Conférence du 5 avril 2016
Sultans, rois et présidents
p. 41-58
Texte intégral
1J’ai eu le sentiment, en acceptant de participer à ce cycle de conférences de l’IISMM, d’être décalée par rapport à la plupart des interventions. Non seulement parce que je ne suis pas spécialiste de l’islam comme religion et culture, ni de l’Islam (avec un grand I) comme société, mais surtout parce que ma perspective est une sorte de contrepoint aux réflexions de mes collègues sur « Pouvoirs et autorités en Islam ». Elle propose en effet une approche qui se veut séculière et contemporaine : c’est l’histoire moderne, et même l’étude de l’actualité, qui vont retenir mon attention. S’y combine une approche par les sciences sociales, l’anthropologie culturelle en particulier, en faisant référence à l’exercice de l’autorité dans les sociétés de l’Islam aujourd’hui, et la sociologie politique, en revenant à cette question foucaldienne : « le pouvoir, comment s’exerce-t-il ?1 »
2Je laisserai donc de côté la question des normes, des règles juridiques et de la théologie pour réfléchir aux pratiques, aux intérêts et aux stratégies des acteurs. Je dois également préciser que mon champ de connaissance et terrain de recherche est l’Orient arabe, marginalement la Turquie et l’Iran. Je vais développer ma réflexion en trois temps : historicité, légitimité et modes d’exercice du pouvoir et mes propositions porteront sur des cas pris principalement dans l’Orient arabe.
Historicité des pouvoirs et des systèmes d’autorité dans l’Islam
3Le grand anthropologue britannique, Sami Zubaida, a écrit : « La politique moderne n’est pas le produit de croyances, de pratiques fondamentales inscrites dans l’histoire, conservées dans les mémoires des populations. Mais c’est le produit d’une construction liée à une conjoncture2. » Je vous invite à sa suite dans une conjoncture qui est celle de l’Orient arabe des 20e et 21e siècles , afin d’y observer les interactions sociales, en particulier dans le champ politique.
La dimension séculière des pouvoirs en Islam
4Rappelons au préalable, à la suite de Jocelyne Dakhlia dans l’Empire des passions. L’arbitraire politique en Islam3, que dans l’histoire islamique, même classique, il a toujours existé un modèle de pouvoir que l’on peut appeler « laïque », c’est-à-dire inspiré d’un universalisme politique et porteur de l’idée d’un « bon gouvernement ». L’auteure dénonce la négation de cette dimension séculière au bénéfice d’une vision qu’elle critique et qu’elle appelle la « vision théocratique des traditions politiques ». Elle fait notamment appel au penseur égyptien Ali Abderraziq qui publia l’année suivant l’abolition du califat, en 1925, un ouvrage intitulé les Fondements du pouvoir en Islam (Islâm wa usûl al-hukm). Abderraziq y rappelait que, d’une part, il n’est fait mention dans le Coran ni d’un califat ni de l’imamat, et que, d’autre part, il n’y a eu que très rarement consensus (ijmâ‘) sur le point de la légitimité religieuse dans l’histoire des mondes musulmans. Et Dakhlia d’insister : dans les textes classiques, on présente comme rois les califes eux-mêmes ; on les présente comme des souverains parmi d’autres, englobés dans la catégorie de la royauté. Elle montre par de multiples exemples que, dans les pays musulmans, les souverains ont puisé dans des traditions antéislamiques et dans des traditions étrangères pour appliquer une sagesse et une morale politique universelles. Cette morale devait conduire à un bon gouvernement, sans référent spécifiquement islamiste.
Le caractère moderne des pouvoirs politiques
5J’appréhende ici le pouvoir politique comme une création contemporaine, liée au processus de conquête impériale et coloniale européenne de la fin du 19e et du 20e siècle. L’historien marocain Abdallah Laroui nous rappelle dans Islam et Modernité4 que, tant les dirigeants des nouveaux États de la région que les nationalistes, intellectuels et/ou militants, prônaient à cette époque un certain alignement sur les institutions occidentales. Les uns et les autres le défendaient au nom du réformisme, projet de réforme du système politique.
6Dès la fin du 19e siècle, on voit apparaître dans le monde arabe et dans l’ensemble du Moyen-Orient des régimes constitutionnels et des modes de représentation parlementaire, avec un système d’élection et de sélection. Même s’il n’est pas – loin de là – le suffrage universel, on observe tout de même une ébauche d’institutionnalisation du système politique. Citons les cas de l’Égypte, de l’Empire ottoman, et même de la Perse. Dans toute la région (à l’exception peut-être du Maroc et d’Oman, où elles sont antérieures), des monarchies se sont installées formellement au pouvoir dans la première moitié du 20e siècle. C’est d’ailleurs une période où le modèle européen de monarchie constitutionnelle se diffuse partout dans le monde : en Bulgarie et en Roumanie, par exemple. Il s’agit donc en grande partie d’un régime politique « importé », selon l’expression désormais classique de Bertrand Badie5. Le terme malik est d’ailleurs d’usage récent, à peu près contemporain de la Première Guerre mondiale. Il remplace peu à peu celui de sultân, terme désignant le pouvoir traditionnel dans les mondes islamiques.
