Entre islam minoritaire et chiisme majoritaire, l’imamisme et sa construction dialectique
p. 25-43
Texte intégral
1L’imamisme ou chiisme duodécimain, aux douze imams, est aujourd’hui le courant majoritaire du chiisme et, de ce fait, la principale minorité de l’islam. Cette double position minoritaire-majoritaire est le fruit d’une évolution historique : l’imamisme a construit son identité doctrinale et sociale en relation avec le sunnisme d’un côté et les branches rivales du chiisme de l’autre. Je parlerai d’une construction dialectique au sens où elle a pour moteur la contradiction et son dépassement, ce que Hegel appelait le « travail du négatif », et pour vecteur privilégié le langage, la discussion ou la controverse. On a souvent écrit l’histoire du chiisme imamite sous l’angle politique et téléologique, orienté vers et par la révolution iranienne de 1979. Je propose de la revoir sous l’angle doctrinal et sémantique, celui des signifiants par lesquels l’imamisme s’est nommé, a été nommé par les autres et les a nommés à son tour pour se définir lui-même. Je tâcherai d’expliquer pourquoi et comment le chiisme est devenu minoritaire en islam ; comment l’imamisme est devenu majoritaire au sein du chiisme ; comment ce courant s’est défini en relation avec ses autres que sont la majorité sunnite, les branches rivales du chiisme, mais aussi le soufisme ; enfin, comment ce courant à l’origine apolitique a fini par prendre la forme d’un islam politique.
2Mais pour commencer, le thème général de ces conférences, « Minorités en Islam, islam en minorité », soulève une question qui ne concerne pas exclusivement le chiisme.
Qu’est-ce qu’une minorité en islam ?
3À la différence du christianisme, l’islam n’a jamais possédé de magistère dogmatique unique, faisant autorité pour une majorité de croyants. Par conséquent, les notions d’orthodoxie, d’hétérodoxie et d’hérésie, apparues dans le monde chrétien, ne s’appliquent à l’islam qu’en un sens variable et relatif. Il existe bien une doctrine majoritaire, le sunnisme, entendant être « l’opinion droite » en matière de religion et condamnant d’autres doctrines comme déviantes, innovatrices ou infidèles. Mais les nombreux courants minoritaires n’ont pas tous, loin s’en faut, été absorbés ou éliminés, et ont pu définir eux-mêmes leur identité. Et, comme dans le christianisme cette fois, la doctrine majoritaire, dite « orthodoxe », du sunnisme, s’est formée plus tardivement que les courants taxés par elle d’« hétérodoxes » ou d’« hérétiques », et largement en réaction contre eux 1.
4Être un courant minoritaire en islam, c’est être nommé, classé et décrit par les représentants d’une « orthodoxie » autoproclamée, dans des ouvrages cataloguant les sectes de l’islam (firaq) avec leurs opinions droites ou déviantes. Cette hérésiographie, apparue aux premiers siècles de l’islam, n’est pas l’apanage du courant majoritaire sunnite ; elle est aussi produite en milieux chiites, imamites comme ismaéliens. Le genre se fonde sur un hadith attribué au prophète Muhammad et reconnu, une fois n’est pas coutume, par toutes les branches de l’islam : « Ma communauté se divisera après moi en soixante-treize sectes. Une seule sera sauvée et les autres seront damnées. » Chaque courant, dont le chiisme imamite, se réfère à ce hadith pour s’identifier à la secte sauvée (al-firqa al-nâjiya) et vouer les autres courants, toujours au nombre de soixante-douze, à la damnation. Les informations de cette littérature sont à prendre avec des pincettes, mais elles nous renseignent sur de nombreux courants doctrinaux aujourd’hui disparus.
5Être un courant minoritaire en islam signifie aussi, bien sûr, vivre plus ou moins sous la persécution du pouvoir et de sa doctrine officielle. Sous les dynasties omeyyade et abbasside (7e-13e siècle), nombre de courants chiites, à l’origine de soulèvements politiques, ont été férocement réprimés. Dans ce contexte, deux tendances communes à la majorité des chiites sont tôt apparues : d’une part le messianisme, l’espérance d’un salut venant d’un rédempteur ou d’un sauveur de la fin des temps, appelé mahdî ou qâ’im ; d’autre part l’ésotérisme, la discipline du secret, la transmission des doctrines dans des cercles fermés et des textes cryptés.
