historiens, saint Cyrille d’Alexandrie aurait cité lui-même à plusieurs reprises la théorie de Plotin, en en relevant les similitudes et les différences avec la doctrine trinitaire chrétienne. Ainsi, si l’Intelligence plotinienne correspond au Verbe divin ou à la Sagesse des chrétiens, la conception des philosophes de l’infériorité de l’Intelligence vis-à-vis du premier principe diffère de la doctrine chrétienne du Père et du Fils, ce dernier n’étant point inférieur au premier (Picavet 1917, p. 47). À l’opposé de cette image plus nuancée qui nous est rapportée par l’historiographie, l’auteur de ‘Azāzīl décrit une situation de rupture nette entre les théologiens orthodoxes (dont Cyrille constitue l’exemple le plus radical) et le legs philosophique païen. Dans la condamnation sans appel de la part de cette orthodoxie obscurantiste incarnée dans le personnage fictionnel de Cyrille, païens et hérétiques finissent presque par se confondre en une masse hétérogène de déviants, de mécréants. Ce type d’amalgame semble servir une certaine rhétorique zaydanienne fondée sur la dichotomisation du réel, sur laquelle nous reviendrons dans la deuxième partie du livre.
24Dans ce partage net que le roman établit entre les hommes de religion qui reconnaissent la continuité avec l’héritage païen et ceux qui la nient se situe une figure intermédiaire, un moine – dont il est précisé qu’il est d’origine arabe – que Hiba surnomme le pharisien de l’hypostase. Dans un dialogue particulièrement significatif, ce dernier explique que la Vierge Marie a été rendue pure (à la différence des autres femmes) afin que d’elle « émane » (yanbaṯiqu) Jésus-Christ. Étonné par l’emploi du verbe « émaner » à propos de la naissance de Jésus, Hiba renonce à débattre sur ce sujet, car, selon lui, seuls ceux ayant étudié la théologie en Égypte peuvent savoir que ce terme ne peut s’employer qu’en philosophie ; en ce qui concerne le Christ, il s’agit d’incarnation, ce dernier ayant emprunté au corps de la Vierge son humanité (‘Azāzīl, p. 220). En apparence anodine, la remarque de Hiba revêt en réalité un rôle argumentatif important. Elle relève, en effet, que le terme « émanation » est employé par le moine arabe (dont on imagine, donc, une pensée imprégnée de culture arabe) sans qu’il en ait vraiment conscience. Car, s’il en avait, il saurait que l’usage de ce terme emprunté au plotinisme est contraire au principe de l’incarnation tel qu’il est enseigné en Égypte. Or, ce n’est probablement pas un hasard si Zaydan met ce mot dans la bouche d’un Arabe, à démonstration de son appartenance à un univers philosophique qui ne refuse pas totalement la notion d’« émanation » comme le ferait – en revanche – le Cyrille fictionnel. Ainsi, ce simple échange permet de rappeler deux points importants des thèses zaydaniennes : d’une part, l’idée que la philosophie grecque aurait été exclue – de par sa matrice païenne – par une orthodoxie chrétienne obscurantiste ; d’autre part, la valeur positive attribuée à l’élément arabe dans l’élaboration d’une théologie rationnelle et ouverte qui admet, au contraire, la continuité entre certains concepts de la philosophie païenne et le christianisme.
25Beaucoup d’autres dialogues de ce roman possèdent également une fonction rhétorique et argumentative : ils représentent souvent un prétexte pour exposer des points de vue qui, insérés dans la globalité de l’œuvre zaydanienne, vont enrichir le discours construit par l’auteur. Ainsi, lors d’une de ses entrevues avec Nestorius, ce dernier s’étonne de l’importance que le moine attribue à Pythagore, dont les idées relèvent de traditions païennes selon lesquelles la raison suffisait à connaître la Vérité. Néanmoins, admet-il, Dieu était déjà présent auprès de ces âmes égarées dans les temps qui ont précédé la venue du Christ : à ce moment-là, « Dieu avait peut-être souverainement décrété qu’il fallait préparer l’humanité au message salvateur, en envoyant quelques révélations annonçant la venue du Messie » (‘Azāzīl, p. 46-47 ; La Malédiction d’Azazel, p. 55). L’historiographie confirme cette idée des sciences païennes comme « préparation » au christianisme. Selon Sébastien Morlet, les chrétiens ont conçu la philosophie grecque comme une discipline très liée au christianisme : si certains la considèrent une introduction au christianisme sur le plan à la fois historique (comme préparation spirituelle de l’humanité) et pédagogique (comme préparation à recevoir l’Évangile), d’autres vont jusqu’à y voir « un Testament offert aux Grecs » (Morlet 2014, p. 11).
26Mais les sciences ne sont pas le seul domaine dans lequel les païens ont excellé. Ailleurs dans le roman, on évoque l’apport littéraire de ces derniers. Ainsi, dans une conversation entre Hiba et le prieur du monastère dans lequel il séjourne au moment où il commence la rédaction de ses mémoires, les deux hommes se confient l’un à l’autre au sujet de leur amour pour la littérature. Lors d’un échange dialectique semblable à celui en acte dans le dialogue évoqué ci-dessus, les deux hommes évoquent le personnage de Cicéron. Ce dernier était certes païen, mais il était doté d’un style prodigieux qui représentait sans aucun doute un don du Seigneur (‘Azāzīl, p. 204).
27Constamment évoquées dans l’œuvre de Zaydan, la philosophie et les sciences païennes sont présentées comme étant le terreau commun sur lequel sont bâtis les systèmes de pensée du christianisme d’abord, de l’islam ensuite. Deux autres domaines se situent dans le prolongement de ces deux premiers, constituant presque une transition entre les systèmes païen et monothéiste. Il s’agit de l’ascétisme et du gnosticisme, qui tous deux naissent et se développent dès les premiers siècles après Jésus-Christ.
Ascètes et gnostiques
28Dans son essai, Zaydan explique que le terme même de « théologie » (du grec « science du divin ») a été longtemps écarté par les premiers chrétiens comme appartenant à cet héritage païen qui était à bannir dans sa totalité. Ce n’est qu’à partir du théologien chrétien Origène que le terme aurait été employé dans le christianisme. Né en 185 en Égypte, ce grand théologien est considéré comme le premier exégète biblique. Condamné par l’Église un siècle et demi après sa mort, il est présenté par le Cyrille fictionnel de Zaydan, dans un de ses prêches, comme s’étant détourné du droit chemin et ayant basculé dans l’hérésie (‘Azāzīl, p. 147-148). Connu pour son ascétisme radical, qui le mène à se faire castrer pour éviter de succomber à toute tentation susceptible de le détourner de Dieu, Origène a été condamné à la fois à cause de sa pensée hétérodoxe (il aurait parlé, dans son œuvre maîtresse Peri arke [Sur le principe], d’une trinité dans laquelle le pouvoir du Fils serait subordonné à celui du Père) et en raison de ses tendances rigoristes qui ont suscité la crainte et la méfiance des autorités ecclésiastiques.
29Dans le roman ‘Azāzīl, le moine Hiba, après avoir cédé aux charmes d’une belle païenne du nom d’Octavie, se remémore les versets de l’Évangile de Matthieu : « il y en a qui se sont fait eunuques eux-mêmes pour le Royaume du Ciel. Celui qui peut accepter cette parole, qu’il l’accepte ! » (‘Azāzīl, p. 129 ; La Malédiction d’Azazel, p. 155), et désire se faire castrer pour ne plus succomber aux tentations de la chair. Mais immédiatement après il se souvient d’Origène que l’évêque d’Alexandrie de l’époque, Démétrius, avait excommunié, le condamnant pour ce même choix radical qu’il avait qualifié d’« abomination » (šan‘ā’) (‘Azāzīl, p. 129-130).
30Origène fait partie de toute une galerie de personnages cités dans ce roman qui, ayant été condamnés par l’Église pour des raisons diverses, ont tous été classés dans les rangs des hérétiques. Parmi ces derniers, figure aussi Tatien, auteur du Diatessaron. Ce livre connait une grande faveur dans l’Église syriaque, à tel point qu’au milieu du ive siècle, il est à Édesse9 la seule écriture employée dans la liturgie. Il restera ainsi largement lu et employé, jusqu’à ce que Rabbula, évêque d’Édesse (mort en 435), en interdise l’usage dans les Églises de son diocèse, le remplaçant par sa propre traduction des Évangiles (Villey 1996). Lors d’une rencontre avec Nestorius et Hiba, le Rabbula fictionnel de Zaydan évoque cette traduction, qu’il décrit comme sa « modeste contribution » visant à prémunir les fidèles contre « l’ignoble Diatessaron et son auteur hérétique ». Une note de bas de page du premier narrateur nous explique que « le Diatessaron est une synthèse des quatre Évangiles due à un penseur grec nommé Tatien le Syrien ». L’ouvrage, poursuit la note, « a acquis une certaine notoriété et a beaucoup circulé, mais n’a pas été du goût des hommes d’Église, car Tatien était païen… » (‘Azāzīl, p. 236 ; La Malédiction d’Azazel, p. 288-289). Or nous savons que, après avoir étudié la philosophie grecque dans une famille païenne, cet ascète enflammé et fervent défenseur de la religion du Christ se détache radicalement de la foi et de la culture de ses ancêtres : se définissant comme « philosophe barbare » ou « assyrien » (en opposition à grec), il devient un critique acerbe de tout savoir émanant de la Grèce antique. Le fait donc qu’il soit considéré, à partir du ve siècle, comme un hérétique, n’est pas motivé par sa proximité avec la pensée païenne, mais plutôt par des idées radicales proches du gnosticisme10. D’ailleurs, en parcourant les compilations de biographies et d’hagiographies coptes disponibles sur Internet, nous constatons que, loin d’y être compté parmi les hérétiques, Tatien est présenté comme un savant radical qui, dans le but apologétique de défendre sa nouvelle foi, a violemment rejeté la civilisation grecque dans sa totalité, qu’il présente comme le summum du mal11.
Les Apocryphes
31La tendance au gnosticisme et à l’encratisme12, mentionnée à plusieurs reprises dans l’œuvre de Zaydan, est également présente dans les Évangiles apocryphes. Ces derniers sont présentés dans les romans comme appartenant aux rangs des condamnés. Exclus par l’Église du canon des Écritures, ces livres présentent des aspects parfois inconnus de la vie de Jésus. Les Apocryphes cités dans le roman ‘Azāzīl (Azāzīl, p. 36) sont ceux qui ont été retrouvés avec les manuscrits de Nag Hammadi, datant du ive siècle, mais remontant pour certains au iie siècle. Parmi eux, il y a l’Évangile de Thomas13, conservé intégralement en copte, remontant probablement au début du iie siècle et rédigé initialement en grec, et l’Évangile de Judas. Quant à ce dernier, on y trouve la théorie selon laquelle le seul disciple qui ait réellement compris Jésus fut Judas Iscariote (considéré par l’Église comme un traître), puisque ce dernier, en trahissant Jésus, en le faisant arrêter et condamner, lui permet d’accomplir le sacrifice qui fonde la rédemption des péchés de l’humanité. Cité brièvement dans ‘Azāzīl, cet apocryphe est mentionné dans le roman al-Nabaṭī par un prêtre du monastère de Sainte-Catherine comme un faux évangile selon lequel Judas n’est pas un traître, le Seigneur lui-même l’ayant envoyé le dénoncer afin que sa révélation soit accomplie (Al-Nabaṭī, p. 173).