7Un premier exemple de ces cas de passage à la royauté et d’invention d’une tradition monarchique est celui de la Tunisie. Le pays était depuis le 17e siècle un beylicat, c’est-à-dire une administration déléguée par l’Empire ottoman, en général à des militaires. Au début du 19e siècle, cette délégation est confiée à une dynastie héréditaire, celle des Husseinites. Au moment de la conquête française en 1881, le bey de Tunisie porte le titre de régent titulaire du trône de Tunisie (wasî al-‘arsh). Ce n’est qu’à l’indépendance de la Tunisie, en 1956, qu’il prend formellement le titre de roi. Il ne le conserve que pour un an seulement, puisque l’année suivante surviennent la révolution ainsi que l’instauration de la république bourguibienne. Sur ce portrait du dernier bey de Tunisie, Lamine Bey, dans les années 1940, on remarque la mise en scène inspirée des modèles monarchiques européens, dans le décor, le vêtement et l’hexis corporelle du souverain.
Portrait de Lamine Bey

Source : Wikimedia commons.
8Un deuxième exemple est celui de l’Égypte, avec le terme khédive (khadîwî). C’est un titre emprunté à la langue persane, appliqué au gouverneur militaire (bâshâ) de la province égyptienne de l’Empire ottoman à partir de 1867. La dynastie « alaouite » (du nom de son fondateur Mohammed Ali) s’est ainsi imposée comme héréditaire et est restée en place après la conquête britannique de 1892 jusqu’à l’établissement du protectorat en 1914. Le khédive en titre, Abbas II, a alors été déposé et remplacé par un de ses oncles, doté du titre de « sultan ». Puis, au moment de l’indépendance formelle de l’Égypte en 1922, le sultan a pris le titre de roi (malik) d’Égypte. Fouad Ier, Farouk, puis brièvement Fouad II ont chacun porté ce titre. Ces changements d’appellation ne relèvent pas seulement de la terminologie. Ils dénotent une certaine conception du pouvoir, de sa légitimité et de son exercice, en pleine transformation juridique sous l’effet conjugué de la colonisation et des Tanzîmât ottomanes. D’autant qu’à cette époque a lieu un événement majeur pour la conception des pouvoirs modernes : l’abolition du califat.
L’abolition du califat
9L’abolition du califat se déroule en trois étapes. La première, en 1922, consiste, de la part du leader turc Mustafa Kemal, à séparer le pouvoir religieux du pouvoir politique, c’est-à-dire séparer l’autorité politique du sultan ottoman de sa légitimité comme calife. À cette époque, après avoir dissocié le califat du sultanat, Atatürk conserve le pouvoir religieux héréditaire du calife, reconnu et respecté dans les mondes musulmans. L’année suivante, il fait proclamer la république en Turquie. Disparition, cette fois, du sultan et de son pouvoir héréditaire séculier. Mais il reste un calife et ce n’est qu’en 1924 que le califat est aboli par un vote de la Grande Assemblée nationale turque. Les raisons de la suppression de celui-ci étaient principalement politiques : le calife était devenu un point de ralliement de l’opposition monarchique et religieuse au nouveau pouvoir à Istanbul. Cette suppression a d’ailleurs suscité énormément de mécontentements dans l’ensemble des mondes musulmans, jusqu’à provoquer des émeutes en Inde, par exemple. Mais après des querelles, des négociations et des débats virulents, aucun souverain, aucune personnalité n’a pu relever le défi de s’approprier le califat désormais vacant. Et ce jusqu’à la tentative sanglante d’Abou Bakr al-Baghdadi en 2014, de s’imposer comme calife.
10Il est particulièrement intéressant de remarquer que les souverains saoudiens, qui ont conquis La Mecque en 1925, ne pouvaient manquer d’être tentés d’ajouter à leur titre de roi d’Arabie saoudite celui de calife. Pourtant, ils ne l’ont jamais fait. Ils se sont contentés de leur titre de roi, obtenu au moment de la création formelle de l’État en 1932. Il y aurait beaucoup à dire sur la persistance de la valeur de cette fonction religieuse et symbolique dans la conception et l’exercice du pouvoir dans les mondes de l’Islam ; sur les effets de sa vacance et sur l’accaparement du champ religieux par les pouvoirs politiques. En effet, depuis la faille originelle de 1924, aucune légitimité temporelle n’est désormais incontestable ; aucun mode de transmission du pouvoir n’est assuré ; aucun dirigeant d’État n’est pleinement légitime.
Monarchie ou république ?
11Je voudrais maintenant proposer l’hypothèse qui veut que, monarchie ou république, il ne s’agisse jamais que de deux catégories de régime politique moderne qui reposent pareillement sur un large éventail d’outils de légitimation et mettent en œuvre une semblable panoplie de pratiques politiques. De la monarchie la plus autoritaire à la république la plus représentative, on relève une continuité conceptuelle du pouvoir, qui permet de comparer et d’analyser comme un même ensemble les formes républicaines et monarchiques de l’État.
