Conférence du 3 novembre 2015
Les femmes
Enjeux et en quête de pouvoir en Islam
p. 61-75
Texte intégral
Les femmes et l’islam : un problème épistémologique
1Pour situer ma réflexion, je commencerai par évoquer la montée de l’islamisme radical, et les attentats meurtriers de ces dernières années aux États-Unis, en Europe et en France : ces événements ont popularisé une perspective qui essentialise la différence entre les valeurs dites occidentales et celles imputées aux femmes musulmanes, que ces dernières vivent en Occident ou dans les sociétés majoritairement musulmanes. Dans cette perspective culturaliste, l’islam est toujours mis en avant, comme si les femmes musulmanes vivaient exclusivement dans le monde clos de la religion. Cette approche néglige les interactions entre le genre, la pratique religieuse, l’idéologie, l’économie ou les convictions politiques. Elle occulte le fait que les musulmanes sont les premières à critiquer les justifications théologiques des inégalités de sexe ; que beaucoup d’entre elles inscrivent leur combat dans des traditions de luttes politiques qui ne sont pas centrées sur l’Occident comme figure de l’autre.
2Ce contexte impose une double oppression aux femmes dites musulmanes. Je dis « dites musulmanes » parce que toutes les femmes issues d’un milieu musulman, en France ou dans des pays à majorité musulmane, ne se considèrent pas forcément comme musulmanes – certaines ne sont ni pratiquantes ni croyantes. D’une part, l’islamophobie sexuée a été accentuée, revitalisant les tropes orientalistes et les représentations des femmes musulmanes comme victimes de l’islam, incapables d’agir et attendant d’être sauvées des hommes musulmans et de l’islam. Comme le précise Marnia Lazreg, faire de la religion la cause principale des inégalités, c’est empêcher toute analyse de changement. C’est simplement priver les femmes d’exister1. D’autre part, ces dernières subissent l’oppression des islamistes qui, dans leurs discours et leurs actions, souvent violents, imposent des limitations importantes aux droits des femmes au nom de la préservation des valeurs « islamiques ».
La diffusion du modèle patriarcal
3Le contrôle des femmes, de leur corps et de leur sexualité, qui est au fondement du pouvoir patriarcal, s’exerce par l’institution familiale fondée sur le mariage patrilinéaire, ou ce que Claude Lévi-Strauss a appelé « l’échange des femmes entre les hommes2 ». La structure hiérarchique du mariage telle qu’elle a été instituée après l’avènement de l’islam entre en contradiction avec la vision éthique de l’islam qui, elle, serait égalitaire y compris entre les sexes.
4Ainsi le mariage matrilinéaire existait en Arabie, y compris à La Mecque à l’époque de la naissance du prophète de l’islam. La femme demeurait dans sa tribu après le mariage et le mari pouvait lui rendre visite ou habiter avec elle ; les enfants appartenaient à la tribu de la mère. Les mariages polygames et même, selon certains chercheurs, polyandres, existaient également, et les femmes comme les hommes pouvaient initier le mariage et le divorce. Pour illustrer la multitude des formes de mariage, certains historiens donnent l’exemple d’Amîna, la mère du prophète de l’islam, restée dans son clan après son mariage. Abdallâh, le père du Prophète, venait lui rendre visite et, bien qu’il soit décédé avant la naissance de Muhammad, ce dernier ne rejoignit le clan paternel qu’après le décès de sa mère.
5Leila Ahmed, quant à elle, compare deux mariages du Prophète pour montrer les changements3. Khadîja épouse Muhammad alors qu’il a vingt-cinq ans. Elle est de quinze ans son aînée. C’est une riche veuve, commerçante, lorsqu’elle emploie Muhammad pour surveiller sa caravane entre La Mecque et la Syrie. C’est elle qui a demandé Muhammad en mariage. Muhammad reçoit sa première révélation quand Khadîja est quinquagénaire et elle décède à l’âge de 65 ans. Le prophète de l’islam est resté monogame tout au long de ce premier mariage. La conduite de Khadîja était donc formée dans et par la société et les coutumes préislamiques plutôt que celles de l’islam. Ensuite, Aisha, l’épouse favorite du Prophète, est née dans une famille musulmane. C’est la fille d’Abû Bakr, plus proche soutien de Muhammad et premier calife désigné après le décès de ce dernier. C’est Abû Bakr qui a proposé sa fille et insisté pour que le mariage ait lieu. Aisha s’est mariée à l’âge de neuf ou dix ans avec le Prophète, déjà polygame. Comme les autres épouses « mères des musulmans », Aisha vivait dans une période de transition et a dû observer le port du voile.
