Les chrétiens de Syrie
p. 59-77
Texte intégral
La Syrie, une terre sainte chrétienne
1Il est nécessaire, pour commencer, de rappeler que les chrétiens de Syrie sont des autochtones, et non des descendants de croisés ou des convertis par les missionnaires occidentaux.
2La Syrie fait partie de la Terre sainte des chrétiens, puisque le christianisme est apparu dans la région. C’est une longue histoire. Commençons par les Actes des Apôtres. D’après ce récit, en l’an 37 de notre ère, saint Pierre vint prêcher à Antioche, la capitale de la Syrie romaine et la troisième ville de l’Empire après Rome et Alexandrie. C’est dans cette ville (qui, à la suite d’une turpitude du mandat français sur la Syrie fait aujourd’hui partie de la Turquie) que le mot « chrétien » apparaît pour la première fois en grec. Vers la même époque, Paul, un juif originaire de Cilicie, envoyé pour combattre la prédication chrétienne et l’influence qu’elle pouvait avoir sur les juifs, se retrouva, sur le chemin de Jérusalem à Damas, terrassé par une lumière aveuglante. Une voix, qu’il identifia à celle de Jésus, lui dit de se rendre à Damas : « Mais relève-toi, entre dans la ville, et l’on te dira ce que tu dois faire » (Actes des Apôtres, 9, 3). Une fois arrivé à Damas, saint Ananie le rencontra dans la Rue Droite, lui rendit la vue, le reçut dans l’Église par le baptême et lui confia la mission de propager le christianisme. Mais les juifs complotèrent contre lui et il dut s’échapper de la ville dans un panier descendu le long des remparts (Actes des Apôtres, 9, 25).
3La Syrie est aussi une terre de sainteté chrétienne : la Syrie du Nord, au 5e siècle, était peuplée d’ascètes, parfois extrêmes. Parmi eux, Siméon le stylite, un des plus populaires, qui vécut de 390 à 459 : il renonça à ses biens pour se retirer dans un monastère près d’Antioche, mais son ascétisme découragea ses compagnons ; ses supérieurs lui demandèrent alors d’aller vivre en ermite. Comme il attirait les foules, il décida de s’installer en haut d’une colonne qu’il fit élever de plus en plus haut.
4Quelle que soit leur réalité historique, ces histoires édifiantes, consignées dans les Actes des Apôtres rédigés vers 60 ou dans les biographies légendaires rapportées par l’Histoire Philotée de Théodoret de Cyr (vers 393-vers 466), ancrent la Syrie dans les origines du christianisme et en font une terre sainte. Les vestiges matériels de cette présence chrétienne, comme la porte Saint-Paul dans les remparts de Damas ou la chapelle Saint-Ananie près de la Rue Droite, ont pu être réinventés au cours du temps. Il n’en demeure pas moins qu’ils sont consacrés aujourd’hui comme des lieux de mémoire.
5Ces témoignages concrets permettent donc de répliquer à une vision de l’histoire qui viserait à considérer les chrétiens de Syrie comme non autochtones. Le premier argument consiste à affirmer que les chrétiens de Syrie ne sont pas des étrangers, qu’ils ne peuvent pas être assimilés aux ennemis occidentaux du pays, ce qui arrive très souvent dans la rhétorique islamiste et antioccidentale. Cette histoire longue permet de plus d’affirmer une antériorité, non seulement sur les musulmans, mais aussi sur les chrétiens occidentaux. Dans le village de Maaloula, au nord de Damas, les habitants déclarent aujourd’hui parler l’araméen, la langue du Christ, ce qui est censé leur donner du prestige, et faire de leur village un point incontournable des circuits touristiques et pèlerins. Les chrétiens rappellent qu’ils ont eu une part de la révélation divine et que leur terre a été consacrée par leur proximité avec le Christ et les premiers apôtres.
6Enfin, les chrétiens insistent sur leur participation à l’arabité. L’arabe est, de fait, l’une des langues mentionnées dans les Actes des apôtres (2, 11) à l’occasion de la Pentecôte. Plus récemment, l’archéologie a exhumé des inscriptions en arabe, dont les plus anciennes sont chrétiennes. Un royaume arabe chrétien vassal de Byzance, qui s’est étendu dans le sud de la Syrie actuelle et de la Jordanie au 6e siècle, le royaume de la tribu des Ghassân, est revendiqué comme un ascendant par les chrétiens syriens contemporains. Le lien intrinsèque entre la langue arabe et l’islam, reposant sur l’autorité linguistique du Coran, est donc de ce fait remis en cause.
