Conférence du 4 octobre 2016
Être musulman en Europe aujourd’hui
p. 7-22
Texte intégral
La visibilité des musulmans en Europe
1La question centrale de cette contribution est la visibilité des musulmans. Le terme de visibilité est couramment employé aujourd’hui ; mais, au fond, on ne sait pas exactement de quoi il s’agit. D’abord, cette visibilité dérange certains. Qui dérange-t-elle ? Pendant l’enquête que j’ai menée dans plusieurs grandes villes européennes, les musulmans, à mon grand étonnement, se plaignaient de leur propre visibilité, c’est-à-dire de la manière dont ils étaient continuellement sollicités par les médias. Ils étaient souvent interpellés pour dire quelle était leur « position » sur les attentats terroristes, sur le voile ou sur les « normes islamiques ». Et pour les citoyens non musulmans, cette visibilité était également plutôt dérangeante : ils ne comprenaient pas pourquoi leurs concitoyens musulmans cherchaient tant à affirmer leur différence, au lieu d’être en conformité avec la société d’accueil. Les uns ressentaient donc cette visibilité comme une agression et une provocation ; les autres la vivaient comme une représentation un peu caricaturale dans laquelle ils ne se reconnaissaient pas.
2La question de la visibilité est une clef intéressante parce qu’elle ouvre notre regard sur la présence des musulmans dans les sociétés européennes aujourd’hui : leur présence en tant que citoyens, dans la vie de tous les jours ; et la présence de l’islam dans la vie publique, quand beaucoup pensent que la religion devrait être cantonnée dans la sphère privée. L’islam est ainsi devenu, de par la visibilité des musulmans, une affaire publique, voire l’affaire de tous. Tout le monde, et pas uniquement les musulmans, est concerné par le port du voile, la construction des mosquées, le marché halal, etc.
Sortir du cercle vicieux
3Aujourd’hui, quand on parle de l’islam, aussi bien au niveau des débats publics et de la vie politique que des programmes de recherches, les deux approches dominantes sont, d’un côté, la question de la radicalisation et, de l’autre, celle de l’islamophobie. Y a-t-il un autre angle possible ? Ce qui guide ma recherche est la possibilité de penser le lien social en rapport avec l’islam, dans les pays européens, en sortant de ce cercle vicieux de la radicalisation et de l’islamophobie, et en pensant ce lien social malgré les différences entre les normes culturelles, religieuses et séculières. La visibilité de l’islam témoigne de la présence de musulmans qui cherchent à conjuguer leur pratique religieuse et leur appartenance à l’Europe. Il y a des musulmans que j’appellerai « ordinaires », qui cherchent à faire converger les prescriptions religieuses avec leur expérience européenne. Ces musulmans peuvent-ils devenir une composante de la culture publique de l’Europe d’aujourd’hui et cesser d’être perçus comme une minorité en échec, voire une menace ?
L’islam comme composante d’une culture publique commune
4J’essaie de proposer une vision qui aille au-delà de l’islam comme problème : un islam qui soit composante d’une culture publique commune. On a souvent tendance, en Europe, à penser l’islam en termes d’immigration, parce que chaque État-nation a une politique particulière liée à son histoire : l’Allemagne avec les Turcs, la France avec le Maghreb, l’Angleterre avec l’Inde et le Pakistan, etc. On est aujourd’hui passé d’une sociologie de l’immigration à une sociologie de la post-immigration. Être musulman, c’est autre chose qu’être Algérien, Turc ou Maghrébin : c’est une catégorie qui prend ses distances par rapport aux origines migratoires. Quand je dis « post-immigration », c’est parce que ces populations sédentarisées, intégrées finalement, ne cherchent plus à se définir par les origines nationales de leurs parents. Plus cette nouvelle génération se sent citoyenne des pays européens, plus elle est confiante dans l’expression publique de sa croyance, tandis que ses parents avant elle vivaient leur religion en marge de la société et préféraient la discrétion. Aujourd’hui, la nouvelle génération ne craint plus de montrer sa religion. Paradoxalement, cette visibilité nouvelle est liée à son niveau d’intégration.
