La charia dans le droit contemporain des pays arabes
p. 87-96
Texte intégral
1Qu’est devenue, à l’époque contemporaine, la relation entre charia, droit et politique ? Comme on va le voir, la charia continue de se situer aux confins du droit et du politique, ce qui conduit souvent à fausser la perception que l’on en a en Occident, mais parfois aussi dans les pays musulmans.
2Je passerai rapidement en revue les différents domaines du droit où l’on continue de faire référence à la charia, dans les pays du monde musulman, mais surtout du monde arabe, tout en essayant de déterminer la place qu’occupent respectivement le droit et le politique dans cette relation.
La charia dans les constitutions des États arabes
3Le premier domaine où l’on rencontre encore la référence à la charia ou à l’islam dans les droits contemporains des pays arabes, ce sont les constitutions. À l’heure actuelle, tous les pays du monde musulman en ont adopté une, qu’elle soit appelée constitution, loi fondamentale ou statut fondamental. Même l’Arabie saoudite s’est dotée d’une loi fondamentale en 1992, et Oman est le dernier État à en avoir adopté une.
4Après les « printemps arabes », un mouvement de réécriture des textes constitutionnels a traversé le monde arabe. Ainsi, de nouvelles constitutions ont été adoptées au Maroc, en Tunisie et en Égypte. Au Yémen et en Libye, des constitutions sont toujours en cours d’élaboration, mais la situation sur place fait que le processus a été plus ou moins suspendu. La Constitution jordanienne a également été amendée. Si l’on s’intéresse maintenant aux références à la charia et à l’islam dans ces textes constitutionnels, on constate que toutes ces constitutions proclament l’islam comme religion d’État. La formule présente dans la Constitution tunisienne de 1959 qui affirmait que « la Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, sa religion est l’islam, sa langue l’arabe et son régime la République » a été reprise à l’identique dans la nouvelle Constitution adoptée en janvier 2014.
5Le seul pays du monde arabe à ne pas faire de l’islam la religion d’État est la Syrie. Néanmoins, il existe quand même des références à la religion dans sa Constitution : « Le fiqh est la source principale de la législation et le président doit être musulman. » Enfin, le Liban, en tant qu’État multicommunautaire, est un cas spécifique.
6Certaines constitutions disent également que l’État est islamique comme c’est le cas de l’Arabie saoudite ou du Bahreïn. Et en dehors du monde arabe, un certain nombre de constitutions proclament également l’islamité de l’État.
7En pratique, si l’on regarde de quelle manière sont organisés les pouvoirs politiques dans ces pays, on se rend compte qu’à l’exception des pays du Golfe et de l’Arabie saoudite qui sont des cas un peu particuliers, la référence à la religion islamique comme religion d’État, et même parfois à l’islamicité de l’État n’a souvent pas eu l’effet d’une mise en place d’États théocratiques qui seraient dirigés entièrement par des institutions religieuses. En effet, dans la plupart de ces pays, notamment au Maghreb ou au Proche-Orient, les systèmes politiques fonctionnent sur le modèle occidental d’une séparation des pouvoirs avec un chef de l’État, un parlement, un pouvoir judiciaire, et une séparation plus ou moins poussée des domaines religieux et étatiques. Dans certains pays, on rencontre effectivement des institutions religieuses qui participent de façon plus ou moins intensive à l’exercice du pouvoir, mais elles n’ont souvent que des pouvoirs consultatifs, comme le Conseil des oulémas au Maroc, l’université al-Azhar en Égypte, les muftis de la République en Tunisie. Il n’y a guère que l’Arabie saoudite qui continue à affirmer que le roi tire son pouvoir du Coran et de la sunna et où il existe un comité de grands oulémas qui participe directement à l’exercice du pouvoir. De nouveau il existe un cas particulier, l’Iran, pays dont le système de gouvernement est une théocratie, dirigée par un Guide de la Révolution.
