Introduction
p. 10-28
Texte intégral
Je ne fais que poser des questions et appeler à réfléchir, à méditer. Je n’aspire qu’à provoquer dans les esprits le désir d’étudier et de connaître, en espérant les sortir de la prison des passions et des illusions.
Yusuf Zaydan, Matāhāt al-wahm
1C’est par cette phrase « manifeste » publiée dans la presse égyptienne que le célèbre intellectuel Yusuf Zaydan définit ce qui semble être l’objectif de son projet littéraire et sociétal. Dans le sillon de ses pairs, il s’attribue ainsi le noble rôle de l’écrivain chargé d’éduquer les esprits, en les élevant vers une conscience et une connaissance accrues de leur histoire et en les éloignant de ce qu’il appelle « les illusions » (al-’awhām). En empruntant une citation au grand savant du xiiie siècle Ibn al-Nafis, Yusuf Zaydan affirme que « quel que soit le domaine, les voies [qu’il a] empruntées sont de faire triompher le vrai et de magnifier sa lumière ; d’éradiquer le faux et d’en ensevelir les traces » (Al-Lāhūt al-‘arabī, p. 191). Là où d’autres se laissent guider par leurs penchants religieux et leurs convictions doctrinaires, il prétend, au contraire, « s’affranchir des penchants religieux et des convictions doctrinaires afin d’atteindre l’objectivité nécessaire au traitement des questions de religion » (Al-Lāhūt al-‘arabī, p. 28).
2À l’issue de longues études en philosophie à l’université d’Alexandrie, couronnées en 1989 par un doctorat sur la pensée du maître soufi Abd al-Karim al-Jili, le « philosophe mystique » du xive siècle, Yusuf Zaydan obtient dans cette même université un poste de professeur de philosophie islamique et d’histoire des sciences. À partir des années 1990, parallèlement à son enseignement, il remplit plusieurs fonctions de responsabilité dans le domaine des manuscrits et dirige de nombreux projets de recherche, de catalogage et d’édition d’ouvrages autour du soufisme, de la philosophie et des sciences islamiques. Il s’intéresse au patrimoine manuscrit arabe, à la fois islamique et chrétien. En 1994, il est nommé à la tête du département des manuscrits de la bibliothèque d’Alexandrie, fonction qu’il quitte en 2011, à la suite d’un différend avec le directeur Ismaïl Sirag al-Din.
3Après avoir publié plus de cinquante ouvrages et éditions critiques dans les domaines cités, Zaydan se lance dans une carrière de romancier qui se révèle très prolifique, puisqu’il publie sept romans en onze ans : le premier, Ẓill al-’af‘ā [L’Ombre du serpent], sort en 2007, suivi de ‘Azāzīl [Azazel] en 2008, al-Nabaṭī [Le Nabatéen] en 2010 ; Maḥāll [Lieux] en 2012 ; Guantanamo en 2014 ; Nūr en 2016 et Furduqān en 2018. Les quatrième, cinquième et sixième romans constituent une trilogie, puisqu’ils suivent le parcours d’un même héros.
4Cette étude se concentre sur quatre romans, du deuxième au cinquième. En dehors de ces derniers, le style de l’auteur et ses objectifs sont les mêmes, mais la thématique qui sera particulièrement traitée dans cet ouvrage – à savoir la relation entre religion, politique et violence – ne constitue pas l’axe principal autour duquel tourne la narration. Ces quatre romans, ‘Azāzīl, al-Nabaṭī, Maḥāll et Guantanamo, constituent à nos yeux un tout cohérent : ils participent de ce qui semble être un véritable projet didactique mené par l’auteur. À partir de la parution de son deuxième roman ‘Azāzīl, ce projet se dessine de plus en plus clairement. Il porte sur des thématiques bien précises : l’histoire des monothéismes, et notamment la relation, au sein de ces derniers, entre religion, politique et violence. En partant de ce sujet central, Zaydan mène une réflexion sur l’histoire de son pays, l’Égypte, et sur l’origine des conflits confessionnels qui le traversent tout au long de cette histoire et qui perdurent jusqu’à nos jours.
5Le double profil d’universitaire et de romancier qui caractérise Zaydan se reflète dans une problématique, double elle aussi, qui est celle du rapport de l’auteur à son écriture d’une part, et de sa posture vis-à-vis du lecteur d’autre part. Ces deux aspects correspondent à la distinction effectuée par Roland Barthes entre écrivain et écrivant. Selon Roland Barthes, l’écrivain travaille sa parole de sorte qu’il « absorbe radicalement le pourquoi du monde dans un comment écrire » (Barthes 1964, p. 154) ; ce qui l’intéresse, c’est l’œuvre littéraire comme objet d’art. D’autre part il y a l’écrivant, pour qui écrire est un verbe transitif. L’écrivant a un projet de communication naïf. Il n’admet pas que son message se retourne et se ferme sur lui-même, et qu’on puisse y lire autre chose que ce qu’il veut dire. Selon Barthes, l’écrivain est l’homme de la polysémie, de l’ambiguïté, de l’interrogation. L’écrivant, celui des certitudes et des affirmations.
6Cette distinction prend appui sur les théories du linguiste russe Roman Jakobson, lequel affirmait que, dans un texte littéraire, les fonctions communicatives du langage sont subordonnées à la fonction poétique. Cependant, le roman se situe en position intermédiaire par rapport à ces deux fonctions car, dès son apparition en tant que genre littéraire, l’aspect communicatif y revêt un rôle central. En effet, le caractère engagé du roman postule, d’emblée, la nécessité d’atteindre un plus large lectorat. Aussi, comme le pensait Émile Zola pour qui la littérature est un phénomène global, si le roman joue un rôle dans le champ social, alors il n’y a pas lieu de l’isoler des écritures non fictionnelles (Wrona 2000, p. 247-249).