Une enquête européenne sur les controverses liées à l’islam
5Depuis la fin des années 1980, les controverses liées à la présence de l’islam peuvent se regrouper autour de quatre axes : le vêtement, l’alimentation halal, la prière (avec les débats sur les constructions de mosquées et les minarets) et l’intouchabilité du sacré. Le port du voile est peut-être la controverse n° 1, que je considère comme un master symbol, un symbole de la visibilité de l’islam et des femmes musulmanes. D’ailleurs, c’est en soi un peu étonnant, voire contradictoire, parce que l’on ne pense pas spontanément à l’islam à propos de l’affirmation et de l’action des femmes dans le domaine public. Pourtant, les femmes et le voile sont devenus le symbole le plus important de la visibilité de l’islam aujourd’hui en Europe. Ces controverses ont eu lieu dans toute l’Europe et pas uniquement en France. Or il faut sortir de l’exception française et européaniser notre regard. Dénationaliser l’Europe.
6C’est pourquoi j’ai mené cette recherche dans une vingtaine de villes européennes pour dresser une autre carte centrée sur la présence de l’islam et les débats qu’elle suscite. Chacune des villes représentées a connu une controverse. Par exemple, à Cologne, c’est la construction de la mosquée ; à Bruxelles, c’est une installation artistique qui a été considérée comme blasphématoire ; à Toulouse, c’est l’affaire Tisséo, une petite affaire circonscrite au niveau local, au sujet de la photo d’une fille voilée sur sa carte de transport ; à Bologne, c’est la prière collective des musulmans qui a posé problème, parce qu’elle avait lieu devant la cathédrale. Même si chaque ville a ses spécificités, on observe une certaine répétition des controverses autour du voile, du halal, des mosquées et du sacré.
7Je me suis également rendue à Genève, à Sarajevo et à Istanbul, des lieux que l’on ne pense pas pertinents pour étudier la sociologie de l’immigration en Europe. La Suisse n’est pas un pays d’immigration et n’est même pas membre de l’Union européenne, mais il y a eu ce débat sur la construction des minarets et le référendum qui est devenu une référence pour les autres pays. Sarajevo, c’est le cœur même de l’Europe musulmane. Après la guerre civile, il y a eu de nombreux débats sur la construction des mosquées : mosquées locales ou mosquées internationales ? C’était là où l’on débattait de la définition même de l’islam. Et à Istanbul, dans un pays à majorité musulmane, où il n’est pas question d’immigration, une controverse comme celle du voile s’est déroulée dans des termes presque semblables à ceux de la France d’il y a dix ans, lorsque cela était perçu comme un signe menaçant la laïcité turque.
Une visibilité difficile à nommer
8Le terme musulman lui-même pose problème. Un sociologue cherche toujours à créer des catégories, à nommer une collectivité. À partir de là, comment parler des musulmans ? Comment nommer les musulmans d’Europe ? Les catégories peuvent être définies selon la religion, islam modéré versus radicalisation, ou en rapport avec l’immigration. Il y a différentes manières de vivre la religion, comme il y a différentes origines, et on ne peut pas facilement généraliser. J’ai mené cette recherche avec les gens, les personnes, je cherchais à connaître leur visage, entendre leurs récits, comprendre leurs trajectoires de vie, en somme humaniser et décollectiviser la catégorie de musulman. Je voulais trouver une approche, un terme, pour saisir l’univers mental et la vie de ces personnes et repenser sociologiquement la catégorie à laquelle ils appartenaient.