6La majorité de ces courants minoritaires ont disparu au cours du temps. La synthèse du sunnisme en a absorbé un grand nombre, mais les chiites, eux, sont restés inassimilables. Si l’islam apparaît aujourd’hui comme scindé et fragmenté, la littérature hérésiographique témoigne qu’il l’était bien davantage dans les premiers siècles, mais que cette pluralité s’est réduite avec la formation de l’orthodoxie sunnite. Ce qui vaut, mutatis mutandis, pour le chiisme lui-même.
Pourquoi et comment le chiisme est-il devenu minoritaire en islam ?
7À l’aune de nos minces connaissances sur les débuts de l’islam, on peut dire avec certitude que le chiisme n’est pas devenu minoritaire, mais qu’il l’a toujours été. S’il est sans doute le plus ancien courant politico-religieux de l’islam, il fut d’emblée le parti des perdants dans le conflit de succession après la mort du prophète Muhammad, puis l’opposition malheureuse au pouvoir établi. Les grandes entreprises de l’islam naissant, l’établissement du califat, les conquêtes, la mise à l’écrit du Coran, se sont faites contre, sans ou malgré les chiites.
8Qu’est-ce donc que le chiisme à l’origine ? Ce qui lie originellement tous ses courants, c’est la vénération de Alî ibn Abî Tâlib (m. 661), jeune cousin de Muhammad, époux de sa fille Fâtima et père de sa seule descendance mâle. Il est probable qu’à l’époque du prophète de l’islam déjà, un groupe le considérait comme son successeur désigné à la guidance (imamat) de la communauté. Ce groupe était originellement désigné comme les « partisans de Alî » (shî‘a ‘Alî). Ce nom de shî‘a, « partisans », ne leur était pas exclusif ; il désignait aussi les affiliés d’autres candidats à la succession. Mais le terme de shî‘a, sans complément du nom, finit par désigner les seuls alides. L’allégeance à Alî semble avoir eu dès le début un caractère particulier, religieux et pas seulement politique, fondé sur la sacralisation de la famille du prophète de l’islam, soit sa fille, son gendre et ses deux petits-fils, identifiés aux « gens de la Maison » (ahl al-bayt) dont le Coran (verset 33 : 33) dit que Dieu les a purifiés totalement. Pour ses partisans, Alî et ses descendants étaient directement élus par Dieu pour succéder au Prophète.
9Selon l’historiographie sunnite, Muhammad n’avait pas prévu sa succession, qui se régla par consensus entre ses compagnons. Malgré leurs morts violentes, les quatre premiers califes sont désignés comme les « califes bien guidés » (al-khulafâ’ al-râshidûn) et nul réel différend n’est censé les opposer. Mais cette version idyllique de l’histoire des fondations de l’islam est contredite par les sources chiites les plus anciennes.
10Selon les textes chiites, après la mort de Muhammad (632), tandis que Alî rendait les soins funéraires à son corps, c’est une réunion secrète qui désigna Abû Bakr comme premier « successeur du Prophète » (khalîfa rasûl Allâh), sous l’instigation d’Umar, promis à être le deuxième. Apprenant ce qui s’apparente à un coup d’État, Alî ne trouva que quatre compagnons loyaux prêts à lutter pour son droit sacré, et renonça à ce combat désespéré ; mais il ne se résigna à prêter allégeance au calife qu’après la mort de son épouse Fâtima suite à une violente agression, quelques mois seulement après son père. La cause de Alî était donc dès l’origine extrêmement minoritaire, mais selon la doctrine chiite, cette position de faiblesse, loin d’être un défaut, est un signe d’élection divine, le parti de la vérité devant rester minoritaire. Les sunnites, eux, revendiqueront d’être les « gens de la tradition et du rassemblement » (ahl al-sunna wa-l-jamâ‘a), faisant de la majorité une preuve de vérité, et attribueront au Prophète ce hadith : « Ma communauté ne se rassemblera jamais sur une erreur. »
11Alî accéda au pouvoir vingt-cinq ans après la mort du Prophète, dans un climat de guerre civile consécutif au meurtre du troisième calife Uthmân. Loin de faire l’union des musulmans autour de lui, c’était un personnage au plus haut point clivant qui devait rester un calife minoritaire, en butte à des coalitions d’opposants acharnés. La première bataille l’opposa à Aisha, ancienne épouse préférée de Muhammad, appelée par les sunnites « la mère des croyants ». Puis c’est le gouverneur de Syrie, Mu‘âwiya, qui lui refusa l’allégeance. En 657, la bataille de Siffîn opposa frontalement deux armées ; elle se solda par un arbitrage biaisé et un statu quo politique synonyme de défaite pour Alî. Dans les sources sunnites, ces épisodes sont qualifiés de « discorde » (fitna) ; les sources chiites, elles, parlent d’un jihad ou d’une « guerre sainte » opposant Alî et ses partisans à des « hypocrites » (munâfiqûn) n’ayant de musulman que le nom. Alî était assassiné trois ans plus tard (en 661) par l’un de ses anciens partisans dits kharidjites (khawârij) – littéralement « ceux qui sont sortis » –, entendre « ceux qui sont sortis du camp des partisans de Alî » parce qu’ils tenaient pour une trahison son attitude de conciliation. Les kharidjites allaient former la troisième branche de l’islam, bien plus minoritaire que le chiisme. Avec l’établissement du califat de Mu‘âwiya naissait la dynastie omeyyade, caractérisée par une violente politique anti-alide qui cimenta, en réaction, l’identité chiite.