6Des chercheurs affirment que la société préislamique était déjà en train d’évoluer vers le mariage patrilinéaire avant l’avènement de l’islam, qui n’a fait que consolider cette évolution. L’infanticide était surtout pratiqué sur des filles, pratique que le Coran a condamnée en repoussant le stigmate associé au sexe féminin chez les Arabes de la période préislamique (appelée Jâhiliyya, qui veut dire aussi « ignorance »).
7Toutefois, l’argument selon lequel l’avènement de l’islam a amélioré à tous points de vue la position des femmes me paraît simpliste. Par exemple, Mohammad Mojtahed Shabestari, l’un des clercs réformistes les plus en vue en Iran, affirme que le prophète de l’islam a entre autres interdit l’infanticide féminin, établi le droit à la propriété des femmes, limité le nombre de femmes épousables, réformé le droit successoral en faveur des femmes et qu’il aurait ainsi cheminé de l’injustice vers la justice. Mais d’autres chercheurs pensent qu’à l’époque de la Jâhiliyya les femmes jouissaient d’une autonomie sexuelle plus grande par rapport à ce que l’islam leur a permis par la suite.
8De plus, l’islam a institué le mariage patrilinéaire et patriarcal comme seul mariage légitime. Les préceptes et règlements instaurés par l’islam ont été influencés par les transformations sociales et économiques de l’époque. La montée en puissance de La Mecque comme centre commercial pendant les 5e et 6e siècles, de même que la sédentarisation progressive de tribus importantes comme celle des Quraychites, a conduit à l’affaiblissement des valeurs tribales. En particulier, la notion de propriété commune a disparu au fur et à mesure que les individus accumulaient la richesse par leur commerce. Les hommes souhaitaient alors transmettre à leurs fils ce qu’ils avaient accumulé et ont accordé ainsi une importance croissante à la filiation paternelle. D’où le passage de la matrilinéarité à la patrilinéarité. En revanche, Médine, qui avait une société agricole et où la loi successorale consistait en une division complexe de la terre, semble avoir influencé le précepte islamique selon lequel les femmes héritent de la moitié de la part de l’homme. L’infiltration des influences iraniennes parmi les tribus du nord de l’Arabie, associée aux relations commerciales qui existaient entre La Mecque, la Syrie et l’Empire byzantin, d’un côté, et avec le Yémen et l’Éthiopie, de l’autre, ont exposé l’Arabie à l’organisation sociale du genre dans ces différentes sociétés. Le monothéisme caractéristique des religions prédominantes (à savoir le judaïsme, le christianisme et, en ce qui concerne l’Iran, le zoroastrisme) et le mariage patrilinéaire se sont étendus dans l’Arabie polythéiste avant même que Muhammad ne commence à prêcher l’islam.
9La polygamie a par ailleurs joué un rôle important dans la consolidation du pouvoir de Muhammad et de l’islam, notamment politique. Les mariages du Prophète créaient des liens avec les membres de la communauté musulmane, ses femmes pouvaient demander le divorce, portaient le titre de « mère des croyants ». On pense aussi que c’est pendant le règne de Umar, le second calife, qu’une série d’ordonnances religieuses, civiles, pénales, dont la lapidation pour adultère, ont été promulguées, bien que cette dernière n’existe pas dans le Coran. Umar est connu pour avoir été violent envers les femmes. Il les aurait empêchées de participer à la prière dans la mosquée en imposant les prières séparées entre hommes et femmes, et leur aurait interdit de pouvoir devenir imams, alors même que, de son vivant, Muhammad avait nommé une femme, Umm Waraqa, comme imam pour sa famille. Umar est allé jusqu’à interdire le pèlerinage aux femmes du Prophète. Il semble que ce soit Uthman, le troisième calife, qui ait levé les interdits imposés par Umar.
La question du voile
10Le port du voile et la ségrégation des femmes tirent leur origine des traditions des sociétés orientales et méditerranéennes non arabes : la première référence au voile date du Code d’Hammurabi en 1772 avant J.-C. ; puis la loi assyrienne, au 13e siècle avant J.-C., restreignait l’usage du voile aux femmes « respectables » et l’interdisait aux prostituées. Le port du voile, associé à la ségrégation des femmes, était un symbole du statut social, traduisant l’appartenance à l’élite dans les empires gréco-romain, perse et byzantin. Les musulmans auraient adopté ces traditions. Mais, du vivant du Prophète, le voile et la réclusion n’étaient pratiqués que par ses épouses. Il s’agissait d’établir une distance entre les musulmans et musulmanes ordinaires et les femmes du puissant meneur d’une nouvelle société patriarcale. Cette distinction est probablement calquée sur une pratique attestée à la fois en Perse et à Byzance : les personnes qui ne faisaient pas partie de l’entourage royal n’avaient pas le droit de s’approcher ni même de voir le roi. Même Khusraw Anûshiravân, l’empereur sassanide, dont le règne était marqué par la justice, la sagesse et la tolérance, recevait le peuple derrière un rideau.