32Restée en dehors de la fixation des exégètes et des critiques, la riche littérature apocryphe a pu continuer à se développer de manière autonome, en colportant d’anciennes traditions locales extrêmement riches et diversifiées14, qui étaient propres au christianisme ancien et que l’orthodoxie a voulu gommer lorsque l’Église a eu besoin d’uniformiser ses structures et son message (Bovon & Geoltrain 1997). Mais surtout ces textes ont façonné l’essentiel de la piété mariale (Quéré 2014). Certains, comme le proto-Évangile de Jacques (iie siècle), racontent l’enfance de Marie, la vie de ses parents Joachim et Anne, la présentation au temple, la virginité perpétuelle ; d’autres, comme l’Évangile de Pseudo-Matthieu, décrivent la fuite en Égypte. Imprégnés de merveilleux, ces récits semblent avoir inspiré les descriptions coraniques de la vie de Marie et de l’enfance de Jésus. Il n’est pas anodin que ces textes, écartés par l’orthodoxie, soient cités dans ces romans par des personnages de marginaux (moines, ascètes ou « hérétiques »), désireux d’y retrouver le vrai message du Christ.
Le syncrétisme religieux dans l’Arabie préislamique
33Le dernier aspect de ce lien étroit que Zaydan décrit entre l’héritage païen et les monothéismes est représenté dans le roman al-Nabaṭī par le syncrétisme religieux qui caractérise la péninsule Arabique à la veille de l’islam. Le polythéisme honni par l’orthodoxie chrétienne du ve siècle, nous le retrouvons dans ce roman, coexistant en parfaite harmonie avec judaïsme et christianisme dans l’Arabie des débuts du viie siècle15.
34Umm al-banîn, la belle-mère de la protagoniste du roman Maria, représente un parfait exemple de ce syncrétisme. Ce personnage incarne les anciennes coutumes d’Arabie du Nord, juste avant que l’avènement de l’islam n’instaure un ordre nouveau. La narratrice Maria, jeune copte qui ignore les coutumes arabes, décrit avec son regard naïf les pratiques syncrétiques de sa belle-mère : assise à sa place habituelle toute la journée, elle ne se lève qu’une seule fois par jour pour « tourner autour d’un morceau de pierre blanc, carré, posé sur quatre bases en pierre » (Al-Nabaṭī, p. 246). Attachée à la circumambulation polythéiste rituelle, elle recommande par ailleurs à son fils Salama d’aller demander la bénédiction pour son mariage à la fois au prêtre chrétien et à la prêtresse gardienne du temple d’Al-Lat (Al-Nabaṭī, p. 302).
35Un autre personnage qui se situe à la croisée des civilisations est le frère de Salama, le « Nabatéen », une sorte de prophète sans peuple. Fils de l’Arabie polythéiste du viie siècle, ce sage professe une doctrine à mi-chemin entre les croyances locales vénérant les divinités du panthéon préislamique, le dualisme manichéen16 et la doctrine de la métempsychose. C’est comme si la trace de l’histoire et des passages des caravanes parcourant la route de la soie avait marqué ce personnage central et énigmatique (Al-Nabaṭī, p. 230-232).
36L’historiographie nous apprend que, jusqu’au ive siècle, tous les habitants de l’Arabie – à l’exception des quelques communautés juives – sont polythéistes. Les divinités adorées sont nombreuses, et varient d’une région à l’autre. Les Nabatéens adorent Dhu al-Shara, le « seigneur de Shara » (du nom de la chaîne de montagnes autour de leur capitale Pétra), mais aussi les déesses Al-Ozza et Al-Lat ainsi que d’autres divinités, parfois importées des régions voisines. Cependant, à côté de ces cultes polythéistes, plusieurs formes de monothéisme commencent très tôt à se développer en Arabie. Ceux qui quittaient le polythéisme avaient le choix soit de se convertir à l’une des religions déjà établies : judaïsme, manichéisme ou l’une des différentes confessions du christianisme ; soit d’évoluer vers une forme de monolâtrie permettant de garder un certain nombre de repères et de rites préexistants. Selon l’ouvrage de référence les Débuts du monde musulman. VIIe-Xe siècle. De Muhammad aux dynasties autonomes, à l’aube de l’islam les vieilles religions polythéistes étaient déjà rejetées par les élites de la majeure partie de l’Arabie. Faisant face depuis longtemps à la double concurrence des religions étrangères et des nouveaux cultes prêchés par des réformateurs religieux, ces religions s’effondrent ainsi rapidement (Bianquis, Guichard & Tillier 2012, p. 33). Avant l’avènement de l’islam, l’Arabie était donc déjà caractérisée par une pluralité de croyances et de sensibilités religieuses, implantées depuis longtemps17. Le vieux vocabulaire arabe païen avait déjà été remplacé par des termes empruntés à l’araméen juif et chrétien. Héritier de six siècles de polémiques et de débats théologiques, le milieu dans lequel naît l’islam est imprégné de récits bibliques (non seulement la Bible canonique, mais aussi et surtout les écrits apocryphes et d’autres traditions orales). Ainsi, lorsque le Prophète évoque ces récits dans ses prédications, il sait qu’il fait référence à des histoires et des personnages familiers à son auditoire (Bianquis, Guichard & Tillier 2012, p. 30). D’où également le caractère toujours allusif du Coran lorsqu’il touche à ces récits (Mordillat & Prieur 2015, p. 140-141).
37Né dans la terre du polythéisme arabe, l’islam hérite donc davantage de la conception d’un divin transcendant élaborée dans le Croissant fertile, que des rites païens, qu’il n’abandonne pas complètement pour autant. Dans al-Nabaṭī, cependant, la victoire du Prophète à la Mecque marque symboliquement la fin définitive du polythéisme en Arabie, en entraînant la mort de Umm al-banîn. Sa fille Safa prend sa place, mais le temps des croyances païennes est désormais révolu. Si Safa porte les habits de sa mère et s’assoit à sa place, elle cesse en revanche d’effectuer la circumambulation matinale autour de l’idole d’Al-Lat (Al-Nabaṭī, p. 313). Ce roman veut montrer ainsi la transformation radicale que l’avènement de l’islam apporte dans la culture arabe de la Péninsule.
38Dans al-Lāhūt al-‘arabī, Zaydan rappelle que, dans les premières années de sa prédication, le Prophète ouvrait volontiers sa mosquée aux chrétiens de Najran, afin qu’ils y effectuent leur prière rituelle (Al-Lāhūt al-‘arabī, p. 149). Mais avec le temps, la nécessité pragmatique de la construction étatique, qui représente une partie importante de la révélation coranique et qui se concrétise par les conquêtes de nouveaux territoires, met fin à cette cohabitation et impose le principe du credo unique. Née parmi les Arabes, la nouvelle religion sert de « bannière » (rāya) sous laquelle les tribus arabes s’unissent afin de bâtir un État, puis un empire. Si le polythéisme est banni en premier et leurs adeptes pourchassés et tués, chrétiens et juifs subissent rapidement le même sort, au fur et à mesure que se poursuit l’expansion du nouvel État islamique. Dans la région allant de la Méditerranée au Croissant fertile, le temps du syncrétisme est révolu, laissant la place uniquement, une fois l’Empire établi, à une dialectique théologique intermonothéiste.
Hérésies chrétiennes et islam
Les substrats du Coran
39À plusieurs moments, l’œuvre de Zaydan insiste sur le fait que le message coranique naît dans le contexte de cette dialectique intermonothéiste, autre élément du continuum des traditions que l’auteur postule comme base de sa reconstruction de l’histoire. Plus précisément, le Coran apparaît comme le résultat d’influences diverses, provenant des substrats philosophiques et doctrinaires des territoires proches de la péninsule Arabique.
40Les romans font allusion, notamment, aux théories de certains courants du christianisme dont le lecteur reconnaîtra les traces dans le texte coranique. À ce propos, la question de la croix et de la crucifixion est emblématique. Nous en trouvons un écho dans ‘Azāzīl lorsque, en évoquant la haine des chrétiens à l’égard des juifs, accusés d’avoir dénoncé Jésus aux Romains et causé sa crucifixion, le narrateur se demande s’il a été véritablement crucifié (‘Azāzīl, p. 72). Ce doute à propos de la crucifixion de Jésus se retrouve dans l’Évangile de Barnabé, un évangile apocryphe traduit en arabe en 1908 dans la revue al-Manār [Le Phare]18, selon lequel c’est Judas Iscariote qui aurait été crucifié à la place du Christ. Selon cet évangile anonyme, les premiers musulmans – appelés ismaéliens – seraient déjà présents à l’époque de Jésus, ce dernier n’y étant qu’un précurseur de Muhammad19. Le débat historico-théologique sur la crucifixion est également évoqué dans al-Nabaṭī. Ici, deux points de vue s’opposent : celui du prêtre qui, sans discuter, impose aux croyants le dogme de la Croix établi par l’orthodoxie, et celui du prêtre à l’esprit critique, qui lit les textes religieux à la lumière de l’histoire. Celle-ci, affirme ce dernier, nous rapporte que « les Romains crucifiaient sur un pilier en bois, qui n’avait pas la forme d’une croix » (Al-Nabaṭī, p. 59-60). Central dans le dogme chrétien, le symbole de la croix est ici remis en cause par des arguments historiques. Ces derniers sont bien connus des théologiens, qui gardent malgré cela le secret afin de préserver un symbole pilier de la croyance des simples fidèles. À la manière du philosophe Averroès ou d’Ibn Tufayl dans Hayy ibn Yaqzan [Le Vivant fils de l’éveillé]20, ces théologiens croient en la nécessité de maintenir une distinction entre les connaissances ésotériques destinées aux savants et les connaissances exotériques destinées au simple croyant, lequel n’a pas les instruments pour comprendre les vérités de la foi et a besoin d’images et de symboles pour le guider.