Un christianisme syrien complexe
7Ce récit des origines sert aussi à souder une communauté chrétienne extrêmement diverse et divisée : tous les chrétiens de Syrie n’ont pas la même histoire. Même si, aujourd’hui, beaucoup d’individus pratiquent l’œcuménisme sauvage, et passent d’une Église à une autre, choisissant un époux ou une épouse dans une autre Église, il existe des institutions séparées qui se sont maintenues et qui continuent à encadrer les chrétiens jusqu’à nos jours. Elles contrôlent en particulier l’état civil et le droit personnel dans les différentes obédiences, autrement dit, tout ce qui concerne l’enregistrement des naissances, des mariages et des décès, et tous les litiges autour des affaires familiales (mariage, garde des enfants, etc.).
Églises chrétiennes du Proche-Orient

Source : A. Dieckhoff et P. Portier (dir.), Religion et Politique, Presses de Sciences Po, 2017, p. 338, fig. 52
Atelier de cartographie des Presses de Sciences Po – CC BY-NC-ND
8Ces divisions en différentes Églises remontent au débat théologique autour de la nature du Christ au 5e siècle. Ces controverses éclataient alors au moment où l’Empire romain devenait chrétien et tentait d’unifier l’ensemble des chrétiens sous une seule théologie et une seule discipline. La doctrine officielle de l’Empire romain fut fixée par le concile de Chalcédoine en 451. Ce concile affirmait en même temps la prééminence de Constantinople, nouvelle capitale, sur Antioche et Alexandrie, capitales historiques du christianisme oriental. En Syrie, les fidèles restés attachés à l’Empire et à Chalcédoine ont été appelés rûm, ou melkites, c’est-à-dire les « gens du roi » (malik) : il s’agit de l’Église grecque orthodoxe et de sa branche catholique, l’Église melkite (le terme de melkite étant aujourd’hui réservé aux grecs/rûm catholiques). À côté de l’Église chalcédonienne des rûm, une autre s’est constituée : l’Église monophysite, qui ne reconnaît pas les définitions de Chalcédoine à propos de la nature du Christ et reste fidèle à la tradition liturgique en langue syriaque d’Édesse (l’actuelle Urfa en Turquie). Cette Église a été organisée au 6e siècle par un évêque nommé Jacques Baradée, ce qui valut à ses adeptes, même auprès de l’administration ottomane, le nom de « jacobites ». Elle fut condamnée par Rome et Constantinople pour hérésie du fait de son refus de reconnaitre deux natures au Christ, en tant que vrai homme et vrai Dieu : pour elle, Jésus ne possède qu’une nature divine. Malgré des périodes de répression byzantine, cette Église connut une certaine prospérité. Dans l’ensemble, la conquête arabe, dès 630, favorisa les dissidents, puisque les pouvoirs musulmans successifs n’avaient pas le même souci de l’unification et de l’homogénéisation de la chrétienté que l’État chrétien : on compte donc beaucoup moins de persécutions contre les dissidents à cette période que du temps de l’Empire byzantin. Cette Église monophysite (on préfère aujourd’hui le terme de miaphysite) comprend de nos jours l’Église syriaque orthodoxe et l’Église syriaque catholique.
9On trouve aussi en Syrie des représentants de l’Église maronite, qui se rattachent à la même branche de l’Église syrienne de la tradition d’Édesse, avec l’usage du syriaque dans la liturgie. L’Église maronite possède une histoire particulière, car elle correspond à une tentative de réunification entre les chalcédoniens et les anti-chalcédoniens autour d’une nouvelle définition du Christ que l’on appelle le monothélisme. Mais l’empereur byzantin Héraclius tenta trop tard d’imposer cette définition, puisqu’elle intervint au moment de la conquête arabe. Finalement, l’Empire byzantin rejeta cette tentative d’unification, mais il en subsista l’Église maronite.