8Mais, dans la plupart des pays du monde arabe, on trouve une organisation des pouvoirs calquée sur les systèmes modernes présidentiels, parlementaires, semi-présidentiels, semi-parlementaires, avec une séparation des pouvoirs et un rôle très limité des institutions religieuses.
9Il existe d’autres références à la charia que l’on trouve dans certaines constitutions, qui affirment que « la charia est la – ou l’une – des sources principales de la législation ». Cela concerne par exemple les États du Golfe – tels que le Koweït et les Émirats arabes unis. L’État saoudien a pour Constitution « le livre de Dieu et les traditions de son prophète ». Le cas égyptien est encore plus particulier : le pays précise dans sa nouvelle Constitution, adoptée en 2014, que « les principes de la loi islamique sont la source principale de la législation ». Cet article figurait déjà dans la Constitution précédente, celle des Frères musulmans, mais également dans celle de Sadate en 1971, amendée en 1980. L’Égypte de Sissi, qui a chassé les Frères musulmans et affirmait pouvoir réinstaurer un État caractérisé par une séparation totale du religieux et du politique, a tout de même conservé ce deuxième article qui fait des principes de la charia la source principale de la législation. Un consensus a été trouvé au sein du comité qui a élaboré la Constitution de 2014 pour ne pas toucher à cet article. Est-ce par réalisme ou par opportunisme ? Est-ce un moyen pour contrer les partis islamistes, notamment les Frères musulmans, qui auraient pu utiliser politiquement cette suppression de la référence à la charia afin de prouver l’hostilité du nouveau régime non seulement aux Frères musulmans, mais également, et surtout, à l’islam ? C’est tout un ensemble de raisons qui font que cet article 2 a été conservé dans la nouvelle Constitution. Cela peut également s’expliquer par le fait que l’Égypte est une société demeurée, malgré tout, conservatrice et pieuse. La religion fonctionne comme un marqueur identitaire et l’appartenance à l’islam marque l’identité de la population égyptienne, qui est à majorité musulmane. Les chrétiens ont également un sentiment religieux très fort d’appartenance au christianisme, et le maintien de l’article 2 ne signifie pas nécessairement qu’il y a une volonté de la population égyptienne de réislamiser le droit. Cela peut relever davantage d’une demande de justice sociale, de retour à l’ordre, à la stabilité, à la sécurité, après une période marquée par la fraude, la corruption et l’autoritarisme sous Moubarak. J’en veux juste pour preuve une manifestation des Frères musulmans et des salafistes qui avait eu lieu en novembre 2012 au moment de l’élaboration de l’ancienne Constitution, celle des Frères musulmans. Une grande manifestation s’était tenue sur la place Tahrir au Caire, qui ce jour-là regorgeait de pancartes réclamant l’application de la charia qui mettrait fin au chômage, aux trafics de drogue et à la corruption. Les manifestants ne demandaient pas l’application des châtiments corporels, mais l’application des valeurs morales qui sont celles de la charia.
10Les autres constitutions du monde arabe, notamment des pays du Maghreb (l’Algérie, la Tunisie et le Maroc) ne font pas référence à la charia, bien que cela ne se soit pas fait sans débat, comme lors de l’élaboration de la nouvelle Constitution tunisienne.
11En conclusion, la référence à la charia ou à l’islam dans les constitutions a surtout une valeur symbolique. Pour les différents régimes, c’est un moyen de se réapproprier le référent religieux afin de renforcer leur légitimité. Pendant longtemps, cela a été aussi un moyen pour les gouvernements de contrebalancer la montée de l’opposition islamiste en promouvant un islam officiel. Et puis, pour la société, cette référence à l’islam relève surtout d’un marqueur d’identité, davantage que d’une volonté d’appliquer vraiment le droit musulman.