41En ce qui concerne cette question des substrats du Coran, l’histoire des religions nous fournit un éclairage important nous permettant de contextualiser le point de vue de Zaydan. Au centre de la réflexion sur les possibles influences de certains courants judéo-chrétiens sur l’islam, se trouve le plus grand problème théologique qui s’est posé à la chrétienté, à savoir la difficulté de se représenter le Dieu unique comme étant à la fois divin et humain. Il s’agit là d’une aporie du système monothéiste chrétien, qui a donné lieu à d’interminables controverses, parfois très violentes, surtout aux ive et ve siècles. Avant que ne débute l’ère dite des « querelles christologiques », certains courants chrétiens avaient essayé de résoudre cette aporie, en donnant lieu à des systèmes théologiques qui seront considérés plus tard comme des hérésies. C’est le cas du docétisme (de dokein, « sembler »), une des premières hérésies chrétiennes, développée au iie siècle par des judéo-chrétiens, selon laquelle la crucifixion de Jésus relève d’une illusion, le Christ n’ayant pas de corps physique. Cette théorie, commune avec le gnosticisme, se développe assez largement, sous différentes formes21 dans l’Orient chrétien durant les premiers siècles du christianisme. Si elle semble avoir influencé le texte coranique dans lequel on parle, pour la crucifixion de Jésus, d’un « faux-semblant » (šubbiha la-hum) (« Nous avons tué l’oint Jésus, fils de Marie, messager de Dieu. Ils ne l’ont point tué, ni crucifié ; ce n’était qu’un faux-semblant » : Coran IV, 157), nous n’avons pas de preuve historique claire attestant de gnostiques ou de docètes qui, après le ive siècle, auraient pu inspirer directement le prophète de l’islam.
42Cependant, de John Toland à Tor Andrae, d’Alfred-Louis de Prémare à Mohammed Ali Amir Moezzi et d’autres encore, la recherche spécialisée est unanime sur le fait que le contexte de syncrétisme et de circulation des idées dans lequel est né le message coranique a contribué à l’élaboration de la forme et du contenu de ce dernier. Si selon la Tradition musulmane Muhammad s’oppose avant tout à l’associationnisme encore très répandu dans la société arabe de son époque (Prémare 2004, p. 27), cette même Tradition fait état des influences que Muhammad aurait subies de certains personnages juifs ou « nazaréens » (al-naṣārā dans le Coran), tels que Waraqa ibn Nawfal22 et un moine nommé Bahira23.
43Autre signe de cette proximité, le Coran lui-même qui, transmis en arabe « pur », contient néanmoins une multitude de termes étrangers, en particulier du syriaque, « l’araméen des chrétiens de Syrie, lingua franca de l’époque, langue dans laquelle se faisait le commerce entre la péninsule Arabique et la Syrie voisine » (Mordillat & Prieur 2015, p. 149-151).
44Les influences judéo-chrétiennes sur la prédication de Muhammad sont confirmées par des auteurs chrétiens, tels que Jean Damascène qui, dans son Livre des hérésies, précise que, « après avoir pris connaissance, par hasard, de l’Ancien et du Nouveau Testament, et, de même, fréquenté vraisemblablement un moine arien, [il] fonda sa propre hérésie » (Jean Damascène 2011, p. 213). Pour cet auteur, comme pour d’autres auteurs chrétiens, l’islam ne représente donc que l’une des innombrables hérésies du christianisme, la paternité du dogme qu’on y professe étant – selon lui – d’origine chrétienne. D’ailleurs, comme le témoigne le récit d’Agar (Hāğir en arabe) envoyée dans le désert avec son fils Ismaël, de la descendance duquel naîtra « une grande nation » (Gn 21,18), dans la conception judéo-chrétienne les musulmans sont des enfants d’Ismaël.
45Allant à l’encontre de cette idée qui en ferait l’héritier d’une longue tradition passée par le judaïsme et par le christianisme, Muhammad se réclame de la descendance d’Abraham, c’est-à-dire d’un monothéisme primitif, datant d’avant le judaïsme. À une époque où les novateurs et les nouveaux prophètes suscitent la méfiance, le prophète de l’islam ne peut qu’asseoir son message sur des bases solides. Cependant, il fait remonter ces dernières à une révélation bien antérieure – de matrice abrahamique – qui n’avait pas été reçue par son peuple auparavant et dont il se fait le messager.
46Cette interrogation sur les substrats de la révélation de Muhammad est donc bien présente à la fois dans la recherche islamologique et chez notre auteur. Ce dernier, cependant, retourne la question : il fait de l’islam non pas l’héritier de traditions religieuses antécédentes, mais le juste aboutissement d’un monothéisme primitif qui aurait été maintes fois dévié de son chemin, notamment par le dogme de l’orthodoxie chrétienne.
La filiation arianisme-nestorianisme-islam
47Dans le cadre du rapport étroit qu’il établit entre hérésies chrétiennes et islam, Zaydan relève en particulier la filiation – notamment dans le roman ‘Azāzīl – entre l’arianisme et le nestorianisme d’un côté, et l’islam de l’autre. Dans le recueil d’articles Matāhāt al-wahm, Zaydan explique sa position par rapport à ces deux courants du christianisme. Dans un des articles, intitulé « Buhtān al-buhtān fī mā tawahhama-hu al-muṭrān ‘an ’azmat riwāyat ‘Azāzīl » [Mensonges et calomnies dans la pensée du métropolite au sujet de la crise suscitée par le roman ‘Azāzīl], l’auteur répond point par point aux propos du patriarche copte Bishoy, chef de file de ses détracteurs après la sortie du roman. Auteur du pamphlet intitulé al-Radd ‘alā al-buhtān fī riwāyat Yūsuf Zaydān [Réponse aux calomnies du roman de Yusuf Zaydan] publié en 2009, le patriarche interroge Zaydan sur le secret qui se cache derrière son admiration pour Arius et Nestorius. Car selon lui, le but du roman serait de semer le doute dans les âmes faibles parmi les coptes et de mettre en valeur l’hérésie nestorienne afin de créer des clivages à l’intérieur de la communauté chrétienne. À cette question, Zaydan répond que son intérêt pour ces deux penseurs relève d’une vision objective de l’histoire des religions, selon laquelle l’arianisme propose une réponse intelligente à l’aporie théologique représentée par la double nature du Christ, tandis que Nestorius et son maître Théodore énoncent une représentation théologique s’accordant avec « la conception pragmatique arabe » (al-‘aqliyya al-‘amaliyya al-‘arabiyya) qui domine dans la région du Croissant fertile (Matāhāt al-wahm, p. 148-149). Contrairement à Bishoy, qui éprouve de l’aversion à l’égard de l’Église nestorienne, l’auteur de ‘Azāzīl voit dans cette dernière une « Église éminente » (kanīsa ‘aẓīma), qui a le grand mérite d’avoir introduit le christianisme dans des régions reculées de l’Asie (jusqu’en Inde) et d’avoir œuvré pour la science et pour la traduction du syriaque et du grec vers l’arabe d’un nombre incalculable d’ouvrages, afin d’éclairer un monde qui était dominé par l’obscurantisme (Matāhāt al-wahm, p. 149).
48Dans le roman ‘Azāzīl, Arius est présenté comme le chef de file des hérétiques. Disciple de Licinius et d’Origène, ce prêtre et théologien chrétien établit une hiérarchie entre le Père et le Fils. Ses positions lui valent d’être combattu par l’évêque Alexandre d’Alexandrie, puis condamné par le concile de Nicée en 325. Hiba dit à son propos qu’il a été excommunié « pour avoir affirmé que le Christ était homme et non Dieu, et que Dieu était un, sans rival pour lui disputer sa divinité » (li-qawli-hi ’inna al-masīḥ ’insān lā ’ilāh, wa-’inna Allāh wāḥid lā šarīka la-hu fī ’ulūhiyyati-hi (‘Azāzīl, p. 49 ; La Malédiction d’Azazel, p.57). Loin d’être anodine, cette simple affirmation se fait l’écho, dans l’argumentaire zaydanien, d’une littérature musulmane établissant une filiation entre arianisme et islam24. Le roman ‘Azāzīl ne se limite pas à réaffirmer cette filiation, mais il établit aussi un autre rapport de parenté entre arianisme et nestorianisme, qui prend au fil des pages des accents de plus en plus islamiques. Ainsi, dans un dialogue entre Hiba et Nestorius, ce dernier insiste sur l’absurdité représentée par l’identification entre Christ et Dieu, et par le fait de se prosterner devant un nourrisson à peine âgé de quelques mois. Le Messie, affirme le Nestorius fictionnel, est né d’un corps humain et ne peut donc pas être considéré un dieu. Il est un miracle divin, poursuit l’évêque, « un homme par l’intermédiaire duquel Dieu s’est manifesté à nous » (’insān ẓahara la-nā Allāh min ḫilāli-hi) afin qu’il annonce le salut de l’humanité (‘Azāzīl, p. 47 ; La Malédiction d’Azazel, p. 55-56). Dans un autre passage, une courte phrase prononcée par le personnage d’Azazel sert également l’argumentation de Zaydan à ce sujet : à la question posée par Hiba au diable de savoir s’il s’incarne dans des corps humains, ce dernier répond que « l’incarnation est une légende » (al-taǧassud ḫurāfa) (‘Azāzīl, p. 362). Cette affirmation dépasse ici son contexte d’énonciation, pour entrer en résonance avec l’argumentaire plus général de l’œuvre.
49Appuyée par la démonstration théorique mise en œuvre dans al-Lāhūt al-‘arabī, cette filiation entre arianisme et nestorianisme d’un côté (les deux étant considérés comme des hérésies par l’orthodoxie chrétienne) et islam de l’autre est incarnée par le personnage de Nestorius. Ce dernier nous est présenté à la fois comme un fervent défenseur des thèses d’Arius et comme un antitrinitaire convaincu. Ainsi, dans la reconstruction historique que nous propose Zaydan, le nestorianisme devient une sorte d’islam avant la lettre :
Je n’ignore pas, Hiba, l’impact qu’a pu avoir sur toi le fait de recevoir ta formation théologique à Alexandrie, et je connais les dogmes qu’ils ont dû t’enseigner et les réflexions qu’ils ont dû te faire au sujet d’Arius et de ses idées, qu’ils tiennent pour hérétiques. Mais je vois les choses d’un point de vue différent, le point de vue d’Antioche, si tu veux l’appeler ainsi. J’estime pour ma part qu’Arius était un homme qui respirait l’amour, la franchise et la piété […]. Quant à ses thèses, je ne vois en elles qu’une tentative pour débarrasser notre foi des croyances des anciens Égyptiens envers leurs divinités. Car tes aïeux, Hiba, croyaient en une trinité divine, dont les angles étaient Isis, son fils Horus et son époux Osiris, de qui elle avait enfanté sans commerce charnel. Voulons-nous vraiment ressusciter aujourd’hui la croyance antique ? Non, et il n’est pas convenable d’affirmer que Dieu n’est que le troisième côté d’un triangle. Dieu est Un, Hiba, et n’a pas de rival dans son caractère divin. C’est précisément cela qu’a voulu signifier Arius : que la foi ne doit concerner que Dieu. Le problème est que la mélodie qu’il a composée à l’époque n’était pas audible par ses pairs : elle reconnaissait le mystère de l’incarnation de Dieu dans le Christ mais pas la divinité de Jésus ; elle admettait que Jésus, fils de Marie, ait été envoyé pour servir l’humanité, mais pas qu’il puisse rivaliser avec Dieu Un. (‘Azāzīl, p. 53-54 ; La Malédiction d’Azazel, p. 63-64)
50Reconstructions orientées qui servent l’objectif du penseur et du théoricien (donc de l’écrivant avant l’écrivain), ces filiations peuvent nous éloigner sensiblement de la réalité historique. En effet, en dépit des similitudes que notre auteur semble voir entre l’islam et la doctrine de Nestorius, historiquement cette dernière est très éloignée de l’antitrinitarisme qui lui est attribué dans le roman.