Les femmes en quête de pouvoir en Islam
11Si l’on envisage maintenant la question sous l’angle de la quête de pouvoir des femmes en Islam, l’histoire des sociétés à majorité musulmane montre que les femmes y jouissaient aussi de l’autorité, du fait de leurs connaissances religieuses aussi bien que littéraires, poétiques, scientifiques ou encore politiques et militaires. Elles ont tenté d’influencer, de subvertir ou de contester la structure sociale dominée par les hommes que les lois islamiques ont consolidée.
12La présence des femmes dans le domaine des sciences religieuses comme spécialistes et enseignantes de hadith (c’est-à-dire les dires et les actes du prophète de l'islam) et de jurisprudence islamique était très importante au Moyen Âge. Les hadiths ont commencé à être collectés dans leur forme écrite deux siècles après la mort de Muhammad. Les premiers hadiths avaient d’ailleurs été rapportés par des femmes de la génération du prophète de l’islam. Les femmes étaient même consultées sur la question de la succession du Prophète. Cela montre que l’islam n’avait pas de problème à accepter l’autorité des femmes. Des femmes étaient souvent consultées sur des questions concernant à la fois la loi et les ahkâm, c’est-à-dire les principes. Les muftis femmes possédaient aussi la connaissance religieuse, culturelle et contextuelle leur permettant de distinguer ce qui est obligatoire (wâjib), préférable (mustahab), permis (mubâh) ou prohibé (harâm). Il ne s’agit pas de cas isolés, il existe une longue liste d’exemples.
13Pour commencer, Sutayta Amat al-Wâhid (décédée en 956), fille du cadi Abû Abdallâh Zabî, était connue pour ses connaissances de fiqh (jurisprudence), de hadith, d’interprétation et de préceptes. Elle avait appris le Coran par cœur et maîtrisait le calcul et la grammaire de l’arabe coranique. Elle enseignait le fiqh chafiite et publiait des édits religieux (fatwa).
14Sheikha Shuhda, décédée en 1178, intervenait auprès d’un large public d’hommes étudiants dans la mosquée de Bagdad. Elle avait de nombreux disciples et une audience issue de toutes les générations. Sa notoriété dépassait largement Bagdad. En Tunisie, Sayyida Manoubia, décédée en 1257, avait étudié le hadith et les sciences de la jurisprudence islamique ; en sa qualité de responsable de son ordre, elle dirigeait des imams. Une autre femme, Fâtima de Bagdad, décédée en 1314, est citée par Ibn Taymiyya qui l’admirait pour son intelligence et sa clairvoyance. Zeinab, une Cairote spécialiste de fiqh, de hadith et de poésie décédée en 1420, avait une position élevée et gérait les awqâf (biens de mainmorte) de sa mère Aisha. Elle enseignait ses connaissances à de nombreux imams et voyagea en Palestine où elle enseigna le hadith à de nombreuses personnalités. À cette époque, les femmes voyageaient beaucoup. Fâtima, la fille du cadi Kamal, née en 1451 au Caire, était spécialiste de hadith. Elle circulait entre La Mecque, Médine et Jérusalem.
15Tout cela signifie que, pour des savants religieux de l’époque, qui partageaient une vision éthique de l’islam, les femmes n’étaient pas considérées comme inférieures aux hommes. Umayma Abû Bakr, spécialiste de soufisme et des textes médiévaux, affirme que ces muhaddithât (spécialistes du hadith) étaient des enseignantes et éducatrices accomplies, connues non seulement pour la mémorisation, la préservation et la transmission des hadiths, mais aussi pour leurs connaissances et leur maîtrise de ce corpus. Plusieurs d’ailleurs portèrent le titre de sheikha, qui dans l’école hanbalite était utilisé pour âlima (savante), muhadditha, etc. D’autres avaient des titres comme sitt al-wuzarâ' (la dame des ministres), sitt al-fuqahâ’ (la dame des juristes).
16Les sociétés musulmanes du Moyen Âge respectaient beaucoup ces femmes bien qu’elles n’occupent pas de positions officielles dans les madrasas (écoles théologiques) ni de postes juridiques. Cela ne relève ni de l’interdit religieux ni d’un refus de la société. Il s’agit d’une question de politique et de pouvoir, de monopole patriarcal de l’autorité qui a graduellement conduit à l’exclusion des femmes du pouvoir religieux et politique. En France aussi, la loi salique, qui excluait les femmes de la succession de la terre, a été modifiée après le décès de Louis X en 1316 pour empêcher les femmes d’accéder au trône.