La charia et le droit interne des pays arabes
12Ce n’est pas parce que la charia est « la source principale de la législation » que tout le droit en est forcément tiré. Il faut déterminer dans quel domaine du droit la charia s’applique ou non concrètement. Même pour l’Égypte, malgré ce fameux article 2, la charia ne s’applique réellement que dans le domaine du droit de la famille. Toutes les autres branches du droit ont été sécularisées depuis longtemps, y compris le droit pénal, et la présence de l’article 2 n’a pas eu de conséquences, jusqu’à présent, sur le droit égyptien.
13Inversement, le fait que la constitution ne fasse pas référence à la charia, comme en Algérie, au Maroc, ou en Tunisie, n’empêche pas le droit de la famille de s’y référer. Dans les faits, le droit égyptien est très proche actuellement du droit tunisien, marocain et algérien, non dans le contenu des normes du droit de la famille où les différences qui existent sont assez importantes, mais dans le fait que tous ces pays, en ce qui concerne le droit de la famille, affirment appliquer la charia. Même en Tunisie, lorsque Habid Bourguiba a adopté le Code de la famille en 1956, il a affirmé qu’il appliquait la charia. Seulement, il l’a réinterprétée. Concrètement, jusqu’à présent, qu’il y ait ou non référence à la charia dans leur constitution, cela n’a pas entrainé de différences entre les pays.
14Qu’en est-il des lois ? Dans quelles branches du droit trouve-t-on encore des références à la charia dans les législations contemporaines du monde arabe ? À partir du 19e siècle, la plupart des pays du monde arabe ont connu un mouvement de sécularisation du droit, par lequel le droit s’est détaché de la religion. Les droits des pays arabes ont été refaçonnés sur le modèle des droits occidentaux et particulièrement sur le modèle des codes français. Cela a commencé dans l’Empire ottoman au 19e siècle avec les réformes des Tanzîmât. Puis, cela s’est étendu et généralisé à la fin du 19e siècle, et, à l’heure actuelle, seule la Péninsule arabique est demeurée globalement à l’abri de l’influence des lois européennes, même si l’on trouve en Arabie saoudite des textes, des ordonnances royales, des règlements (nizâm-s) rédigés par le roi qui réglementent notamment la vie économique du pays. Cette sécularisation a souvent été imposée par l’occupant, notamment au Maghreb lors de la colonisation. Toutefois, elle émane parfois du choix des dirigeants des pays eux-mêmes qui cherchaient une certaine efficacité, le progrès et une certaine centralisation du pouvoir entre les mains de l’État. Pour ce faire, ils ont décidé d’importer des codes.
15Ce fut par exemple le cas en Égypte, à la fin du 19e siècle, en vue d’affaiblir le pouvoir des hommes de religion, et centraliser ce qui concernait l’élaboration des textes entre les mains de l’État. Il y a eu, bien entendu, des résistances de la part des docteurs de la loi religieuse, mais leur opposition n’a pas été assez forte pour constituer un obstacle important. Ces codes ont été assimilés progressivement avec succès dans les différentes régions de l’islam.
Charia et droit pénal
16Les domaines qui ont été plus difficiles à réformer sont ceux pour lesquels il existait des versets coraniques importants ou des hadiths nombreux. C’est le cas du droit pénal. À l’heure actuelle, la plupart des pays du monde arabe ont toutefois totalement abandonné les prescriptions du droit pénal islamique et les ont remplacées par des législations modernes. C’est le cas de l’Égypte, du Maroc, de la Tunisie, de l’Algérie, du Liban, de la Syrie (avant la guerre civile) qui ont importé le Code pénal français en remplacement du droit pénal islamique. Ils n’appliquent plus les châtiments corporels, qui sont remplacés par d’autres peines, en cas d’adultère, de vol, de meurtre.
