Conférence du 6 juin 2017
Homoérotisme et homosexualités dans les sociétés arabes des âges prémodernes à l’ère contemporaine
p. 147-164
Texte intégral
1Le fait que cette contribution soit proposée dans le cadre d’un cycle intitulé « minorités en islam, islam en minorité » oriente la réception de ma contribution et impose quelques précautions épistémologiques. Je ferai cinq remarques qui articuleront mon propos.
Le concept de minorité
2D’une part, pour qu’il y ait minorité, il faut qu’il y ait majorité et sentiment, dans un groupe humain, de ne pas appartenir à cette majorité, de se sentir une communauté de culture ou de destin du fait de cette situation minoritaire liée à un trait de leur être. Inversement il faut que ce groupe soit perçu comme tel par la population se définissant comme majoritaire. Il s’agit d’une perception identitaire : le trait discriminant de cette population sera reçu intérieurement et extérieurement comme élément central ou périphérique de l’identité, déterminant une idée de soi et de l’autre, entrainant privilèges ou vexations, avantages ou désavantages dans des situations données d’interaction au sein de la société. On suppose donc, dans le cadre de cette intervention, que la minorité en question serait « les homosexuels » et la majorité « les hétérosexuels ».
3Le trait discriminant d’une identité homosexuelle n’est donc pas un fait physique (ethnique, par exemple) ou idéologique (l’appartenance à une communauté de croyants est une adhésion liée au hasard de la naissance, dans un milieu héritier de cette croyance), mais une préférence sexuelle. Le point commun avec un trait discriminant physique est qu’il ne dépend pas de la volonté du sujet, qu’il n’est pas un choix ; le point commun avec un trait discriminant idéologique (l’appartenance à une communauté religieuse) est que, bien que le sujet n’ait pas de prise sur sa préférence, la constituer en trait identitaire est en revanche un choix, tout aussi culturellement construit que l’appartenance religieuse.
4Or, ce qui doit être pris en considération ici, c’est que « l’invention de l’homosexualité » dans les sociétés occidentales, pour reprendre la célèbre formule de Foucault, et, partant, l’invention de l’homosexuel, est un phénomène récent, incomplètement réalisé, se heurtant à des résistances notables de la part des sujets minoritaires comme majoritaires, tout comme la « naturalisation » de l’hétérosexualité comme norme du désir humain. L’idée que la préférence sexuelle est constitutive d’une identité, puis secondairement que cette identité détermine un sentiment d’appartenance communautaire et donne naissance à une minorité susceptible d’exiger des droits, est une des transformations majeures des sociétés contemporaines.
5Dans le monde arabe, intimement liée aux discours et représentations dominants en Europe et en Amérique depuis l’âge colonial, et plus intensément encore dans le monde globalisé postcolonial, cette conception d’une identité découlant des goûts et pratiques sexuelles est évidemment récente, et elle a la particularité d’être exogène et clairement ressentie comme telle – elle a été reçue en Europe comme exogène, américaine et importée, mais cette épistémè est maintenant dominante. La relation postcoloniale à l’Occident vient parasiter l’émergence effective d’un sentiment identitaire homosexuel.
6D’autre part, dans ce cycle d’études des minorités, c’est « l’islam » (en tant que culture avec un I majuscule ou en tant que système de croyances religieuses avec un i minuscule) et non l’arabité, qui est le cadre de mon intervention. La question d’une singularité et d’une homogénéité des sociétés se définissant comme musulmanes avec l’orientation du désir est légitime, mais complexe. En tout état de cause, les deux champs « arabe » et « islamique » sont connexes pour des raisons historiques, linguistiques et sociales ; je précise que je ne traiterai ici que des sociétés arabophones, quand bien même la variable « islam » est aussi susceptible d’être évoquée, puisqu’elle est utilisée par les hommes et femmes concernés. Pour un chercheur, toute phrase commençant par « dans l’islam… » est par définition nulle et non avenue, car elle suppose une vérité éternelle transcendant les espaces, les périodes, les contingences et les individualités, et confond le noyau islamique (textes et interprétations canoniques) avec les sociétés et l’écart entre leurs valeurs et la Loi. Mais pour les individus, cette prégnance de la question religieuse est une réalité, et le sentiment d’une incompatibilité entre deux éléments identitaires que seraient la foi et l’homosexualité est d’autant plus violente s’il ne s’agit plus simplement d’actes transgressifs que le croyant commet en espérant le pardon divin ou sans se poser la question, mais une partie de son être qui serait l’homosexualité, aussi définitoire que l’identité musulmane (ou chrétienne).