9J’ai opté pour le terme « musulmans ordinaires ». Musulman ordinaire, c’est presque un oxymore : on n’a pas le choix d’être ordinaire et musulman dans les sociétés européennes. Ou bien, rien, dans votre apparence et votre manière de vous comporter, ne laisse apparaître que vous êtes musulman : dans ce cas-là, vous êtes un citoyen ordinaire. Mais si vous portez un signe comme le voile, vous n’êtes plus ordinaire, plus comme les autres, et vous devenez visible. Le signe vous fait remarquer, vous rend visible aux yeux des autres. Les musulmans voulant adopter les signes et les prescriptions religieuses dans leur vie quotidienne sortent de l’ordinaire ; ils deviennent « extra » ordinaires, avec un petit quelque chose « en plus ». La visibilité par la religion crée un problème avec la citoyenneté ordinaire. La visibilité renvoie à des rapports sociaux interculturels conflictuels. Qu’est-ce qui devient visible aux yeux de l’autre ? Un signe religieux devient visible parce qu’il renvoie à l’étranger et qu’il ne fait pas partie des pratiques habituelles de votre entourage. Au contraire, un signe qui vous est familier ne devient pas visible. La visibilité islamique renvoie à l’asymétrie des rapports sociaux interculturels qui persiste dans le contexte de la post-immigration.
10Pendant les discussions portant sur la loi sur l’interdiction du voile, un débat sémantique a porté sur les signes dits « ostentatoires » ou « ostensibles ». Si l’on retourne à la source (Le Petit Robert), ostentatoire signifie un peu provocateur : c’est « la mise en valeur excessive et indiscrète d’un avantage ». C’est intéressant parce que le voile n’est pas un « avantage », mais serait plutôt un désavantage. Mais il est considéré comme « une mise en avant excessive et indiscrète ». Ostensible est un terme plus neutre : il n’y a pas d’inconvénient à montrer une différence. Le débat a montré la difficulté de parler de ce qui est visible et peut être considéré comme ostentatoire, ou simplement acceptable, ostensible. Quand les signes religieux de l’islam sont considérés comme des signes ostentatoires, comme un excès de visibilité, ils renvoient à une affirmation agressive, voire provocatrice, et non simplement à une pratique liée à une croyance, bref à une manière de s’affirmer, de se réclamer d’une identité particulière.
11Le débat sur le port du voile a commencé dans les années 1980. Toute la presse, même anglo-saxonne, a parlé de « l’affaire du foulard ». Ensuite, un glissement sémantique a accentué le caractère islamique de l’affaire, devenue celle du « voile islamique ». Puis sont apparus des termes comme le hijâb, le niqâb, comme si l’usage du terme arabe permettait de mieux capter le sens du phénomène. Enfin, il a été question de la burqa, le voile intégral, et plus récemment du burkini. Le langage montre la difficulté de nommer cette présence qui ne nous est pas familière, en utilisant un vocabulaire qui est à la fois d’ici et de là-bas. Le foulard, comme l’avait d’ailleurs souligné, non sans ironie, la sociologue Nacira Guénif-Souilamas, évoque « le carré Hermès », familier à la plupart des gens. La burqa est par contre menaçante, elle évoque les talibans. Le burkini, lui, est une pure invention du langage occidental, qui entrechoque des réalités séculières et religieuses ; il n’existe pas en soi. C’est une invention contemporaine qui ne ressemble pas à la manière dont les femmes musulmanes traditionnelles se baignaient : soit elles le faisaient avec des robes, sans maillot de bain spécifique, soit elles ne se baignaient pas du tout. Le burkini juxtapose deux vêtements extrêmes : le bikini et la burqa, en une forme amorphe qui n’est pas encore fixée, objet d’une quête esthétique incertaine sur son objet. Cette recherche de visibilité a un effet que je dirais disruptif, qui veut rompre avec le sens commun, avec les valeurs consensuelles et créer un dissensus, une controverse publique.