17Il existe bien entendu des exceptions à cet abandon puisque certains pays continuent d’appliquer le droit pénal islamique comme le Yémen, les pays du Golfe ou l’Arabie saoudite. Certains pays qui l’avaient abandonné y sont aussi revenus : le Soudan, le Pakistan, l’Iran, le Nigeria, le Mali. Si l’on s’intéresse aux évènements survenus en Égypte entre 2012 et 2013, période lors de laquelle les Frères musulmans ont dirigé le pays, on peut se demander si ces derniers ont réislamisé le droit pénal égyptien totalement sécularisé depuis la fin du 19e siècle : non, ils n’ont pas réinstauré les châtiments corporels et n’ont jamais mobilisé cette question, que ce soit dans leurs programmes ou dans leurs discours. Concernant ce point, il est vrai que leur politique n’était pas claire, et il était très difficile de savoir ce qu’ils voulaient faire. Ils voulaient réislamiser, mais qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Ce que l’on peut déduire des différents discours de plusieurs dirigeants, c’est qu’il n’était pas question de réinstaurer les châtiments corporels dans l’immédiat, tant que la moitié de la population vivait dans la pauvreté. Selon eux, le droit pénal islamique ne peut s’appliquer que dans une société où les principes de l’islam sont véritablement respectés. L’application du droit pénal islamique nécessite au préalable un changement dans la société : l’islam doit être respecté au sein d’une communauté de croyants pieuse où règne la justice, l’équité, et au sein de laquelle tous les besoins élémentaires de la population sont assurés. Or, l’Égypte de 2012 ne se trouvait manifestement pas dans cette situation. On ne pourra donc jamais savoir s’ils auraient appliqué ou non le droit, les peines légales (hudûd) et combien de temps cela aurait pris pour réislamiser la société égyptienne.
18Donc le droit pénal islamique est appliqué dans peu de pays. Si certains pays l’ont réinstitué dans leur code pénal, comme la Libye sous Kadhafi dans les années 1970, il n’était pas appliqué en pratique. Les juges n’appliquaient pas ces dispositions et préféraient en cas de vol condamner le voleur à la prison plutôt que lui couper la main. Dès lors, pourquoi Kadhafi a-t-il réislamisé le Code pénal s’il ne souhaitait pas appliquer ces châtiments ? Là encore, c’était sans doute pour témoigner de l’islamicité du régime, de sa résistance aux pressions de l’Occident (avec qui Kadhafi a souvent entretenu des relations assez tendues). On peut y voir l’expression d’une affirmation culturelle et politique face à l’hégémonie occidentale qui permettait également au régime de se réapproprier le discours des islamistes.
Charia et droit de la famille
19Le deuxième domaine qui continue à puiser ses sources dans la charia et dans le droit contemporain des pays arabes : c’est le droit de la famille. C’est la seule branche du droit dans laquelle tous les pays du monde arabe affirment appliquer la charia, bien que son application se traduise très différemment selon les États. Le Code de la famille tunisien est très différent de l’algérien, et très différent de celui de l’Égypte ou d’autres pays. Toutefois, malgré ces divergences, pourquoi le droit de la famille est-il si difficile à détacher de la charia ?
20D’une part parce qu’il y a beaucoup de références au droit de la famille dans les sources du droit musulman (le Coran ou le hadith). C’est sur le droit de la famille que les sources religieuses impliquent le plus de normes. De plus, le droit de la famille est chargé d’une symbolique forte. En effet, la famille et la femme sont considérées comme le refuge d’une identité musulmane. Une grande partie de la population semble être attachée à l’idée que le droit de la famille exprime une identité islamique qui doit être protégée contre les excès de la modernité. L’élan vers une éventuelle libération des femmes, à travers une réforme du droit de la famille, est considéré par certaines tendances islamistes comme un signe d’aliénation et de renoncement à l’islam.