17C’est sous la dynastie des Fatimides, rivale des Abbassides, que plusieurs femmes ont accédé au pouvoir politique. Au Yémen plusieurs reines ont porté le titre de malika : Asmâ et Arwâ ont exercé le pouvoir à Sanaa à la fin du 11e siècle. Elles jouirent du privilège et du critère incontesté du chef de l’État : la khutba (sermon du vendredi) était récitée dans les mosquées en leur nom. Suite au décès de son mari, Arwâ exerça le pouvoir pendant un demi-siècle (de 1091 jusqu’à sa mort en 1138). Elle dirigeait les affaires de l’État et planifiait les stratégies de guerre. L’une des reines de la dynastie fatimide d’Égypte, née en 980 et portant le nom de Sitt al-Mulk, a pris le pouvoir après avoir organisé en 1021 la disparition de son frère al-Hâkim4. Ce dernier était un obscurantiste qui interdit d'abord aux femmes, puis à toute la population, de sortir la nuit, prohiba le chant en public et les promenades mixtes le long de la corniche. Les habitants des maisons donnant sur le canal reçurent l’ordre de fermer portes et fenêtres, car, selon le calife, la vue du canal procurait du plaisir. L’année suivante, il interdit aux femmes d’aller au hammam si elles n’étaient pas entièrement couvertes, puis leur interdit de sortir de chez elles. Afin de s’assurer que ses ordres étaient respectés, il prohiba la fabrication de chaussures pour femmes, et de nouveau imposa des restrictions à la mobilité des femmes en 10145.
18En Iran, sous la dynastie safavide (1502-1722), rivale de l’Empire ottoman et qui avait adopté le chiisme comme religion officielle, les femmes de la famille royale jouissaient d’un statut particulier. Elles recevaient une bonne éducation et étaient financièrement indépendantes, ce qui leur permettait de gérer leurs affaires, de soutenir des artistes et de fonder des établissements caritatifs. De nombreuses femmes issues de la famille royale et de l’élite occupaient des positions de pouvoir. Certaines princesses ne se mariaient pas et intervenaient sur la scène politique (comme Mahine Banu, par exemple, décédée en 1562 ; Pari Khan Khanum, décédée en 1578 ou encore Zeinab Begum, décédée en 1641). Des femmes pouvaient prendre des décisions politiques, administratives et militaires, et approuvaient les décrets royaux. D’autres occupaient des positions de pouvoir. Sous le règne de Shâh Abbas, en 1587, Zeinab Begum était une conseillère intime du roi et participait non seulement aux discussions militaires mais aussi à la gestion des affaires courantes. Après la mort de Chah Abbas, son successeur écarta les femmes de toute participation au pouvoir politique et militaire. Au 16e siècle, la société était prête en Iran pour accorder un espace important aux femmes de la famille royale ou issues de l’élite politique.
La réclusion des femmes
19Comment expliquer l’évolution de la situation à partir du 17e siècle ? Cela serait lié à l’influence de peuples sédentaires qui auraient davantage imposé aux femmes le confinement du harem. Corrélativement, le voile devint un symbole de statut parmi les classes dirigeantes musulmanes et l’élite urbaine dans l’Empire ottoman comme dans l’Empire safavide. Selon des historiennes comme Leslie Pierce ou Jocelyne Dakhlia, les femmes du harem n’étaient pas plus recluses que les hommes de rang correspondant6. Se protéger des regards, dans la société musulmane tout comme dans l’Iran sassanide, était affaire de statut, non de sexe. Leslie Pierce précise aussi que le pouvoir des femmes de la maison ottomane était publiquement affirmé et considéré comme légitime. De plus, le port du voile n’empêchait pas les femmes de se présenter devant les cadis pour porter plainte, demander le divorce, la garde de leurs enfants ou leur part de l’héritage, et pour obtenir souvent un jugement favorable, comme le montre l’étude des archives judiciaires ottomanes du 17e siècle en Anatolie. Aussi, conformément aux prescriptions et lois islamiques, les femmes musulmanes ont eu le droit de posséder et de contrôler leur propriété alors qu’à cette époque-là, en Europe, les femmes en étaient exclues. Les femmes possédaient souvent des outils agricoles et des animaux et parfois parvenaient à obtenir des droits d’usufruit sur des terres qui pouvaient être vendues, achetées ou héritées. À Alep, par exemple, entre 1770 et 1800, sur 45 ventes de droits d’usufruit sur des terres agricoles enregistrées par les tribunaux, les femmes étaient impliquées comme acheteuses ou vendeuses dans 24 cas (59 %). En 1800, ce taux atteint 67 % et en 1840 il est encore de 53 %7. La situation se détériore sous la colonisation britannique et sous l’influence du code de Napoléon de 1804.