51Né au sein de l’Église syriaque, le nestorianisme est attaché à la conception d’un dieu transcendant ; son affirmation fondamentale que Marie est « mère de Jésus-Christ » (christotokos) et non « mère de Dieu » (theotokos) vise effectivement à appuyer l’idée d’une séparation nette entre la nature humaine et divine du Christ. Cette affirmation est à l’origine d’un débat qui, au ive siècle, oppose Nestorius à l’Église d’Alexandrie, d’obédience monophysite. Trois siècles plus tard, le Coran vient compléter ces débats en exprimant, dans la sourate al-Nisā’ (les Femmes), un dogme qui se rapproche certainement davantage d’une conception nestorienne (et plus largement syriaque) que monophysite ou chalcédonienne :
Vous qui avez reçu l’Écriture ! […] Ne dites de Dieu que la vérité ! L’oint Jésus, fils de Marie, est seulement un prophète de Dieu, son verbe qu’Il jeta vers Marie, un esprit émanant de Lui. Croyez en Dieu, en ses prophètes, et ne parlez plus de trinité. Cessez [de dire cela], dans votre intérêt. Dieu n’est qu’Un ! Gloire à Lui ! [Il est trop haut] pour avoir un fils ! (Coran IV, 171)
52Cette idée apparaît avec force dans les pages de ‘Azāzīl dans lesquelles Nestorius défend sa doctrine face aux accusations de Cyrille. Nestorius y exprime son opposition à considérer la Vierge Marie comme theotokos et Dieu comme un nouveau-né sortant du ventre de sa mère dans les douleurs de l’accouchement, en urinant dans ses langes, requérant des couches, ayant faim et réclamant le sein. Fous sont ceux qui croient de telles choses, affirme le Nestorius fictionnel, car Dieu par leur faute « n’est plus qu’un parmi trois » (wāḥid min ṯalāṯa), alors qu’il est en vérité « l’Être Un, qui ne naît plus qu’il ne meurt » (al-wāḥid al-fard, lā yūladu wa-lā yamūtu) (‘Azāzīl, p. 245-246).
53La conception de Marie et de Jésus dans la tradition musulmane est au centre de la rupture entre islam et christianisme. Les historiens des religions ont étudié notamment la présence de ces deux personnages dans le Coran. Enjeu d’une construction théologique, la figure de Marie est centrale dans le texte coranique. Son nom y apparaît vingt-trois fois, plus que toute autre figure de l’histoire biblique et de la tradition islamique (Mordillat & Prieur 2015, p. 124-125). Quant à Jésus, il est mentionné non pas comme étant le fils de Dieu, mais en tant que « Messie Jésus fils de Marie » (al-masīḥ ‘Īsā ibn Maryam). Cette dénomination n’est pas anodine : dans les cultures juive et arabe où l’on nomme habituellement par le père, tout choix contraire à cette coutume ne peut qu’être porteur d’une signification forte. Ici, l’objectif serait d’insister sur le fait que Jésus est fils d’une vierge, qu’il n’a pas de père, et donc qu’il n’est pas le fils de Dieu (car il ne peut l’être). Ainsi, si la tradition romaine insiste sur la nature divine du Christ, le Coran se sert de la filiation par Marie pour affirmer la condition purement humaine de Jésus. Or, la même dénomination utilisée dans le texte coranique fait l’objet d’un emploi pléthorique dans la tradition syriaque.
54Ainsi, dans le cadre de la division philosophique et théologique profonde entre une conception du divin comme nettement séparé de l’humain et une autre qui, au contraire, admet leur union, le choix du christianisme – tel semble être le propos de Zaydan, apparaissant en filigrane tout au long de son roman ‘Azāzīl – aurait été celui de l’irrationnel et de l’erreur. En revanche, certaines conceptions plus rationnelles du dogme auraient été mises à l’écart, puis condamnées par l’orthodoxie. Dans al-Lāhūt al-‘arabī, Zaydan affirme que le glissement de sens du terme « hérésie » de simple « choix, orientation » à « déviation du dogme », témoigne d’une évolution des orientations théologiques et d’un durcissement progressif de l’Église au fur et à mesure de la fixation de l’orthodoxie (Al-Lāhūt al-‘arabī, p. 37-38).
55En tout état de cause, par l’établissement de ces rapports de filiation, Zaydan assume une position très ambigüe. S’il semble vouloir – par son projet de société – créer des ponts entre chrétiens et musulmans, il se place néanmoins dans le sillon d’une certaine tradition musulmane qui considère le christianisme orthodoxe – notamment dans sa forme copte monophysite représentée par le pape Cyrille et par ses héritiers – comme une déviation du christianisme des origines. Tel semble être le propos, par exemple, d’Ibn Hazm25 dans son ouvrage d’histoire des religions al-Faṣl fī al-milal wa-l-’ahwā’ wa-l-niḥal [Traité sur les religions et les écoles de pensée]. Le théologien andalou établit une différence entre des courants du christianisme primitif, tels que ceux d’Arius et de Paul de Samosate, qui affirment fermement le principe de l’humanité du Christ et donc de l’unicité divine (tawḥīd), et d’autres plus tardifs, dans lesquels le principe trinitaire (taṯlīṯ) prend le dessus sur celui de l’unicité (Ibn Ḥazm, al-Faṣl, p. 109-114).
56Si les conclusions auxquelles aboutit la théorie de Zaydan semblent donc orientées et douteuses, il est vrai que, à travers leur dialogue avec les théologiens musulmans, les chrétiens nestoriens ont été partie prenante dans l’élaboration du dogme islamique. L’historiographie nous éclaire sur ce point. L’histoire de la dialectique islamo-chrétienne remonte à l’époque abbasside. Selon Dimitri Gutas, juste après la consolidation du pouvoir abbasside par le calife al-Mansur (r. 754-775), on entre dans une phase de confrontation. Cette dernière se fait d’une part entre la conception abbasside de l’islam et celle de leurs opposants, et d’autre part entre l’islam et les autres religions. Gutas cite l’historien Muhammad al-Khurasani al-Akhbari, collègue et source d’al-Mas‘udi, rapportant qu’al-Mahdi (r. 775-785) « s’efforça d’exterminer les hérétiques et ceux qui s’écartaient de la religion » et qu’il fut « le premier calife à ordonner à ceux parmi les théologiens qui étaient des “dialecticiens” (ǧadaliyyūn) de composer des ouvrages contre les hérétiques, négateurs et autres » (Gutas 2005, p. 113). La confrontation prend la forme de la dispute et du débat. Il émerge à cette époque une « théologie de la controverse », développée par les théologiens mu‘tazilites, qui utilisent les armes de la dialectique grecque contre les hérésies dualistes d’origine perse, comme le manichéisme et le marcionisme26. Dès que l’islam commence à systématiser sa foi, les califes se mettent à chercher des collaborateurs instruits auprès des chrétiens nestoriens ; ainsi, la confrontation chrétiens-musulmans commence à apparaître aussi dans de nombreux écrits apologétiques chrétiens en arabe dirigés contre l’islam.
57La littérature polémique, qui prend souvent la forme dialoguée, est bien connue des chrétiens qui l’emploient en particulier dans le conflit entre chalcédoniens, monophysites et nestoriens. Quant aux musulmans, ils se fondent notamment sur les règles de « la dialectique » (al-ǧadal) contenues dans les Topiques d’Aristote, ouvrage dont le calife al-Mahdī aurait commandé une traduction en arabe, à partir du syriaque, au patriarche nestorien Timothée Ier. Et c’est justement ce dernier que le calife invite au débat au sujet du Christ fils de Dieu27, en lui soumettant un verset du Coran qui évoque cette question : « Créateur des cieux et de la terre, comment aurait-Il un enfant alors qu’Il n’a point de compagne ? » (Badī‘ al-samāwāt wa-l-’arḍ ’annā yakūnu la-hu waladun wa-lam takun la-hu ṣāḥiba) (Coran VI, 101)
58Une partie de ce long dialogue entre le calife al-Mahdī et le patriarche Timothée est consacrée à la Trinité : le calife y demande à son interlocuteur s’il croit à cette dernière, et celui-ci lui répond par l’affirmative. Alors le calife poursuit en lui demandant s’il croit donc fermement en trois Dieux, ce à quoi Timothée répond :
Ô souverain, la croyance en ces trois noms, c’est la croyance en trois hypostases, à savoir le Père, le Fils et l’Esprit saint qui sont un Dieu, une nature et une substance. […] Car comme notre Souverain, ami de Dieu, est un avec sa parole et son esprit, sans être trois rois ; et comme il est impossible de séparer de lui sa parole et son esprit, ni de l’appeler souverain sans parole et sans esprit ; de même Dieu (Très-Haut) est un avec son Verbe et son Esprit, sans être trois Dieux, parce qu’on ne peut pas séparer de lui son Verbe et son Esprit, de même que le soleil est un avec ses rayons et sa chaleur et qu’il n’y a pas trois soleils. (Putman 1975, p. 222-223)
59Lors de cette discussion théologique, Timothée, patriarche de l’Église syriaque, cite aussi le verset 157 de la sourate al-Nisā’ évoquant la crucifixion du Christ et donne raison en quelque sorte à l’interprétation du Coran, en disant que le fils de Dieu est mort sous forme humaine mais pas en tant que Dieu.
60Comme le passage ci-dessus, de nombreux autres, cités dans les ouvrages historiographiques, mentionnent les relations existantes entre musulmans et nestoriens. Le lien entre ces derniers et l’héritage grec qu’ils traduisent en arabe, soit directement du grec soit en passant par le syriaque, y est documenté, ainsi que le rôle fondamental qu’ils ont joué dans l’établissement d’un pont entre les traditions grecque et arabe. De plus, on sait que nestoriens et musulmans ont très vite été unis, dès le début des conquêtes, contre le même ennemi, byzantin et melkite.
61La question des filiations entre hérésies chrétiennes et islam conclut le propos de Zaydan sur le continuum des traditions philosophiques et théologiques. Nous aborderons maintenant un autre aspect central de la théorie de Zaydan : son discours sur les relations historiques entre Coptes et Arabes.