7En littérature arabe, la naissance et le développement du genre romanesque au xixe siècle sont fortement liés aux enjeux politiques, sociaux et culturels de la Nahda. Dans l’introduction de son ouvrage al-Riwāya wa-ta’wīl al-tārīḫ. Naẓariyyat al-riwāya wa-l-riwāya al-‘arabiyya [Le Roman et l’interprétation de l’histoire. Théorie du roman et du roman arabe], le critique palestinien Faisal Darraj rappelle que, lorsque le roman est apparu dans le monde arabe, l’enjeu majeur était de construire de nouvelles nations indépendantes, après les avoir libérées du joug colonial. Dans ce contexte, l’historien était l’un des instruments du pouvoir mis au service de la construction nationale. À cette époque, il n’était pas question d’être le porte-parole d’un récit objectif, mais plutôt de composer un récit mythique capable de répondre aux défis d’émancipation des nations arabes (Darraj 2004, p. 5-6). Comme les historiens, les premiers romanciers arabes se penchent donc sur des périodes charnières et fondatrices de l’histoire arabo-musulmane. Par exemple, le Libanais Jurji Zaydan publie une longue série de romans qui retracent l’histoire musulmane dans la perspective d’un projet d’unité nationale autour de la notion centrale d’arabité (Ben Lagha 2007, p. 215-218). Son concitoyen Farah Antoun s’exerce aussi au roman historique avec comme objectif de relire l’histoire dans une perspective de construction nationale : il compose ainsi, en 1904, le roman ’Urūšalīm al-ǧadīda [La Nouvelle Jérusalem], qui évoque la conquête musulmane de la Ville sainte (Deheuvels 2000). Le Syrien Ma‘ruf al-Arna’ut, publie entre les années 1920 et les années 1940 une série de romans historiques retraçant la période des premières conquêtes islamiques, caractérisée par les luttes entre Arabes, Perses et Byzantins. Le Libanais Tawfiq Yusuf Awwad met en scène, dans al-Raġīf [La Galette de pain, 1939], la résistance arabe contre les Turcs ottomans, tandis que le grand auteur égyptien Naguib Mahfouz préfère se pencher, dans ses premiers romans (‘Abaṯ al-’aqdār [Le Destin s’amuse, 1939] ; Rādūbīs [L’Amante du pharaon, 1943] et Kifāḥ Ṭība [La Lutte de Thèbes, 1944]), sur l’âge d’or des Pharaons (Toelle 2007, p. 461-465).
8Au fur et à mesure qu’il s’affirme comme genre littéraire, poursuit Darraj, le roman arabe devient le lieu d’une « histoire alternative » (tārīḫ badīl), chargée de corriger ou de nuancer le récit émanant des instances des pouvoirs religieux et politique :
L’historien ne dit pas le vrai, mais il dit le récit utile qui sert le pouvoir. Sa marginalisation de l’histoire des vaincus va tellement loin qu’elle devient falsification et négation de la vérité. Il se contente d’une histoire locale inventée, sans la comparer avec l’histoire hégémonique globale ni s’arrêter devant les causes de la création d’une histoire dominante […]. C’est pour cela que le romancier arabe s’attèle à corriger le récit de l’historien et à mentionner ce que ce dernier n’a pas pu exprimer. Il affirme ainsi que l’écriture romanesque est la seule science historique et la seule écriture objective qui interroge le passé sans ajouts ni omissions. […] Bien que l’objectivité romanesque soit source de pessimisme, ce dernier est plus utile qu’un optimisme idéologique et obscurantiste. (Darraj 2004, p. 5-6)
9En Égypte, les écrivains ont généralement assumé ce rôle d’historiens parallèles de leur société. Yusuf Zaydan n’est donc ni le seul ni le premier à avoir raconté son histoire de l’Égypte. D’autres, avant et après lui, l’ont fait à leur manière : Nagub Mahfouz, Gamal Ghitany, Sonallah Ibrahim, Ibrahim Abdel Meguid, Salwa Bakr, Baha Tahir, Muhammad al-Mansi Qindil, Alaa al-Aswany, Ahmad Sabri Abu al-Futuh et bien d’autres encore jusqu’aux auteurs les plus récents. En ce qui concerne son travail de relecture et de reconstruction de l’histoire, Yusuf Zaydan tire profit – comme son homonyme Jurji un siècle plus tôt – de son double profil qui lui permet de s’attribuer l’autorité de l’historien en plus de celle du romancier.
10Dans son analyse du « champ littéraire » égyptien, Richard Jacquemond a décrit très précisément ce rôle de l’écrivain en tant que « conscience de la nation ». Le champ littéraire égyptien, dit-il, se caractérise, à partir de la renaissance arabe, par l’engagement de ses membres, et par une conception très marquée de la part de ces derniers de leur rôle d’« éducateur de la nation » (Jacquemond 2003, p. 113-134). Ce modèle – appelé par Richard Jacquemond le « paradigme nahdaoui1 » – a permis aux auteurs d’être à la fois écrivains et écrivants, sans qu’il y ait de contradiction entre les deux rôles. Cependant, à partir de la fin des années 1960, en correspondance avec le tournant historique de la crise de 1967, une partie des auteurs égyptiens et arabes a adhéré au courant du « nouveau roman » et s’est révoltée contre l’élément référentiel en faveur de l’autoréférentialité de l’écriture. Chez ces écrivains, la structure traditionnelle du roman, dotée d’une trame et de personnages vraisemblables, est abandonnée en faveur d’une écriture nouvelle. Celle-ci rompt avec ce que Roland Barthes appelle l’« effet de réel » (Barthes 1970) : elle vise à exprimer la réalité complexe de l’individu et du monde comme si l’intermédiaire de l’auteur omniscient, « démiurge » et organisateur de cette réalité, venait à s’effacer. Depuis, ces avant-gardes littéraires ont toujours manifesté un mépris vis-à-vis de la littérature grand public et ont cherché à s’assurer la survie économique en pratiquant – à côté du métier de romancier ou de poète – d’autres métiers intellectuels tels que critique ou journaliste dans les grands quotidiens arabes.