7Deux axes dialectiques doivent être croisés pour traiter des questions de sexualité entre personnes du même sexe dans une perspective comparatiste : l’axe actes versus identité et l’axe actes versus genre du partenaire.
Actes versus identité
8Le premier axe porte sur le lien entre, d’une part, le fait pour un individu d’avoir des rapports sexuels avec des partenaires qu’il admet être de même sexe, et qu’il perçoit ou non être de même genre (sexe social), et, d’autre part, celui de se considérer de ce fait comme susceptible d’être nommé, et que ce nom soit constitutif de son être. Les chercheurs travaillant sur la prévention contre les maladies sexuellement transmissibles et notamment le sida utilisent par convention l’étiquette « men who have sex with men », les individus ne se reconnaissant pas nécessairement comme « homosexuels » pour des raisons diverses : pratiques occasionnelles, pratiques liées à une nécessité financière – mais ne correspondant pas à une préférence, ou à une préférence exclusive –, pratiques non exclusives d’autres pratiques sexuelles entrant dans le cadre hétérosexuel, refus d’une étiquette socialement stigmatisante, refus d’une étiquette plaçant sous une même dénomination des actes que le sujet perçoit comme de nature différente, etc. La question de la désignation est essentielle. Cette mise à distance de l’équation actes/identité théorisée par les chercheurs en sciences sociales s’est généralisée dans les associations en Occident, et dans une phase plus récente dans le monde arabe. C’est une précaution méthodologique nécessaire pour traiter des sociétés prémodernes. De ce fait, le mot « homosexualité » est utilisé avec précaution par la recherche, et le plus souvent par simplification, à défaut d’un terme neutre qui serait non essentialisant.
9La première conséquence de cette distinction est que, dans les sociétés prémodernes, monde de l’islam inclus, la religion n’a strictement rien à dire de l’homosexualité ; elle ne se préoccupe que des actes homosexuels. Le fiqh, la jurisprudence islamique classique, condamne la pénétration anale entre hommes (la pénétration anale hétérosexuelle dans le cadre matrimonial licite est sujet de désaccord entre écoles), au même titre que la pénétration vaginale hétérosexuelle illicite, désignée par le terme « zinâ » (adultère et fornication), avec des parallèles entre les deux. D’autres actes sexuels, sans pénétration, sont également condamnés, avec des châtiments moindres. L’application de ces condamnations est extrêmement malaisée, exigeant un système complexe de témoignages, au point que cette législation semble faite pour être inapplicable et déléguer la punition des transgressions sexuelles à la sphère familiale, tribale ou communautaire d’une part, et à l’appréciation arbitraire du prince d’autre part (ta‘zîr). Cette jurisprudence, bien que non appliquée, constitue néanmoins la base du droit. Les États arabes modernes ont des législations mêlant des principes classiques du fiqh, selon les écoles dominantes dans une région donnée, avec des législations européennes anciennes, remontant à l’époque coloniale, condamnant soit de façon vague les actes immoraux, la débauche publique, soit de façon un peu plus précise les actes « contre-nature », selon le principe de « naturalisation » de l’hétérosexualité à laquelle nous faisions allusion et qui ne remonte pas au-delà du 19e siècle dans le monde arabe.
10Le droit islamique classique ne connaît que des actes homosexuels, ne s’intéresse réellement qu’à la pénétration anale et ne connaît pas d’homosexuels ; les États contemporains du monde arabe, eux, quel que soit leur degré d’efficience et d’autoritarisme, sont régulièrement susceptibles de réprimer les homosexuels sous la double argumentation des législations coloniales et d’une morale religieuse, mais faisant fi des précautions d’un fiqh inapplicable. Les organisations terroristes installées sur un territoire inventent quant à elles l’application de dispositifs dont la pratique réelle n’est pas attestée avant les horreurs contemporaines.