10À partir de la fin du 16e siècle, toutes ces Églises furent soumises à l’influence romaine, à la présence des missionnaires latins, à l’enseignement que certains jeunes recevaient dans les collèges de Rome. Toutes se sont alors divisées en catholiques et en orthodoxes, toutes sauf l’Église maronite qui choisit de se rattacher complètement à Rome. Le paysage se complique donc davantage à partir de cette époque. Ajoutons encore à ce schéma l’apparition d’Églises protestantes dans les différentes dénominations, au cours du 19e siècle. Cela fait qu’aujourd’hui nous sommes devant un tableau très complexe avec cinq patriarches d’Antioche différents ; trois d’entre eux ont leur siège à Damas (Église melkite, syriaque orthodoxe et grecque orthodoxe), tandis que les deux autres (maronite et syriaque catholique) ont leur siège au Liban.
11Ce n’est pas tout. La situation est en réalité encore plus compliquée, car l’on trouve aussi en Syrie, depuis des siècles, des communautés arméniennes, aujourd’hui rattachées soit au patriarche catholique, soit au patriarche apostolique de Cilicie (qui ont tous les deux leur siège au Liban), soit au patriarche apostolique d’Etchmiadzin en Arménie. Enfin, on trouve en Syrie des adeptes de ce que l’on appelle l’Église d’Orient, dont le centre de gravité est en Haute Mésopotamie (Mossoul), qu’on appelait « nestoriens » pour des raisons théologiques, divisés eux aussi en « chaldéens » catholiques et en « assyriens ».
12En Syrie, les chrétiens les plus nombreux sont les rûm orthodoxes suivis par les rûm catholiques appelés melkites. Les rûm sont les premiers à s’être arabisés dès le 9e siècle, et s’affirmèrent, à partir du 18e siècle, comme des acteurs importants de la modernisation et de la « renaissance » de la langue et de la littérature, puis du nationalisme arabe.
13Il faut corriger quelque peu l’affirmation de la première partie de l’exposé sur l’autochtonie des chrétiens de Syrie. En effet, si l’origine autochtone d’une partie d’entre eux est incontestable, il est aussi nécessaire de rappeler que la plupart de ces communautés ont connu des mutations et des migrations très importantes. À partir du 18e siècle, les citadins de Damas, de Beyrouth et d’Alep migrèrent vers le Mont-Liban, la Galilée et l’Égypte, certains vers Constantinople et d’autres vers des ports occidentaux comme Marseille, où une église Saint-Nicolas des melkites fut fondée vers 1830, vers Livourne ou encore vers Trieste. Les migrants de cette époque jouèrent en retour un rôle important dans la culture et la structuration de ces communautés. Enfin, la Syrie accueillit massivement les réfugiés des massacres anatoliens de 1915 et des suites de la Première Guerre mondiale. Depuis le Moyen Âge, il y a toujours eu des Arméniens à Damas et à Alep, généralement arabophones ; mais le génocide amena de nouveaux flux à Alep, ainsi que dans les villes nouvelles de l’est de la Syrie, comme Qamichli et Hassakeh. C’est vrai aussi pour les syriaques, dont le Patriarche qui vivait plus au nord, près de Mardin, fut expulsé de la République turque en 1924 : il s’installa d’abord à Homs puis à Damas. Évidemment, le souvenir des massacres et de l’exil a été ravivé par les événements survenus dans le pays depuis 2011 : les Arméniens avaient été massivement déportés dans le désert de Syrie, à Deir-ez-Zor, sur l’Euphrate en 1915. Ils y ont élevé un mémorial inauguré en 1991, qui fut dynamité par une milice islamiste le 21 septembre 2014. Vu les liens entre les islamistes et la Turquie d’Erdogan, les Arméniens ont facilement pu concevoir la révolution syrienne comme une dernière opération turque pour achever le travail de 1915.
14Des tribus assyriennes du nord de l’Irak, victimes d’un massacre en 1933, et en opposition au nationalisme arabe irakien, traversèrent le Tigre pour se rendre dans la partie orientale de la Syrie qu’on appelle le « Bec de canard », en disant rejoindre ainsi la France. Celle-ci, qui était la puissance mandataire en Syrie, aurait préféré s’en passer, et mit en place des projets pour les installer en Guyane. Finalement, en 1935, ils furent établis au nord-est de la Syrie, le long de la rivière Khabur, sans jamais avoir vraiment été acceptés par leurs voisins. La rivière qui était encore grandiose dans les années 1980 a aujourd’hui complètement disparu ; elle fut asséchée en 1996. Cette région, qui était auparavant agricole, florissante par le travail de ces paysans assyriens, se désertifia ; ses habitants se transférèrent vers Qamichli et Hassakeh. Les luttes pour l’eau et le territoire dans cette région du pays, où vit aussi un fort élément kurde, se sont superposées aux opérations d’ingénierie ethnique pratiquée par la puissance mandataire, puis par le gouvernement syrien, pour créer une situation de conflit larvé bien antérieure à 2011.
