Contribution inédite
Histoire du califat, histoires de califes
p. 7-17
Texte intégral
1De la désignation, à la mort de Muhammad en 632, d’Abû Bakr comme premier calife jusqu’à la suppression de cette institution par Mustafa Kemal en 1924, le califat fut l’une des principales instances du pouvoir en Islam. Elle a été incarnée par de grands souverains – qui n’a pas entendu parler de Haroun al-Rashid, le calife abbasside des Mille et Une Nuits ? –, mais aussi, à d’autres époques, privée de toute prérogative et au mieux réduite à un rôle de légitimation. À l’origine de la division entre sunnites et chiites, l’instance du califat a été théorisée par de remarquables penseurs du politique qui, néanmoins, parlent plus volontiers d’imamat. Liée dans la réalité comme dans l’imaginaire à l’unité et à la splendeur de l’Islam, cette instance est, encore aujourd’hui, lourde d’une forte charge symbolique, comme l’a manifesté la proclamation d’al-Baghdadi en 20141.
Aux origines du califat
2Muhammad, après son émigration (ou Hégire) et son installation à Yathrib (nommée ensuite Médine) en 622, devint un législateur, un dirigeant politique, un chef de guerre, affirmant être le porte-parole de Dieu en tout domaine. Dieu dirige sa communauté directement, par l’intermédiaire de son prophète. On peut donc parler d’une théocratie médinoise, si l’on définit la théocratie, étymologiquement « le gouvernement de Dieu », comme un système dans lequel le souverain, considéré comme le représentant de Dieu sur terre, exerce le pouvoir au nom de celui-ci et se voit, par conséquent, investi d’une autorité absolue dans tous les domaines. Si la mission prophétique de Muhammad s’acheva avec sa mort en 632, la question de sa succession en tant que chef politique se posa. À qui devait échoir la direction de la communauté des croyants (Umma), la charge de gouverner et de légiférer au nom d’une autorité émanant directement de Dieu ? Muhammad ne laissait pas de descendant mâle et n’avait pas désigné de successeur. Un véritable problème de légitimité successorale se posa et créa de vives tensions entre ses premiers compagnons qui l’avaient suivi de La Mecque à Médine, et les Médinois qui s’étaient ralliés à lui. C’est finalement Abû Bakr, l’un des premiers compagnons du Prophète, qui réussit à s’imposer et qui reçut le serment d’allégeance (bay‘a). Il fut le premier calife de l’Islam (632-634) et prit, selon la Tradition musulmane, le titre de khalîfat rasûl Allâh (successeur de l’envoyé de Dieu). Après lui, Umar (634-644) et Uthman (644-656) furent choisis comme chefs de la communauté ; tous deux dirigèrent les conquêtes (Syrie, Irak, Iran, Égypte) et posèrent les fondements de l’organisation militaire et financière du nouvel État islamique.
La division entre sunnites et chiites
3À la suite de l’assassinat de Uthman en 656, la désignation de Alî, cousin et gendre de Muhammad (il avait épousé l’une de ses filles, Fâtima), engendra une guerre fratricide (fitna) aux conséquences dramatiques. Deux clans de Qurayshites (la principale tribu mecquoise) s’opposèrent : d’un côté, la proche famille de Muhammad, ou Hashimites (du nom de son grand-père), qui soutenait Alî ; de l’autre, le clan des Omeyyades auquel appartenaient Uthman et son cousin Mu‘âwiya refusant de reconnaître le nouveau calife qu’il accusait d’être responsable de l’assassinat de Uthman. Le conflit, marqué par un violent affrontement à Siffîn en 657, se termina en 661 avec l’assassinat de Alî et la victoire de Mu‘âwiya, proclamé calife par ses partisans. Celui-ci institua dans les faits la pratique dynastique en désignant son fils pour lui succéder. Ainsi était née la première dynastie califienne, celle des Omeyyades. Ces événements furent à l’origine de la division entre sunnites et chiites qui s’opposent sur la question de la succession du Prophète. Les sunnites (de l’arabe sunna, la Tradition constituée des faits et dits attribués au Prophète) reconnaissent comme légitimes les deux grandes dynasties califales, les Omeyyades et les Abbassides, qui leur succédèrent en 750 et descendaient d’al-‘Abbâs, un oncle de Muhammad. Mais ils estiment que seuls les quatre premiers califes, dits « râshidûn » (Bien dirigés), ont scrupuleusement suivi la voie du Prophète. Par cette appellation tardive – elle est fixée au 9e siècle –, ils idéalisent le califat des origines considéré comme le meilleur des régimes. Pour les chiites (de shî‘at ‘Alî, le parti de Alî), la direction de la communauté doit revenir aux seuls descendants de Alî et de son épouse Fâtima, fille de Muhammad, investis de qualités particulières et désignés comme imams, c’est-à-dire guides.