12L’exemple par excellence de cette fluidité est le cas de la Syrie après l’effondrement de l’Empire ottoman et sa séparation du Liban. La Syrie de 1920 – qui ne recouvrait pas exactement les mêmes territoires que celle d’aujourd’hui mais en constitua la première mouture étatique moderne – devint une monarchie constitutionnelle avec à sa tête le roi Fayçal, fils du chérif de La Mecque. Fayçal jouissait à l’époque d’une triple légitimité : celle de la conquête militaire, puisqu’avec l’aide du colonel Lawrence « d’Arabie » il avait libéré de l’emprise ottomane le Bilâd al-Shâm, le Proche-Orient arabe ; une légitimité politique, puisqu’il reçut l’adhésion des a‘yân, les notables de l’ensemble de la région, ainsi que des nationalistes arabes qui l’assistèrent dans son gouvernement ; enfin, une légitimité internationale portée par les principes de Woodrow Wilson, qui s’est vite retourné contre lui quand la puissance mandataire française, loin d’accorder l’indépendance à cet État monarchique, en a brutalement pris le contrôle, le forçant à l’exil en Irak, sur le trône duquel il régnera de 1921 à 1933. La monarchie de Fayçal en Syrie prit fin à l’été 1920.
13Or, le passage de la monarchie à la république en Syrie n’a pas été un problème crucial de nature à créer des tensions idéologiques et politiques importantes dans le pays. Il y eut alors toutes sortes d’autres motifs de débat : sur la dévolution du pouvoir, les rapports avec le Liban, et surtout la libération du joug colonial, mais pas sur la question du régime politique. De fait, les positions divergentes des acteurs syriens épousaient des distinctions régionales plutôt que des distinctions idéologiques : certaines régions de la future République arabe syrienne étaient ouvertement républicaines ; par exemple Damas, dont les élites, influencées par la puissance mandataire française et par le modèle kémaliste, étaient plutôt favorables à la création d’une république. D’autres régions de la Syrie, comme Alep au nord, se sentaient proches de l’Irak et de son nouveau monarque Fayçal. Certains partis politiques, notamment le Parti populaire à Alep, étaient même favorables à une union avec la monarchie irakienne. La différence jouait donc sur des variables qui n’étaient pas celles de la dichotomie qui sous-tend l’esprit révolutionnaire français, pour lequel la question « monarchie ou république ? » a été cruciale.
La légitimation des pouvoirs politiques
Des légitimités enchevêtrées
14Comme l’explique Max Weber dans un chapitre de Wirtschaft und Gesellschaft, toute domination cherche à établir sa légitimité6. C’est-à-dire qu’elle cherche à donner à croire à la société qu’elle domine que les institutions politiques qu’elle lui propose sont les mieux adaptées à sa « culture » (entendue comme une production processuelle et interactive). L’institutionnalisation du pouvoir politique ne peut faire l’économie de sources de légitimation.
15Dans les mondes de l’Islam, les symboles et les référents identitaires choisis pour légitimer les luttes de pouvoir et l’accession au pouvoir sont puisés dans le champ théologique, bien sûr, mais aussi dans des ressources et des modèles locaux ou empruntés, hors d’une préoccupation à l’égard de la norme islamique. Pensons à la Syrie baathiste, qui fait continuellement référence aux Omeyyades, grande dynastie califale à Damas, en comparant Hafez al-Assad à Mu‘âwiya. Elle le compare aussi à Saladin, héros du Bilâd al-Shâm dans la lutte contre les Croisés au 12e siècle. Et elle fait référence aux périodes antéislamiques en célébrant les civilisations de Palmyre ou de Mari.
16Dans leur usage, ces répertoires de légitimation sont extrêmement mouvants. Ils sont contingents, dépendants du contexte et des rapports de pouvoir, sans cesse réinventés. Différents types de légitimité sont donc juxtaposés et enchevêtrés comme en témoigne cette photographie de trois des quatre fils du chérif déchu de La Mecque, Hussein ibn Ali (1853-1931), prise à Bagdad à la fin des années 1920 – absent sur la photo, le quatrième fils, Zayd, n’a pas vraiment régné.
Les fils du Chérif Hussein, Ali, Abdallah et Faysal

Source : Wikimedia commons.
17Regardez en arrière-plan les ministres et parents qui entourent ces trois fils. Au premier rang se trouve Ali, l’aîné, qui devait hériter du titre de roi du Hedjaz à la suite de son père. Il n’a en fait régné que très brièvement en 1924-1925, puisqu’il a été chassé du Hedjaz par les Saoud qui se sont emparés de ce territoire de la future Arabie saoudite. Ali est vêtu comme un ‘âlim, une référence religieuse qui nous rappelle que les chérifs de La Mecque étaient, depuis le 13e siècle, gardiens des lieux saints de l’islam. Au centre, on voit Abdallah, récemment placé par les Britanniques à la tête de l’émirat de Transjordanie. Il est vêtu comme un riche prince et il a adopté le décorum de quelqu’un qui va établir une monarchie – il sera effectivement le fondateur de la dynastie régnante en Transjordanie puis en Jordanie à partir de l’indépendance en 1949. Et – nous sommes en Irak – à droite, c’est le roi Fayçal Ier, celui qui a occupé brièvement le trône de Syrie en 1920. Fayçal mourut en 1933. Il est, à cette époque, à la tête du royaume d’Irak, placé sous un protectorat britannique omnipotent. Il est lui-même vêtu d’une façon hybride, à la fois militaire et bédouine comme les gens du désert. Ces trois héritiers du pouvoir traditionnel ont adopté trois modes de légitimation différents et parfois complémentaires. Et trois modes d’exercice du pouvoir différents, combinant la référence religieuse (islamique) aux références à la parenté, à la nation et au constitutionnalisme. La légitimité religieuse est ainsi associée à diverses sources de légitimation séculières.