15Notons enfin que la création d’États après la chute de l’Empire ottoman donna lieu à de nouvelles complications pour les chrétiens. En effet, les découpages d’après la Première Guerre mondiale ont élevé des frontières et donné naissance à des entités étatiques et « nationales » souvent complètement opposées entre elles du point de vue politique et idéologique. Les hiérarchies ecclésiastiques, dont les fidèles vivaient de part et d’autre de la nouvelle frontière, ont dû trouver des accommodements. Imaginons le patriarche syriaque orthodoxe, installé à Damas, dans un pays de langue arabe, théoriquement responsable de ses fidèles restés en République turque et turcisés par le kémalisme, à l’époque de la Guerre froide, quand les deux pays n’appartenaient pas au même camp !
16La France a également tracé la frontière entre le Liban et la Syrie. Au nord de Tripoli, cette frontière a été tracée de façon à laisser en Syrie ce que l’on appelle la « Vallée des chrétiens » (wâdî al-nasârâ), car, dit-on (mais je n’ai pas pu le vérifier), cette région était peuplée de grecs orthodoxes, dont on ne voulait pas qu’ils soient trop nombreux au Liban, qui devait être la patrie des maronites. Quoi qu’il en soit, jusqu’aujourd’hui, le diocèse orthodoxe de cette région appelée le ‘Akkâr est à cheval sur les deux côtés de la frontière. Quand les relations entre le Liban et la Syrie se tendent, l’Église orthodoxe se trouve en difficulté. Ainsi, le 12 décembre 2005, Gebran Tueini, le dirigeant grec orthodoxe du journal libanais Al-Nahar, qui était un leader de l’opposition anti-syrienne au Liban, a été assassiné dans un attentat vraisemblablement piloté par Assad. Le patriarche Ignace IV Hazim s’est abstenu de se rendre à ses obsèques, celles pourtant de l’une des figures laïques les plus importantes de sa communauté.
Le rapport des chrétiens aux autres Syriens
17Les chrétiens se distinguent du reste de la société syrienne par leur organisation en Église dirigée par un clergé, ainsi que par une vie collective tournant autour de sacrements et de rituels religieux spécifiques. Mais sous beaucoup d’aspects, on peut aussi dire que les chrétiens appartiennent à la société qui les environne et qu’ils en partagent les caractéristiques, notamment la fragmentation et l’organisation clientéliste.
18Il existe, depuis toujours, un christianisme urbain en Syrie. Jean Damascène, de son nom arabe Yuhanna Ibn Mansûr Ibn Sarjûn, vécut entre le 7e et le 8e siècle, avant d’être compté au rang des Pères de l’Église. Il fut l’un des premiers témoins des évolutions en cours dans l’islam et dans le christianisme de la région. Issu d’une famille chalcédonienne, éduqué en grec, il était fils et petit-fils de fonctionnaires des califes de Damas et occupa lui-même de hautes fonctions dans l’administration financière. Depuis Jean Damascène, donc, il y eut toujours des notables urbains chrétiens liés aux différents pouvoirs musulmans : médecins, scribes, trésoriers, tailleurs, etc. Dans les villes, les chrétiens, avec à leur tête des notables proches du pouvoir, se sont accommodés des règles et des conditions imposées par l’islam aux chrétiens et aux juifs, qu’on appelle la dhimma. Le droit musulman leur donnait, à l’inverse des dissidents de l’islam dont il niait l’existence propre, un statut et un droit. Il y avait donc un modus vivendi qui les discriminait, mais leur faisait en même temps une place dans la société. Le culte chrétien était autorisé, mais il devait rester discret et ne pas s’afficher publiquement. Par exemple, dans le faubourg chrétien du nord d’Alep, toutes les églises se trouvaient derrière un mur, modestes et cachées de la rue.