11Afin de saisir la singularité de Zaydan dans le panorama littéraire égyptien contemporain, il est important de le situer à l’intérieur de son contexte sociolittéraire. Si l’on reprend les termes de Pierre Bourdieu, ce contexte se compose d’une part d’un champ « légitime » (c’est-à-dire considéré comme tel par l’ensemble du milieu culturel), et d’autre part d’un hors champ où se trouvent ceux qui aspirent à intégrer le champ légitime, en gagnant la reconnaissance de ses membres attitrés. Autrement dit, le champ littéraire s’organise autour de deux pôles : celui de la production dite « pure » et celui de la production dite « commerciale ». Les acteurs du premier pôle tendent à n’avoir pour clients que leurs pairs, qui sont aussi leurs concurrents, tandis que les acteurs du deuxième pôle subordonnent leur production aux attentes du grand public (Bourdieu 1998). Cette opposition décrite par Pierre Bourdieu caractérise également le cas égyptien, dans lequel les membres du champ légitime créent et organisent la doxa littéraire, discréditant tout apport qui viendrait d’un élément extérieur à celle qu’ils considèrent leur šilla (« groupe, bande ») (Jacquemond 2003, p. 202). C’est ainsi que, si à l’intérieur de cette dernière on admet, par exemple, qu’un auteur alterne entre la composition d’un roman historique classique, d’un nouveau roman, d’un roman surréaliste et d’autres genres encore, tout choix esthétique provenant de l’extérieur est jugé avec méfiance.
12Cependant, dans la réalité, le partage entre ces deux pôles est parfois moins net que ce que l’on pourrait croire. Beaucoup de romanciers semblent en effet être à la recherche à la fois du succès commercial, qui leur assure la survie, et d’une reconnaissance symbolique de la part des acteurs qui comptent dans le champ. Ce phénomène est décrit par Denis Pernot lorsqu’il parle des « écritures du secteur moyen du genre romanesque » qui « s’efforcent de conquérir des lecteurs sensibles à la qualité littéraire et intellectuelle d’un texte, et d’autres qui s’intéressent plus volontiers au suivi d’une intrigue mettant en présence des héros auxquels ils peuvent s’identifier » (Pernot 2000, p. 269).
13L’éditeur français Farouk Mardam Bey rend également compte de ce phénomène, en décrivant la situation nouvelle que connaît l’Égypte depuis quelques années. « Maintenant, dit-il, tout le monde rêve d’écrire un best-seller. Avant, ce n’était pas dans la mentalité des écrivains, qui préféraient s’adresser à un public trié sur le volet. Aujourd’hui, tous veulent s’adresser au public populaire, touché jusqu’ici essentiellement par les livres religieux » (Jeune Afrique 2009). De manière beaucoup plus nette que d’autres, Yusuf Zaydan semble casser ces clivages entre production pure et production commerciale, et entre reconnaissance des pairs et succès sur le marché. Ainsi, pourrait-on affirmer que Zaydan se situe à mi-chemin entre ce que Jacquemond appelle la littérature « highbrow » (haute) et la littérature « lowbrow » (basse) (Jacquemond 2013, p. 144-161), puisqu’il réussit ce que Pascale Casanova appelle « le mélange impossible du succès commercial et de la légitimité culturelle » (Casanova 1993, p. 12).
14Le cas de Zaydan nous intéresse particulièrement car il illustre parfaitement cet entre-deux qui est l’une des caractéristiques de la littérature arabe des premières décennies des années 2000. Récompensé, en 2009, par le prix le plus prestigieux de la littérature arabe contemporaine (l’IPAF, International Price for Arabic Fiction, appelé communément le « Booker » arabe), ‘Azāzīl a fait l’objet, dès sa sortie et encore davantage après l’obtention du prix, d’un véritable procès en Égypte. Centré sur l’histoire du christianisme égyptien et oriental au ive siècle, le roman aborde notamment les questions des querelles christologiques entre les Églises d’Orient et de la violence perpétrée à l’égard des derniers représentants du paganisme dans un empire désormais chrétien. La réaction officielle de l’Église copte à la sortie du roman ne se fait pas attendre, débutant une polémique qui se prolonge pendant plusieurs mois, voire plusieurs années. Le journaliste culturel égyptien Sayyed Mahmoud fait remarquer – dans un article paru dans le quotidien al-Ḥayāt – que les critiques littéraires sur ce roman ont tardé, ce qui fait que ce dernier a été lu pendant longtemps comme une œuvre sortant du cadre proprement littéraire. Selon Sayyed Mahmoud, c’est la première fois, dans l’histoire de la littérature égyptienne, que l’Église copte s’en prend à un roman (Maḥmūd 2009). En revanche, ce n’est pas la première fois en Égypte qu’un roman reçoit des critiques aussi violentes de la part des autorités et de la presse. Richard Jacquemond nous rappelle l’exemple le plus célèbre de ce type de procès fait au roman historique à l’époque contemporaine, représenté par la censure du roman ’Awlād ḥārati-nā [Les Fils de la médina] de Naguib Mahfouz, publié en 1968. Accusé de dénigrer les prophètes, ce roman est critiqué par l’establishment religieux mais aussi par certains écrivains, qui demandent l’arrêt de sa publication (Jacquemond 2003, p. 77-78). Lors de cette affaire, les positions de ces derniers convergent avec celles des religieux dans la condamnation de l’œuvre du futur prix Nobel de littérature. À ce propos, l’ancien ministre de la Culture et critique littéraire Gaber Asfour, déclare le 5 janvier 1998 :
Tout se passe comme si les intellectuels étaient des frères ennemis qui discourent sur le droit à la différence et ne le respectent pas dans leur pratique quotidienne, revendiquent la liberté alors que dans les faits ils confisquent la liberté d’autrui, brandissent le slogan du dialogue et se précipitent dans le langage de l’accusation. Ainsi, ils reproduisent le langage de l’excommunication à un autre niveau de discours […] et se comportent comme s’ils étaient eux aussi des excommunicateurs. (Jacquemond 2003, p. 64)
15En ce qui concerne le roman de Zaydan, la critique idéologique a été tellement virulente qu’elle a influencé la critique littéraire, comme cela avait été le cas pour le célèbre roman de Naguib Mahfouz. Ainsi, l’accusation de falsification historique dans ‘Azāzīl revient souvent dans les critiques provenant des acteurs du champ littéraire, alors qu’il s’agit là de juger une œuvre de fiction et non pas un ouvrage d’histoire. De la même manière, certains critiques et acteurs du champ littéraire vont dans le sens des autorités ecclésiastiques et accusent l’auteur de raviver – par son roman – les conflits interconfessionnels en Égypte (Abu Golayyel 2011). D’autres, au contraire, rétorquent que ce roman « ne fait que consigner solennellement les actes d’un christianisme fanatique à l’égard du savoir, de la philosophie et de la culture du monde qui l’a précédé » (Bakr 2008) ; ou bien soulignent l’importance de son but, à savoir la remise en question des phases de construction des religions monothéistes, notamment le christianisme (comme ce sera le cas pour l’islam dans le roman suivant, al-Nabaṭī).