12À l’encontre du dogme sunnite des « quatre califes bien guidés », les chiites n’ont jamais reconnu Abû Bakr, Umar et Uthmân comme légitimes ; plus encore, ils les considèrent comme des traitres et des ennemis du Vrai. Pour eux, la « dissociation » à l’égard des ennemis de Dieu (tabarra’) est une obligation sacrée indissociable de la vénération des amis de Dieu (tawallâ). La mémoire chiite, car il s’agit bien de mémoire et non d’histoire, épouse une vision dualiste de la création : de tout temps et dans toutes les religions prophétiques, les forces du bien et de la connaissance se sont opposées aux forces du mal et de l’ignorance, et les premières ont toujours été minoritaires ; Alî et ses enfants sont les vrais chefs de l’islam et les guides du salut, tandis que les trois premiers califes, suivis des Omeyyades et Abbassides, sont les chefs de l’anti-islam et les guides de la damnation.
13Après la mort de Alî, la ferveur des chiites s’est donc reportée sur ses deux fils, Hasan et Husayn, tous deux petits-fils de Muhammad, respectivement deuxième et troisième imams. Le premier abdiqua en faveur de Mu‘âwiya dans un rapport de forces extrêmement défavorable. Husayn, lui, refusa de prêter allégeance à Yazîd, le fils de Mu‘âwiya, et entreprit de mener un soulèvement pour rétablir les droits de la sainte Famille. Lui, sa famille et ses maigres troupes furent massacrés par l’armée omeyyade à Karbala, en Irak, en 680. Loin de mettre fin au chiisme, ce drame inaugura une longue succession de révoltes et de répressions, exacerbant le sentiment d’injustice et l’espoir d’une revanche divine chez les chiites. Deux traits essentiels de l’imamisme allaient alors se dessiner : la martyrologie et l’attente messianique.
14L’événement acheva de séparer le chiisme minoritaire, politiquement vaincu, de l’islam majoritaire, détenteur du pouvoir séculier. Mais il divisa aussi les chiites entre deux options, spirituelles et sociales. D’un côté, la lutte armée sous l’égide d’un autre fils ou descendant de Alî ; c’est notamment le choix des zaydites, qui prennent pour imam tout descendant de Alî capable de mener un soulèvement. D’un autre côté, le retrait dans la piété et la spiritualité, l’herméneutique du Coran et l’approfondissement de la doctrine. C’est le choix des chefs successifs de l’imamisme à partir de Alî fils de Husayn, l’un des seuls rescapés du massacre de Karbala : huit imams se succédant de père en fils, chefs de plus en plus isolés d’une minorité de plus en plus réduite au gré des scissions, mais encore assez redoutés, en tant que descendants directs du Prophète, pour être persécutés, emprisonnés, voire empoisonnés par le pouvoir califal.
15La mort, en 874, du onzième imam Hasan al-Askarî, après une vie en résidence surveillée et sans fils héritier connu, devait plonger les chiites dans le désarroi (hayra). La communauté se divisa encore jusqu’à être menacée d’extinction. Elle se ressouda autour de la croyance selon laquelle un fils caché de l’imam défunt, appelé Muhammad al-Mahdî, avait reçu l’imamat, était entré en occultation (ghayba) pour échapper au pouvoir et communiquait à ses fidèles par le biais de représentants. En 941, un message du douzième imam déclara qu’il n’aurait plus de représentant, qu’il entrait en « occultation totale » (al-ghayba al-tâmma) et ne reviendrait plus qu’à la Fin des temps pour « couvrir la terre de justice comme elle l’aura été d’injustice ». C’est avec cet événement que le chiisme imamite devint nommément « duodécimain » (ithnâ‘asharî), même si des traditions ultérieures affirment que le nombre et les noms des imams étaient déjà connus du prophète Muhammad et n’étaient restés secrets que pour les protéger, par pieuse dissimulation (taqiyya). Un discours élaboré non seulement contre le sunnisme, mais aussi et surtout contre les autres courants chiites, l’ismaélisme en particulier, vénérant d’autres lignées d’imams. Du point de vue de l’histoire critique, le chiisme duodécimain ou imamite est le dernier mouvement chiite à avoir fixé sa doctrine, au terme d’une série d’adaptations à des circonstances historiques des plus défavorables.