Égypte arabe, Égypte copte : un combat de légitimité
62Dans le même sens que son discours sur le continuum des traditions, dans le roman al-Nabaṭī, Zaydan essaye à travers l’évocation des années qui ont préparé la conquête d’Égypte de déconstruire les a priori qui sous-tendent les regards respectifs des deux communautés l’une par rapport à l’autre, tels qu’ils apparaissent dans les discours officiels. L’auteur entreprend ainsi une démarche de déconstruction de ce qu’il appelle les « légendes » (ḫurāfāt) ou « illusions » (’awhām) concernant les relations arabo-coptes : dans un contexte de tensions permanentes entre coptes et musulmans en Égypte, l’auteur veut démontrer que la présence arabe dans ce pays, bien antérieure à l’islam, n’a pas toujours donné lieu à des relations conflictuelles avec les habitants chrétiens. Face à ceux qui l’accusent, depuis la parution de son roman ‘Azāzīl, d’alimenter les sentiments anticoptes en choisissant de traiter dans ce dernier une époque où la violence perpétrée au nom de la religion chrétienne était à son comble, l’auteur multiplie les exemples renvoyant à l’ancienneté des relations pacifiques entre Arabes et chrétiens d’Égypte. Il veut, entre autres choses, répondre aux prétentions d’une certaine idéologie copte qui fait des chrétiens indigènes les seuls maîtres légitimes du pays, et des Arabes des usurpateurs. Dans Matāhāt al-wahm, Zaydan rappelle que les Arabes sont loin d’être les premiers colonisateurs de l’Égypte, le pays ayant subi, tout au long de son histoire, une succession de dominations étrangères.
63En effet, après la période ptoléméenne, à partir de 31 avant Jésus-Christ, le pays passe durant sept siècles sous la domination romaine. Les Romains exploitent les ressources en blé du pays, pratiquent une politique de discrimination à l’égard des indigènes et combattent le christianisme vu comme un facteur de troubles et de révoltes par les autorités. Les persécutions des chrétiens sont si intenses au iiie siècle sous le règne de Dioclétien que les coptes font débuter leur calendrier – le calendrier dit « des Martyrs » – en 284, l’année où cet empereur sanguinaire prend le pouvoir. Même une fois que le christianisme devient la religion officielle de l’Empire à partir de 324, la situation des Coptes ne s’améliore pas, puisqu’un siècle plus tard l’Église égyptienne est condamnée comme étant hérétique. À cette situation s’ajoute, au début du viie siècle, le conflit entre Perses et Byzantins qui se disputent la domination du pays au prix de destructions massives et de pillages jusqu’à la défaite définitive des Perses, puis l’imposition de la part de Byzance d’un évêque chargé de rétablir le dogme chalcédonien, Cyrus, qui se fera connaître pour ses exactions. Cette période, qui dure dix ans et qui a été appelée par l’historiographie copte la « Grande Persécution », est d’une importance fondamentale pour comprendre la facilité relative avec laquelle la conquête arabe a pu avoir lieu28.
64Ainsi, le mythe des « maîtres du pays » alimenté par certains coptes est, selon Zaydan, une légende n’ayant aucun fondement historique puisque jamais dans son histoire l’Égypte n’a été gouvernée par un copte (Matāhāt al-wahm, p. 160). C’est le cas lorsque Amr ibn al-As arrive en Égypte, le pays n’étant pas à ce moment-là aux mains des Coptes mais de l’empereur Héraclius. Dans ses romans ainsi que dans son essai et ses articles, l’auteur s’attache en particulier à déconstruire les « légendes » qui entourent la période de la conquête du pays par les armées musulmanes. Selon Zaydan ces légendes représentent des manipulations tendancieuses des évènements historiques élaborées et alimentées d’une part par les historiographies copte et musulmane, et d’autre part par les nationalistes les plus radicaux, les deux n’ayant cessé de revendiquer la suprématie d’une communauté sur l’autre. Si l’auteur admet des éléments des deux récits historiographiques, il insiste surtout sur ce rapport ancestral qui lie les deux communautés dans l’espace et dans le temps. Ceci n’est pas étonnant, car, dans sa vision des choses, ce rapport représente un aspect du continuum qui est au centre de sa pensée d’historien et de philosophe.
65Dans Matāhāt al-wahm, Zaydan se montre très critique en ce qui concerne l’exploitation factieuse des traditions historiographiques par les autorités et la création de mythes et de légendes fantaisistes contribuant à forger une conscience erronée de l’histoire. En introduction du livre, l’auteur affirme que l’objectif fondamental de ce dernier est de déconstruire ces mythes créés et alimentés dans le but de contrôler les populations (Matāhāt al-wahm, p. 9). Dans le même ouvrage, il affirme également la nécessité d’appliquer toujours le « principe khaldounien29 » selon lequel « il faut utiliser la raison pour interpréter le fait historique » (yanbaġī ‘alaynā ’i‘māl al-‘aql fī al-ḫabar) (Matāhāt al-wahm, p. 61).
66L’approche critique vis-à-vis de la version établie par le discours officiel est réaffirmée dans la phrase en exergue du roman Maḥāll, citation du savant du xiiie siècle Ibn al-Nafis :
Quant aux informations qui sont en notre possession, nous les interprétons selon un critère de probabilité et non pas conformément à la science avérée. (Maḥāll, p. 5)
67S’il montre une connaissance approfondie à la fois des sources coptes et arabes, au sujet de la conquête arabe Zaydan fait part de son doute méthodologique vis-à-vis de ces sources, en particulier des sources musulmanes. En effet, explique-t-il dans Matāhāt al-wahm, en ce qui concerne le premier siècle de l’islam, des controverses apparaissent parfois parmi les oulémas à propos de la fiabilité des informations transmises, et ceci malgré la présence d’une « chaîne de transmetteurs » (’isnād) digne de foi. Car, lors de l’établissement et de la vérification de ces chaînes, l’élément humain entre en jeu (Matāhāt al-wahm, p. 66-68). Puisque l’histoire musulmane est rédigée en grande partie par des « transmetteurs de hadiths » (muḥaddiṯūn), les faits relatés dans les chroniques historiques doivent se soumettre au même traitement que celui qui est réservé aux hadiths. De plus, les ouvrages portant sur l’histoire musulmane ayant été écrits par les vainqueurs abbassides une fois qu’ils avaient désormais assis leur pouvoir, la narration s’y concentre sur la période qui leur est contemporaine, en délaissant ou modifiant à leur profit tout ce qui précède.
68Dans le cadre de son travail sur la relation entre chrétiens et musulmans en Égypte, Zaydan tente ainsi de déconstruire – pour ensuite la reconstruire – l’histoire de la conquête arabe telle qu’elle a été transmise par les sources coptes et arabes.
69Côté copte, l’historiographie insiste avant tout sur le fait que les envahisseurs arabes n’ont guère été les bienvenus dans un pays qu’ils ont pillé et occupé illégitimement. Cette historiographie, qui fait l’objet d’un consensus au sein de la communauté copte, est représentée avant tout par deux ouvrages : le premier est celui d’un grand spécialiste britannique de l’histoire copte, Alfred Butler, The Arab conquest of Egypt and the last thirty years of the Roman dominion (1999) ; le deuxième, plus récent, est l’ouvrage History of eastern Christianity (2010) d’Aziz Suryal Atiya30, ancien directeur de l’Institut d’études coptes du Caire, référence fondamentale sur l’histoire copte. Les deux ouvrages s’appuient sur deux sources coptes incontournables de l’histoire de l’Égypte chrétienne : Tārīḫ Miṣr wa-l-‘ālam al-qadīm [Histoire de l’Égypte et du monde ancien] (2011) de Jean de Nikiou (Yuhanna al-Naqyusi), un membre du haut clergé égyptien ayant vécu dans la deuxième moitié du viie siècle, c’est-à-dire à une époque contemporaine de la conquête arabe de l’Égypte ; et Tārīḫ baṭārikat al-kanīsa al-miṣriyya [Histoire des patriarches de l’Église d’Alexandrie] (2015) de Sévère d’Achmounein (Severus ibn al-Muqaffa‘), évêque égyptien du xe siècle, qui aurait lui-même utilisé comme référence l’ouvrage de l’évêque de Nikiou.
70Une édition critique du texte de Sévère, Tārīḫ Miṣr min bidāyat al-qarn al-’awwal al-mīlādī ḥattā al-qarn al-‘išrīn min ḫilāl maḫṭūṭat Tārīḫ al-baṭārika li-Sāwīrus ibn al-Muqaffa‘ [Histoire de l’Égypte des débuts du ier siècle jusqu’au xxe siècle, d’après l’histoire des Patriarches de Sévère d’Achmounein], publiée par l’historien égyptien contemporain Abd al-Aziz Gamal al-Din en 2006, tente d’établir un bilan comparatif entre historiographie musulmane et copte.
71Quant aux sources musulmanes sur cette période, l’ouvrage le plus important et le plus ancien, mis à part les documents administratifs (dont l’étude apporte des informations fondamentales en complément de celles fournies par des historiographies jamais totalement objectives), est le Kitāb futūḥ Miṣr wa-’aḫbāru-hā [De la conquête de l’Égypte] d’Ibn Abd al-Hakam (mort en 871). Édité par l’orientaliste Henri Massé en 1914, ce livre cite des dizaines de transmetteurs, compagnons du Prophète ou successeurs de ces derniers31, mais reste néanmoins un document très tardif, rédigé deux siècles après la conquête. Toutes les sources et ouvrages historiographiques que nous venons de citer sont connus de notre auteur, qui se livre lui-même à un travail de reconstruction de la période.
72Pour ce qui est des sujets qui nous intéressent, notamment les relations entre Coptes et Arabes et leur vision respective de la présence arabe en Égypte, l’ouvrage de Butler a constitué, dès sa parution, une référence incontournable pour certains courants nationalistes coptes, puisqu’il réfute – en se basant sur les informations contenues dans des sources historiques coptes – la version de la conquête diffusée par l’historiographie officielle « musulmane », selon laquelle la conquête arabe aurait été fulgurante, les Coptes ayant aidé les Arabes à battre les Byzantins et les ayant accueillis comme des libérateurs. À l’origine de la version de Butler, il y a le « manuscrit de Nikiou » qui, composé au viie siècle – c’est-à-dire à une époque contemporaine de la conquête musulmane d’Égypte –, est le premier ouvrage historique traitant de cette période32.
La conquête fulgurante du pays
73Dans al-Nabaṭī, Zaydan semble ne pas croire à la légende – transmise par l’historiographie musulmane – selon laquelle la conquête arabe d’Égypte aurait été fulgurante. Cette historiographie présente les Arabes comme les maîtres du pays depuis la conquête qui se serait déroulée avec une extrême rapidité et sans aucune résistance, voire avec une aide importante des populations locales. Les sources musulmanes présentent les habitants d’Égypte comme des soutiens assurés des musulmans dans leur guerre contre les Byzantins. L’ouvrage de référence d’Ibn Abd al-Hakam fait état, en effet, de nombreuses recommandations faites par les chefs musulmans à leurs troupes afin qu’elles fassent preuve d’un bon traitement à l’égard des Égyptiens, puisque ces derniers allaient leur fournir de l’aide et des armes contre leurs ennemis (Ibn Abd al-Hakam, Kitāb, p. 2-3).