La transgression sociale et spatiale
12La visibilité a eu aussi un aspect social. Le foulard des femmes migrantes pendant longtemps n’était pas visible aux yeux de la société et n’était pas objet de débat : il ne dérangeait pas, tant que les femmes qui travaillaient restaient dans leur coin. Mais le foulard des jeunes filles à l’école est devenu visible. Elles ont franchi une frontière sociale et spatiale et leur foulard est devenu sujet de débat. Il en va de même pour les mosquées : les salles de prières n’étaient pas un enjeu important. On s’accommodait très facilement des salles de prières dans les lieux de travail. Mais la construction d’une mosquée au centre d’une ville comme Cologne, à côté de la cathédrale, est un marqueur très important. Une ville catholique devient en même temps une ville des musulmans. À la différence des salles de prières précaires et invisibles, les mosquées avec leur dôme et leur minaret singularisent la présence de l’islam.
13La visibilité est liée aux formes architecturales et aussi à une transgression spatiale. Il y a transgression parce que les musulmans qui étaient supposés rester à la périphérie, dans les zones des travailleurs, connaissent une ascension sociale qui les amène dans les centres-villes et les rend visibles. La transgression spatiale, territoriale, signifie que l’autre entre dans les espaces des privilégiés, comme les écoles du centre-ville. Pour un sociologue comme Edward Shils, atteindre le « centre » répond au besoin d’intégration des individus et des groupes : les migrants arrivés de la périphérie désirent participer à la production des valeurs et des formes esthétiques régnantes 1. Les controverses autour de la visibilité des musulmans en Europe témoignent de l’apparition de nouvelles classes moyennes qui connaissent une ascension sociale et désirent participer à la vie de la cité. Je ne nie pas qu’il y ait également des musulmans qui vivent dans des ghettos, des quartiers défavorisés, dans l’échec scolaire, la radicalisation, les prisons. Mais, au fond, toutes les controverses dont on a tant parlé sont liées à la présence des musulmans ordinaires dans la vie ordinaire. Au cours de ces débats, les musulmans sont à la fois « survisibilisés » et peu audibles.
14Il y a un décalage dans la perception publique de la présence musulmane, vécue comme menaçante, et pour cause (il y a eu des attentats qui ont blessé la mémoire collective). Le fait de croire n’est pas séparable de pratiques incorporées. La croyance n’est pas quelque chose de purement spirituel ; elle est incorporée dans des pratiques qui concernent la manière de se vêtir, de manger, de se lier à autrui, les rapports entre les hommes et les femmes. Ce qui fait la singularité des musulmans européens est un travail de réflexion, de réajustement entre la perception publique et le vécu de leur propre subjectivité. Il y a d’un côté le texte, la norme islamique avec laquelle ils cherchent à être en conformité, et, de l’autre, leur expérience au quotidien dans le contexte européen. Ils effectuent un va-et-vient continuel entre les deux, à la recherche d’ajustements et d’accommodements. Beaucoup de musulmans m’ont parlé de leur obsession d’être en permanence attentifs à leur foi, parce qu’il n’est pas facile de respecter les normes dans un environnement séculier. En même temps, il ne faut pas imaginer que les normes sont quelque chose de rigide, de figé. Les pratiques questionnent les normes religieuses et provoquent continuellement un travail de réflexion et d’interprétation.
15Je reviens au burkini. C’est une incohérence du point de vue de la norme islamique. On me disait souvent dans les groupes de discussion avec les musulmans : « le burkini, ce n’est pas conforme à l’islam, c’est une aberration. » Il n’a rien à voir avec la norme islamique : « on voit toutes les formes des corps de celles qui le portent, et il vaut mieux qu’elles renoncent et ne se baignent pas. » Le burkini est également une aberration aux yeux des féministes, selon les normes séculières de l’émancipation féminine. On retrouve l’élément de transgression spatiale, parce qu’au fond les musulmanes en burkini ne sont pas censées être sur les plages ou dans les piscines. Il y a infraction aux normes non dites de la société majoritaire (on ne se comporte pas comme ça sur les plages), mais également une incohérence par rapport à la norme islamique de la part des femmes qui expriment leur désir de conquête d’espaces de vie et de loisir qui n’ont pas été réservés pour elles. Dans l’islam européen, « être musulman en Europe aujourd’hui », c’est par de nouvelles pratiques questionner les normes aussi bien religieuses que séculières.