19Comme dans toutes les sociétés d’Ancien Régime, l’idée même d’égalité apparaissait absurde, y compris aux catégories minoritaires et discriminées. La société s’organisait autour d’une répartition en « corps » (tâ’ifa) : les chrétiens et les juifs formaient une partie de ces « corps » qui, sans être les plus bas dans la hiérarchie sociale, n’appartenaient pas non plus à l’aristocratie. Il arrivait que ce modus vivendi fût de temps en temps brisé par des événements violents. Par exemple, lors des croisades, la défaite musulmane de Damiette, puis la capture de Louis IX en 1250, provoquèrent une alternance de désolation et de joie chez les musulmans de Damas, qui envahirent la grande église de la Maryamyeh ; l’église et les chrétiens furent finalement sauvés par une intervention du pouvoir. Quelques années plus tard, en 1260, année de la première occupation mongole de la ville, les chrétiens se sentirent quelque peu soulagés par l’arrivée de ces derniers, et organisèrent une procession triomphale un jour de ramadan. Les musulmans prirent cette fête pour une humiliation, et quelques jours plus tard, les Mongols ayant évacué la ville, la vengeance populaire s’abattit sur les maisons et les églises chrétiennes. Dans un autre contexte de crise sociale et politique, ainsi que de menaces étrangères, des émeutes urbaines visèrent les chrétiens d’Alep en 1850, et surtout ceux de Damas en 1860. Dans l’ensemble cependant les chrétiens participaient à la vie urbaine et faisaient preuve d’un véritable esprit d’attachement local, ce qui amena souvent des difficultés entre Aleppins et Damascènes au sein de la même dénomination. Encore aujourd’hui, il existe un localisme et un patriotisme de clocher très forts, qui caractérisent les chrétiens de ces deux villes.
20En dehors des villes, la présence chrétienne dans les campagnes met ses membres au contact de milieux différents, appartenant souvent à des minorités du point de vue religieux ou ethnique, organisés de façon tribale, selon la coutume plutôt que selon la charia.
21Au sud de Damas, dans la région qui descend du Djebel druze vers le lac de Tibériade, les chrétiens vivent au contact des druzes mais aussi des sunnites, avec lesquels ils partagent une forte aversion à l’égard des premiers.
22Au nord de Damas, on trouve l’Anti-Liban, puis à son pied, entre Damas et Homs, un plateau appelé Qalamoun, au climat assez rude l’hiver, avec des villages perchés relativement en altitude (autour de 1 000 mètres). Ces villages compacts de chrétiens, comme Maaloula et Saidnaya, vivent isolés les uns des autres, mais sont en forte connexion avec Damas, dans un environnement dominé par le sunnisme. Le Qalamoun est le siège de monastères qui tirent leurs ressources de la ville, les gens de Damas les fréquentant régulièrement et pendant des périodes de villégiature. Notons au passage la place spécifique qu’occupent les moines et les religieuses dans le christianisme oriental, mais aussi dans l’islam, puisque ces lieux attirent également la piété des musulmans.
23À l’ouest, entre Homs et la mer, on trouve la « Vallée des chrétiens » évoquée plus haut, qui regroupe un ensemble de gros villages chrétiens. Cette région est fortement connectée, depuis des temps très anciens, avec la montagne des alaouites, le Djebel Ansarié, où il y a des villages chrétiens.
24Enfin, à l’est, au-delà de l’Euphrate, dans la Djézireh, on rencontre ces chrétiens évoqués plus haut, d’origine mésopotamienne ou anatolienne, qui y vivent au contact des Kurdes et des Bédouins arabes.
25Ainsi des milieux régionaux très différents dessinent une configuration particulière des relations avec les autres groupes confessionnels et ethniques et avec le pouvoir central. Depuis le soulèvement de 2011, il est certain que ces contextes locaux ne permettent souvent pas de tirer des conclusions générales. D’autant plus que le pays a été entre-temps divisé, la Djézireh ayant été occupée par Daech et étant devenue le lieu de l’affrontement entre les forces menées par les Kurdes et Daesh, puis entre les forces kurdes et turques.