16Les raisons de la vague de débats suscitée par ce roman sont à chercher, sans doute, dans le poids que représente – dans un pays comme l’Égypte qui voit le champ littéraire légitime assis sur des bases très solides – l’attribution d’un prix de renommée internationale. Introduit dans le monde arabe en 2008 seulement, ce dernier avait en effet été attribué à un seul roman avant ‘Azāzīl : Wāḥat al-ġurūb [Oasis du couchant] de Baha Tahir. Il s’agissait là aussi d’un roman égyptien, mais écrit par un auteur consacré et appartenant à ce même champ légitime. Ainsi, si la critique idéologique de ‘Azāzīl a été immédiate, sa critique proprement littéraire a tardé, n’apparaissant qu’après l’obtention du Booker. Ce prix a installé le romancier sous les projecteurs de la presse et de la critique, et a contribué à faire monter les ventes du roman, publié par Dār al-šurūq. À partir de ce moment-là, la polémique copte s’efface partiellement pour laisser la place aux querelles internes du champ littéraire égyptien.
17Après l’effet considérable produit par ce roman sur le public et sur la critique, Zaydan poursuit son activité de romancier, fort d’une renommée qui dépasse désormais les frontières de l’Égypte. S’il est vrai qu’ils n’atteignent pas le succès phénoménal du premier, ses romans suivants sont lus (et réédités) en Égypte et dans le reste du monde arabe, grâce aussi à l’intense travail d’autopublicité que l’auteur mène sur les réseaux sociaux et sur les web médias, ainsi qu’en raison de l’influence et de la popularité de sa maison d’édition attitrée Dār al-šurūq. À partir d’al-Nabaṭī, en profitant de l’effet de réputation entraîné par ‘Azāzīl, tous les romans de Zaydan s’inscrivent dans ce que nous pensons être son projet littéraire et sociétal autour de la relation entre religion, politique et violence. Ainsi, al-Nabaṭī aborde la période charnière des débuts de l’islam, durant laquelle la nouvelle religion s’impose non seulement à travers la parole sacrée du Coran, mais aussi par la guerre et la conquête. C’est ainsi que les armées musulmanes mènent la conquête de l’Égypte, à partir de laquelle ont commencé à se bâtir les versions respectives copte et musulmane de l’histoire nationale. Zaydan s’intéresse à cette période car elle constitue, selon lui, le fondement des relations conflictuelles qui agitent l’Égypte jusqu’à aujourd’hui.
18Après ce deuxième roman historique, l’auteur se tourne vers un type de roman plus introspectif, dont la toile de fond est constituée toujours par des événements historiques, mais qui se situent cette fois-ci à l’époque contemporaine. Les deux premiers tomes de sa trilogie, Maḥāll et Guantanamo, traitent – à travers la destinée spécifique du protagoniste – du conflit violent qui oppose les États-Unis et les pays musulmans dans les années qui suivent l’attentat du 11 septembre 2001. S’exprimant essentiellement sur le terrain militaire, ce conflit est aussi, et avant tout, un conflit social entre dominants et dominés, entre colonisateurs et colonisés, dans lequel Zaydan se range du côté des deuxièmes, tout en restant critique en ce qui concerne l’analyse des divisions qui minent sa propre communauté d’appartenance.
19Du point de vue de la langue et de la construction du récit, tous ces romans représentent le choix d’un style classique très éloigné des structures avant-gardistes du « nouveau roman » et accessible au grand nombre. De plus, la préférence que l’auteur accorde à des genres tels que le roman historique et le roman dit « à thèse » lui permet de disposer de tous les outils nécessaires à une présentation claire de ses théories sur les relations entre violence et religion. C’est probablement grâce à cette accessibilité que ses romans sont appréciés par un large public à l’intérieur et à l’extérieur de l’Égypte.