74Cette même source présente le gouverneur Cyrus – dit « al-Muqawqis », « le Caucasien » – comme ayant joué un rôle positif : il aurait cherché la paix et l’accord avec les musulmans après avoir compris que, malgré leur infériorité numérique, ces derniers auraient eu le dessus sur les troupes byzantines et sur les populations locales. Selon cette source, le roi byzantin Héraclius, ayant appris que son gouverneur était en train de négocier un accord avec les musulmans lors du siège d’Alexandrie, aurait envoyé des troupes en renforts afin de battre les nouveaux envahisseurs. Muqawqis aurait alors demandé à Amr de l’épargner ainsi que les populations coptes, car ces dernières n’étaient pas responsables de l’attitude belliqueuse du roi de Byzance (Ibn Abd al-Hakam, Kitāb, p. 54).
75La version de la conquête véhiculée par l’historiographie musulmane atteint son summum dans la narration – attribuée par Ibn Abd al-Hakam à Muqawqis – des raisons de la force écrasante des troupes arabes. Celles-ci sont décrites par Muqawqis comme invincibles car composées d’individus ne craignant pas la mort, convaincus qu’ils recevront une récompense s’ils meurent au combat (Ibn Abd al-Hakam, Kitāb, p. 65).
76À l’opposé de cette version, le manuscrit de Nikiou fournit une version moins édulcorée de l’arrivée des troupes musulmanes et de son impact sur les populations locales. Dans al-Nabaṭī, Zaydan s’appuie sur certains éléments mentionnés dans cette source, comme le fait qu’un accord préalable entre le gouverneur byzantin Cyrus et les musulmans aurait facilité l’accès de ces derniers à Alexandrie33. Selon ce même point de vue, les musulmans auraient également bénéficié de l’aide des Arabes habitant depuis des milliers d’années sur les rives orientales du Nil (Al-Nabaṭī, p. 346). Alfred Butler affirme que l’accord entre Cyrus et les musulmans ne s’imposait guère par nécessité, mais que le gouverneur avait décidé de livrer la ville aux musulmans en trahissant ses habitants (Butler 1902, p. 336). L’ouvrage de Aziz Suryal Atiya n’épargne pas non plus le gouverneur d’Alexandrie qui, loin d’être décrit comme le « chef des Coptes » (‘aẓīm al-qubṭ) ou le « roi des Égyptiens » (malik ahl Miṣr), comme l’appellent les sources musulmanes (Ibn Abd al-Hakam, Kitāb, p. 59), est dépeint comme un traître ayant abandonné la ville aux conquérants sans l’accord des populations. De plus, ajoute l’auteur, il aurait eu des penchants nestoriens (‘Atiya 2012, p. 73-77), élément qui vient confirmer la théorie selon laquelle il était l’ennemi des Coptes. Sur cette question de la prise d’Alexandrie, Zaydan semble être en accord avec les sources coptes et s’écarter en revanche des sources musulmanes.
77De manière générale, le romancier affirme vouloir s’éloigner des versions partisanes élaborées par les deux récits historiographiques. Il fournit un récit dans lequel les éléments présentés comme négatifs ou positifs par ces derniers deviennent tout simplement neutres, et montre les actes des personnages historiques comme découlant presque d’une évolution logique des rapports entre régions contiguës et peuples voisins. D’autre part, un certain nombre de personnages que l’historiographie musulmane exalte et mythifie sont ramenés ici à leur nature humaine et pragmatique. Ainsi, s’il est vrai que la responsabilité de la conquête dans le roman n’est pas endossée uniquement par Muqawqis, elle n’est pas due pour autant à une prétendue action miraculeuse de Amr et de ses hommes.
78Bien que l’accord de paix signé par Muqawqis ait pu faciliter l’accès au pays, le roman met surtout en avant les relations ancestrales liant les Arabes de la Péninsule à ceux qui étaient installés en Égypte aux alentours du Sinaï. Lorsqu’il insiste, dans al-Nabaṭī, sur l’ancienneté de la présence arabe en Égypte, Zaydan fournit un élément supplémentaire montrant que la conquête est le résultat d’un processus de longue durée et non pas un événement fulgurant et inattendu. Les relations entre les Arabes et les habitants de l’Égypte, dit-il à plusieurs reprises dans son roman, durent « depuis des milliers d’années » (min ’ulūf al-sinīn) ; elles témoignent d’une confiance réciproque qui existait entre coreligionnaires : installés dans des campements, les Arabes, armés, protégeaient les monastères voisins de possibles attaques (Al-Nabaṭī, p. 170). Le roman décrit la vie en Égypte durant les dix années qui précèdent l’arrivée de Amr ibn al-As. Selon la version fournie par le roman, la présence arabe dans ce pays voisin de la péninsule Arabique s’explique par les échanges commerciaux entre ces deux espaces géographiques, que venaient renforcer des alliances par mariage. Plus que cela, dans le roman on évoque la conscience réciproque d’une origine commune, à travers la figure de l’Égyptienne Agar, décrite comme « la mère de tous les Arabes » (Al-Nabaṭī, p. 24). D’autres passages du roman font référence à la richesse des Arabes et aux avantages dont bénéficiaient, grâce aux activités commerciales de ces derniers, les villages égyptiens situés à proximité du désert du Sinaï et des déserts orientaux (Al-Nabaṭī, p. 308) s’étendant jusqu’à Qus34. Le roman fait également allusion au fait que, grâce à l’ancienneté des relations commerciales entre les deux populations, la langue arabe était comprise dans le pays bien avant la conquête musulmane (Al-Nabaṭī, p. 25).
79Par ailleurs, al-Nabaṭī met en scène la rencontre entre la protagoniste Maria et le général Amr ibn al-As. Durant cette rencontre fictionnelle, le général pose à la jeune femme des questions sur son pays natal, l’Égypte, afin de préparer au mieux la conquête. Il l’interroge notamment sur le nombre des habitants des villages, sur les types d’armes qu’ils possédaient ainsi que sur leurs pratiques alimentaires (Al-Nabaṭī, p. 365-366). Cette scène veut montrer le fait que le général Amr ibn al-As avait déjà été en Égypte, pays dont il connaissait les routes, les villages et les forteresses. Cette donnée est évoquée à la fois par les historiographes coptes (Atiya 2012, p. 75) et arabes35, selon lesquels le général aurait conduit dans ce pays plusieurs caravanes marchandes, connues pour leur richesse et leur luxe. Il s’agit d’un élément historique important, sur lequel le roman insiste dans l’optique d’une lecture orientée des relations arabo-coptes.
L’accueil des Coptes aux Musulmans
80Dans al-Nabaṭī, un autre élément qui explique que la conquête se soit déroulée sans obstacles majeurs réside dans la position assumée par les Coptes à l’arrivée des nouveaux conquérants. Tandis que l’historiographie copte affirme que la majorité des Coptes sont restés neutres dans le conflit qui oppose Arabes et Byzantins, la version véhiculée par le roman laisse croire – en accord cette fois-ci avec l’historiographie musulmane – que les Musulmans auraient bénéficié de l’aide des Juifs et de quelques renégats (Al-Nabaṭī, p. 350). L’ouvrage d’Ibn Abd al-Hakam mentionne un certain nombre de responsables coptes ayant aidé les Musulmans à se débarrasser des Byzantins (Ibn Abd al-Hakam, Kitāb, p. 66). Ces chefs coptes auraient ouvert la voie aux Musulmans, leur mettant à disposition les ponts et les marchés36.
81Dans le roman, la position de ces élites coptes est expliquée par le contexte de guerre entre Perses et Byzantins à la veille de la conquête ainsi que par la répression que les Coptes subissaient de la part du gouvernement de Byzance, et notamment les injustices perpétrées par Cyrus à l’égard des populations. En particulier, la narration mentionne la fuite des Pères de l’Église copte pour échapper aux exactions de ce dernier, responsable du massacre d’une population refusant de se soumettre à la doctrine qu’il venait imposer (Al-Nabaṭī, p. 336).
82Outre les répressions religieuses, le roman fait état de la lourde pression fiscale que l’administration byzantine faisait subir aux Égyptiens, évoquant notamment les châtiments que subissaient ceux qui ne s’acquittaient pas du paiement de ces impôts. Si l’on s’en tient à ce qui est dit dans la fiction, tandis que les Perses punissaient par la prison et les coups de fouet, les Byzantins employaient les piqûres d’araignées et les morsures de serpents pour imposer leur loi : ils interdisaient aux gens de se déplacer d’une région à l’autre et leur défendaient de quitter les villages. Ceux qui enfreignaient ces ordres, lit-on dans le roman, étaient punis de mort (Al-Nabaṭī, p. 336).
83Les destructions engendrées par les invasions perse et byzantine, ainsi que la peur qui s’installe au sein de la population égyptienne, sont également évoquées à plusieurs reprises dans al-Nabaṭī. On y apprend qu’une fois que les Babyloniens eurent quitté le pays avec leur armée et leurs éléphants, en détruisant tout sur leur chemin, les soldats d’Héraclius leur succédèrent en s’adonnant aux pillages, aux meurtres d’enfants et aux viols de femmes et jeunes filles (Al-Nabaṭī, p. 107-108). Ces récits fictionnels reflètent l’idée – présente dans l’historiographie copte – selon laquelle les Arabes ne constituent qu’un énième fléau envoyé aux populations locales, après celui des invasions précédentes.
84Par ailleurs, le roman mentionne à plusieurs reprises les fortes divisions qui règnent entre les chrétiens orientaux à l’époque et qui expliquent en partie la faiblesse des Byzantins face à l’invasion arabe (Al-Nabaṭī, p. 329). En particulier, on y retrouve l’opposition entre ceux qui soutenaient Héraclius et ceux qui soutenaient Sophronius. Ces derniers, lit-on dans al-Nabaṭī, considéraient Héraclius comme un pécheur du fait de sa relation avec sa nièce Martine, et une menace pour la religion dont il voulait changer le dogme (Al-Nabaṭī, p. 362).
85Même si le roman n’évoque pas en détail le traitement réservé par les Musulmans aux Égyptiens lors de la conquête, on peut imaginer que, s’il l’avait fait, celui-ci aurait été proche de ce que relatent les historiographes arabes tels qu’Ibn Abd al-Hakam. Ce dernier véhicule une version nettement positive du traitement accordé aux habitants d’Égypte (al-qubṭ)37. Les raisons évoquées sont multiples : « une relation de protection » (ḏimma) (Ibn Abd al-Hakam, Kitāb, p. 1), « les richesses du pays » (al-qīrāt) (Ibn Abd al-Hakam, Kitāb, p. 2), une supériorité du peuple égyptien sur les autres populations non arabes, « les plus généreux, les plus conciliants, ceux de la race la plus noble parmi les peuples non arabes et, avec les Arabes en général et les Quraysh en particulier, aussi les plus miséricordieux » (’akram al-’a‘āğim kulli-him wa-’asmaḥu-hum yadan wa-’afḍalu-hum ‘unṣuran wa-’aqrabu-hum raḥmatan bi-l-‘arab ‘āmmatan wa-bi-qurayš ḫāṣṣatan) (Ibn Abd al-Hakam, Kitāb, p. 4), ainsi que le double lien de parenté (ṣihr) qui lie ce peuple aux Arabes, d’une part par la voie d’Agar la mère d’Ismaël, et d’autre part par Maria l’épouse égyptienne du Prophète (Ibn Abd al-Hakam, Kitāb, p. 2-3).