Les revendications féministes islamiques
20En réaction aux positions modernistes, sécularistes ou occidentalistes, certaines femmes ont revendiqué un retour à « l’âge d’or » de l’islam. On en trouve de nombreux exemples en Égypte au tournant du 20e siècle.
21Fatima Rashid, par exemple, fonde une association en 1908 et un journal. Elle milite pour que les femmes retournent à la religion, à la piété et à la modestie. Labiba Ahmad, fondatrice en 1921 de la Société pour le réveil des femmes égyptiennes anime également un journal. Elle mène des activités philanthropiques, souligne l’importance de l’éducation tout en appelant au boycott des écoles étrangères, au profit du renforcement de l’apprentissage de la langue arabe et de l’étude du Coran. Elle estimait que l’école devait être gratuite pour les garçons et pour les filles. D’après l’historienne Beth Baron8, l’exemple de Labiba Ahmad montre que les femmes ne sont pas seulement des objets du discours islamiste mais des militantes à part entière. Sa vision met en valeur l’image d’une femme musulmane moderne pouvant rivaliser avec l’idéal d’une nouvelle femme séculière.
22Une autre femme très importante dans l’histoire de l’Égypte est Zainab al-Ghazali, l’une des figures marquantes des mouvements religieux et politiques des femmes conservatrices. En 1935, elle adhère à l’Union féministe égyptienne, une organisation fondée en 1923 par Hoda Shaarawi, mais prend assez rapidement ses distances avant de quitter l’Union pour devenir, en 1940, la dirigeante des Sœurs musulmanes égyptiennes. Il s’agit de la branche féminine des Frères musulmans, dont le nombre d’adhérentes atteint 5 000 en 1948, l’un des plus élevés parmi les organisations de femmes égyptiennes. Plus proche de nous, dans les années 1980-1990, citons la politiste Hiba Raouf Ezzat, qui cherche à créer une modernité islamique à travers une critique du sécularisme et du féminisme, accusés de faire prévaloir les droits individuels sur les valeurs collectives. Elle rejette les divisions entre les sphères publiques et privées et revendique la liberté de choix pour les femmes, soulignant les droits dont elles bénéficient dans les traditions islamiques.
23Enfin, Umayma Abû Bakr, professeure de littérature anglaise et comparée à l’université du Caire, constitue l’exemple même d’un féminisme musulman. Elle a fait ses études à l’université du Caire, en Caroline du Nord et à Berkeley, et s’est spécialisée dans la poésie soufie ainsi qu’en littératures anglaise et arabe médiévales. Elle s’intéresse aussi aux femmes mystiques, à la spiritualité féminine dans le christianisme et l’islam. Elle cofonde en 1995 au Caire the Women Memory Forum, composé à la fois d’universitaires, de chercheures et de militantes, tant musulmanes que laïques, toutes concernées par la représentation négative des femmes arabes et musulmanes dans la sphère culturelle. Selon elle, c’est le manque de connaissances et d’information alternatives sur le rôle des femmes dans l’histoire de l’Islam et dans leur société qui explique la mauvaise perception des femmes. Les recherches initiées par ce forum, notamment en archives, réhabilitent le rôle occulté et pourtant essentiel des femmes musulmanes dans l’histoire de leur société.
24À travers mon travail sur les féministes et les mouvements de femmes en Turquie, je me suis intéressée en particulier à une association, la Plateforme des femmes de la capitale, fondée en 1995, qui réunit des femmes musulmanes turques dont plusieurs se disent féministes. Parmi elles, Hidayet Tuksal, théologienne réformiste et féministe, dont le propos est d’historiciser et de contextualiser l’islam et le Coran. Contre le risque de l’anachronisme, elle écrit :
25Prétendre trouver dans le Coran une approche contemporaine de l’égalité des sexes est illusoire. Les versets avaient pour but d’améliorer le sort des femmes de ce temps. C’est parce que j’ai trouvé cette souplesse dans le Livre saint que je continue à être musulmane.