Le titre de calife
4L’origine de ce titre reste obscure. Le mot arabe khalîfa renvoie à l’idée de remplaçant, successeur, lieutenant, vicaire. Dans un verset coranique (38, 26), il se rapporte nettement au pouvoir : « Ô, David ! Nous avons fait de toi un khalîfa sur la Terre. Sois un juge impartial parmi les hommes et ne suis pas la passion, car elle te perdrait hors du chemin de Dieu. » Il est possible que ce passage ait été à l’origine de son emploi comme nouveau titre pour nommer le chef de la communauté islamique. Néanmoins, les plus anciens documents, notamment une inscription au nom de Mu‘âwiya datée de 58 de l’Hégire (677-678 de notre ère), montrent que les premiers califes portaient le titre d’amîr al-mu’minîn (émir des croyants). Celui de khalîfat rasûl Allâh qu’aurait pris Abû Bakr n’est mentionné que dans la Tradition musulmane, très postérieure, et celui de khalîfat Allâh n’apparaît qu’ultérieurement sur une pièce d’argent frappée au nom de Abd al-Malik (685-705). Or c’est à ce grand souverain omeyyade que l’on doit la construction du Dôme du Rocher à Jérusalem, un nouveau monnayage purement islamique, des bornes milliaires gravées au nom de Dieu, l’adoption de l’arabe comme langue de l’administration, le renforcement de la fiscalité, l’affirmation du dogme de l’islam face aux juifs et aux chrétiens, la fixation du texte coranique : toutes mesures qui invitent à le considérer comme le véritable fondateur de l’empire islamique, comme le premier « calife » de l’Islam, au sens de souverain disposant d’un pouvoir absolu conféré par Dieu selon une idéologie impériale commune aux grands empires de l’Orient. Ultérieurement, les savants en sciences religieuses ont estimé que la seule formulation acceptable était celle de khalîfat rasûl Allâh (successeur de l’envoyé de Dieu) et que la formulation khalîfat Allâh (lieutenant de Dieu) n’était pas recevable, car Dieu, éternel et immortel, ne peut avoir de remplaçant. Pour autant, la vraie raison de leur rejet tient surtout à leur volonté de défendre leurs propres prérogatives.
Les califes abbassides, des souverains absolus
5Porté par un vaste mouvement insurrectionnel hostile aux Omeyyades, al-Saffâh, descendant d’al-‘Abbâs, l’un des oncles de Muhammad, fut proclamé calife à Kûfa en 749 ; l’année suivante ses troupes l’emportèrent sur celles des Omeyyades qui furent tous massacrés, sauf un à l’origine de l’émirat autonome de Cordoue2. Dans le discours prononcé lors de son investiture, ce transfert de souveraineté est justifié en ces termes :
Allâh a fait apparaître parmi vous un calife (khalîfa) des Hâshim [clan de Muhammad] par lequel Il a donné de l’éclat à vos visages, vous a fait succéder aux gens de Syrie [les Omeyyades], vous a transféré la souveraineté et la grandeur de l’Islam, vous a fait don d’un guide (imâm) auquel Il a octroyé la justice et le sens du bon gouvernement.
6C’est donc au nom de leur appartenance à la famille du Prophète que les descendants d’al-‘Abbâs se sont emparés du pouvoir califal et l’ont conservé, affirmant la supériorité de la descendance d’un oncle sur celle d’une fille, Fâtima, dont se réclamaient les chiites. Aucune règle ne présidait pour autant à la succession califale. Dans la pratique, le calife régnant désignait son héritier, qui pouvait être aussi bien l’un de ses fils qu’un parent plus éloigné. Celui-ci était reconnu par les notables de la cour lors de la prestation du serment d’allégeance (bay‘a) qui constituait en droit la base de la souveraineté : alors qu’il s’engageait à guider avec justice la communauté des croyants, en tant que chef unique choisi par Dieu, une totale soumission lui était due.
7Les califes disposaient en conséquence d’un pouvoir absolu et jouissaient de très larges prérogatives, sans aucune forme de contrôle. Dans son traité de droit public intitulé les Statuts gouvernementaux (al-Ahkâm al-sultâniyya), al-Mâwardî (1058) énumère les missions que le calife doit assumer personnellement :
Maintenir la religion selon les principes fixés et ce qu’a établi l’accord des plus anciens musulmans ; faire partout régner la justice ; protéger les pays d’Islam et en faire respecter les abords ; appliquer les peines légales ; approvisionner les places frontières et y mettre des garnisons suffisantes ; combattre ceux qui, après y avoir été invités, se refusent à embrasser l’islam, jusqu’à ce qu’ils se convertissent ou deviennent tributaires ; prélever le butin et les dîmes aumônières ; déterminer les salaires et les charges du Trésor et en opérer le paiement au temps voulu ; rechercher des hommes de confiance et nommer des hommes loyaux aux postes dont il les investit ; s’occuper personnellement de la surveillance des affaires3.