Les musulmans d’Europe : une minorité active
16Il n’y a pas de norme sociale unique : il y a la norme islamique, les prescriptions islamiques, et la norme séculière et féministe. Les musulmans européens sont aux prises avec leurs propres normes et s’affranchissent des modes de vie traditionnels. On peut reprendre à leur propos le concept de « minorité active », de Serge Moscovici, psychologue social. Dans les années 1960, les minorités actives cherchent à inventer de nouvelles façons de percevoir le monde, de se vêtir, de vivre, et de créer des relations entre elles. Le féminisme des années 1970 peut être lu aussi comme un mouvement de minorité active, qui est devenu aujourd’hui une norme majoritaire. Cela ne veut pas dire que la cause féministe soit gagnée, mais elle est devenue une norme partagée. Une minorité active ne s’exprime pas en termes quantitatifs (se trouver en position minoritaire) ; ce terme désigne avant tout une minorité qui cherche à agir de manière consciente sur ses conditions de vie : ce n’est pas une situation de repli passif sur soi, ce n’est pas un statut subi, mais quelque chose de choisi activement. Parler de minorités actives pour les musulmans renvoie à leur recherche de droits en tant que minorité et à leur volonté d’intervenir dans la production des normes et des formes qui déterminent leur condition de musulmans.
17Une autre caractéristique de l’expérience musulmane européenne est que, pour la première fois de leur histoire, les musulmans se trouvent statistiquement en minorité. Cela change le rapport avec la norme islamique. Par exemple, dans mon enquête, je n’ai pas entendu de musulmans qui se réclament de la charia. La charia, pour eux, est en premier lieu non souhaitable et elle ne concerne, en second lieu, que les pays à majorité musulmane, où il peut y avoir un État qui applique la loi islamique. En Europe, la notion de charia est remplacée par le halal qui est un trait tout à fait européen de l’islam. Halal devient une sorte de certificat qui permet de vivre en conformité avec les modes de vie européenne. C’est un certificat rappelant ce qui est permis plutôt que ce qui est interdit (le haram). Le halal ne concerne pas que la sphère de l’alimentation ; il renvoie à un mode de vie islamique : le mariage halal, le jambon halal, etc. Le rapport à la viande de porc devient très central dans la manière dont les musulmans s’interrogent sur leur présence en Europe. La viande de porc a en effet une place centrale en Europe, dans les habitudes alimentaires. Elle devient une sorte de « personnage politique » : les mouvements populistes s’opposent à la présence des musulmans en Europe en utilisant le porc comme symbole identitaire. Par exemple, en Italie, pour empêcher la construction d’une mosquée à Bologne, une parade de porcs a été organisée en pensant que cela souillerait et désacraliserait le terrain alloué et des « apéros-saucisson-pinard » ont été organisés par la droite identitaire en France.
18Les controverses témoignent de la singularité de l’islam, des traits particuliers de l’expérience musulmane européenne. Elles créent une interface entre les musulmans et les non-musulmans. Elles divisent, en confrontant les différences. Mais elles familiarisent aussi les uns avec les autres. Les convertis sont la figure emblématique de l’islam européen et jouent un rôle d’interface dans ce processus de confrontation et de familiarisation. Ils se font les porte-parole de l’islam dans les débats publics, car ils maitrisent la langue et les codes de communication. Ils ne sont pas « issus de l’immigration ». Ils sont d’ici, mais ils sont aussi en rapport avec l’islam. Ils sont les marqueurs de l’invention d’un nouveau mode du croire à l’islam en terre européenne, un phénomène post-immigration.