86À l’inverse de ce à quoi renvoient ces passages, le manuscrit de Jean de Nikiou fait état d’une conquête extrêmement violente des troupes arabes, durant laquelle ni hommes, ni femmes, ni enfants n’auraient été épargnés. Butler reprend la version de Jean de Nikiou, en insistant sur l’inimitié et la résistance des Coptes à l’égard des conquérants arabes, en particulier à Nikiou, bastion de la résistance durant les longues années de persécutions byzantines (Butler 1902, p. 284-285). Aziz Suryal Atiya ajoute que, lors du dernier siège d’Alexandrie, la bibliothèque est brûlée et ses volumes utilisés comme combustible dans les bains publics de la ville durant six mois (Atiya 2012, p. 78). Dans son ouvrage Seeing Islam as others saw it. A survey and evaluation of Christian, Jewish and Zoroastrian writings on early Islam, Robert Hoyland mène une analyse comparative des sources coptes les plus anciennes. Cette étude confirme l’hostilité de ces dernières envers les Arabes, décrits comme de violents envahisseurs qui font prisonniers femmes et enfants (Hoyland 1997, p. 24). Le summum de cette vision négative se trouve selon Hoyland dans l’Apocalypse copte du Pseudo-Athanase38, composée vraisemblablement vers 715, qui décrit les Arabes comme « une nation brutale et sans pitié » et les compare à « la quatrième bête vue par le prophète Daniel » (Hoyland 1997, p. 536).
87Hoyland précise que, contrairement à ces sources anciennes, certains auteurs plus récents – comme le patriarche jacobite Dionysos de Tellhamre (mort en 845) – mettent l’accent sur la délivrance offerte par l’arrivée des Arabes aux coptes, victimes jusqu’alors des exactions répétées des gouverneurs byzantins (Hoyland 1997, p. 24). Christian Cannuyer évoque le même point de vue exprimé par un autre patriarche jacobite, Michel le Syrien (mort en 1199), pour lequel « les fils d’Ismaël » libèrent enfin les populations victimes de la « méchanceté des Grecs » (Cannuyer 2000, p. 62). Selon l’historienne Françoise Micheau, le mythe des Arabes accueillis comme des libérateurs par les populations locales correspondrait à « la volonté des penseurs de la Nahda, comme Muhammad ‘Abduh, ou d’historiens écrivant à l’époque de la décolonisation, comme Claude Cahen, de rompre avec l’idée de conquête brutale menée par des musulmans fanatiques », s’appuyant sur une vision du pouvoir byzantin selon laquelle « un profond fossé séparait une élite parlant grec, culturellement hellénisée, chalcédonienne et attachée à Constantinople, d’une majorité miaphysite – copte ou syriaque – animée d’un véritable sentiment national ». Or l’historienne précise que cette vision est aujourd’hui dépassée, puisque l’on sait désormais que l’Égypte et la Syrie se caractérisaient plutôt par « la fluidité des appartenances identitaires et le multilinguisme » et que l’hellénisation et l’intégration à l’Empire étaient – où que l’on se trouve dans ces régions – très fortes, du moins jusqu’au vie siècle. En revanche, conclut Micheau, il est très probable que les destructions et les persécutions menées par les Perses et les Byzantins aient suscité une forte hostilité envers le pouvoir impérial, conduisant les chefs religieux à se tourner plus facilement vers ceux qui s’annonçaient comme étant les nouveaux maîtres du pays (Micheau 2012, p. 145-146).
88De la même manière, l’historien copte contemporain Aziz Suryal Atiya admet que l’arrivée des Arabes apporte certaines améliorations dans la vie des coptes par rapport aux administrations précédentes. Par exemple, il affirme qu’avec la conquête arabe, le patriarche Benyamin avait été en mesure de reprendre enfin ses fonctions, après dix ans d’exil sous les persécutions byzantines, et que les coptes avaient pu garder leur liberté religieuse (Atiya 2012, p. 79). De plus, poursuit l’auteur, grâce à la conquête arabe, ces derniers avaient récupéré beaucoup d’églises byzantines, accédé à des postes dans l’administration et revivifié l’héritage culturel égyptien qui avait été bafoué sous la domination précédente (Atiya 2012, p. 82). Ainsi, le système musulman de gestion des peuples conquis, tout en comportant des mesures discriminatoires vis-à-vis de ces derniers – telles que le port de vêtements particuliers les distinguant des musulmans –, est présenté comme étant relativement libéral et équitable : tant qu’on s’acquittait du paiement des impôts, on pouvait jouir de la liberté de culte. Par ailleurs, coptes et melkites avaient enfin droit au même traitement (Atiya 2012, p. 80-82).
89Ce dernier aspect est confirmé par l’étude contemporaine des papyrus anciens, qui montre que la nouvelle administration offre désormais aux catégories marginalisées sous l’administration byzantine une possibilité d’évolution socioprofessionnelle (Sijpesteijn 2017). En général, la papyrologie laisse transparaître un sentiment non hostile des Égyptiens vis-à-vis de la conquête arabe, perçue plutôt comme un simple transfert de souveraineté et d’administration. Ces sources authentiques – des papyrus d’ordre administratif – sont d’autant plus importantes qu’elles remontent à une époque beaucoup plus ancienne que les premiers ouvrages historiographiques. Elles révèlent que les nouveaux conquérants tenaient une comptabilité écrite très élaborée, dans laquelle tout était noté, enregistré. Cette documentation montre que les Arabes étaient d’habiles administrateurs, dont les règles de gouvernance garantissaient à la fois leurs intérêts et ceux des peuples conquis. En effet, plusieurs papyrus témoignent du fait que les peuples conquis n’étaient pas du tout à la merci des envahisseurs, et qu’ils avaient le droit de se rebeller si les termes des contrats n’étaient pas respectés. D’un autre côté, ces papyrus montrent également que les Arabes n’étaient pas si sûrs d’eux-mêmes que l’historiographie musulmane tardive – à commencer par Ibn Abd al-Hakam – semble le laisser croire. Contrats de vente, reçus, lettres de doléances, ces documents divers témoignent d’une conscience, de la part des Arabes, de représenter une minorité, et de leur besoin de négocier constamment avec les locaux.
90Robert Hoyland souligne également un aspect intéressant, à savoir la différence entre les sources chrétiennes de langue arabe et syriaque d’une part, et celles de langue grecque d’autre part. Les premières semblent nettement moins hostiles aux Arabes, à tel point que, dans sa chronique, le catholikos39 Timotée Ier (780-823) affirme que les Arabes sont « tenus en grand honneur et estimés par Dieu et par les hommes, car ils ont abandonné l’idolâtrie et le polythéisme et honoré et adoré un seul dieu. Pour cela ils méritent l’amour et la prière de tous ». Au contraire, les sources grecques se montrent beaucoup plus dures avec les Musulmans, décrits comme des ennemis de Dieu. Plus qu’à une opposition religieuse ou à un conflit entre colonisateur et colonisé, la différence de jugement entre ces deux types de sources fait penser plutôt à un grand écart civilisationnel entre la culture urbaine et cosmopolite des Byzantins et le mode de vie des Arabes de l’époque. De plus, de par son affirmation de s’adresser aux Arabes dans leur langue, l’islam se chargeait, pour les chrétiens, d’une image encore plus provinciale (Hoyland 1997, p. 25).
91L’historiographie contemporaine confirme globalement le fait que l’arrivée des Arabes ne reçoit pas un accueil excessivement hostile de la part des populations locales40. Françoise Micheau offre une version nuancée tant du récit copte que du récit musulman de la conquête. L’historienne fait remarquer avant tout que le manuscrit de Nikiou nous est parvenu dans une traduction éthiopienne du xviie siècle, qui n’est probablement pas toujours fidèle à l’original. S’il est vrai que les destructions et violences commises par les troupes de Amr sont décrites sans aucune indulgence dans ce texte, il est vrai aussi que les populations y apparaissent partagées entre la négociation, la résistance ou l’indifférence face au nouveau changement d’administration. En tout état de cause, l’idée des conquérants musulmans accueillis comme des libérateurs par les populations locales – alimentée à plusieurs époques de l’histoire, notamment lors de la Nahda avec des penseurs tels que Muhammad ‘Abduh, ou à l’époque de la décolonisation avec des historiens comme Claude Cahen – permettait de rompre avec la vision d’une conquête brutale qui aurait été menée par des musulmans fanatiques (Micheau 2012, p. 145).
Notes de bas de page
1 Li-tatba‘unna sanan man kāna qabla-kum, šibran bi-šibr, wa-ḏirā‘an bi-ḏirā‘ ; ḥattā law daḫalū ğuḥr ḍabb, la-daḫaltumū-hu. Qālū : al-yahūd wa-l-naṣārā yā rasūl Allāh ? Qāla : fa-man ? (Al-Lāhūt al-‘arabī, p. 13). L’ouvrage de A.J. Wensinck et al., Concordance et indices de la tradition musulmane, (tomes III-IV) 1992, p. 475, répertorie ce hadith dans Muslim, ‘Ilm, 6 ; Ibn Ḥanbal, III, 84, 89 et 94 ; Buḫārī, I‘tiṣām, 14. Nous avons vérifié la lettre de ce hadith dans notre édition du Ṣaḥīḥ de Muslim (Muslim, Ṣaḥīḥ, ‘Ilm, n. 6, vol. IV, 1955-1956, p. 2054).
2 Nous faisons ici allusion uniquement à une opinion, voire à un sentiment commun, qui associe l’adjectif arabe à la religion musulmane plutôt qu’au christianisme. Cela ne signifie pas, bien sûr, qu’il n’y a pas de chrétiens arabes. Cependant, les communautés chrétiennes, là où elles représentent des minorités importantes (c’est le cas en Égypte, par exemple, mais pas uniquement), ont fait de leur non-appartenance à l’arabité un des arguments de leur lutte idéologique de légitimation, face à un islam majoritaire et hégémonique à l’échelle nationale, ou bien à l’échelle du monde arabe.