20Dotés d’une intrigue passionnante, très bien structurés et écrits avec un style à la fois élégant et fluide, ces romans sont également riches en références historiques et culturelles. Ces dernières sont parfois tellement nombreuses qu’elles font de ces romans des textes extrêmement érudits. C’est le cas dans ‘Azāzīl, où les références sont à la fois de nature historique, théologique, philosophique, linguistique et culturelle ; dans al-Nabaṭī, où apparaissent pléthore de renvois à l’histoire, aux cultures et aux religions préislamiques, ainsi qu’à l’histoire musulmane ; dans Maḥāll et Guantanamo, dans lesquels l’intertextualité coranique – signalée ou pas comme telle – est omniprésente, à tel point que cela nous a amenée à proposer pour ces romans (notamment pour le dernier) la dénomination de « romans coraniques ». Malgré cette érudition qui peut rendre la lecture ardue, ces œuvres sont largement lues et appréciées. Cela est dû, probablement, aux stratégies que l’auteur met en œuvre afin d’asseoir son autorité discursive d’une part, et de construire d’autre part sa réception par un travail textuel minutieux. Par ailleurs, si Zaydan se situe dans le traditionnel paradigme nahdaoui, il s’en distingue par sa capacité à mettre à profit de manière originale sa double formation. Ainsi, il accompagne son œuvre romanesque d’une riche production épitextuelle (d’autres textes commentant les romans, sans forcément les citer) et péritextuelle (conférences, interviews, etc.), laquelle vient expliquer, gloser et enrichir son univers fictionnel. Ainsi il publie, en 2009, al-Lāhūt al-‘arabī wa-’uṣūl al-‘unf al-dīnī [La Théologie arabe et les origines de la violence religieuse], un essai qui se vend par centaines de milliers d’exemplaires dans l’ensemble du monde arabe et qui fournit d’importantes clés de compréhension de ses romans, à tel point qu’il a été considéré parfois comme un double théorique de ces derniers. Quatre ans plus tard, en 2013, Zaydan fait paraître – chez le même éditeur – trois autres ouvrages : Matāhāt al-wahm [Les Labyrinthes de l’illusion], Dawwāmāt al-tadayyun [Les Tourbillons de la pratique religieuse] et Fiqh al-ṯawra [Science de la révolution]2. Écrits sous la forme de recueil d’articles, ces livres glosent l’œuvre romanesque de l’auteur, commentent l’actualité autour de celle-ci, et prennent position sur l’actualité tout court. Ainsi, Zaydan tente de déconstruire, dans ces ouvrages, toutes les fausses croyances (qu’il appelle « les illusions ») mises en circulation par les autorités (politiques et religieuses) dans le but de contrôler les masses. Ces « illusions » constituent selon lui la base d’histoires nationales orientées qui mettent l’accent sur les facteurs de division plutôt que d’union entre les Égyptiens.
‘Azāzīl
21‘Azāzīl raconte l’histoire de Hiba, un moine originaire de Haute-Égypte qui, au ve siècle de notre ère, décide d’entreprendre un voyage dans les lieux fondateurs de la chrétienté et de l’élaboration du dogme chrétien, afin d’y chercher la vérité du message du Christ. Il se rend d’abord à Alexandrie, capitale de la culture hellénistique et siège d’une des Églises d’Orient majeures ; ensuite à Antioche (au sud de la Turquie actuelle), à Jérusalem, à Éphèse (ville grecque d’Asie Mineure au bord de la Méditerranée orientale). Autant de lieux clés de cette période charnière de l’histoire du christianisme. Après son passage à Alexandrie, où il fait la rencontre de l’évêque Nestorius3 et de son maître Théodore de Mopsueste4, et où il assiste à une conférence de la philosophe néoplatonicienne Hypatie5 (en hommage à laquelle il prendra ensuite le nom de Hiba), il se rend à Jérusalem, pour enfin s’installer dans un monastère près d’Alep. Tout au long de son voyage, un personnage imaginaire l’accompagne : il s’agit d’Azazel, le diable, ou plutôt le démon propre de Hiba, sa conscience, sa voix intérieure. Celui-ci l’incite à mettre par écrit les expériences qu’il a vécues et les événements auxquels il a assisté. À travers le personnage de Nestorius, figure centrale des querelles christologiques qui ont opposé les églises orientales de l’époque, Hiba est le témoin du passage historique d’une période de cohabitation et de pluralisme religieux (qui voit coexister polythéisme, judaïsme et christianisme) à une autre où le christianisme s’impose comme religion officielle unique de l’Empire byzantin. Ce passage ne peut se faire sans générer de fortes tensions, d’abord entre les chrétiens et les fidèles des religions persécutées, puis au sein des églises orientales elles-mêmes. Ces dernières se confrontent notamment, lors de conciles restreints ou œcuméniques, au sujet de la nature du Christ. Commencées avec la prédication d’Arius6 et les violents débats qu’elle suscite (connus sous le nom de « crise arienne »), ces « querelles christologiques » ne cessent de façonner le dogme durant plus d’un siècle. Fixé une première fois au concile de Nicée (325), celui-ci continuera d’être ajusté et enrichi jusqu’au concile d’Éphèse (431), puis de Chalcédoine (451).
22La violence des débats politico-religieux se traduit par une violence, parfois inouïe, entre les fidèles des différentes confessions ou tendances. Cette violence est illustrée par le roman dans lequel Hiba, à la fois héros et narrateur, assiste à Alexandrie aux prêches enflammés du patriarche Cyrille7 incitant les fidèles à purifier la ville des païens et des juifs, et à l’atroce assassinat d’Hypatie par un groupe de fanatiques. Il est témoin des débats théologiques, et des échanges d’anathématismes8 entre Cyrille et Nestorius, qui débouchent sur la condamnation et l’exil de ce dernier à l’issue du concile d’Éphèse (431). À travers les expériences de son héros, Zaydan interroge l’histoire, tout en élaborant par moments une relecture et une réécriture de cette dernière. La version qui en résulte s’oppose par plusieurs aspects à celle mise en avant par l’orthodoxie chrétienne.