11La seconde conséquence est que la projection d’une identité homosexuelle sur des figures littéraires ou historiques arabes prémodernes est une phase logique dans la constitution identitaire et communautaire homosexuelle, une démarche essentialisante supposant une éternité de l’identité homosexuelle, et qui, tout comme elle fonde Alexandre le Grand en supposé « homosexuel » dans le cadre occidental, se choisit et se construit des icônes, telles que le poète d’époque abbasside Abû Nuwâs (m. vers 813-815), supposé « homosexuel » et illustrant une supposée « tolérance » historique envers l’homosexualité. Ce discours est certes anachronique, anhistorique, essentialisant, non scientifique, mais il est aussi un enjeu idéologique. C’est une démarche visant, face à une réaction hostile conservatrice, à se rechercher de « pieux ancêtres » et à affirmer l’inscription de la culture arabo-islamique dans l’universel, par le biais du plaisir. Pourtant, une branche de cette démarche d’affirmation du droit au plaisir dans le cadre arabo-islamique se montre très gênée par la présence massive d’une thématique homoérotique dans les productions culturelles, notamment littéraires prémodernes, et, après avoir réfuté le concept d’homophobie, se demande finalement si l’homosexualité était tolérée dans les sociétés musulmanes traditionnelles. Elle s’abstient cependant de répondre en notant l’étrange humour des érotologues médiévaux.
12Toutes les études publiées avant les années 1990 ont une caractéristique en commun : l’absence d’intérêt porté à la dimension homosociale et homoérotique des sociétés musulmanes à l’ère classique, d’où l’embarras à l’évocation de cette question. Cette dimension s’impose pourtant à l’observateur à partir du corpus scripturaire classique arabe, persan et ottoman, mais aussi tout simplement lors du contact avec la ville musulmane contemporaine, où il se trouve confronté à une définition de la virilité qui parfois le déconcerte. Son traitement, dans les premières publications scientifiques en français, hésite entre les allusions discrètes de Bousquet : « [la pédérastie] est loin d’être inconnue chez les adultes. On sait que telle région de Tunisie est particulièrement réputée à cet égard1 », la tartufferie de Pellat estimant que la séparation des sexes a joué un rôle capital « dans ce qui demeure, dans une large mesure, un vice2 » ; et les regrets mêlés de psychanalyse chez Bouhdiba : « Pédérastie et saphisme ne sont que succédanés, dérivatifs et formes compensatoires engendrés par la bipartition sexuelle et perçus explicitement comme pis-aller3. »
13La libéralisation des mœurs en Occident à partir des années 1970 a bien permis une levée de ce tabou discursif, prenant congé de la dénonciation du « vice oriental » qui caractérise le discours polémique chrétien puis colonial, sans pour autant déboucher en France, du moins dans le discours destiné au grand public, sur une plus juste perception de l’homoérotisme dans les sociétés musulmanes prémodernes. Chez Malek Chebel, représentant de l’exaltation d’un âge d’or érotique arabe, la gêne cède le pas au clin d’œil égrillard et à l’anachronisme :
Les Arabes homophobes ? Il faut mal les connaître auraient dit, unanimes, Al-Jahiz (vers 776-869), Abû Nûwas [sic] (757-815), Al-Antaki (mort en 1599) et bien d’autres amateurs éclairés qui, de toute façon, auraient trouvé l’idée saugrenue et peu consistante. Mais c’étaient des érudits qui n’avaient pas de compte à rendre au mollah et au censeur4.
14Une telle formulation constitue un florilège d’approximations : sans même s’étendre sur l’absurde référence à la très récente notion d’homophobie, des pratiques homosexuelles sont chez cet auteur assimilées sans questionnement à une identité homosexuelle ; trois littérateurs de périodes différentes sont présentés comme des « amateurs éclairés » (peut-être par la lumière de la modernité ?) de ce qu’on suppose être la sodomie. La présence dans leurs écrits d’anecdotes homoérotiques est comprise comme la revendication d’une préférence sexuelle, sous-entendant un rejet de l’hétérosexualité. Peu importe que le premier soit un théologien mu‘tazilite, courant dogmatique affirmant le libre-arbitre et considérant en conséquence que la faute – qu’est assurément la sodomie au regard de la religion – place le pécheur dans une situation intermédiaire entre croyant et mécréant, ou qu’il ait composé une épître défendant le « ventre » face au « dos ». Peu importe que le second soit un poète revendiquant la transgression dans le cadre normé d’un genre poétique, le mujûn, et qui dans sa poésie se préoccupe fort peu du consentement de partenaires adolescents, rémunérés ou abusés dans le cadre rituel du viol comique (qu’il corresponde à une réalité ou à un simple script littéraire). Ou que le troisième soit un médecin aveugle (on l’imagine mal se grisant à la vue des éphèbes), auteur d’une somme sur l’affliction amoureuse, considérée au 16e siècle comme une maladie relevant de la médecine. Quant à l’opposition supposée entre le « mollah » (terme désignant un homme ayant une compétence en sciences religieuses en Iran et au Pakistan, sans doute utilisé ici comme symbole du rigoriste), et l’érudit et hédoniste impénitent, elle ne fait pas sens dans des cultures où l’érudition va de pair avec la maîtrise de codes éthiques et esthétiques intrinsèquement liés au religieux.