3 La mu‘tazila est un mouvement philosophico-religieux fondé à Bassora dans la première moitié du viiie siècle.
4 Pour la conception du péché en islam voir Gimaret 1980.
5 Saint Augustin et saint Jérôme sont deux des quatre grands Pères de l’Église occidentale.
6 Tatien est né en 110 dans la région de Mossoul. Païen converti au christianisme, il compose, en grec ou en syriaque, un ouvrage appelé Diatessaron. Ce mot grec désigne un terme musical, la « consonance de la quarte juste » ; il évoque ainsi la « consonnance » ou « harmonie » des quatre Évangiles. Il s’agit d’une tentative audacieuse pour résoudre les divergences des Évangiles sur la vie et les paroles de Jésus, en les unissant dans un seul récit.
7 Du grec hypostasis, « se placer en dessous », ce terme désigne en philosophie grecque le « principe divin ». Dans le dogme chrétien, le terme prend le sens de « chacune des trois personnes divines, considérées comme substantiellement distinctes ».
8 Sur cette question de la continuité épistémologique entre philosophie grecque et christianisme, voir Morlet 2014 et Salamito 2013-2014.
9 Ville à l’est de l’actuelle Turquie.
10 Le gnosticisme est la doctrine selon laquelle une certaine connaissance ésotérique apporte à l’homme le salut. Très développé pendant les premiers siècles du christianisme, le gnosticisme admet des principes de plusieurs religions et philosophies, comme le platonisme.
11 Pour un aperçu de l’image de Tatien chez les coptes, voir le site internet : http://st-takla.org/Full-Free-Coptic-Books/FreeCopticBooks-020-Father-Tadros-Yaacoub-Malaty/004-St-Afrahat/Aphrahaates-017-Titian.html [archive]
12 Dérivé du grec encratès, « continents », ce terme fait référence à une doctrine définie comme « hérétique », prônant un style de vie caractérisé par une ascèse radicale.
13 L’Évangile de Thomas est une anthologie de 114 logia (en grec : « paroles ») secrètes de Jésus. La mise par écrit et la transmission de ces logia sont attribuées à Didyme Jude Thomas. Thomas, en araméen, et Didyme en grec, signifient tous les deux « jumeau ».
14 C’est dans ces écrits, non dans l’Évangile, que l’on trouve par exemple des éléments tels que le bœuf et l’âne, la grotte de la nativité, la couronne des mages.
15 À l’époque du concile de Nicée (325) – donc bien avant le viie siècle – le paganisme avait en réalité quasiment disparu dans le domaine nabatéen au profit du christianisme et d’un monothéisme judaïsant. Ainsi, le nom de la vallée où se trouve la ville de Pétra avait été très tôt christianisé et appelé Wadi Moussa, la Vierge venant remplacer la déesse païenne al-Ozza dans les sanctuaires de la région. Cependant, des rites païens étaient encore pratiqués dans cette région de l’ancienne Nabatée à l’aube de l’islam. Ceci est d’autant plus vrai à Pétra, en raison de l’histoire très spécifique de cette cité, centre prestigieux du paganisme ancien nord-arabique, qui donc y a été difficile à éradiquer. C’est également le cas pour certaines régions enclavées du Sinaï, où des traces de cultes païens existaient encore deux siècles après l’Hégire (voir Healey 2001 et Roche 2018).
16 Le manichéisme est une religion dualiste née au iiie siècle en Perse, qui mêle zoroastrisme, bouddhisme et christianisme.
17 À la fin du iiie siècle, le royaume sudarabique de Himyar, certainement pour des raisons politiques, rejette radicalement le polythéisme en faveur du judaïsme. Au vie siècle, il devient chrétien après être passé sous influence byzantine. Les deux monothéismes juif et chrétien sont bien implantés aussi au nord de la Péninsule, dans la région du Hijaz : trois importantes tribus juives (les Banu Qaynuqa, les Banu Nadir, et les Banu Qurayza) sont présentes à Yathrib, d’autres à Khaybar et Tayma, tandis que la grande oasis de Najran est peuplée surtout de chrétiens nestoriens et monophysites. Entre le ive et le vie siècle, un christianisme nestorien et syriaque s’est répandu dans toute l’Arabie, notamment dans le nord, peut-être en raison d’une forte présence de moines et de prêtres qui pratiquent l’ascétisme dans les déserts voisins, et qui se distinguent par des vies exceptionnelles et de nombreux miracles (voir Hoyland 2001, p. 139-149).
18 Fondée par Rachid Rida en 1898, la revue al-Manār avait pour but la diffusion des idées du réformisme musulman.
19 Au sujet de l’Évangile de Barnabé, voir Khalidi 2003.
20 Sur la répartition entre connaissances ésotériques et connaissances exotériques et leurs destinataires respectifs, voir Ibn Ṭufayl 2009 et l’introduction d’Alain de Libera à Averroès 1996, p. 5-83.
21 Certains courants gnostiques, notamment les basilidiens, croient, par exemple, que le personnage biblique de Simon de Cyrène qui – selon les Évangiles – aurait aidé Jésus à porter la croix avait en réalité été crucifié à la place du Messie.
22 Cité par allusion dans le Coran : « Nous savons bien que les [idolâtres] disent : c’est un homme qui l’enseigne ! [Or] la langue de celui qu’ils suspectent [d’être ton inspirateur] est une langue barbare, tandis que [le Coran] est en langue arabe claire » (Coran XVI, 103) et dans le hadith, Waraqa ibn Nawfal serait un « mortel » qui « parle une langue étrangère » (probablement le syriaque), duquel le Prophète tiendrait sa science des Écritures. Si la réalité historique de ce personnage n’est pas attestée, son importance dans les sources musulmanes comme inspirateur de Muhammad est telle que Bukhari dit » À peine Waraqa fut-il décédé, la révélation s’est tarie » (lam yanšab Waraqa ’an tuwuffiya, wa-fatara al-waḥy) (Buḫārī, Ṣaḥīḥ, Bid’ al-waḥy, vol. I, n. 3, 1998, p. 7 cité dans Mordillat & Prieur 2015, p. 142-144).
23 Bahira serait un prêtre arien ou nestorien qui aurait inspiré Muhammad après avoir remarqué que ce dernier possédait les signes de la prophétie : « une légère excroissance, située entre les deux omoplates, de la grosseur d’un œuf de perdrix, auréolé d’une touffe de poils » (Amir Moezzi 2007, p. 106). Comme pour Waraqa, rien n’atteste qu’il ne s’agit pas là d’une figure fictive ; mais la récurrence de ces deux personnages dans la Tradition musulmane est un fait indéniable qui témoigne d’une très probable proximité entre le Prophète et certains courants chrétiens de son temps (Mordillat & Prieur 2015, p. 145).
24 Sur cette question de la filiation arianisme-islam voir Boubakeur 1993 et al-Ğābirī 2006.
25 Poète, théologien et philosophe andalou mort en 1064, auteur notamment du célèbre recueil de poèmes Tawq al-ḥamāma [Le Collier de la colombe].
26 Le marcionisme est l’un des courants du gnosticisme, considéré comme une hérésie par l’Église orthodoxe.
27 Il s’agit là d’un des premiers documents illustrant la controverse islamo-chrétienne (qui aura son apogée au ixe siècle avec Hunayn ibn Ishaq et son disciple Yahya ibn Adi), et probablement le premier du côté nestorien. Seules les discussions de saint Jean Damascène (théologien chrétien syriaque de langue grecque, mort en 749) lui sont antérieures, mais elles n’étaient pas accessibles aux musulmans ne sachant pas le grec (Gutas 2005, p.115 -117).
28 Pour l’histoire de cette période voir Ğamāl al-Dīn 2006, p. 5-28.
29 En référence à l’historien et philosophe du xive siècle, Ibn Khaldoun.
30 Nous nous sommes appuyés sur la traduction arabe de cet ouvrage par Mikhaïl Maksi Iskandar, éditée en 2012.
31 Ici dans le sens de tābi‘ūn utilisé par les traditionnistes.
32 Ce document présente l’avantage d’être non seulement le premier, mais aussi le plus complet sur la conquête arabe, qui a lieu entre 640 et 642. Il aborde trois questions fondamentales : le rôle du gouverneur d’Alexandrie lors du siège de la ville, l’attitude des Coptes face aux envahisseurs et l’attitude des Musulmans à l’égard des populations locales. Notamment, il souligne l’importance d’Alexandrie, ville principale d’Égypte à l’époque et siège du patriarcat égyptien, et de la personnalité de son gouverneur Cyrus, qui est décrit comme le principal responsable de la défaite face aux troupes arabes.
33 Mentionné dans le manuscrit de Nikiou, cet accord permettait aux Byzantins de quitter le pays en emportant leurs biens et aux juifs de rester à Alexandrie ; par ailleurs, il prévoyait la cessation des destructions d’églises et la concession de la liberté de culte. En revanche, il imposait le paiement de la capitation (ǧizya) aux populations vaincues et le départ définitif du territoire aux troupes byzantines.
34 Qus est une ville sur la rive droite du Nil en Haute-Égypte, proche de Qina et de Luxor.
35 À travers les récits des transmetteurs arabes, on apprend que Amr avait fait la rencontre, dans les déserts orientaux de ce pays, d’un jeune diacre assoiffé qu’il aurait désaltéré, hébergé dans son campement, et sauvé pendant son sommeil de la morsure d’un serpent venimeux. Le diacre lui aurait été tellement reconnaissant qu’il l’aurait récompensé, une fois rentré avec lui dans sa ville d’Alexandrie, avec deux mille dinars, qui auraient permis à Amr d’acheter un autre chameau (Ibn ‘Abd al-Ḥakam, Kitāb, p. 49).
36 S’il est vrai que la position de ces responsables alexandrins n’est pas représentative de l’ensemble de la population copte du pays, la même source parle de conversions en masse de cette dernière (Ibn ‘Abd al-Ḥakam, Kitāb, p. 4). Loin de la version apologétique transmise par Ibn Abd al-Hakam, l’historiographie copte explique ce phénomène de conversions en masse surtout par des facteurs d’ordre économique. Les Musulmans imposent à l’Égypte, comme à tous les autres territoires conquis, le paiement de la « capitation » (ǧizya) et plus tard de l’« impôt foncier » (ḫarāǧ). Jean de Nikiou affirme que beaucoup de coptes se sont alors convertis à l’islam pour s’affranchir du paiement de la capitation et des impôts supplémentaires qui leur étaient réservés (Ğamāl al-Dīn 2006, p. 28). Cette justification économique de l’important mouvement de conversions est remise en cause par l’historiographie occidentale contemporaine qui parle de « pression sociale », d’« attrait » et de « prestige » représenté par la nouvelle religion (Cannuyer 2000, p. 63).
37 Ici probablement le mot arabe qubṭ est à comprendre dans le sens de « égyptien ».
38 En référence au patriarche d’Alexandrie Athanase, mort en 375.
39 Le titre grec de catholikos est l’équivalent du titre de « patriarche » dans les Églises d’Orient.
40 Outre l’ouvrage fondamental, déjà cité, de Robert. Hoyland, voir notamment les travaux de Françoise Micheau, de Pierre Maraval, de Thierry Bianquis, Pierre Guichard et Mathieu Tillier, de Claude Cahen et de Robert Mantran.

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