Al-Nabaṭī
23Après avoir exploré la phase charnière de construction du christianisme qui se déroule aux ive et ve siècles, l’auteur se penche sur une autre période clé de l’histoire des monothéismes : l’avènement de l’islam au viie siècle. Native d’Égypte comme Hiba, la protagoniste d’al-Nabaṭī, Maria, est une jeune femme copte qui, pour des raisons d’intérêt politique et économique, est mariée à un commerçant nabatéen9, Salama, avec lequel elle part s’installer dans une ville du nord-ouest de la péninsule Arabique, qui semble correspondre à la célèbre cité nabatéenne de Pétra. Contrairement à Hiba, l’héroïne de ce nouveau roman naît dans une Égypte où le christianisme constitue déjà – dans ses deux tendances melkite et jacobite10 – la religion unique. Au sein de la communauté nabatéenne, elle découvre le syncrétisme religieux qui caractérise la péninsule Arabique juste avant l’avènement de l’islam : à cette époque en effet, polythéisme, judaïsme et christianisme y cohabitent pacifiquement, parfois au sein d’une même famille. La religion de Muhammad met fin à cette pluralité, s’imposant très vite, par la guerre et la conquête, comme la nouvelle foi dominante, auprès des Arabes d’abord, et des peuples conquis plus tard. Au début de l’expansion islamique, les habitants de la région se divisent alors entre ceux qui demeurent attachés au passé, comme la vieille mère de Salama, Umm al-banîn, que le chagrin suite à la destruction du temple de la déesse préislamique Al-Lat mène à la mort, et ceux qui adhèrent à la nouvelle foi. Dans la région nabatéenne, située dans une périphérie éloignée du berceau de la religion de Muhammad, et dont les habitants – les Nabatéens – sont de langue et culture arabe11, les conversions à la nouvelle religion se font souvent plus pour des raisons d’ordre politique (liées aux alliances tribales) et économique (le commerce) que par conviction. Cette région constitue aussi le point de départ des généraux arabes partant à la conquête de l’Égypte. Ainsi, le roman fournit aussi des informations sur les relations entre l’Égypte et les « Arabes » (par ce terme on entend dans ce roman les Nabatéens) dans la période qui précède la conquête du pays par Amr ibn al-As. On y découvre, notamment, que ces derniers entretiennent avec ce pays « depuis des milliers d’années » (min ’ulūf al-sinīn) des relations commerciales, qui ont parfois donné lieu à des alliances de sang, à des mariages, comme dans le cas d’Agar, l’épouse égyptienne d’Abraham, et de la jeune protagoniste de notre roman, Maria. L’un des objectifs de Zaydan semble être de montrer que la conquête de l’Égypte par les armées musulmanes a été moins foudroyante et étonnante que ce que le discours véhiculé par l’historiographie musulmane tardive nous laisse croire. Pour l’auteur, il s’agit dans ce roman d’une part de traiter la manière dont s’est effectuée l’expansion de la dernière des trois religions du Livre, et d’autre part d’aller à l’encontre d’une rhétorique du conflit et de la confrontation entre chrétiens et musulmans, menée en Égypte à la fois par les autorités coptes et musulmanes.
Maḥāll et Guantanamo
24Publiés entre 2012 et 2014, Maḥāll et Guantanamo (les deux premiers volumes d’une trilogie qui sera complétée par un dernier roman, Nūr, en 2016) ont pour toile de fond l’Égypte, le Moyen-Orient et l’Asie centrale à l’aube du xxie siècle. Leur sujet principal est le djihadisme contemporain, abordé du point de vue du protagoniste, un jeune musulman pieux et pratiquant d’origine soudanaise. Après l’attentat du 11 septembre 2001, ce dernier se retrouve accusé injustement par les autorités américaines d’être un terroriste. Le premier tome de la trilogie, Maḥāll, raconte les premiers pas du jeune homme dans la vie professionnelle en tant que guide touristique en Égypte, ainsi que sa découverte de l’amour avec la jeune Noura. Quelque temps après avoir quitté le pays pour essayer de faire fortune dans le Golfe, le héros apprend le mariage forcé de sa bien-aimée à un riche Libyen. Le désespoir le pousse alors à accepter une offre de travail en Ouzbékistan (où il fait la connaissance de celle qui deviendra son épouse). C’est dans ce pays qu’il est entraîné, à son insu, dans un réseau de financement du djihadisme. Parti ensuite en Afghanistan afin d’y commencer un nouveau travail, il est arrêté en 2001 par les autorités américaines alors qu’il est en train de filmer, pour une chaîne du Golfe, le déroulement des combats. Comme beaucoup d’autres innocents, il est accusé de terrorisme et emmené dans la prison de Guantanamo, où il restera plusieurs années, en subissant toutes sortes de tortures. Le séjour dans cette prison tristement célèbre pour les sévices qui y étaient pratiqués sur les détenus fait l’objet du deuxième tome de la trilogie, Guantanamo. À Guantanamo, l’alternance d’actes répétitifs et d’interrogatoires marque la succession des journées, au fil desquelles la plupart des détenus perdent progressivement leur humanité, voire leur esprit. Le protagoniste, lui, réussit à préserver son esprit grâce à la lecture, et son humanité grâce à la parole de Dieu. Une vie entière, la sienne, qui sera jalonnée de dures épreuves, durant lesquelles seuls le Coran et les enseignements de son maître spirituel, le cheikh Nuqta al-Akbari, le sauveront du suicide et de la folie. Loin d’être une injonction à la guerre sainte comme c’est le cas pour certains islamistes radicaux, le Coran constitue ici au contraire un guide, un compagnon, un ultime recours contre la tentation de la haine.
L’essai al-Lāhūt al-‘arabī wa-uṣūl al-‘unf al-dīnī
25Avant de devenir le romancier à succès qu’il est aujourd’hui, Zaydan est historien et spécialiste de philosophie arabe. Il consacre de nombreuses années de sa vie à l’édition de manuscrits12. La production scientifique constitue la partie la plus importante du travail de cet auteur qui, un an après la sortie de son roman ‘Azāzīl, publie l’essai al-Lāhūt al-‘arabī wa-’uṣūl al-‘unf al-dīnī, dans lequel il aborde des thématiques très proches de celles de son roman : l’histoire des rapports entre « orthodoxie » et « hérésies »13 ainsi que la relation entre fait religieux, politique et violence.