La dimension anthropologique du pouvoir : le modèle familial
18Citons pour commencer l’œuvre inépuisable de Benedict Anderson : « la dynastie est apparue longtemps comme le seul système politique imaginable avec, au centre, la royauté7 ».
19À travers l’appartenance à une famille (bayt), à un lignage agnatique (nasab), à une alliance matrimoniale (hasab), voire même à travers les liens de la ‘asabiyya, c’est-à-dire de la solidarité du groupe, et que celle-ci soit fondée sur un lien « fort » (comme les liens du sang) ou sur un lien « faible » (comme la solidarité corporatiste d’un groupe d’officiers), on retrouve la diversité des modes de construction des pouvoirs politiques par une parenté réelle ou symbolique dans les mondes de l’Islam. Dès lors, dans les pays qui nous concernent, les règles de succession à la tête de l’État demeurent extrêmement variables et contingentes. Les différends à propos de l’accession au pouvoir – différends qui ont été à l’origine des grands schismes politiques et religieux dans la Umma musulmane, notamment le schisme entre sunnites et chiites – restent au cœur de l’histoire politique de l’Orient arabo-islamique. Si bien que les régimes contemporains, et pas seulement les monarchies, restent confrontés à des questions de succession dynastique.
Le cas saoudien
20Dans le royaume d’Arabie saoudite, par exemple, le mode de succession à la tête de l’État est encore aujourd’hui extrêmement flou. Le seul impératif a longtemps été l’appartenance au groupe des descendants mâles de Abdelaziz ibn Saoud. Depuis sa mort en 1953, on a donc assisté à des luttes incessantes au sein d’une dynastie qui ne compte pas moins de 4 000 altesses royales.
21Les modalités de succession ont été précisées tardivement et d’une façon incertaine. La Loi fondamentale (Nizâm asâsî li-l-hukm) saoudienne adoptée en 1992 sous le règne de Fahd ibn Abdelaziz, précise que la monarchie est le « système de gouvernement » du royaume d’Arabie saoudite dont la direction est réservée aux fils du fondateur Abdelaziz et à leurs descendants : « celui d’entre eux qui “conviendra le mieux” se verra confier la charge de diriger sous la conduite du Saint Coran et de la sunna du Prophète ». Il en résulta des complications et des tensions dans la dévolution du pouvoir. Le roi Abdallah ibn Abdelaziz (mort en 2015) a tenté lui aussi de mettre de l’ordre dans cette question de succession. En 2006, il a mis en place un Comité de l’allégeance, Hay’at al-bay‘a, dont les membres, nommés par les altesses royales, sont chargés de désigner, suivant des critères peu précis, les futurs souverains d’Arabie saoudite8.
22Montée en puissance économique, charisme, soutiens internationaux et rivalités personnelles interfèrent avec les critères religieux et dynastiques jusqu’à prévaloir sur eux.
La transmission dynastique du pouvoir dans les républiques
23Foin du système représentatif et du suffrage populaire ! La question de la dévolution du pouvoir est également compliquée dans les républiques de l’Orient arabe et des mondes musulmans, dont plusieurs dirigeants ont tenté d’établir une transmission dynastique du pouvoir présidentiel. L’intellectuel égyptien Saad al-Din Ibrahim a qualifié ce système politique paradoxal de « gumlûkiyya » – combinaison de jumhûriyya, république, et de malakiyya, royauté. Évitant prudemment de s’attaquer directement aux manœuvres de la famille Moubarak pour favoriser l’accession du jeune Gamal à la présidence égyptienne, il a critiqué le coup juridique et constitutionnel qui avait permis à Bachar al-Assad de succéder à son père Hafez à la mort de celui-ci en mai 2000 : d’une part, en imposant son accession immédiate à la direction « nationale » du parti Baath et, d’autre part, en modifiant la Constitution syrienne de sorte que l’âge requis pour accéder à la présidence fut abaissé de 40 ans à celui qu’il avait à l’époque, 34 ans. Le cas des Assad est particulièrement flagrant, mais, à la même époque, les Saleh tentaient la même opération dans la République du Yémen. Dans la Tunisie du président Ben Ali, la famille de son épouse, Leila Trabelsi, manœuvrait en coulisse pour accéder au partage du pouvoir et de ses rentes. En Irak, Saddam Hussein n’a eu de cesse de transmettre à ses proches la légitimité d’un pouvoir qu’il avait lui-même acquis par un coup militaire : dans les années 1980, il a tenté une alliance avec ses frères utérins (les Majîd al-Takritî) ; dans la décennie 1990, il a promu ses gendres, Hussein et Saddam Kamel, avant de les faire assassiner après leur « trahison » en 1996 ; ensuite, il a voulu faire monter en première ligne ses deux fils, Ouday et Qousay ; en 2000, il a même désigné Qousay comme dauphin officiel de la République irakienne.