Les chrétiens et les Français en Syrie : l’apparition d’une minorité officielle
26Il est courant de dire que les chrétiens forment une minorité en Syrie. Ce terme de « minorité » mérite toutefois un peu d’histoire. La France, puissance mandataire, a su jouer les communautés les unes contre les autres en veillant autant que possible à ce qu’une conscience politique syrienne ou arabe n’émerge pas pour unifier toutes les composantes de la société syrienne. Elle a organisé de nouvelles communautés en les dotant d’un statut personnel particulier, comme ce fut le cas pour les alaouites qui ne constituaient pas une communauté institutionnalisée auparavant. Le Mandat a aussi divisé le pays en entités autonomes dans lesquelles les chrétiens pouvaient ne pas se sentir comme une minorité menacée : le Djebel Ansarié, le pays des alaouites, fut ainsi détaché du reste de la Syrie ; la région d’Alep était autonome ; le Djebel druze également. Dans ce contexte, le rapport entre les chrétiens et les autres populations n’était pas le même que dans une Syrie unifiée sous domination sunnite. Une autre caractéristique de la présence française a été d’assimiler systématiquement les chrétiens à son clergé. Ainsi, l’administration coloniale a favorisé le clergé comme porte-parole des communautés au détriment des laïcs, alors qu’à l’époque des réformes, au 19e siècle, l’Empire ottoman avait renforcé le rôle de ces derniers, en instituant pour chaque confession un majlis, un conseil composé de laïcs. Les régimes autoritaires qui se sont mis en place au départ des Français ont continué dans la direction impulsée par ceux-ci, contribuant à concentrer encore davantage le pouvoir communautaire dans les mains du clergé.
27La présence des missionnaires catholiques (et français) était déjà ancienne, mais pendant le Mandat, les missions furent encouragées. Leurs écoles, par exemple le collège Saint-Vincent des Lazaristes à Damas, jouèrent un rôle important, en favorisant les catholiques, mais en formant aussi les autres élites, en particulier une partie des élites musulmanes. Tout cela installa une impression de collusion entre catholiques et puissance mandataire, dont les catholiques durent se défendre au moment de l’indépendance.
28C’est sous le Mandat que le terme de « minorité » est entré dans le vocabulaire politique. Si nous prenons le dictionnaire Robert, ce n’est qu’en 1908 que la formule « minorité nationale » y fait son apparition, et c’est seulement en 1931 que l’expression de « minorité ethnique » y figure. En Syrie, la référence aux minorités se généralise dans le discours politique vers 1930. Le terme de « minorité », dans le langage des puissances mandataires, aussi bien française qu’anglaise, ne concerne en général que les chrétiens et est associé à leur protection. Un député syriaque catholique d’Alep avait par exemple insisté sans succès pour que les Kurdes et les Tcherkesses fussent également comptés comme minorités en Syrie.
29Se définir ou être défini comme une minorité, c’est être distingué par des critères spécifiques, différents de ceux qui définissent la nation : on comprend que les chrétiens puissent alors ne pas vouloir apparaître comme une minorité, mais choisir au contraire de revendiquer leur place pleine et entière de citoyens dans la nation. Le patriarche grec orthodoxe Alexandre III Tahan déclara en 1936 : « Je ne comprends pas tout le bruit qu’on a fait à propos de la question des minorités. Nous sommes tous arabes et nous n’avons pas besoin d’une quelconque protection spéciale à part les lois communes dans un pays arabe. »
30En Syrie, la langue arabe et l’histoire arabe commune permettent à beaucoup de chrétiens (et notamment aux rûm catholiques et orthodoxes) de s’y reconnaître ; les rûm ont justement contribué à construire la nation sur ces critères. Le publiciste chrétien Yûsuf al-‘Issâ définissait la nation comme « Tous les groupes qui parlent avec le dâd », le dâd étant la lettre qui caractériserait la langue arabe. Cette définition pose un problème, car elle exclut les non-arabophones, les Assyriens par exemple, les Arméniens ou les Kurdes. Le même Yûsuf al-‘Issâ proposait d’adopter la naissance du prophète Muhammad comme fête nationale, donc de faire de Muhammad un héros arabe plutôt que le fondateur d’une religion.
L’alliance des minorités dans une Syrie non laïque
31On évoque souvent le régime syrien comme un régime laïque : cette idée de laïcité, de neutralité de l’État du point de vue confessionnel, trouve l’adhésion de beaucoup de chrétiens. Ces derniers ont d’ailleurs fourni le gros des troupes des mouvements sécularistes et laïcistes de gauche en Syrie et dans les autres pays du Proche-Orient. Par exemple, il arrivait souvent que les leaders communistes soient chrétiens, comme Georges Sabra qui s’est retrouvé à la tête de l’opposition syrienne contre Assad en 2011. Il y a chez les laïcs chrétiens une tradition de militantisme dans les mouvements et partis sécularistes, alors même que le clergé s’opposait généralement au communisme (quoique les rûm orthodoxes aient eu des liens avec la Russie soviétique).