26Dans ce petit traité de deux cent vingt-cinq pages, Zaydan affirme vouloir répondre à ceux qui l’ont accusé d’attaquer, dans ‘Azāzīl, la tradition copte et de semer le trouble dans un pays déjà en proie à de fortes tensions interconfessionnelles. Pour se défendre, l’auteur veut démontrer l’existence d’un continuum entre les différentes traditions qui ont donné naissance aux trois grandes religions monothéistes. Il s’attèle ainsi à déconstruire toute la pensée apologétique qui, depuis des siècles, vise à diviser les peuples en établissant la supériorité d’une religion sur les autres. Pour ce faire, il commence par exposer les éléments que les religions du Livre partagent, et qu’il réunit sous le nom de « continuum des traditions » (muttaṣal turāṯī). Ensuite, il procède à une analyse des différents courants « hérétiques » dans le christianisme et dans l’islam, en montrant comment la théologie « orthodoxe » s’est construite dans une dynamique dialectique avec ces derniers. Enfin, il se lance dans une longue démonstration sur les origines et les causes de la violence religieuse qui constitue, dit-il, une constante de l’histoire de l’humanité. Il termine par une série de recommandations pour sortir du cercle vicieux qui mêle religion, politique et violence.
27Dans une interview de 2010, Yusuf Zaydan affirme s’intéresser particulièrement aux périodes oubliées et négligées de l’histoire égyptienne, dans le but d’éveiller les consciences de ses contemporains et de les pousser à redécouvrir des épisodes dont elles ont perdu la mémoire (Sāmī 2010). Avec ce projet d’écriture – parfaitement en phase avec le paradigme de l’intellectuel nahdaoui – Zaydan se perçoit à la fois comme forgeur de consciences et détenteur de la vérité sur le passé et le présent de son pays. Le passé lointain, il l’aborde par ses romans ‘Azāzīl et al-Nabaṭī ; le passé plus récent fait l’objet de sa trilogie. Cependant, dans les romans historiques de Zaydan, comme dans tout roman du même genre, passé et présent sont inextricablement liés par une relation d’analogie, présente à la fois dans l’esprit de l’auteur tout au long du processus de création, et dans celui du lecteur lors du travail interprétatif de réception.
28Mais, à la différence d’autres intellectuels de sa génération, Zaydan ne se limite pas à éduquer par ses romans et par une activité journalistique plus ou moins régulière. Fort de sa formation d’universitaire, il n’hésite pas à produire tous autres types de textes : des textes écrits, articles ou essais, des études lexicologiques et étymologiques, des commentaires postés sur les réseaux sociaux ; et des textes oraux, comme ses interventions – assez fréquentes – sur les plateaux télé ou lors de conférences organisées par diverses institutions d’Égypte et du monde arabe. Tous ces espaces d’expression contribuent, à l’unisson, à construire ce qui semble être le projet global de l’auteur : agir sur la conscience des Égyptiens, influencer leurs positions, élargir l’horizon de leurs connaissances historiques dans le but de construire, dans un pays déchiré par les violences et les clivages interconfessionnels, une autre manière de « vivre ensemble ».
29Il s’agira, dans cet ouvrage, d’étudier les stratégies auctoriales et littéraires mises en œuvre par Zaydan afin de mener son projet littéraire et sociétal. Nous allons, dans une première partie, exposer ce que nous avons repéré comme étant les thèses essentielles de l’auteur, notamment en ce qui concerne le continuum entre christianisme et islam, en particulier les similitudes entre certaines « hérésies » chrétiennes et le dogme islamique ; la nature de la présence arabe en Égypte ; les mécanismes qui causent la violence religieuse et enfin les différentes voies proposées pour en sortir. Les thèmes de ses romans et les thèses qui y sont avancées seront analysés à la lumière de la recherche historique et mis constamment en miroir avec son essai al-Lāhūt al-‘arabī. Après avoir fourni un panorama détaillé des thèses qui structurent le projet de Zaydan, nous étudierons ses stratégies d’écriture, afin de montrer comment les choix génériques de Zaydan sont mis au service de son objectif didactique. Enfin, nous passerons en revue les procédés textuels de construction de sa réception, le tout dans le but de montrer la singularité de cet auteur au sein de la littérature arabe et égyptienne contemporaine. Dans cette étude, littéraire avant toute chose, la réflexion s’appuiera sur une recherche historique essentielle à l’analyse de romans renvoyant à des périodes charnières de l’histoire ancienne et contemporaine, mais aussi elle sera constamment éclairée – comme le veut l’approche sociocritique qui la guide – par des considérations d’ordre sociologique.
Notes de bas de page
1 En référence à la période de la Nahda.
2 Le choix du terme « science » pour traduire fiqh (dont le sens le plus commun renvoie à la « science juridique » dérivée de la loi religieuse) est motivé par la signification que l’auteur lui-même donne à ce mot au début de l’ouvrage, en se basant sur ce qui est dit dans le dictionnaire Lisān al-‘arab : « j’attribue à ce mot son sens originel de “connaissance et compréhension d’une chose”, indépendamment de son acception la plus répandue liée à la charia » (hāḏihi al-kalima ta‘nī ‘indī ma‘nā-hā al-’aṣlī al-‘ilm bi-l-šay’ wa-l-fahm bi-hi, bi-ṣarf al-naẓar ‘an ištihār irtibāṭi-hā bi-l-šarī‘a) (voir Fiqh al-ṯawra, p. 9).
3 Né vers 381 et mort en 451, l’évêque Nestorius occupe la fonction de patriarche de Constantinople entre 428 et 431, avant d’être condamné cette même année par le concile d’Éphèse, convoqué sur la demande du patriarche Cyrille d’Alexandrie. Nestorius nie la doctrine établie par l’orthodoxie de l’unicité de la personne du Christ. Il considère que, dans la personne de Jésus-Christ, il y a dissociation entre le Fils coéternel au Père, d’une part, et l’homme Jésus de Nazareth d’autre part. De ce principe en découle un autre : la Vierge Marie ne serait que la « mère de Jésus » (chistotokos), et non pas la « mère de Dieu » (theotokos), comme l’établissait la doctrine apostolique.