24Ces manœuvres permettent parfois, et pour un certain temps, de prolonger un pouvoir politique à peu de frais afin de monopoliser des ressources symboliques et matérielles. Peu importe que l’on soit en république ou en monarchie, peu importe ce que dit le droit ou ce que commande la religion. Un régime autoritaire où dirigeants et société se font face dans un jeu à somme nulle ne peut accorder sa confiance ; on estime alors qu’il est moins risqué de conserver le pouvoir au sein de sa famille.
25Il ne faut donc pas s’illusionner à propos du « renouvellement » que représenterait l’arrivée au pouvoir d’une « jîl jadîd » (une nouvelle génération), celle d’un Bachar al-Assad en Syrie, d’un Mohammed VI au Maroc ou d’un Abdallah II en Jordanie. Certains ont salué cette génération nouvelle, convaincus qu’elle changerait les modalités d’exercice du pouvoir. Ils ont vu en ces jeunes monarques des chefs d’État « modernes », soucieux du bien commun (la res publica), qui constitutionnaliseraient et démocratiseraient progressivement leur régime, en donnant notamment un rôle important aux femmes – tous trois ayant mis en avant une épouse communicante et diplômée. Ce changement générationnel s’est en réalité révélé le mode efficace de résilience d’un autoritarisme pur et dur.
Le souverain et la nation
26Dans les mondes de l’Islam, la légitimation séculière des dirigeants ne s’appuie pas seulement sur l’appartenance familiale et la transmission généalogique du pouvoir. Son renforcement est concomitant, au long du 20e siècle, du développement du nationalisme et du populisme. Comme au 19e siècle, au sein des Empires ottoman, austro-hongrois et russe, la légitimation familiale et la sacralisation du pouvoir politique deviennent alors plus souvent contestées. Les idéologies nationalistes leur opposent une identité collective immanente basée sur l’invention ou la réinvention d’un passé commun ; elles invoquent le caractère « sacré » d’une volonté nationale ; elles ouvrent un débat sur la réforme, parfois même sur la révolution et appellent au rejet du régime en place en réclamant de nouvelles institutions ; surtout, elles proposent de substituer à des idéaux théocratiques et/ou monarchistes des mots d’ordre développementalistes, voire socialistes, tout en œuvrant au bornage physique ou symbolique du territoire national dans lequel doivent s’inscrire les stratégies des acteurs sociaux et économiques.
27Ce couple nation-territoire est complété par la personne du souverain, roi ou président, qui incarne et dirige l’État-nation – à la fois dawla (aire de souveraineté) et watan (patrie) – dans une relation qu’on peut qualifier d’organique, comme en témoignent les exemples jordanien et marocain.
La grande famille jordanienne
28Suite aux conquêtes israéliennes et aux exodes palestiniens successifs vers la Transjordanie, partie orientale du royaume de Jordanie dont il était devenu le souverain en 1952, le roi Hussein ibn Talal s’est trouvé confronté à une situation inédite et risquée dans l’exercice de son pouvoir : d’une part, l’affaissement de sa souveraineté territoriale, de facto en 1967 puis de jure en 1988 après l’intifâda palestinienne ; d’autre part, la recomposition de la population de son royaume, dont probablement la moitié était originaire de Cisjordanie. L’adoption de la Charte nationale jordanienne en 1990 lui a permis de réinventer les fondements de la légitimité de son pouvoir en dépassant la référence à son ascendance chérifienne pour faire référence à une autre sorte de famille, d’une autre nature, la « grande famille jordanienne ». La Jordanie y est représentée comme une maisonnée dont le roi est le père. La thématique familiale permet de désamorcer les différends ethniques : il n’y a pas de Transjordaniens ou de Palestiniens, pas de tribus du Nord ou du Sud ; il n’y a que la grande nation jordanienne dont tous les membres sont également fils du monarque. Elle permet de désamorcer la contestation politique pour imposer l’image paternaliste d’un souverain qui pardonne, soumet, et offre la réconciliation. Cette grande famille, idéalement, ne peut être gouvernée que par la dynastie hachémite qui la subsume et la représente. Ainsi les ministères régaliens et les postes importants du royaume (ministère de la Défense, de l’Intérieur, etc.) sont-ils réservés à des parents et des proches du roi.