32Dès l’époque du Mandat, la question de la laïcité s’était posée, puisque, du côté musulman, des campagnes d’opinion étaient menées contre les risques supposés du prosélytisme chrétien. La question de l’accession égalitaire aux postes publics était également discutée : les Français ont par exemple voulu introduire l’accession par concours dans l’administration, et cela fut compris comme favorisant trop les chrétiens. Dès cette époque aussi, on a discuté la clause constitutionnelle qui affirmait que le chef de l’État devait être musulman (bien que l’islam ne fût pas déclaré religion d’État) ; la question du droit civil unifié en matière de statut personnel fut également posée. La France a essayé non pas d’unifier le droit personnel des communautés, mais de créer un droit civil au-dessus du droit de chaque communauté. Donc, en cas de litige, ou simplement lorsqu’un individu aurait voulu quitter sa communauté, il aurait pu recourir à un droit civil sur le modèle du droit civil français. Il y eut plusieurs tentatives d’introduire cette réforme, mais aucune n’a abouti. Au contraire, la tentative de légiférer dans ce domaine, notamment en autorisant le libre changement de religion, a provoqué une affirmation confessionnelle sunnite extrêmement forte avec une pétition d’oulémas en 1939 affirmant que la Syrie est un pays islamique habité majoritairement par des musulmans. Effectivement, la puissance mandataire cessa de vouloir régler cette question et la laissa à la Syrie indépendante. Finalement, le droit musulman a été déclaré comme la source principale du droit dans la Constitution de 1950, mais il n’est plus qu’une source principale parmi d’autres dans la Constitution actuelle. Il n’en demeure pas moins qu’il reste la référence en termes de droit civil et s’impose aux droits communautaires en cas de litige.
33Pour résumer, la Syrie n’est pas devenue un pays laïque contrairement à ce que certaines propagandes ont pu laisser croire : c’est un pays avec un certain équilibre confessionnel fondé sur une alliance des minoritaires. Cet équilibre est en grande partie un équilibre de la terreur : le pouvoir accaparé par une famille ou par une clique, plutôt que par une confession particulière, gouverne non pas par l’apaisement des tensions et la pacification entre communautés, mais au contraire par une ingénierie confessionnaliste, communautariste et géographique qui joue à plein la compétition entre les groupes ainsi que la peur des uns par rapport aux autres. Le soulèvement des Frères musulmans en 1979 et leur répression a crédité l’idée que les minorités étaient en danger et qu’Assad était leur dernier rempart. Évidemment, cet argument a été réutilisé au début de la révolution syrienne et l’on dit que des dirigeants islamistes auraient sciemment été libérés par Bachar al-Assad pour qu’ils puissent s’organiser et reprendre la lutte. Quoi qu’il en soit, force est de constater que l’intervention des islamistes puis de Daesh dans la guerre civile syrienne a effectivement servi à relégitimer la guerre d’Assad contre le terrorisme, et à faire en sorte que les minoritaires se regroupent nolens volens derrière lui.
34Avant la guerre, Assad offrait aux chrétiens, hommes et femmes, l’accès aux écoles et aux universités, ce qui n’est pas toujours le cas dans les pays à majorité musulmane. Les chrétiens pouvaient atteindre de hauts niveaux de responsabilité, fait impensable dans d’autres pays où la présence chrétienne est forte, comme l’Égypte. Des offices religieux étaient retransmis sur les ondes publiques les jours de fête chrétienne. Depuis l’avènement de Bachar al-Assad, des écoles et des universités privées ont été ouvertes, et on a assisté à une renaissance de la vie associative chrétienne. On pouvait ainsi voir des processions chrétiennes dans les rues des villes, ce qui est extrêmement rare dans les pays musulmans, et ce qui, dans l’histoire, a plusieurs fois déclenché des émeutes antichrétiennes.
Procession des rûm catholiques (Alep, 2009)

Photographie Bernard Heyberger – CC BY-NC-ND
35En 2009, les rûm catholiques d’Alep organisent une procession : on voit les filles en pantalon, portant le drapeau syrien et le drapeau du Vatican en tête de la procession, occupant la rue, tandis qu’une fanfare de garçons remplit aussi l’espace sonore.
