Conclusion
Des réseaux flexibles dans des mondes inflexibles ?
p. 254-257
Texte intégral
1Selon le sociologue britannique Anthony Giddens, « l’essentiel pour les individus et les groupes ne serait plus de “faire territoire”, mais d’accéder à un réseau » (Giddens 1994). Il n’est pourtant pas si évident de déconnecter le réseau du territoire. Dans le cas palestinien, la constitution de réseaux militants, artistiques et diasporiques n’est pas tout à fait séparée d’une aspiration à « faire territoire », à revendiquer un État-nation, et à toujours reconstruire les fils distendus d’une « conscience nationale moderne » palestinienne (Khalidi 2003) tout à la fois malmenée et forgée par des décennies d’exils et d’occupation. Depuis 1948, la constitution de réseaux palestiniens transnationaux rêve, imagine, redessine, virtualise un territoire : tantôt celui de l’ancienne Palestine mandataire, tantôt celui d’une Palestine limitée aux frontières de 1967. Les Palestiniens ne sont du reste pas les seuls dans cette démarche : les réseaux kurdes de la diaspora européenne (particulièrement ceux du Parti des travailleurs kurdes – PKK – en Allemagne et en France) construisent depuis plusieurs décennies un imaginaire national attaché à un territoire au croisement de la Turquie, de l’Irak, de la Syrie et de l’Iran (Grosjean 2017). Le réseau n’est pas forcément contradictoire avec le territoire : pour faire territoire dans le cas de peuples diasporisés, il faut d’abord faire réseaux, formes souples d’infrastructures transnationales sur lesquelles peut s’ériger un mouvement centré sur la libération d’un territoire.
2Cette dialectique entre réseaux et territoire est au cœur de cet ouvrage : car qui dit Palestine dit bien territoires (au pluriel), et dit aussi Territoires palestiniens occupés (TPO). Les études de cas présentées par les chapitres illustrent bien, mutatis mutandis, une heureuse formule de Sari Hanafi qui évoque « des citoyennetés flexibles face à l’inflexibilité des politiques étatiques » (Hanafi, Nissant & Molignier 2008, p. 29) : à ceci près que les Palestiniens, quel que soit leur degré de flexibilité, ne peuvent être citoyens de l’État qu’ils revendiquent, par définition. En tous les cas, dans le cadre « inflexible » de contraintes imposées depuis des décennies aux populations palestiniennes, quel que soit leur lieu de vie (TPO, pays « hôte », diaspora) ou leur statut juridique (réfugié, détenteur ou non d’une nationalité), les Palestiniens adoptent de facto des « stratégies flexibles de survie » (idem) pour mener à bien leurs vies, faire ou défaire des liens, mener leurs activités quotidiennes, et revendiquer un espace national qui leur soit propre. À l’émiettement des territoires, qu’il soit celui de la « peau de léopard » des TPO ou celui de la transnationalité imposée par la dispersion des Palestiniens de par le monde, répond un fonctionnement palestinien nécessairement en réseaux.
3De cette situation découlent plusieurs manières d’envisager les réseaux dans le cadre palestinien. Tout d’abord, les réseaux fonctionnent en grande partie « dans l’ombre », constituant ainsi des formes de réponses au pilonnage israélien des TPO, à la fragilité juridique constitutive du statut de réfugié palestinien (Al Husseini), mais aussi au nouvel ordre global néolibéral qui vise à détruire tout lien social. Les réseaux dont il est question se manifestent donc par la (re)constitution de collectifs informels, parfois inattendus, hétérogènes et multifaces. Ces réseaux ne sont pas uniquement (même s’ils sont en grande partie, pour les raisons précédemment évoquées) des réseaux transnationaux qui pallient la territorialité éclatée de la nation palestinienne : ils sont aussi des réseaux locaux qui permettent des recompositions quotidiennes et des formes d’entraides au sein des hiérarchies de statuts aux manifestations parfois subtiles (Gasparotto ; Ouchaklian). En ce sens, les réseaux s’accommodent de cadres flous et de restructurations permanentes. C’est qu’un réseau ne fonctionne jamais seul : il s’articule à d’autres pour produire des effets dans le réel. La puissance des réseaux sociaux numériques dans leur capacité de transmission et de mobilisation est rendue possible par l’articulation à des réseaux d’interconnaissance, tout en en produisant de nouvelles formes et en décuplant les modalités mêmes de cette interconnaissance. Ainsi le rapport quotidien avec le lieu saint qu’est la mosquée al-Aqsa peut-il devenir virtuellement accessible (Grugeon). Si cette articulation entre réseaux virtuels et réseaux de proximité peut s’effectuer, c’est aussi parce que, tout comme l’institution ne crée pas l’appartenance collective, les possibilités matérielles offertes par les technologies numériques (celle d’échanger via Facebook par exemple) sont à elles seules impuissantes à créer des réseaux. Pour être opérationnelles et pour « faire réseau », ces possibilités virtuelles doivent faire l’objet d’investissement, de création et de circulation de valeurs, d’argent, de ressources, d’intérêts, d’activités… Concernant le cas précis des mobilisations, le fait même de « faire réseau » peut s’incarner dans des formes d’« action collective individualisée » (Micheletti 2003) comme le montrent les « internationaux » décrits par Clio Chaveneau.
4Les différents chapitres de cet ouvrage ont montré comment des Palestiniens ont défié des contraintes territoriales par Internet (Grugeon), fonctionnent en réseau dans l’ombre de l’institution protoétatique de l’Autorité nationale palestinienne (Ouchaklian), reproduisent ou luttent contre les hiérarchies de statuts à Ramallah (Gasparotto), créent de la citoyenneté dans les contraintes de la diaspora au prisme du statut de réfugié (Al Husseini), étendent la Palestine, à travers l’art, du local au global (Slitine ; Nakhlé-Cerruti), mais aussi comment des « internationaux » tissent de nouvelles sociabilités et des modes d’agir dans les TPO (Chaveneau), ou perpétuent les usages et les significations d’une lutte palestinienne qui est aussi un symbole transcontinental (Dot-Pouillard). Ce sont autant d’usages des réseaux qui font émerger, plus que des discours, des pratiques du quotidien dans certains cas, des modes d’agir militants dans d’autres, créatifs et flexibles, prenant place dans des mondes palestiniens quadrillés par des réseaux de contraintes particulièrement « inflexibles ».
Bibliographie
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Giddens Anthony (1994), Les Conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan.
Grosjean Olivier (2017), Le PKK et la fabrique d’une utopie, Paris, La Découverte.
Hanafi Sari, Nissant Stéphane et Molignier Jean-Marck (2008), « Réfugiés palestiniens, citoyenneté et État-nation », Hommes et Migrations, n° 1272, p. 22-43.
Khalidi Rachid (2003), L’Identité palestinienne. La construction d’une conscience nationale moderne, Paris, La Fabrique.
Micheletti Michele (2003), Political Virtue and Shopping. Individuals, Consumerism and Collective Action, Basingstoke, Palgrave Macmillan.
10.1057/9781403973764 :
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