Maroc : le sacré et le politique
29Un cas intéressant du recentrage moderne de la légitimité du souverain est celui du Maroc dont le sultan était traditionnellement amîr al-mu’mînîn (Commandeur des croyants), combinant une légitimité religieuse et une légitimité politique. Au 19e siècle, la très ancienne monarchie marocaine a eu recours à une « profusion du sacré9 » : la baraka du souverain, son ascendance chérifienne, et le rite de la bay’a, c’est-à-dire l’allégeance de ses sujets. Le périmètre de la sacralité de l’amîr al-mu’mînîn s’est amenuisé progressivement au fil de l’histoire. D’abord, au moment de l’établissement du protectorat français, en 1912, qui a provoqué une première rupture structurelle puisqu’une grande partie de la légitimité et de l’exercice du pouvoir échappe alors à la dynastie alaouite. Ensuite, sous la monarchie du sultan Mohammed V, dans la mesure où le mouvement nationaliste marocain, l’Istiqlâl, a été extrêmement puissant. La monarchie dépendait de plus en plus du soutien du mouvement nationaliste, ce qui a suscité une mutation dans la légitimation politique, devenue moins religieuse et plus « populaire » au cours des années 1930 et 1940. Ainsi, lors de la fête du Trône, le souverain marocain s’adressait à son peuple en l’appelant « bien-aimé » (al-sha‘b al-‘azîz) comme s’il en était maintenant le représentant. Dans les années 1960, Hassan II a essayé d’opérer un certain rétablissement en reprenant la main sur la commanderie des croyants et en invoquant abondamment sa légitimité religieuse. Mais en instrumentalisant le religieux pour consolider son pouvoir politique, il a involontairement creusé la distinction entre les deux dimensions du pouvoir. Aujourd’hui, sous le règne du roi Mohammed VI, son fils, on peut dire qu’il y a une dualité du champ religieux et du champ politique. Dans le champ politique, le pluralisme est permis : le multipartisme et la diversité des opinions sont tolérés. Mais dans le champ religieux, la diversité reste synonyme de sédition (fitna) : elle n’est pas admise. On assiste alors à une autonomisation progressive des partis politiques, y compris de partis « islamistes » comme ‘Adl wa Ihsân (Droit et Bienfaisance) par rapport au champ religieux. S’il a pu, au début de son règne, bénéficier de la symbolique religieuse pour désamorcer la contestation, Mohammed VI doit, depuis le « printemps arabe », exercer sa monarchie dans un espace sécularisé et constitutionnalisé, de plus en plus favorable à la séparation des pouvoirs.
La gestion du politique par les régimes politiques
30Entre les régimes monarchiques ou républicains, autoritaires ou constitutionnels, les frontières de l’exercice du pouvoir sont faciles à franchir. Ces « frontières brouillées » – explique Steven Heydemann10 – nous permettent de mieux comprendre les trajectoires et les changements politiques dans les mondes de l’Islam. En effet, si nous réfléchissons en termes de seuil ou de distinction tranchée entre république et monarchie, nous comprenons mal la façon dont s’exerce le pouvoir et la légitimité sur laquelle il repose.
31Le concept de sultanisme peut nous aider à dépasser cette aporie. À l’origine, le terme de sultân se rapportait à la légitimité et à la revendication du pouvoir politique dans les mondes islamiques et arabes. Aujourd’hui, l’emploi de « sultan » et de « régime sultanique » est usité dans le monde entier, voire imposé, notamment à propos de l’Amérique latine et de l’Espagne11. Il fait référence à un pouvoir personnel, transmissible par héritage, éventuellement par hérédité, mais surtout à un pouvoir discrétionnaire, sans limites, et dans lequel l’intérêt privé et l’intérêt public sont volontairement confondus (d’où son association avec le patrimonialisme). En somme, l’emploi de « sultan » – comme celui de sultanisme – n’est pas éloigné de celui de « prince » chez Machiavel.
La violence dans l’exercice du pouvoir
32Sur quoi repose aujourd’hui l’exercice du pouvoir dans les mondes arabes ? En premier lieu, sur l’emploi de la violence physique ou symbolique. Il n’en a pas toujours été ainsi à l’époque moderne. Durant les décennies comprises entre la fin de l’Empire ottoman et la Seconde Guerre mondiale, les sociétés de la région ont été socialement et politiquement actives. C’est ce que l’on a appelé « l’âge libéral » dans les mondes arabes et musulmans. Même dans une monarchie comme l’Arabie saoudite, des intellectuels libéraux prenaient la parole ; il y régnait un relatif pluralisme.
33Le tournant de l’autoritarisme s’opère dans les années cinquante ; il est concomitant de la diffusion de la Guerre froide dans la région ainsi qu’à la hausse des tensions dues au conflit israélo-arabe. La préoccupation des régimes face à l’insécurité internationale est d’assurer la domination de l’exécutif et de le protéger des risques politiques (coup d’État ou processus d’alternance). On observe alors une fermeture des scènes politiques. L’emblème de cette transformation est le régime de Nasser dont le charisme et le projet développementaliste avaient soulevé l’enthousiasme populaire, tant en Égypte qu’au Proche-Orient, ainsi que dans le « Tiers-Monde ». Gamal Abd el-Nasser, comme tant de présidents et de monarques, cherche à pérenniser sa domination au-delà de ses défaites militaires et de ses échecs sociaux à travers un nouvel arsenal juridique et constitutionnel (état d’urgence, lois d’exception, soumission du judiciaire au politique), mais en adoptant aussi des pratiques illégales (manipulation, voire suppression des élections, cooptation et exclusion différenciées des différents segments de la population), et en tenant un nouveau discours de légitimation substituant le culte de la personnalité au projet national. Plus grave, le pouvoir politique s’immisce dans la vie privée et les institutions sociétales par le truchement des appareils policiers et au moyen d’interventions musclées : intimidations, arrestations et emprisonnements arbitraires, prise en main des hiérarchies religieuses et de l’enseignement… Autant de pratiques mises en lumière par Lisa Wedeen dans le cas de la Syrie de Hafez al-Assad12.