Recréer l’espace public
19Si l’on cherche à sortir du cercle vicieux de la radicalisation, de l’islamophobie, de la suspicion mutuelle, de la blessure du stigmate, surtout dans la période qui a suivi les attentats, il faut, au-delà du multiculturalisme, trouver une autre manière de penser le lien social en ayant recours à une culture publique commune alternative. Ce que j’ai fait au cours de ma recherche pendant quatre ans, c’était me distancier de la représentation médiatique et recréer l’espace public comme un lieu autonome. Je ne cherche pas à critiquer les médias, mais à contourner leur façon de mettre l’accent sur le scandale, le caricatural, l’extrême. Ce que je vise est un retour à un face-à-face avec des vrais gens dans un lieu précis : c’est cette dimension incarnée, physique, de l’espace public que j’ai cherché à reconstituer, à récupérer. Ce n’est pas une idée abstraite. Dans les villes, au fil des controverses, j’ai reconstitué un lieu de rencontres et de débats et j’ai constaté que, même au niveau local, les gens se voyaient à travers la représentation proposée par les médias ; ils avaient du mal à engager une discussion avec autrui, avec leur voisin. C’est vrai pour tous les acteurs, musulmans ou non, les altermondialistes, les catholiques de gauche ; il est difficile de dégager la perception d’autrui du prisme des médias.
20Un premier constat : cette recherche m’a fait comprendre l’importance de créer un espace de rencontre, des lieux publics pour que les gens se rencontrent. C’est dans un espace public concret et autonome par rapport aux médias que l’exploration du social peut se faire, et la familiarisation avec autrui et le questionnement des normes s’accomplir. Or, actuellement, l’espace public ne permet guère tout cela : le débat qui prévaut dicte les normes dominantes et la hiérarchie des valeurs majoritaires. En lieu et place de l’expérimentation sociale, on se heurte à la réglementation, la régulation. On fait des lois, sans laisser libre cours à l’expérimentation de formes en train de se négocier, de se chercher et en voulant aligner de force l’espace public avec la communauté de la nation.
21C’est dans un espace public expérimental qu’il y a possibilité de transformation mutuelle. L’espace public permet de dépasser les confrontations brutes en créant des formes esthétiques nouvelles, en architecture, dans la mode, pour aller au-delà des polarisations « clivantes ». Et dans le domaine de l’art, l’espace public créatif permet de sortir des appartenances binaires et simplistes. En voici quelques exemples :
22L’artiste franco-marocain Mehdi-Georges Lahlou, né d’une mère espagnole catholique et d’un père marocain musulman, représente la figure contemporaine de l’artiste européen : il se déclare sans origines et athée et joue sur la juxtaposition des codes culturels et religieux.
Ceci n’est pas une femme musulmane (Mehdi-Georges Lahlou)

Courtoisie de l’artiste et de la galerie Transit Mechelen
23Ceci n’est pas une femme musulmane, fait référence au tableau de Magritte, Ceci n’est pas une pipe. Derrière le voile, il faut penser au visage, à la personne. Et le voile, au fond, cache aujourd’hui le visage humain. Son installation Cocktail or Autoportrait in Society met en scène des escarpins rouges sur un tapis de prière. Un faisceau lumineux sur ces escarpins met en avant la place de la femme dans un environnement où chaque tapis est accolé à des chaussures masculines. Cette œuvre considérée comme blasphématoire, voire islamophobe, par certains a été boycottée à Bruxelles. Dans notre groupe de discussion, où l’artiste Mehdi-Georges Lahlou est venu (avec un garde du corps), un débat a émergé sur son interprétation. Il y a ceux qui percevaient son installation comme un geste d’agressivité à leur égard, comme une provocation à laquelle ils étaient obligés de réagir. Mais il y en avait aussi d’autres, comme cette fille qui portait le foulard et disait qu’elle y voyait une interrogation sur la place de la femme dans la mosquée, et, au-delà, sur la place de la femme dans la religion et dans la société. On voit ainsi qu’on demande aux musulmans s’ils sont pour ou contre la liberté d’expression, mais sans les interroger sur leur interprétation d’une œuvre. Seul le débat autour de l’interprétation de l’œuvre permet à la pluralité des points de vue d’émerger.