26Hidayet Tuksal a par ailleurs joué un rôle très important dans les évènements de juin-juillet 2013 au parc Gezi, et poursuit son engagement militant contre le néolibéralisme et l’autoritarisme du président Erdogan. Les responsables de Plateforme des femmes de la capitale précisent que « l’islam est souvent considéré comme une entrave à l’autonomisation des femmes ; en réalité, ce n’est pas l’islam en soi qui spolie les femmes, ce sont les interprétations patriarcales masculines de l’islam. Il faut une nouvelle interprétation, celle du 21e siècle, du point de vue des femmes. »
Le rôle des Iraniennes
27L’Iran a eu une mujtahida (femme ayant reçu l’autorisation d’interprétation du coran et des traditions islamiques) au siècle dernier qui s’appelait Sayyida Nusrat Amin, connue sous le nom de Banu Amin. Fille d’un célèbre grand commerçant du 19e siècle, elle fut l’une des plus éminentes personnalités islamiques. Elle reçut l’autorisation d’interprétation des plus hautes autorités religieuses chiites de son temps, dont celle de Sheikh Haeri, le fondateur de l’école théologique de Qom, pour devenir source d’imitation. Plus tard elle a délivré à son tour des autorisations à plusieurs membres éminents du clergé. Mais après son décès au début des années 1980, et après la révolution, l’Iran n’a plus connu de mujtahida.
28On a aussi l’exemple de Fatima Amini, une religieuse qui a fondé dès 1972 la première école théologique pour femmes à Qom, puis qui a dirigé quatre autres écoles pour femmes, dont Fâtima Zahrâ à Téhéran. J’ai eu l’occasion de l’y rencontrer en 1994 et voici ce qu’elle disait :
29Selon le Coran, les hommes et les femmes sont égaux. La société a besoin aussi bien de femmes médecin et ingénieur que de femmes mujtahida. Cependant de multiples obstacles sont dressés devant les femmes souhaitant atteindre le degré de l’ijtihâd (interprétation). Les hommes ont empêché les femmes de croire en elles-mêmes. Notre but est de former de jeunes femmes spécialistes de jurisprudence islamique, capables de trouver des solutions aux problèmes de la population féminine, y compris les problèmes sociaux, et aussi d’augmenter la confiance des femmes en elles-mêmes.
30De nombreuses femmes qui avaient commencé par soutenir le pouvoir islamiste se sont ralliées à la lutte sociale de leurs consœurs laïques pour contester les lois en vigueur en Iran, qui assignent aux femmes un statut de citoyennes de seconde zone. Dans les années 1990, après la fin de la guerre avec l’Irak, ces femmes se sont mises à revendiquer l’égalité des droits à travers une relecture au féminin du Coran et des traditions, couplées à des références aux chartes et conventions internationales. Elles ont adopté une stratégie visant à défier les rapports de pouvoir dans le contexte de contraintes concrètes. Rejetant aussi les lois qui renforcent la suprématie de l’homme dans la sphère privée, ces militantes ont plaidé pour l’égalité des droits et le partage des responsabilités entre époux. À travers des publications dans des magazines ou des journaux, elles ont aussi procédé à l’historicisation et à la contextualisation de la religion pour procéder à de nouvelles interprétations de versets coraniques dans le but de changer les lois. Les années 1990 constituent donc une période importante pour l’Iran dans cet effort de relecture et de réinterprétation.
31L’une de ces femmes, Azam Taleghani, fille de l’ayatollah Taleghani, diplômée en sciences politiques mais aussi en études religieuses, décédée en 2019, réfute dès 1992 la légalisation de la polygamie et en propose une nouvelle interprétation. À travers l’analyse des versets coraniques sur cette question, elle montre que la polygamie est recommandée par le Coran dans certains cas spécifiques et uniquement en vue de répandre la justice sociale. Elle fut déléguée aux hommes par le passé pour pallier l’absence d’institution de prise en charge des veuves et des orphelins, mais dans la société iranienne actuelle ce n’est plus une nécessité. L’État moderne iranien et ses institutions sont conçus pour subvenir aux besoins des familles en difficulté et la polygamie n’a plus aucune fonction sociale.
32Une autre militante, Nahid Shid, juriste, qui a étudié aussi à l’école théologique avec le grand ayatollah Marashi, estime qu’une grande partie des lois actuellement en vigueur peuvent et doivent être changées, parce qu’elles ne sont pas d’ordre divin mais sont fondées sur des principes secondaires (ahkâm thânawiyya). Le prix du sang (diyeh) en fait partie9. Il a été déterminé à une époque où les hommes étaient valorisés comme des combattants contribuant à l’expansion de l’islam, tandis que les femmes étaient dépourvues d’une telle valeur sociale. Mais cette époque est révolue et les lois doivent refléter ce changement. La loi concernant le prix du sang ne peut fonctionner dans une société qui compte des femmes médecins, avocates, professeures d’université, ingénieures, etc. Leur vie doit bien entendu avoir la même valeur que celles des hommes.