Comment l’imamisme est-il devenu majoritaire dans le chiisme ?
16L’imamisme doit d’abord sa conservation à l’activité de ses savants qui, dès le début de l’Occultation, ont recueilli les enseignements théologiques des imams et constitué un immense corpus de hadiths canoniques qui reste jusqu’à aujourd’hui la matière des études religieuses et la référence des croyants chiites. Mais l’imamisme a aussi bénéficié d’une chance historique coïncidant presque avec la disparition de son guide divin, l’imam : l’avènement des vizirs bouyides, d’origine iranienne et d’obédience zaydite, qui exercèrent un siècle durant (945-1055) à Bagdad la réalité du pouvoir au nom du calife abbasside sunnite. Assez prudents pour ne pas s’aliéner la majorité, les Bouyides permirent à différents courants chiites et cercles philosophiques de s’épanouir. Dans une atmosphère de rivalité intellectuelle et spirituelle, le courant imamite se renforça comme religion minoritaire savante. À côté des traditionnistes compilateurs de hadiths, des juristes-théologiens (fuqahâ’) de tendance rationaliste entreprirent de diriger la pratique des croyants en s’appropriant des prérogatives originellement réservées au seul imam. Leur pragmatisme, leur opportunisme même, contredisait certains enseignements des imams, et il n’a pas manqué de savants traditionnalistes pour le leur reprocher. Mais l’imamisme leur doit de s’être structuré en l’absence de son imam, d’avoir d’abord subsisté comme minorité tolérée par le pouvoir officiel, puis évolué en une force d’influence intellectuelle et sociale.
17L’imamisme connut au 13e siècle une seconde chance historique, laquelle, il faut le dire, fut une authentique catastrophe pour la majorité du monde musulman : l’invasion mongole, décrite dans les sources sunnites comme la fin du monde, saluée dans les sources imamites comme la réalisation de prédictions apocalyptiques. En détruisant d’abord l’État ismaélien d’Alamût, dans le nord de l’Iran, en 1257, les Mongols décimèrent la principale branche chiite rivale de l’imamisme, jusque-là majoritaire au sein du chiisme. Et en abattant, dans la foulée, le califat abbasside de Bagdad en 1258, ils mirent fin à l’hégémonie sunnite sur l’est du monde musulman. Les savants imamites commencèrent à collaborer avec le nouveau pouvoir avant même que les Ilkhâns ne se convertissent à l’islam. Ce que le théologien Ibn Tâwûs (m. 1266) justifiait par la formule : « Le souverain infidèle et juste est supérieur au souverain musulman et injuste ». Des savants imamites de l’école de Hilla, en Irak, parvinrent même à convertir le Khan Öldjeytü (1304-1316) au chiisme. Sans cesser d’être minoritaire, le chiisme imamite fut donc le grand bénéficiaire du règne ilkhanide 2.
18Dans le même temps, du côté sunnite, en Égypte sous souveraineté mamelouke, le fameux savant Ibn Taymiyya (m. 1327-1328) multipliait fatwas et anathèmes contre les écrits des théologiens imamites, les activités des ismaéliens, l’hérésie de la secte nusayrite en Syrie et la mystique spéculative d’Ibn Arabî (m. 1240). L’anti-chiisme forcené des wahhabites modernes, se revendiquant d’Ibn Taymiyya, s’enracine dans cette période qui fut un âge sombre du sunnisme et à bien des égards une époque bénie pour les « hétérodoxies » en islam.
Entre minorité et majorité, comment l’imamisme s’est-il défini et a-t-il défini ses autres ?
19Depuis toujours minoritaire en islam, devenu finalement majoritaire dans le chiisme, l’imamisme a logiquement développé un double discours : l’un sur le sunnisme, l’autre sur les minorités chiites. Un troisième discours s’adresse au soufisme, généralement rattaché au sunnisme, mais originellement lié au chiisme. Chacun de ces discours s’est à son tour dédoublé entre une tendance au rapprochement, à la conciliation, voire à l’assimilation, et une tendance à l’opposition, à la condamnation et à l’anathémisation. Ce double discours reflète, de différentes manières, la coexistence permanente, dans l’imamisme, d’une tendance ésotérique, mystique et apolitique, et d’une autre exotérique, légaliste et pragmatique. On peut distinguer schématiquement trois situations et trois types de discours correspondants : 1. Une position minoritaire et un discours défensif à l’égard du sunnisme ; 2. Une position majoritaire et un discours autoritatif à l’égard des autres chiites ; 3. Une position d’égalité et un discours ambivalent à l’égard du soufisme.