21Par conséquent, le droit de la famille a échappé à la sécularisation. Les pays arabes n’ont pas importé le code français de la famille comme ils ont importé le Code pénal, le Code de commerce, le Code civil, le Code de procédure, etc. Mais, s’il n’y a pas eu sécularisation, des réformes ont néanmoins été introduites dans le Code de la famille. Le droit de la famille a été codifié et mis par écrit dès la fin du 19e siècle. Cela a débuté en Égypte avec la codification du droit hanafite de la famille, puis a continué en 1917 dans l’Empire ottoman avec la promulgation d’un Code de la famille et, dès lors, ce mouvement de codification du droit de la famille s’est étendu et généralisé dans la plupart des pays du monde arabe. Ainsi, au moment des indépendances, presque tous les pays arabes ont adopté leur codification. Ils ont utilisé les normes qui existaient préalablement dans la charia afin de les mettre par écrit sous forme de codes. Mais il a fallu faire rentrer les normes de la charia dans des catégories et des classifications qui étaient celles de l’Occident.
22À l’heure actuelle, même le Bahreïn a un Code de la famille depuis 2009, tout comme le Qatar depuis 2006 et les Émirats depuis 2005. Seule l’Arabie saoudite résiste. Cette codification du droit de la famille a permis, du point de vue technique, aux législateurs d’exposer ces normes de façon systématique, plus rationnelle. De plus, du point de vue politique, cela a permis aux États-nations en construction d’affirmer leur contrôle sur la société en même temps que leur indépendance. En codifiant le droit de la famille, les États retiraient une importante partie des pouvoirs à l’élite religieuse et s’affirmaient comme le centre unique de décision habilité à dire le droit. Enfin, le processus de codification a également permis à de nombreux États de réformer le Code de la famille.
23En effet, la codification a été à l’origine d’un certain nombre de modifications dans le droit de la famille et a été, par conséquent, un instrument de réforme sociale. Le plus souvent, ces réformes sont mises au service de la protection des plus faibles, c’est-à-dire des femmes et des enfants. La codification de la charia a permis, dans la plupart des pays, d’atténuer légèrement la rigueur de certaines règles. Aujourd’hui, dans le droit de la famille, la place de la charia a non seulement été codifiée, mais en plus ne s’applique plus qu’à titre subsidiaire : lorsque le juge doit résoudre un problème de droit de la famille, il doit appliquer le Code. C’est certes une codification de la charia, mais une charia modifiée par un certain nombre de réformes introduites lors de la codification. C’est seulement s’il ne trouve rien dans ce Code que le juge peut revenir aux principes de l’école qui est dominante dans ce pays, c’est-à-dire à la charia. Le Code demeure la priorité. Même si le juge estime que le Code ne respecte pas la charia ou qu’il la viole, il ne peut l’appliquer directement.
24Une des conséquences de la dimension très politique du droit de la famille dans les pays arabes est qu’il est très difficile à réformer. Il touche en effet à l’identité musulmane elle-même, et les réformes juridiques dans le domaine du droit de la famille nécessitent l’intervention d’un État fort. Elles sont donc souvent impopulaires, car elles vont à l’encontre d’une opinion publique traditionnellement conservatrice. Les réformes réellement importantes qu’a connues le monde arabe dans le domaine du droit de la famille ont donc été imposées par des régimes forts, parfois de façon autoritaire et les réformes du droit de la famille sont souvent adoptées par décret présidentiel, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas votées par un parlement mais imposées par le chef de l’État. C’est par exemple de cette manière que Habib Bourguiba a imposé le Code de la famille dans son pays en 1956. Cela a également été le cas en 1979, en Égypte, avec l’adoption de la loi Jihane par un décret présidentiel de Sadate. Enfin, le Maroc a connu un cas similaire en 2004, où le nouveau Code de la famille a été adopté par le Parlement seulement après que le roi ait dit qu’il y était favorable.