4 Théodore de Mopsueste, dit également Théodore d’Antioche, est né à Antioche vers 352/355 et mort en 428. Il fut évêque de Mopsueste en Cilicie de 392 à sa mort. Étant l’une des principales figures de l’école théologique d’Antioche, il soutenait qu’il existait deux natures parfaitement distinctes au sein du Christ. Nestorius fut l’un de ses élèves à Antioche.
5 Née aux alentours de 370 et morte en 415, Hypatie d’Alexandrie est une mathématicienne et une philosophe grecque. Païenne, influencée par les thèses néoplatoniciennes, elle donne des cours qui lui attirent une grande renommée à Alexandrie. En mars 415, à l’âge de 45 ans, elle est brutalement lapidée et assassinée par des fanatiques chrétiens, qui l’accusent d’impiété.
6 Originaire de Cyrénaïque, ce prêtre et théologien chrétien établit une hiérarchie entre le Père et le Fils. Disciple de Licinius et d’Origène, il est combattu par l’évêque Alexandre d’Alexandrie, puis condamné par le concile de Nicée en 325. Ses disciples sont appelés les « ariens » et sa doctrine l’« arianisme ». Il faut cependant noter que cette dénomination a souvent été attribuée à tort, dans les siècles suivants, aux antinicéens dans leur ensemble, toutes tendances confondues, ce qui a largement contribué à détourner la pensée du moine libyen de son contenu originaire.
7 Patriarche d’Alexandrie à partir de 412 à la suite de son oncle Théophile, Cyrille s’attache à éradiquer de la ville tout reste de paganisme et toute sorte d’hérésie. Appelé pour son zèle « le pilier de la religion » (‘amūd al-dīn) par les fidèles coptes, il s’engage notamment dans un combat contre l’évêque de Constantinople Nestorius, qu’il fait condamner lors du concile d’Éphèse en 431 pour ses théories sur la personne du Christ et sur la Vierge.
8 Dérivé du mot grec anathêma (offrande votive, puis « malédiction » : en arabe la‘na), l’anathématisme est dans le christianisme une excommunication (en arabe taḥrīm) qui exclut celui qui en est l’objet de la société des fidèles.
9 Appelés « pasteurs nomades » dans les sources assyriennes et israélites, les Nabatéens semblent être le premier peuple à s’être sédentarisé dans la région de l’Arabie nord-occidentale. Ils vivaient de l’élevage dans un désert aride dans lequel ils avaient appris à stocker l’eau (d’où leur nom, dont la racine n-b-ṭ renvoie à l’action de puiser l’eau). Profitant de leur position favorable sur les routes caravanières, ces pasteurs s’enrichissent grâce au commerce, étendent leur territoire jusqu’à la Jordanie actuelle au nord et à l’Euphrate à l’est, et fondent le royaume nabatéen de Pétra (au sud de la Jordanie actuelle) au vie siècle avant Jésus-Christ. Ce dernier atteint un prestige immense avant de décliner au ier siècle, avec la conquête romaine. Arabisés comme la plupart des peuples de la région, les Nabatéens se définissent comme Arabes (voir Hoyland 2001, p. 58-78).
10 Après le concile de Chalcédoine de 451, deux Églises s’opposent en Égypte au sujet de la nature du Christ : l’Église byzantine dite « diaphysite », selon laquelle Jésus est à la fois Dieu et homme et a donc pleinement les deux natures, divine et humaine ; et l’Église « monophysite » (du grec monofysis, « une seule nature »), selon laquelle Jésus n’a qu’une seule nature divine, celle-ci ayant comme « absorbé » sa nature humaine. En Syrie, l’Église monophysite est appelée « jacobite » du nom de son initiateur Jacques Baradée, sacré évêque au vie siècle par le patriarche copte d’Alexandrie. La tradition hérésiographique musulmane utilisera ce terme de jacobite pour tous les chrétiens monophysites sans distinction, qu’ils fussent syriens ou égyptiens. Quant aux adeptes de l’Église impériale byzantine, ils seront appelés par cette même tradition « melkites » (de malik, « roi »).
11 En ce qui concerne la question de l’arabité des Nabatéens, elle est attestée par les chercheurs spécialisés sur l’histoire de l’aire dite la « Nabatée ». Cette dernière s’étend – du nord au sud – entre le sud-est de la Syrie actuelle (autour de la ville de Bosra ou Bostra) au golfe d’Aqaba (en passant par Pétra) et à la région nord-ouest de l’Arabie saoudite (Madaïn Saleh) ; et – de l’ouest à l’est – du Sinaï jusqu’à l’ouest de la Mésopotamie. À partir du ive siècle avant notre ère, Pétra devient le centre religieux, économique et culturel de cette région. Les inscriptions montrent que la langue écrite utilisée pour les fonctions religieuses et dans les transactions économiques est l’araméen, noté en caractères nabatéens. En revanche, la langue vernaculaire de ces populations est, depuis bien avant l’islam, l’arabe. Ainsi, l’article utilisé est al alors que les nord arabiques emploient ḥa ou an. Les chercheurs ont observé que cette langue vernaculaire prend de plus en plus la place de la langue écrite, ce qui est montré par le nombre croissant d’inscriptions – en caractères nabatéens – n’utilisant plus l’araméen mais l’arabe, même à des fins religieuses ou officielles. Par exemple, dans de nombreuses inscriptions, des ben (« fils ») arabes sont, dans un premier temps, mélangés à des bar (« fils » pl. bnin) araméens, pour ensuite les remplacer définitivement (voir Cantineau 1930 et Roche 2018).
12 Voir, pour les publications de Zaydan, son site internet : http://www.ziedan.com [archive].
13 Le mot « hérésie » dérive du grec hairesis, terme neutre signifiant « opinion, doctrine, école philosophique ». Durant les premiers siècles du christianisme, ce terme change de sens et prend la connotation négative d’« écart, déviation » de la vraie doctrine, qui est désormais appelée « orthodoxie » (voir al-Lāhūt al-‘arabī, p. 37-38).

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