34Bien que différente historiquement et formellement des républiques qui se réclament du socialisme (Égypte, Irak, Syrie, Algérie, etc.), la monarchie bahreïnie connaît, un demi-siècle plus tard, la même dérive sécuritaire – cette fois concomitante des tensions entre les pays riverains du Golfe arabo-persique. Cet émirat, gouverné par la dynastie des Al Khalifa depuis son indépendance de l’Iran à la fin du 18e siècle, a connu plusieurs épisodes constitutionnels et même un parlement élu, en 1973. Devenu monarchie constitutionnelle (mamlaka dustûriyya) en 2002, il a adopté une charte nationale et tenu des élections législatives et municipales. Bien que contenue par les larges pouvoirs de l’émir Hamad ibn Issa, sa libéralisation politique tranchait alors avec l’autoritarisme arbitraire répandu dans les émirats de la Péninsule arabique, mais elle n’a pas résisté à la répression armée qui mit fin aux mobilisations démocratiques et confessionnelles du « printemps de la Perle » en mars 2011.
35Les dérives autoritaires des régimes, conduisant certains pays de la région au bord de la guerre civile, s’accompagnent ainsi de discours de justification empruntés à une grande variété de répertoires nationaliste (comme la cause palestinienne), développementaliste (le rattrapage du retard par rapport à l’Occident), religieux (la soumission au souverain serait une obligation de l’islam – voire du christianisme orthodoxe) ou culturel (la loyauté « traditionnelle » envers la tribu ou à une dynastie noble). Ces stratégies d’emprunt et de retournement, dévoilées par l’accélération de la communication publique, contribuent paradoxalement à la délégitimation des idéologies, religieuses comme séculières, au sein des sociétés dominées de la région.
Des pouvoirs patrimoniaux
36En deuxième lieu, les régimes politiques s’attachent aux ressources matérielles procurées par l’exercice du pouvoir. Les économies en grande partie rentières (hydrocarbures, minerais, mais aussi rente politique) de ces pays et la domination, voire le monopole, de l’usage de la force permettent à leurs dirigeants de s’en accaparer les richesses (patrimonialisme) et de s’assurer de la loyauté de leurs clients par une redistribution sélective (clientélisme).
37Ces procédés sont naturalisés dans les monarchies et les régimes héréditaires à travers la confusion entretenue entre domaine public et domaine familial. Le nom même d’Arabie saoudite reflète cette conception patrimoniale du pouvoir. La dynastie des Saoud a considéré les territoires conquis lors de la formation de l’État comme un bien familial. Aujourd’hui, la famille royale s’approprie automatiquement une part conséquente (estimée à 5 %) des revenus du royaume, en particulier de ses revenus pétroliers. En somme, les descendants d’Abdelaziz ibn Saoud administrent l’Arabie saoudite à la manière d’un domaine privé. Chacun des princes s’est vu attribuer un secteur d’activité économique combiné à des responsabilités sécuritaires, et jouit d’une marge de manœuvre importante dans le cadre de ces attributions.
38Dans le cas des républiques, la dérive patrimonialiste est voilée par un discours de déni. Ainsi, en République arabe syrienne, la famille Assad a longtemps ressassé les prétentions socialistes initiales du parti Baath lors de sa conquête du pouvoir en 1963, puis invoqué, à partir de l’ouverture à l’économie libérale dans les années 1990, les possibilités d’enrichissement offertes à tous les citoyens également. Si, dans les faits, on a assisté à une certaine redistribution sociale à la période étatiste du Baath, en particulier à travers des politiques de la santé et de l’éducation, cette politique était lourdement entachée par un clientélisme à la fois régional, confessionnel et partisan. La croissance syrienne a ensuite été redistribuée au bénéfice d’une minorité corrompue profitant de ses positions de pouvoir pour s’emparer des biens communs de la République tout entière, au rythme des privatisations. Les fuites des « documents de Panama » ont par exemple révélé que les cousins germains utérins du Président, la famille Makhlouf, détenaient à travers tout un réseau de sociétés (sociétés de communication, infrastructures portuaires ou de développement des minerais en Syrie) presque 60 % de la richesse patrimoniale de la République à la veille du soulèvement populaire de 201113.
39Dans les monarchies comme dans les républiques, les soulèvements arabes de la décennie 2010 ont mis en évidence la profondeur des inégalités sociales, la gravité des blocages économiques (en particulier du chômage des jeunes) entraînés par des politiques néolibérales et prédatrices, ainsi que l’étendue de la contestation. Même si la majorité des régimes en place ont maté ces soulèvements, il demeure un problème structurel qui se pose plus que jamais.
L’ajustement des autoritarismes
40L’aggravation des violences politiques et des crises sociales à l’aube du 21e siècle a incité nombre de régimes de l’espace arabo-musulman à adopter un troisième mode d’exercice du pouvoir : son institutionnalisation formelle, afin d’ajuster leur légitimité menacée à leur autoritarisme persistant. D’autant qu’à l’instar de ce qui s’était passé dans les pays d’Amérique latine et les pays d’Europe orientale dans les années 1990, l’air du temps appelait à une ouverture pluraliste dans la région.