Face au sunnisme
20Les premiers partisans de Alî qualifiaient les adversaires de son califat du nom de nawâsib, littéralement « ceux qui sont hostiles ». De leur côté, les protosunnites ont d’abord affublé les chiites du sobriquet de rawâfid, littéralement « ceux qui refusent », entendre la légitimité des trois premiers califes. Un nom censé être infamant que les chiites ont retourné à leur avantage comme un nom honorifique : selon des hadiths des imams, Dieu aurait d’abord baptisé de ce nom des sujets de Pharaon qui refusaient son autorité pour suivre Moïse et Aaron ; or, tout comme Moïse et Aaron étaient des préfigurations de Muhammad et de Alî, Pharaon et son ministre Hâmân (cf. Coran, 28 : 38) étaient des préfigurations d’Abû Bakr et de Umar ; Dieu donna donc le même nom de rawâfid aux chiites. Cet exemple illustre l’art dialectique des imamites pour faire d’une position de faiblesse un signe d’élection divine, mais aussi l’orientation typique de leur herméneutique du Coran et de leur philosophie de l’histoire.
21En réaction, les juristes-théologiens sunnites sacralisèrent massivement les premiers califes et les compagnons du Prophète. La dissociation (tabarra’) à l’égard de ceux-ci devint alors un motif d’anathème, et les wahhabites modernes n’ont de cesse de s’y référer pour prononcer le takfîr, le jugement d’infidélité, à l’encontre des chiites imamites. En l’absence de magistère unique, répétons-le, ce jugement n’engage pas le sunnisme en tant que tel ; mais, sémantiquement, il a valeur d’excommunication et, juridiquement, de condamnation à mort. Les imamites contemporains y répondent d’ailleurs en désignant les wahhabites par le sobriquet de takfîriyya, « lanceurs d’anathème ».
22Les premières dénominations symétriques étaient fondées sur une question de personnes : partisans de Alî versus partisans d’Umar, râfida versus nawâsib. Mais pour se distinguer des sunnites, les chiites imamites ont préféré employer d’autres antinomies plus abstraites et religieuses : « la secte sauvée » versus « les sectes damnées », « ceux qui suivent les imâms du Vrai » versus « ceux qui suivent les imâms de l’Enfer ». De manière plus modérée, certains hadiths des imams qualifient les chiites de « croyants » (mu’minûn) et les sunnites de « musulmans » (muslimûn), la foi (îmân) étant le sens intérieur ou ésotérique de la religion, la soumission (islâm) son sens extérieur ou exotérique.
23Au cours du temps, les imamites ont préféré une dichotomie plus subtile et commode pour dire à la fois leur minorité et leur supériorité. Reprenant l’opposition courante en arabe entre l’élite (al-khâssa) et le commun (al-‘âmma), ils se sont désignés comme « l’élite », entendre celle des musulmans, et ont désigné les sunnites comme « le commun », une expression hautaine et péjorative sans être excommunicatrice. On retrouve d’ailleurs cette dichotomie à l’intérieur du chiisme : certains savants ou mystiques imamites se regardent comme « l’élite de l’élite » et tiennent le grand nombre des croyants pour « le commun de l’élite » ; parmi les courants chiites, la minorité nusayrite-alaouite se considère comme « l’élite » des chiites et désigne les imamites comme « le commun ».
24Depuis l’Occultation du douzième imam, les imamites, afin d’éviter l’anathème et le jihad contre eux, ont réinterprété, édulcoré ou carrément renié une partie de leur credo originel. L’aggiornamento principal concerne l’accusation portée contre le pouvoir califal omeyyade d’avoir censuré et falsifié le Livre révélé à Muhammad. Cette thèse, présente dans les sources chiites les plus anciennes, est rejetée catégoriquement, à partir du Moyen Âge, par la majorité des savants imamites 3. Là encore, cela n’empêche pas les wahhabites actuels d’accuser sans relâche les chiites de nier l’authenticité et l’intégrité sacro-saintes du Coran.
25Tout aussi importante est la question du statut et de la nature de l’imam. Dans la doctrine originelle, les écrits des philosophes chiites et la dévotion populaire jusqu’à nos jours, l’imam, en particulier Alî, est tenu pour un homme divin, un lieu de manifestation de Dieu sur terre, ou selon l’expression d’Henry Corbin, « la face de Dieu tournée vers l’homme 4 ». Nombre de savants imamites modernes préfèrent passer ces traditions sous silence ou les déclarer inauthentiques ; mais les sunnites accusent toujours les chiites de diviniser leurs imams et de placer Alî au-dessus du prophète Muhammad.