15C’est le développement des Gender Studies et des Gay and Lesbian Studies dans les universités d’outre-Atlantique qui apportera à partir des années 1990 un appréciable renouveau aux études sur la sexualité dans les sociétés musulmanes, tout en interrogeant préalablement, à la suite des travaux de Foucault, l’applicabilité de catégories construites parallèlement avec la modernité occidentale. Au scénario du texte sacré et de la Loi, à l’analyse de l’éthique définie par les savants médiévaux, répondra désormais un intérêt pour les marges, pour les « ratés » de l’adéquation idéale entre sexe biologique et attitude normée. La littérature, les chroniques historiques, les textes de médecine et d’oniromancie viennent compléter le corpus étudié.
Actes versus genre du partenaire
16Le second axe est celui des actes vs. genre du partenaire. Dans ce débat concernant essentiellement les pratiques homosexuelles entre hommes, ce qui, pour l’individu, définit son groupe et l’inscrit au sein d’une masculinité « normale » ou divergente, est le type d’acte pratiqué avec le partenaire, ou le genre du partenaire. Les cultures prémodernes du monde arabo-musulman, dans la mesure où on peut les connaître par leurs écrits (savants) considèrent que la nature de l’homme est d’être le sujet pénétrant. Dès lors, le choix du genre du pénétré est affaire de goût, mais le pénétrant n’abdique pas sa masculinité. Le désir d’être pénétré est quant à lui construit culturellement comme anormal, maladif, à moins d’être justifié par le besoin financier, ou l’âge. Par contre, l’appréciation de la beauté adolescente est, elle, construite comme norme, quand bien même sa satisfaction par le biais d’une pénétration irait à l’encontre de la loi. La question de la fréquence et de l’exclusivité du goût entre aussi en ligne de compte et distingue les productions littéraires du discours de la loi.
17La loi parle d’actif et de passif (fâ‘il/maf‘ûl bih), sujet et objet d’un acte de pénétration, et prévoit leur châtiment, sans se préoccuper du caractère unique ou répété de l’acte, du goût ou du désir des partenaires. La littérature (poésie, prose, érotologie) parle quant à elle de désirs, de tendances, de préférences : le lûtî est le sodomite actif saisi dans le cadre d’une préférence (le terme est non-juridique), mais ne supposant aucunement un « mode de vie » exclusif, et l’objet « normal » de son désir est l’éphèbe et non l’homme barbu, car ce second choix le fait sortir de la « normalité » médiévale ; le ma’bûn est le sodomite passif par goût/perversion ; le mu’âjar est le prostitué masculin supposé partenaire passif ; le mukhannath est l’efféminé, mais son lien à la sexualité est complexe, car son comportement public n’est pas toujours lié à une préférence sexuelle, qui est supposée cependant être celle du partenaire passif. Les recherches pionnières de E. Rowson montrent que les textes littéraires distinguent entre ces différents groupes de transgresseurs, mais les liens établis littérairement entre le zânî (fornicateur dans le cadre hétérosexuel) et le lûtî (sodomite actif) sont parallèles aux débats du fiqh sur l’analogie entre les deux actes et ils apparaissent comme une variation sur le même thème : des transgresseurs ne maîtrisant pas un désir « normal » de pénétration et sortant du cadre licite, une simple différence de goût les séparant. Ils n’ont pas de communauté de destin avec les autres, ne montrent pas de solidarité et n’ont pas de sentiment d’appartenir à un même groupe, dans les sources littéraires (quant à la réalité des sociétés, nous n’avons aucun moyen de les connaître).
18Ces êtres de chair, de sang et de désir vivent « Before Homosexuality », pour reprendre le titre de l’excellent ouvrage de Khaled El Rouayheb sur la thématique homoérotique chaste en littérature prémoderne de langue arabe5.
La naturalisation de l’attirance hétérosexuelle
19La naturalisation de l’attirance hétérosexuelle ( = hétéronormalisation du désir) a été, historiquement, un enjeu majeur de la modernité du monde arabe et une condition essentielle de la redéfinition de la place des femmes dans la société. Il faut voir dans les textes médiévaux que l’exaltation de la supériorité du « dos » sur le « ventre » (comprendre pénétration rectale [des garçons] plutôt que vaginale), des éphèbes sur les jouvencelles, des plaisirs masculins sur la fréquentation des femmes, est couplée à une virulente misogynie : qu’elle soit humoristique ou non n’enlève rien de sa violence. La réhabilitation des femmes, la délégitimation du discours misogyne chez les réformistes de la renaissance arabe du 19e siècle, impliquait nécessairement de supprimer, cacher, dénoncer le discours du mujûn transgressif exaltant la supériorité d’une société exclusivement masculine.