33Parmi les publications, je voudrais citer le magazine Zanan (« Femmes ») édité par Shahla Sherkat, interdit en 2008 à cause de ses positions ouvertement féministes avant de reparaître en 2013, après l’élection du président Hassan Rohani, sous le nom de Zanan-e Emrouz (Femmes d’aujourd’hui). Dès 1992, Zanan a publié une série d’articles d’une importance capitale, car c’était la première fois que l’on entendait un autre son de cloche de la part de femmes qui se disaient à la fois musulmanes et féministes en proposant une nouvelle lecture de l’islam et des lois. On pouvait y lire que le Coran n’interdit pas aux femmes de délivrer des avis religieux et qu’elles peuvent prendre la direction religieuse, juridique et politique de la société. Le droit successoral islamique n’échappe pas non plus à la critique. Il convenait à une époque où la fonction économique était exclusivement réservée aux hommes, mais la participation des femmes à la vie active et aux revenus du ménage rend aujourd’hui caduc le partage inégal de l’héritage. Je cite l’un de ces articles :
Un homme en tant que tel n’a absolument aucun privilège naturel ni contractuel par rapport à une femme. Si un homme peut devenir juge, une femme le peut aussi ; si un homme peut devenir source d’imitation, une femme peut le devenir aussi.
34Les féministes musulmanes cherchent à comprendre comment les rapports de pouvoir ont pris corps dans les institutions et législations, et comment les tensions générées dans les sociétés déplacent les enjeux et permettent de délégitimer ces règles, normes et représentations. En Iran, ces femmes bénéficient aussi du soutien d’autres femmes qui ne sont nullement féministes mais spécialistes de l’islam. L’une d’elles, Monir Gorgi, spécialiste reconnue, réfute la position de la jurisprudence islamique qui interdit aux femmes l’accès aux postes de direction politique sous le prétexte de leur fragilité physique et morale. Elle se réfère au Coran et affirme que « le Coran ne mentionne que très peu de dirigeants politiques et pourtant la reine de Saba, Bilqis, en fait partie. Elle est dépeinte comme l’un des dirigeants les plus justes et les plus rationnels, ce qui atteste que le Coran reconnaît la capacité des femmes à gouverner. » On constate donc qu’à partir des années 1990, les interprétations figées du Coran et des traditions qui sont celles des islamistes sont remises en cause. Des militantes, à la fois laïques et musulmanes, refusent les interprétations rigides et androcentrées, qui limitent les droits des femmes et les infériorisent. Les militantes musulmanes évoluent sur une scène globalisée qui entraîne une dissociation entre religion et politique. Elles cherchent à préserver le caractère musulman de la société tout en rejetant les lois et les institutions calquées sur un modèle islamique. Comme l’a précisé le regretté Alain Roussillon, à qui je rends hommage, la question posée n’est pas seulement celle de savoir relire le Coran, mais de savoir comment vivre individuellement et collectivement en tant que musulmane dans un monde dont l’identité et les articulations cardinales en contexte de globalisation ne peuvent pas être pensées exclusivement en termes religieux10.
Le rôle des clercs
35Face aux femmes qui rejettent la justification théologique d’un choix politique et revendiquent le changement des rapports de pouvoir entre hommes et femmes, des lectures dynamiques et contextuelles de l’islam ont aussi émergé au sein des clercs, aux dépens des interprétations officielles. Il est intéressant de constater que des intellectuels religieux comme Abdolkarim Soroush ne s’expriment pas ou alors très peu sur la question. Ce sont surtout des clercs qui écrivent, réfléchissent et réinterprètent.