Face aux autres chiites
26Les théologiens imamites, dans leurs propres traités hérésiographiques, stigmatisent volontiers les chiites qualifiés de ghulât, littéralement « les exagérateurs », ceux qui commettent « l’exagération » (ghulûw). Le verbe correspondant (ghalâ, yaghlû) apparaît dans deux versets coraniques (Coran 4 : 171 et 5 : 77) au sens de : « dépasser les bornes en religion », pour parler des chrétiens ayant élevé Jésus à la divinité. Par analogie, les exagérateurs parmi les chiites sont ceux qui font de Alî un Homme divin.
27Les ghulât historiques étaient des mouvements ultraminoritaires, apparus dans l’entourage des imams, dont les chefs étaient de proches disciples de ces derniers, désavoués par eux pour avoir proclamé des thèses comme l’infusion de l’esprit divin dans l’imam, la continuité de la prophétie dans l’imamat, le retour à la vie de certains amis et ennemis de Dieu avant la Fin des temps. Or ces thèses sont bien présentes dans les hadiths des imams, mais de manière dispersée ou enveloppée. Un brouillage des dogmes les plus problématiques dans lequel il faut voir un « art d’écrire – et de dire – sous la persécution » pour reprendre les termes de Leo Strauss 5. L’on comprend donc que ces « exagérateurs » furent rejetés par les imams non pas à cause de ce qu’ils disaient, mais parce qu’ils le disaient, manquant ainsi à la discipline du secret (taqiyya ou kitmân).
28La taqiyya imamite, considérée par les sunnites comme une pure hypocrisie, ne consiste pas, sauf en certaines circonstances, à dissimuler son appartenance au chiisme, mais plutôt à cacher à la majorité – celle des sunnites bien sûr, mais aussi parfois celle des chiites – les vérités les plus sensibles de l’enseignement des imams. Il ne s’agit pas d’une stratégie politique, mais d’une pratique ésotérique. Sa justification est que la majorité, ignorante et aveuglée par les « guides des ténèbres », ne peut pas supporter la vérité et s’emporte contre ceux qui la disent. Il faut donc taire ou dissimuler en public la substance de la foi pour la transmettre aux seuls initiés. Comme le dit un fameux hadith attribué à plusieurs imams : « Notre enseignement est ardu ; seuls peuvent le supporter un prophète envoyé, un ange rapproché [de Dieu] ou un croyant initié dont le cœur a été éprouvé par Dieu pour la foi 6. »
29En somme, la distinction, au sein de l’imamisme, entre une majorité de modérés et une minorité d’exagérateurs, témoigne surtout de la construction, par des juristes-théologiens rationalistes, d’une orthodoxie alternative à la doctrine ésotérique originelle. Les courants réprouvés comme ghulât peuvent être vus comme les gardiens de la doctrine originelle ; c’est le cas des nusayrites, du nom d’un disciple réputé « exagérateur » des derniers imams, rebaptisés plus tard alaouites (de Alî), un nom plus « orthodoxe » du point de vue chiite.
30Chez les imamites défenseurs de la doctrine ésotérique, le discours polémique à l’égard des ghulât vise souvent, avec plus ou moins de succès, à prévenir le risque d’être soi-même qualifié d’« exagérateur ». Un bon exemple est le mystique imamite Rajab Bursî (m. après 1411), qui fut chassé de la ville chiite irakienne de Hilla pour cause d’« exagération ». Son livre Mashâriq al-anwâr (Les Orients des lumières) rassemble nombre de hadiths et de spéculations affirmant la divinité de Alî 7. Mais dans son commentaire du Coran intitulé al-Durr al-thamîn (La Perle précieuse) 8, il donne une interprétation remarquable des deux derniers versets de la première sourate, la Fâtiha : « Dirige-nous dans le chemin droit ; le chemin de ceux que tu as comblés de bienfaits ; non pas le chemin de ceux qui encourent ta Colère ni celui des égarés. » « Ceux qui encourent la Colère [divine] », sont pour lui les sunnites qui refusent la sainteté de Alî comme les juifs le font avec le Christ ; « les égarés » sont les ghulât qui exagèrent la sainteté de Alî comme les chrétiens le font avec Jésus. L’erreur par excès des seconds apparaît du reste moins grave que l’erreur par défaut des premiers, comme le cas de « ceux qui encourent la Colère divine » paraît moins désespéré que celui des « égarés ». Cette exégèse typique montre que la majorité sunnite et la minorité des « exagérateurs » chiites sont toutes deux nécessaires et complémentaires dans la définition de soi de l’imamisme.