20Une des premières manifestations en langue arabe de cette hétéronormalisation du désir se trouve dans le fameux récit de voyage de l’Égyptien Rifâ‘a al-Tahtâwî à Paris entre 1826-1831. Voici ce qu’il note :
L’une des choses les plus appréciables dans la nature [des Français], et en quoi ils sont semblables aux Bédouins, est qu’ils n’ont nulle inclinaison pour les jeunes gens et ne vantent pas leurs charmes. […] on ne peut dire en [poésie] française « j’aime cet éphèbe », car ce serait là tout à fait inacceptable. Et quand ils traduisent nos écrits, ils adaptent et disent plutôt « j’aime cette jeune fille ».
21Estimant que les Français ont raison de voir dans cela une corruption morale, Tahtâwî compare alors l’attraction d’un sexe pour l’autre à celle du fer et de l’aimant, ou de l’électricité statique, et établit qu’une attraction pour le même sexe sort du naturel. La première comparaison est déjà employée mille ans auparavant par Ibn Hazm (m. 1064), mais pour qualifier n’importe quel type de passion ; avec Tahtâwî s’installe, sans doute pour la première fois en langue arabe, une argumentation restreignant le champ du naturel à l’attraction hétérosexuelle, avec un emploi volontaire de parallèles « scientifiques ». Le jeune voyageur sait trouver dans son bagage culturel des vers qui semblent aller en ce sens :
J’aime à la passion Sa‘dâ, Rabâb et Zaynab
Et peu me chaut la myrte d’une première barbe
ou la lettre mîm qu’elle dessine
Ma voie n’est pas celle de chanter les charmes
des adolescents
Quand bien même cela devrait me valoir le blâme
des censeurs
La seule beauté des jeunes gens pour moi est
dans la bataille
Quand ils portent une lance brillante et une cuirasse
Qu’ils se lancent au cœur de la bataille et ne se laissent point détourner
Par les appels à la clémence quand il y a tête à couper
22Ces vers sont cependant l’expression d’une préférence – que le poète craint blâmable – et ne préfigurent en rien l’hétéronormalisation littéraire qui se met lentement en place à partir de la seconde partie du 19e siècle. La conscience d’une différence culturelle sur ce point entre mondes arabo-musulman et européen n’est d’ailleurs pas saisie avec netteté par tous les voyageurs du 19e siècle : frappé par la laideur des Français, le Marocain Idrîs al-‘Amrâwî aperçoit en gare d’Auxerre un beau jeune homme, depuis la fenêtre du train qui le mène à Paris en 1860, où il aura audience auprès de Napoléon III ; or, dit-il :
Nous n’avions point vu de visage plaisant depuis que nous avions pris pied sur la terre des chrétiens. Il captiva le regard de tous mes compagnons, qui m’invitèrent à composer impromptu quelques vers galants en matière de plaisanterie ; bien que je ne sois pas un des maîtres de cet art, je dis alors :
J’ai vu un faon à la porte d’Auxerre,
Qui s’empare des cœurs par son regard langoureux […]
Tous s’arrachèrent ce poème et ce fut le sujet de conversation de leur séance. Il y avait parmi nous le traducteur […] qui en prit une copie, la traduisit, m’assurant que la pièce lui plaisait fort et qu’elle était bien éloquente. À Paris, lorsque nous rendîmes visite au ministre, il m’assura que le traducteur l’avait informé de mes vers sur Auxerre, qu’il les avait trouvés très beaux, et qu’ils étaient pour lui indice de notre intelligence […], et demandait à Dieu que nous trouvions à Paris d’autres sujets à honorer par notre poésie.
23On peut d’ailleurs s’interroger sur les intentions véritables du traducteur de cet ambassadeur…
24Devant le miroir tendu par l’Europe coloniale au « vice oriental » et pour assurer la légitimité de la présence des femmes dans l’espace public, l’extrême division homosociale caractérisant les sociétés arabes au 19e siècle va être réduite (partiellement) et parallèlement l’homoérotisme sera délégitimé, dans les productions culturelles savantes, et dans une moindre mesure, populaires. Cependant, l’homosocialité demeure importante dans les sociétés arabes et, pratiquement, elle fournit jusque dans les années 1980 une couverture efficace aux relations homosexuelles. L’observateur extérieur prend des pratiques homosociales pour des pratiques homosexuelles (femmes tenant la main aux femmes, hommes tenant la main aux hommes dans la rue, hommes et femmes plus ou moins nus entre eux au hammam, etc.), mais en même temps, ceux qui se tiennent la main peuvent, par hasard, effectivement être amants, et les hammams être effectivement des terrains de drague.