36Plusieurs clercs iraniens contribuent ainsi à la cause des femmes en critiquant les interprétations erronées du Coran et la limitation du droit des femmes au nom de la religion. Le grand ayatollah Mohammad Ebrahim Jannati, clerc réformiste et enseignant à l’école religieuse de Qom, affirme qu’il existe plus de 50 000 hadiths fabriqués, c’est-à-dire non authentifiés, dont la plupart contre les femmes. Il se pose donc la question de savoir pourquoi fabriquer des hadiths et surtout contre les femmes ? Il ajoute que ces hadiths ont souvent été utilisés comme prétexte pour empêcher les femmes d’accéder aux postes élevés et d’acquérir des droits. Pour le grand ayatollah Youssef Sanei, également enseignant à Qom, l’islam ne constitue pas un corpus de doctrines figées et immuables. Sanei se positionne contre l’islam officiel et plaide pour la compatibilité entre islam et démocratie, et affirme que l’islam peut et doit s’adapter à la volonté populaire. « L’islam c’est ce que les gens construisent », défend-il. L’islam ne doit pas interdire aux femmes de devenir juges, de délivrer des édits religieux ou même de diriger le pays. En décembre 2002, il a délivré une fatwa portant sur le prix du sang (diyeh) selon laquelle la valeur de la vie d’une femme doit être égale à celle d’un homme. Ce faisant, il va à l’encontre du Code pénal. Pour Mohammad Mojtahed Shabestari, les changements instaurés par le prophète Muhammad dans la vie des femmes sont perfectibles et d’autres inégalités imposées aux femmes tout au long de l’histoire doivent être abolies. Shabestari, comme d’autres clercs réformistes et intellectuels religieux, plaide publiquement pour la séparation entre la religion et l’État, et défend les droits universels de l’homme. Un autre penseur religieux, Mohsen Kadivar, explique que si l’on se fonde sur une interprétation correcte établie sur le texte sacré et des traditions valides, l’islam soutient la liberté de pensée et se trouve en accord avec les principes des droits de l’homme. Il conclut également à l’égalité entre hommes et femmes dans l’islam. Il a dû quitter le pays et vit en exil aux États-Unis, mais son travail a eu d’importantes répercussions en Iran.
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37Nous rappellerons en conclusion que ce qui est contesté par les militantes musulmanes des droits des femmes, ce n’est pas l’islam en tant que tel, mais sa lecture sexiste et les rapports de pouvoir en son sein. Il en faut une nouvelle interprétation du point de vue des femmes. À travers l’historicisation et la contextualisation de l’islam, les militantes rejettent la vision déterministe de la religion qui sert à défendre la discrimination sexuelle dont elles refusent toute justification théologique.
38Ce faisant, elles désacralisent l’islam. Le caractère divin des lois s’estompe pour laisser la place à la discussion critique. Elles placent l’égalité sociale entre les hommes et les femmes au cœur de la critique de l’autorité arbitraire, attestant de l’enjeu principal que représente la question du genre dans des pays où la religion a été instrumentalisée pour justifier l’ordre politique patriarcal. Il suffit de voir ce qu’il se passe au Moyen-Orient et au Maghreb, où les femmes refusent une identité assignée et un choix imposé entre l’autre absolu (que leur imposent les néo-orientalistes) et l’autre domestiqué (que leur imposent les islamistes). Elles réinventent la vision égalitaire de l’islam pour établir l’exercice du pouvoir et de l’autorité par les femmes et revendiquer leur citoyenneté pleine et entière.
Notes de bas de page
1 Marnia Lazreg, « Féminisme et différence. Les dangers d’écrire en tant que femme sur les femmes en Algérie », Les Cahiers du Cedref, 2010, Genre et perspectives postcoloniales, Azadeh Kian (dir.), p. 82. Voir également Azadeh Kian, Femmes et pouvoir en Islam, Michalon, 2019.
2 Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Mouton et Maison des sciences de l’homme, 1967 (édition originale 1949).
3 Leila Ahmed, Women and Gender in Islam, Yale University Press, 1992.
4 Fatima Mernissi, Sultanes oubliées. Femmes chefs d’État en Islam, Albin Michel, 1990.
5 Delila Cortese et Simonetta Calderini, Women and the Fatimids in the World of Islam, Edinburgh University Press, 2006, p. 192-193.
6 Leslie Pierce, The Imperial Harem. Women and Sovereignty in the Ottoman Empire, Oxford University Press, 1993. Jocelyne Dakhlia, « Entrées dérobées. L’historiographie du harem », Clio, n° 9/1999. http://clio.revues.org/index282.html
7 Judith E. Tucker, « The Middle East and North Africa: the 19th and 20th Centuries », Women in the Middle East and North Africa, Guity Nashat et Judith E. Tucker, Indiana University Press, 1999, p. 75.
8 Beth Baron, Egypt as a Woman. Nationalism, gender and Politics, University of California Press, 2005.
9 Précisons que le Code pénal iranien actuel est calqué sur la loi islamique du talion (qisas) selon laquelle l’auteur d’un homicide doit payer une compensation financière à la victime ou, si elle est décédée, à sa famille ou à ses ayants droit. Chaque partie du corps a un prix et la valeur de la vie d’une femme est la moitié de celle d’un homme.
10 Alain Roussillon, La Pensée islamique contemporaine. Acteurs et enjeux, Téraèdre, 2005, p. 101.
Auteur
Sociologue, professeure, université Paris-Diderot

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