L’imamisme face au soufisme
31La relation entre imamites et soufis est, depuis l’origine, intime et ambivalente. On définit couramment le soufisme comme la mystique du sunnisme prenant une forme confrérique. Mais les maîtres fondateurs des premiers siècles de l’islam étaient des mystiques individuels sans organisation sociale, et nombre d’entre eux ont eu des liens avec les imams de la branche duodécimaine. La notion de sainteté (walâya) comme manifestation de Dieu dans l’homme est aussi une idée commune au chiisme et au soufisme. Mais cette communauté d’esprit est justement à l’origine d’une tension ou d’un hiatus, car pour les chiites, la sainteté est substantiellement réservée à la famille du Prophète, alors que pour les soufis, elle peut advenir à tout homme par élection divine. Le cas d’al-Hallâj, mystique exécuté en 922, a poussé cette tension à son paroxysme ; proche de mouvements chiites « exagérateurs », il semble avoir été dénoncé par des savants imamites exotériques liés au pouvoir ; depuis son exécution, il reste vilipendé par les juristes-théologiens et respecté par les spirituels imamites. Le cas d’Ibn Arabî trace une ligne de fracture presque parallèle entre les savants exotériques, qui le condamnent comme hérétique, et les philosophes et mystiques imamites, qui le revendiquent comme maître spirituel.
32À partir du 11e siècle, la fondation des confréries soufies en Égypte et en Syrie servit le projet seldjoukide d’homogénéisation doctrinale de la société autour du sunnisme asharite. L’hostilité des savants chiites à l’égard des soufis s’en trouva accrue. Mais dans l’Iran ilkhânide des 14e-15e siècles, le soufisme était un mouvement plus informel partageant avec le chiisme la vénération de la famille du Prophète ; tous deux coexistèrent sur un pied d’égalité jusqu’au début du 16e siècle. Dans ce contexte, les savants imamites développèrent deux discours antithétiques sur le soufisme : l’un hostile, dénonçant les innovations doctrinales et les pratiques licencieuses des soufis ; l’autre concordiste, voire œcuménique. Le meilleur représentant de ce dernier courant est Sayyid Haydar Âmolî (m. après 1386), disciple chiite d’Ibn Arabî, qui se donnait pour but d’établir la concorde entre chiites et soufis. Il distingue les « véritables chiites », qui sont les imamites, des chiites dévoyés que sont les ismaéliens, les zaydites et les « exagérateurs » ; comme il distingue les « véritables soufis », qui sont les maîtres des fondations, disciples des imams, des pseudo-soufis affiliés aux confréries sunnites. Les véritables soufis sont pour lui « les croyants dont les cœurs ont été éprouvés pour la foi » auxquels fait référence le hadith, soit l’élite des chiites.
33Trois siècles plus tard, Qutb al-Dîn Ashkevarî (m. après 1677) compose une monumentale encyclopédie des sages rassemblant, avec les philosophes grecs et les douze imams, une pléiade de soufis 9. Il soutient que les premiers maîtres soufis étaient des disciples des imams, mais aussi que Hallâj et Ibn Arabî étaient d’authentiques chiites. Dans son interprétation des deux derniers versets de la Fâtiha, il identifie « ceux qui encourent la Colère [divine] » aux soufis antinomistes (ibâhiyya) qui abandonnent le respect extérieur de la Loi (sharî‘a) au nom d’une connaissance de la Réalité spirituelle (haqîqa) ; et « les égarés » aux juristes-théologiens hostiles au soufisme, qui, à l’inverse, rejettent les vérités spirituelles au nom de la lettre de la Loi. Pour comprendre ce que cette position a de singulier, il faut aborder finalement la question de la politisation de l’imamisme à l’époque moderne.
Comment l’imamisme est-il devenu un chiisme politique ?
34Ce n’est pas le moment le moins paradoxal de l’histoire du chiisme imamite que son imposition comme religion d’État en Iran sous la dynastie des Safavides (1501-1722). À l’origine, la Safawiyya était un ordre soufi à la direction héréditaire, né en Azerbaïdjan au milieu du 14e siècle et devenu chiite. En 1501, son tout jeune shaykh de quatorze ans, convaincu d’être le mahdî, sinon l’incarnation de Dieu, s’empare de Tabriz, capitale du royaume des Aq Quyunlu, à la tête d’une milice de derviches turkmènes, les Qizilbâsh – littéralement les « bonnets rouges ». Shâh Ismâ‘îl est loin d’être le seul mahdî autoproclamé de cette période, mais il est le premier dont l’entreprise militaire est couronnée de succès. La doctrine de son ordre relève typiquement de l’« exagération » chiite, mais c’est un imamisme duodécimain « orthodoxe » qu’il établit dans le royaume, par conviction missionnaire autant que pour défier l’Empire ottoman voisin, champion de l’orthodoxie sunnite.