Gay way of life occidental et agentivité des gays dans le monde arabe
25La nature globalisée des cultures contemporaines provoque à partir des années 1990 une publicité et visibilité du gay way of life occidental naissant, aboutissement d’une évolution propre des sociétés occidentales. La transmission d’un modèle communautaire exigeant affirmation de sa préférence, coming-out, revendication, communautarisation, vers les sociétés arabes serait-elle le résultat navrant et plus ou moins involontairement impérialiste d’une Internationale Gay blanche dominante et néo-orientaliste ? C’est ainsi que le théorise Joseph Massad, élève et successeur d’Edward Saïd à Columbia University : il fait paraître en 2002 un article d’une grande violence et d’une certaine pertinence, « Re-Orienting Desire : The Gay International and the Arab World6 », dans lequel il s’attaque à ce qu’il perçoit comme « l’ethnocentrisme missionnaire » du mouvement gay américain et européen, qui plaquerait maladroitement ses conceptions et son agenda sur les pratiques homosexuelles dans les pays arabes et ne parviendrait qu’à « hystériser le conservatisme islamique » en mettant en lumière des pratiques qui vivaient plus sereinement dans l’ombre. Il faut se rappeler qu’en 2002 l’État égyptien venait de lancer sa spectaculaire attaque contre les gays cairotes dans le cadre de la grande rafle du Queen Boat en mai 2001 (une péniche-boîte de nuit gay-friendly), premier épisode d’une série de rafles et de pièges policiers contre des lieux de rencontres homosexuels partout dans le monde arabe, dans le cadre d’une sex panic et d’une interrogation sur les codes de masculinité locale. Il y avait donc quelque pertinence à se poser des questions sur l’éventuelle contre-productivité de l’adoption de l’épistémologie occidentale moderne.
26Traçant un parallèle entre le féminisme « blanc et occidental » qui pensait « universaliser ses enjeux en imposant son féminisme colonial aux mouvements féministes dans le monde non occidental » et des organisations de défense de droits des homosexuels « dominées par des hommes blancs occidentaux », Massad estime qu’une vision néo-orientaliste caractérise l’attitude de « l’Internationale Gay », terme fourre-tout sous lequel il désigne précisément l’International Lesbian and Gay Association (ILGA, fondée en 1978) et l’International Gay and Lesbian Human Rights Commission (IGLHRC, fondée en 1991), mais plus généralement tout discours universitaire, journalistique ou militant émanant d’homosexuels non arabes et portant sur le monde arabo-musulman.
27Les « supporters » de cette Internationale auraient fourni deux types de discours : une littérature académique décrivant et expliquant « l’homosexualité » (guillemets de l’auteur) dans les mondes arabe et musulman, ainsi que des récits journalistiques rapportant le quotidien des « gays » (idem) dans cette partie du monde, essentiellement destinés à informer les touristes sexuels gays (sans guillemets) sur la région. Un même agenda caractériserait les deux discours : libérer les « gays et lesbiennes » (idem) arabes et musulmans de l’oppression supposée dans laquelle ils vivent et les transformer de pratiquants de rapports entre personnes de même sexe en sujets s’identifiant comme homosexuels et gays.