My Pig, 2004 (Nezaket Ekici)

Courtoisie de l’artiste et de la galerie Pi Artworks Istanbul/London
24Nezaket Ekici est une artiste allemande née en Turquie et elle interroge ici les tabous croisés sur la femme et le porc. Les discutants ont introduit une distinction entre l’interdit de manger du porc et le statut du porc comme animal, un être vivant selon la théologie musulmane.
Haram, 2007 (Sarah Maple)

Courtoisie de l’artiste
25Avec Sarah Maple on reste dans l’iconographie chrétienne, mais avec une juxtaposition des codes culturels. Quand j’ai montré ces images au groupe avec lequel j’ai travaillé, on m’a dit quelque chose qui m’a beaucoup touchée : « Au fond, quand la fille musulmane prend le porc dans ses bras, avec affection, c’est comme si on prenait l’Europe dans nos bras. »
Who’s Afraid, 2008 (Mitra Memarzia)

Photographie Babis Alexiadis
26Une autre manière pour les citoyens de contourner certains débats, certains interdits, est la citoyenneté « performative ». Ainsi, l’artiste Mitra Memarzia a réalisé une performance à Birmingham, en se promenant dans la ville sur des échasses, très grande et voilée. Tout le monde venait lui demander ce qu’elle voulait faire par là. Elle voulait attirer l’attention sur la question du foulard qui devient ainsi survisible et surproportionné, dominant toute la ville.
The Cologne Mosque (Paul Böhm)

La mosquée centrale de Cologne en avril 2015
Raimond Spekking – CC BY-SA 4.0 (via Wikimedia Commons)
27À côté de la cathédrale de Cologne, la mosquée a été conçue par Paul Böhm, architecte allemand de renom. Cet architecte allemand, spécialisé dans la construction des églises, cherche une nouvelle forme architecturale de mosquée qui illustre le phénomène d’interpénétration et de transformation mutuelle en cours entre cultures musulmane et européenne. Cette nouvelle forme architecturale doit être acceptable pour tous, puisqu’une mosquée dans une ville ne concerne pas uniquement les musulmans qui vont y faire leur prière, mais tous les habitants. Malgré les actions de mouvements populistes comme le mouvement Pro Köln, la construction de cette mosquée a pu être menée à son terme. C’est un exemple de réussite du dépassement de la confrontation par l’invention de formes européennes.
28Un autre exemple concerne la mosquée de Penzbergen Bavière. Sur la porte, on peut lire à la fois de l’allemand et de l’arabe. Mais ce qui attire l’attention, c’est son minaret. Comme vous le savez, en Europe, la plupart des minarets sont muets : il n’y a pas de muezzin pour faire l’appel à la prière. Mais dans cette ville, il y a un minaret qui s’allume et éclaire les versets inscrits pendant les appels à la prière. C’est encore une manière de dépasser la confrontation.
29À Istanbul, il y a une toute petite mosquée conçue par une femme, Zeynep Fadillioglu. La mosquée est considérée par la presse internationale comme la première mosquée design du monde. L’intérieur a été décoré par des artistes du monde entier. Une attention a été donnée à la place des femmes par l’architecte qui voulait une mosquée accueillante pour elles.
30Dans mon approche, l’espace public est un lieu d’expérience pour une citoyenneté « performative », inventant des formes artistiques et architecturales émergentes dépassant les oppositions entre musulmans et Européens.
Notes de bas de page
1 Edward Shils, Center and Periphery: Essays in Macrosociology, University of Chicago Press, 1975.
Auteur
Sociologue, directrice d’études, EHESS

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