41Ce qu’ont opéré monarques et dirigeants républicains dans ces pays est donc un ajustement de l’autoritarisme : faire passer des réformes formelles, constitutionnelles, électorales et juridiques, proposer des modes de succession qui semblaient relativement ouverts afin de pérenniser et verrouiller leur gouvernance exorbitante. En somme, faire que « quelque chose change pour que rien ne change », selon la célèbre formule de Lampedusa.
42On a donc assisté, dans les années 2000, à une floraison de nouvelles constitutions, soit « accordées » par le souverain (cas du Qatar en 2003), soit difficilement négociées comme la Constitution de 2005 en Irak. Et également à une floraison d’élections législatives et municipales aux résultats sans surprise, comme en Algérie, en Jordanie, au Maroc, au Yémen ou dans les Territoires palestiniens, qui avaient pour premier objectif de redonner une forme légale, sinon légitime, à l’autoritarisme des dirigeants en place.
43Les législatives syriennes de 1999 en sont un bon exemple : des partis politiques marginaux et des candidats individuels ont été autorisés à y participer, mais la véritable clef de leur succès était l’expression publique d’une allégeance au Président, « chef pour l’éternité » (qâ'id ilâ al-abad).
44À ces formes d’« ouverture » dans les monarchies républicaines, fit écho, à la même époque, la multiplication des « conseils consultatifs » dans les monarchies traditionnelles. Dans plusieurs États de la Péninsule arabique, des élections municipales eurent lieu, et certains processus électoraux furent même accessibles à des candidatures féminines. En Arabie saoudite notamment, le Conseil consultatif (majlis al-shûra) créé en 1993, a été revivifié à partir des années 2000. Aux membres de la famille des Saoud ont été autorisés à se joindre des religieux, des représentants des chambres de commerce et même des associations professionnelles. Toutefois, cette instance n’est que consultative, si bien que là encore l’opération reste largement cosmétique au-delà de sa portée symbolique.
* * *
45En empruntant chacun au répertoire politique de l’autre, monarques et présidents espèrent « gagner sur les deux tableaux », c’est-à-dire à la fois satisfaire formellement les demandes de réforme exprimées de l’intérieur et par leurs interlocuteurs étrangers, et conserver, voire renforcer la légitimité de leur pouvoir et le monopole de son exercice. Ces réformes participent ainsi d’un type de régime et de gouvernance hybride – une innovation politique dans la région, après avoir fait ses preuves ailleurs.
46Le risque, comme le remarquait Ibn Khaldoun à propos des principautés d’Afrique du Nord et de l’Orient méditerranéen au 14e siècle, est l’érosion de leur légitimité et l’effondrement de leur pouvoir, qui susciteraient un chaos dont les sociétés sont les premières victimes. Leur chance, c’est que dans les interstices de ce nouveau modèle se glisse la possibilité que des normes politiques séculières s’imposent, et que les notions de débat et de choix fassent leur chemin, non seulement dans les systèmes légaux, mais plus encore au sein des sociétés. En quelque sorte, que même sur un rythme lent et de manière laborieuse, des processus de régulation de la vie politique et de participation politique s’insèrent dans les systèmes criblés de failles que sont ces régimes autoritaires, monarchiques ou républicains. C’est ce que nous guettons aujourd’hui sous la cendre des soulèvements arabes.
Notes de bas de page
1 Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir », Dits et écrits, tome IV, texte 306. https://1libertaire.free.fr/MFoucault102.html
2 Sami Zubaida, Islam, the People and the State. Political Ideas & Movements in the Middle East, I. B. Tauris, 2001 (1989), p. 137.
3 Jocelyne Dakhlia, L’Empire des passions. L’arbitraire politique en Islam, Aubier, 2005.
4 Abdallah Laroui, Islam et Modernité, La Découverte, 1987.
5 Bertrand Badie, L’État importé. Essai sur l’occidentalisation de l’ordre politique, Fayard, 1992.
6 Max Weber, La Domination, La Découverte, 2013.
7 Benedict Anderson, Imagined Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Verso, 2006 (1983), p. 19-22.
8 Nabil Mouline, « Pouvoir et transition générationnelle en Arabie Saoudite », Critique internationale, n° 46, 2019, p. 125-146.
9 Hassan Rachik, « Légitimation politique et sacralité royale », L’Esprit du terrain. Études anthropologiques au Maroc, Centre Jacques Berque, 2016. https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cjb/808
10 Steven Heydemann, « La question de la démocratie dans les travaux sur le monde arabe », Critique internationale, n° 17, 2002, p. 54-62.
11 Houchang Chehabi et Juan Linz, Sultanistic Regimes, Wiley-Blackwell, 1998.
12 Lisa Wedeen, Ambiguities of Domination. Politics, Rhetorics and Symbols in Contemporary Syria, University of Chicago Press, 2015 (1999).
13 http://www.lemonde.fr/panama-papers/article/2016/04/04/syrie-comment-le-clan-assad-contourne-les-sanctions-internationales_4895313_4890278.html
Auteur
Politologue, directrice de recherche émérite, CNRS IREMAM

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