35Pour la première fois, le chiisme imamite devient religion officielle d’un grand État. Mais l’unité de celui-ci est fragile et la société reste majoritairement sunnite. Pour convertir l’Iran et consolider leur pouvoir, Shâh Ismâ‘îl et ses successeurs renient leur messianisme primitif et font appel à des juristes-théologiens des centres chiites arabes d’Irak et du Jabal Âmil, dans le Sud-Liban actuel. Ceux-ci forment en Iran un clergé de tendance rationaliste qui impose d’importantes réformes à la vie religieuse chiite. La plus spectaculaire et discutée est le rétablissement de la prière collective du vendredi, abandonnée faute de guide divin depuis l’Occultation, derrière un clerc représentant de l’imam. Une autre évolution permet à un grand clerc de déclarer la légitimité d’un jihad défensif qu’il revient au shâh de conduire militairement. Ce clergé, pour renforcer son autorité et la légitimité du shâh, prononce aussi l’anathème contre les soufis et élimine plusieurs ordres de leur foyer historique. Toutefois, malgré son hégémonie politique, cette religion institutionnelle semble être restée minoritaire au sein de la société iranienne comme du monde chiite entre l’Iran, l’Irak et la Syrie (Shâm). En témoignent les nombreux penseurs de cette période qui, à l’image d’Ashkevarî, défendent l’ésotérisme et le soufisme à l’intérieur même du clergé. Il y a loin entre la profession d’orthodoxie d’une caste de savants, même appuyée par le bras séculier de l’État, et la conversion réelle de la majorité des esprits.
36Après la disparition des Safavides, ce clergé chiite polycéphale s’est imposé comme une force intellectuelle et sociale majeure sous la dynastie des Qâjâr, puis comme un redoutable contre-pouvoir sous les Pahlavis, avant de s’emparer du pouvoir politique en 1979. Mais il faut ici encore se méfier des illusions d’optique. L’imamisme actuel reste partagé entre la tendance bien visible à l’institutionnalisation et à la politisation d’une part, la multiplication discrète des hétérodoxies et hétéropraxies d’autre part. Le double discours en direction de la majorité sunnite et des minorités chiites oscille toujours entre le rapprochement et la dissociation. L’évolution du sunnisme, avec la considérable expansion du wahhabisme, secte minoritaire devenue « orthodoxie » autoproclamée, incite à de nouvelles redéfinitions de soi et des autres. La construction identitaire du chiisme imamite, commencée avec la naissance de l’islam, n’a donc pas fini de s’écrire.
Notes de bas de page
1 Mathieu Terrier, « Hérésie [islam] », Dictionnaire des faits religieux, nouvelle édition, dir. Régine Azria, Danièle Hervieu-Léger et Dominique Iogna-Prat PUF, 2019, p. 511-516 [art. « Hérésie », p. 504-518].
2 Pour une analyse plus développée de cette histoire, voir Mohammad Ali Amir-Moezzi et Christian Jambet, Qu’est-ce que le shî‘isme ?, Fayard, 2014 [2004].
3 Voir Mohammad Ali Amir-Moezzi, Le Coran silencieux et le Coran parlant, CNRS Éditions, 2011.
4 Henry Corbin, Face de Dieu, face de l’homme, Entrelacs, 2008 [1983].
5 Léo Strauss, La Persécution et l’Art d’écrire, trad. Olivier Sedeyn, Gallimard, 2003.
6 Sur cet aspect fondamental, voir Mohammad Ali Amir-Moezzi, Le Guide divin dans l’ésotérisme shî‘ite, Verdier, 2007 [1992].
7 Rajab Borsi, Les Orients des lumières, trad. partielle Henry Corbin, Verdier, 1996.
8 Voir Mohammad Ali Amir-Moezzi, Ali, le secret bien gardé, CNRS Éditions, 2020, chap. 8, p. 251-283.
9 Mathieu Terrier, Histoire de la sagesse et philosophie shi’ite. « L’Aimé des cœurs » de Qutb al-Dīn Ashkevarī, Les Éditions du Cerf, 2016.
Auteur
Philosophe, chargé de recherches au CNRS

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