28La thèse de Massad est que c’est ce discours de l’Internationale Gay qui produit des homosexuels, des gays et des lesbiennes là où ils n’existent pas, et réprime parallèlement des désirs et pratiques entre personnes de même sexe qui se refusent à être assimilés dans cette épistémologie sexuelle, présentée comme un aboutissement nécessaire sur la base du postulat supposant préalablement que ces catégories sont universelles. L’auteur, examinant en premier lieu les écrits de chercheurs sur le monde arabo-musulman, depuis Boswell, stigmatise le discours essentialiste, soit l’hypothèse romantique selon laquelle « la plupart des sociétés [musulmanes] ont traité l’homosexualité avec indifférence, sinon admiration » (Boswell), soit celle selon laquelle « la catégorie homosexualité a toujours été absente du monde musulman » et « l’étude des comportements des musulmans de nos jours peut être vue comme une modification de modes comportementaux anciens, ce qui justifie que l’étude de la sexualité entre hommes dans les sociétés musulmanes devrait partir des textes fondateurs » (Schmitt). Massad voit dans ces études l’expression d’une méthode orientaliste pour laquelle les Arabes et les musulmans ne peuvent être que l’objet de l’académisme européen et jamais ses sujets ou son public visé. Toute étude qui discerne une hiérarchie sexuelle inégalitaire où la sexualité est déterminée par le genre est vue comme « une anthropologie qui échoue à problématiser sa propre image mythique et idéalisée […] et ne peut se résoudre à abandonner l’Occident mythique comme point de référence qu’on continue à utiliser comme principe organisationnel pour toute argumentation. »
29Massad examine ensuite les effets du projet modernisateur colonial sur la sexualité dans le monde arabe, qui débouche sur l’apparition dans la langue d’une équivalence jins/sexe, se substituant à l’ancien sens « genre » et l’imposition d’une norme hétérosexuelle dans l’élite occidentalisée, où l’Internationale Gay trouve aussi ses informateurs, « minuscule minorité parmi les hommes qui ont des relations sexuelles entre eux et ne s’identifient pas comme gays ou n’expriment pas le besoin d’une politique gay ». Cette minorité qui adopte les thèses de ce « discours libérateur » et son épistémologie incite au discours sur la sexualité entre hommes, avec pour seul résultat de provoquer l’hostilité. L’auteur signale l’ambiguïté des représentations du monde arabe dans le discours de l’Internationale Gay (désormais I.G.) :
Alors que l’Occident prémoderne attaquait la licence supposée du monde musulman, l’Occident moderne attaque sa supposée répression des libertés sexuelles. Les représentations du monde arabe dans le discours de l’I.G. […] s’étendent depuis l’horrible jusqu’au splendide, illustré par la disponibilité d’hommes arabes prêts à être partenaires actifs d’une relation anale avec des gays occidentaux [lire : blancs].
30On pouvait déjà, lors de sa parution, formuler deux types d’objections à cet article : une objection « militante » est qu’il passait un peu rapidement sur la détermination des sujets issus du monde arabe ayant des rapports avec des personnes de même sexe à se définir comme gays et à vouloir se constituer en communautés en dehors de l’agenda occidental, donc à nier leur agentivité en les décrivant comme victimes d’un mouvement les dépassant ; une seconde objection est que le modèle gay n’est pas simplement véhiculé par des associations militantes ayant un agenda politique, mais par des productions culturelles diverses allant de la sitcom au film, du clip vidéo musical au roman, du blog à la pornographie (aisément accessible et puissant instrument de découverte des sexualités), sans compter la circulation des personnes, et que la mondialisation des comportements ne pouvait demeurer aux portes du monde arabe, quoi qu’espèrent États autoritaires et conservateurs religieux réunis, cherchant à se légitimer mutuellement au détriment des individus, qu’ils se définissent ou non comme homosexuels ; l’incident de décembre 2014 où une équipe de télévision privée décide de lancer un raid contre un hammam du Caire effectivement connu comme lieu de drague, et convoque la police qui arrête tous les hommes présents et les jette en pâture sur les écrans montre, par ailleurs, que les États n’aiment pas se laisser dicter le moment d’intervenir par les médias avides de scandales : la journaliste Munâ al-‘Irâqî s’est ainsi retrouvée en procès avec de fausses accusations, et les prévenus acquittés des charges pesant sur eux, vraisemblablement non pas par clémence ou ouverture d’esprit du tribunal et de l’accusation, mais par décision de l’État de garder cette carte dans sa manche pour quand il en aurait besoin sans qu’on lui force médiatiquement la main.
Multiplicité des champs de la recherche actuelle
31Les recherches en sociologie sur le terrain arabe examinent la constitution de communautés homosexuelles ou leur absence de constitution, le passage du paradigme « personnes ayant des rapports physiques avec des personnes de même sexe » dans le cadre de sociétés encore largement homosociales à des « homosexuels », revendiquant leur sexualité comme constitutive d’une identité dans des circonstances politiques bien moins favorables que dans l’Europe et les États-Unis des années 1960-1990. C’est ainsi que peut se dessiner, dans la recherche actuelle, la nécessaire histoire du militantisme LGBT émergeant, au Maghreb et au Moyen-Orient, ainsi que la façon dont ce militantisme discute et dialogue avec l’héritage culturel7. Parallèlement, ce courant d’études s’intéresse au droit local, à la criminalisation des pratiques sexuelles entre personnes de même sexe dans les sociétés arabes contemporaines, ou aux associations de lutte contre les MST et leurs liens au militantisme LGBT. Dans le cadre journalistique, cela débouche généralement sur un misérabilisme assumé sur la difficile condition de l’homosexuel arabe/musulman selon l’angle éditorial sélectionné, ou des enquêtes entre l’académique et le journalistique8.