36Encore plus spectaculaire, les Russes ont organisé parmi leurs fidèles une levée de fonds pour élever une statue géante de 32 mètres de haut, du Christ rédempteur, sur les hauteurs de Saidnaya, en 2013. Elle a été réalisée par des artistes et techniciens arméniens.
37Le patriarche de l’Église melkite Grégoire Laham, qui a remis sa démission au pape en 2017, déclarait dans un ouvrage d’entretiens paru en 2014 : « La Syrie est l’un des pays les plus favorables à la liberté religieuse. C’est aussi une donnée qu’il faut prendre en compte. Nous pouvons construire autant d’églises que nous voulons, l’eau et l’électricité sont offertes par l’État pour les mosquées comme pour les églises. » C’est vrai, mais si on regarde de près cette déclaration, le patriarche raisonne en termes confessionnels ou même cléricaux. Il parle de « liberté religieuse » et se trouve donc tout à fait en conformité avec l’enseignement islamique. Car il s’agit de la liberté d’exercer le culte, qui est bel et bien garantie aux chrétiens, dans certaines limites, depuis l’origine de l’islam. Mais ce n’est pas la liberté de conscience dont parle la Déclaration universelle des droits de l’homme. Celle-ci est récusée par les États islamiques, car elle implique la liberté individuelle en matière religieuse, donc la liberté de changer de religion, d’apostasier l’islam. Dans ce contexte, la crise syrienne n’est, pour le patriarche melkite, que le résultat d’un complot piloté de l’étranger et non un « soulèvement », comme il le dit lui-même, au profit de « valeurs indiquées ici ou là ». On suppose qu’en évoquant ces « valeurs », il voulait parler des droits de l’homme.
38Une déclaration du patriarche maronite Bechara Raï, au début du conflit, allait dans le même sens. Quand la guerre civile a éclaté, le clergé s’est rangé de façon très ferme du côté d’Assad avant d’être invité par le Vatican à se montrer plus modéré. De fait, le soutien d’Assad à la liberté religieuse chrétienne a un coût : le clergé en Syrie ne peut pas être indépendant par rapport au pouvoir, mais doit adhérer à la rhétorique officielle, par exemple à la rhétorique antisioniste, que l’on peut appeler anti-juive, et doit collaborer avec les services de renseignement. Ne confondons donc pas le clergé et les fidèles, comme les médias et les hommes politiques européens le font trop souvent : il y a eu des chrétiens parmi les cadres de l’opposition au régime, comme Georges Sabra, évoqué plus haut. Beaucoup de jeunes chrétiens sont descendus dans les rues en 2011. D’autres se sont affichés aux côtés de Bachar al-Assad contre les rebelles au début du conflit, mais se sont mis en retrait depuis, parfois parce qu’ils ont été eux-mêmes, et malgré leur soutien déclaré au régime, victimes des forfaits des sbires d’Assad. Par ailleurs, le poids du service militaire et des morts à la guerre pèse aujourd’hui sur les familles.
39Parmi les chrétiens qui ont cherché à sortir de la crise en évitant la guerre civile, figure Paolo Dall’Oglio. Ce jésuite italien a voué sa vie à la Syrie. À partir de 1982, il a restauré le monastère de Mâr Mûsâ près de Nebek, et en a fait un lieu de rencontre, qui a rayonné au-delà de la Syrie, avec la communauté Al-Khalîl. Il a voulu fonder un nouveau type de rapports entre les chrétiens et les musulmans, en bousculant, par la même occasion, quelque peu les hiérarchies chrétiennes. Il est intervenu modérément, voire respectueusement, au début de la révolution pour inciter Bachar al-Assad à faire des réformes, avec un texte intitulé « la démocratie consensuelle pour l’unité nationale », publié en français dans la Rage et la Lumière. La réponse ne s’est pas fait attendre : il y eut des intimidations contre le monastère et l’ordre lui fut donné de quitter le pays. Il resta encore un certain temps, partit, puis revint en juillet 2013 pour négocier avec les djihadistes, qui détenaient alors des otages à Raqqa, dans l’est du pays. Il a disparu depuis.
Auteur
Historien, directeur d’études à l’EHESS et à l’EPHE

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