La réforme du Code de la famille dans le cadre du référent islamique
25La difficulté de la réforme est liée à la question de la légitimité à travers ce que l’on appelle des « processus de légitimation internes ». Lorsque les gouvernements ou les États réforment le droit de la famille, ils ne se réfèrent jamais aux textes internationaux comme la Déclaration universelle des droits de l’homme, la Convention des Nations unies sur la protection des femmes, etc. La légitimité de la réforme vient toujours de la conformité à l’islam. Les États vont donc rechercher au sein de l’islam des éléments qui peuvent leur permettre de justifier les réformes qu’ils introduisent. Un des modes de légitimation est le choix de normes dans les écoles juridiques autres que l’école officielle du pays en question. Pour pouvoir abandonner une norme jugée trop stricte, les législateurs se dirigent vers les autres écoles sunnites afin d’y trouver une norme plus souple qu’ils peuvent importer. C’est par exemple ce qu’a fait l’Égypte pour le divorce. L’Égypte appliquait le droit hanafite qui ne reconnaît pas le divorce à l’initiative de la femme, sauf si le mari est impuissant. Le gouvernement égyptien s’est tourné vers l’école malikite, beaucoup plus libérale en ce qui concerne le divorce, et, dans les années 1920, quand l’Égypte autorise le divorce de la femme, il est écrit clairement dans la note introductive de la loi que les principes de l’école malikite ont été importés parce qu’ils étaient plus conformes à l’intérêt de la femme. Cela s’est reproduit pour la tutelle matrimoniale en Algérie et au Maroc, deux pays qui exigeaient une tutelle pour les mariages (c’est-à-dire qu’une fille ne pouvait se marier sans l’accord de son père). En 2004 et 2005, cette norme a été réformée dans les deux pays sur la base de l’école hanafite, école qui n’exigeait pas une telle tutelle.
26La référence aux autres écoles n’est pas le seul moyen d’affaiblir la présence de l’islam au sein du droit. Il est aussi possible de limiter les pouvoirs du juge. Il en va ainsi pour les mariages précoces que l’Égypte a voulu interdire dans les années 1930 : comme le droit musulman ne les interdit pas, l’Égypte a préféré interdire aux juges d’instruire des litiges relatifs à des mariages précoces. Par conséquent, le mariage précoce n’est pas interdit et des mineurs peuvent se marier. Mais cela se fait à leurs risques et périls, car s’il y a un litige autour du mariage, le juge refusera d’en connaître. Le même principe s’applique aux mariages non enregistrés, les mariages coutumiers (‘urfî), que connaît encore l’Égypte à l’heure actuelle. Le mariage ‘urfî est un mariage qui n’est pas interdit, qui est donc légal. Seulement les juges ont l’interdiction de se déclarer compétents au sujet de tout litige qui pourrait surgir d’un tel mariage. Par conséquent, la femme ne peut pas divorcer, puisque divorcer signifie se rendre devant un juge et qu’elle ne peut se prévaloir d’un mariage ‘urfî. Cependant, il y a eu une petite atténuation dans les années 2000, où le législateur a quand même autorisé la femme à divorcer, mais c’est la seule exception. Ce moyen procédural est basé sur le fait qu’en droit musulman, le détenteur de l’autorité peut déterminer le champ de compétence du juge.
27Enfin, la dernière méthode qui a permis de réformer le droit de la famille est l’ijtihâd, la réinterprétation des sources classiques. Cette technique repose sur l’idée que l’interprétation de la charia est conditionnée par les circonstances historiques dans lesquelles elle a été effectuée. Les premiers interprètes de l’islam qui ont créé le droit savant (fiqh) ont interprété les sources en fonction des circonstances qui existaient à leur époque, mais maintenant que les circonstances ont changé, on doit pouvoir réinterpréter ces sources en fonction des circonstances actuelles. C’est ce qu’a fait la Tunisie : quand Habib Bourguiba interdit la polygamie et la répudiation en 1956, il se base sur une réinterprétation des versets coraniques. C’est également ce qu’a fait le roi du Maroc pour la polygamie. Si le Maroc ne l’a pas interdite, le recours à l’ijtihâd a permis de l’encadrer de conditions assez strictes.
28La place de la charia dans le droit contemporain des pays arabes demeure donc assez limitée, mais on voit clairement que droit et politique sont étroitement imbriqués lorsqu’il s’agit d’interpréter et d’appliquer la charia.
Auteur
Juriste, directrice de recherche, IRD

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.