32Un cas particulier est constitué par les communautés arabes ou s’identifiant comme telles à l’étranger : les questions de la race et de la sexualité se mêlent alors pour construire des images complexes comme celle du « beur » en France, à la fois objet de désir et de fantasme et lié à une hyper virilité menaçante comme le montre Mehammed Amadeus Mack, un élève de Massad9.
33Cependant, il est un domaine sur lequel on manque d’informations détaillées, à ma connaissance : ce sont les discours de conciliation entre foi musulmane et identité homosexuelle (Ludovic Mohamed Zahed en France, par exemple), qui sont certes traités dans un cadre sociologique, mais pour lesquels il manque une analyse argumentative. C’est particulièrement le cas des relectures et réinterprétations de l’épisode de Loth, pierre d’achoppement de toute réhabilitation de l’homosexualité en cadre islamique. Comment réfuter la manière dont la tradition classique judéo-christiano-islamique interprète cet épisode comme condamnation de la pénétration anale (la sodomie, tautologiquement) et sur quelle base dans un cadre de foi ?
34Il faut aussi dire un mot des recherches sur les productions culturelles issues du monde arabe contemporain (littérature, cinéma, télévision, publicité) ou de la culture arabe classique sous toutes ses formes : elles vont du statut de la pénétration anale dans le fiqh aux diverses catégories de transgresseurs dans les sources littéraires, en passant par la poésie homoérotique chaste.
35C’est sur ce dernier domaine que je travaille, en faisant ressortir le contraste entre textes prémodernes et productions contemporaines, pour interroger invariants et ruptures. Il convient néanmoins de garder en tête que les productions culturelles, qu’elles soient littéraires ou autres, ne sont aucunement le reflet d’un réel insaisissable pour des époques anciennes. D’une part parce qu’elles sont des représentations, produites dans un cadre donné, selon des codes donnés. Par exemple, dans le domaine de la sexualité entre personnes de même sexe, ce sont les rapports entre hommes qui intéressent les auteurs par ailleurs masculins, les rapports entre femmes occupant une surface textuelle bien inférieure, avec moins de détails scabreux ; c’est la pénétration rectale qui est évoquée, plus rarement le rapport intercrural, jamais les rapports orogénitaux. Or on ne peut imaginer qu’ils n’aient pas existé. On n’en parle pas, non pas par pudeur [car des détails scabreux existent pour la pénétration rectale], mais parce qu’ils sont en dehors du code littéraire, des usages du mujûn littéraire. Les idées et conceptions exprimées sont celles de l’élite, et le texte reflète certaines dynamiques sociales et non la totalité de la société. D’autre part, ces productions agissent néanmoins sur le réel ; elles ont une dimension performative. Elles fournissent des « scripts comportementaux », selon l’expression de John Gagnon, et légitiment ou délégitiment des comportements, des désirs. C’est à cette condition de prudence qu’on peut les exploiter et éviter les ornières d’affirmations militantes – comme celle voulant que « la société arabo-musulmane médiévale était tolérante envers l’homosexualité, comme le montre la poésie d’Abû Nuwâs ». Affirmations certes touchantes et bien intentionnées, mais indéfendables scientifiquement tant elles cumulent les approximations.
Notes de bas de page
1 Georges-Henri Bousquet, L’Éthique sexuelle de l’Islam, Maisonneuve et Larose, 1953.
2 Charles Pellat, article « liwât », Encyclopédie de l’Islam.
3 Abdelwahab Bouhdiba, La Sexualité en Islam, PUF, 2010.
4 Malek Chebel, Le Kama-Sutra arabe, Pauvert, 2006.
5 Khaled El-Rouayheb, Before Homosexuality in the Arab-Islamic World, 1500-1800, The University of Chicago Press, 2005.
6 Joseph Andoni Massad, « Re-Orienting Desire: The Gay International and the Arab World », Public Culture 14.2 (2002).
7 Shams Mag, 1, avril 2017, p. 16.
8 Brian Whitaker, Unspeakable Love: Gay and Lesbian Life in the Middle-East, University of California Press, 2006.
9 Mehammed Amadeus Mack, Sexagon, Muslims, France and the Sexualization of National Culture, Fordham University Press, 2017.
Auteur
Professeur de langue et littérature arabes, Université Paris-Sorbonne

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