8Seuls le respect des préceptes divins, les convictions morales, les rapports de force et le réalisme politique viennent tempérer ce que peuvent avoir d’arbitraire les décisions prises par un souverain omnipotent, régnant sur un empire centralisé et concentrant entre ses mains tous les pouvoirs régaliens.
Un pouvoir conféré par Dieu
9Parce qu’il s’affirmait comme un souverain disposant d’un pouvoir absolu conféré par Dieu, le calife tirait ainsi sa légitimité – au sens de justification du droit d’ordonner, de contraindre et de punir dont il disposait – de l’islam, mais il était par là même contraint de se soumettre aux préceptes divins, de conduire les hommes dans la bonne direction, de pratiquer la justice, ainsi que le rappelle le juriste Abû Yûsuf Ya‘qûb (798) à Haroun al-Rashid qui lui avait accordé la charge, nouvelle, de grand cadi en lui demandant de préciser les règles à appliquer en matière fiscale :
Sache, ô Prince des Croyants, que le Dieu glorieux t’a investi d’un pouvoir considérable qui entraîne avec soi la plus haute récompense ou le plus dur châtiment : soir et matin tu es à édifier pour un peuple nombreux dont Allâh te constitue le berger, pour qui Il se fie à toi, par le moyen de qui Il te met à l’épreuve et de qui Il te donne à administrer les affaires. […] Les pasteurs d’hommes doivent rendre compte à leur Seigneur comme un berger à son maître : aussi dois-tu pratiquer la justice dans l’exercice des fonctions qu’Allâh t’a confiées, ne t’en eût-il investi que pour un moment4.
10L’image du berger responsable de ses sujets est certes banale, mais elle n’en sert pas moins un principe fondamental de l’exercice du pouvoir califal que l’homme de religion rappelle fermement : un souverain investi par Dieu a, précisément en raison de l’origine de son pouvoir, des devoirs envers Dieu et envers ses sujets.
11Le calife, « le lieutenant de Dieu », paraissait en public portant les insignes du Prophète, son manteau, son bâton et un bonnet (auxquels s’ajouta au 10e siècle un exemplaire du Coran attribué à Uthman), afin de manifester qu’il en était « le successeur », l’héritier exclusif. Le surnom de règne que choisissait alors le nouveau calife exprimait la proximité qu’il entretenait avec Dieu : al-Mansûr (bi-llâh) « qui reçoit la victoire de Dieu » ; al-Mahdî (bi-llâh) « qui est guidé par Dieu » ; al-Wâthiq (bi-llâh) « qui met sa confiance en Dieu » ; al-Mutawakkil (‘alâ-llâh) « qui fait confiance à Dieu ». Tout un cérémonial, influencé par la tradition des cours orientales, byzantine et sassanide, visait à exalter la magnificence du calife en exprimant symboliquement le prestige d’un souverain qui occupait une place unique à la tête de l’Empire. Ainsi, lors des audiences solennelles, de la réception d’ambassadeurs, ou encore des cérémonies d’investiture, le calife, revêtu d’habits d’apparat, était assis sur un lit de repos garni de coussins et de tissus précieux. Il était protégé par un rideau – remplacé au 10e siècle par une loge grillagée – qu’on ne levait que lorsque toute l’assistance était en place, figée dans le silence, la crainte et la vénération.
Un pouvoir soumis à la loi de Dieu
12Au tout début de l’époque abbasside, Ibn al-Muqaffa‘, grand lettré d’origine persane, adressa au calife al-Mansûr (754-775) une épître dans laquelle il lui soumettait une série de mesures en matière militaire, fiscale, sociale, juridique, destinées à mieux asseoir son pouvoir. Constatant que les jugements rendus par les cadis divergeaient grandement d’une métropole à une autre, il suggérait au souverain de procéder à une codification des lois et arrêts selon « l’avis que lui inspirera et imposera Dieu » afin de créer sous son autorité un code juridico-religieux unique5. Ibn al-Muqaffa‘ se situait dans la continuité du rôle joué par les premiers califes qui n’avaient pas hésité à intervenir dans le domaine proprement religieux (ainsi leurs initiatives furent décisives dans la mise par écrit et la codification du Coran) et à légiférer sur toutes les questions que soulevait la formation d’un vaste empire (les décisions qu’ils prirent en matière fiscale firent définitivement autorité, pour ne citer que ce seul exemple). Mais sa proposition resta sans lendemain, en raison de la montée en puissance de ceux que l’on désigne sous le terme générique d’oulémas (terme dérivé de ‘ilm, le savoir). Tout au long des 8e et 9e siècles, ces savants en sciences juridico-religieuses s’imposèrent progressivement face au pouvoir politique comme la seule autorité religieuse, au nom de leur capacité à interpréter le Coran et à transmettre la Tradition prophétique (les hadiths ou faits et dits attribués à Muhammad). Ce sont eux qui élaborèrent et fixèrent le fiqh (le droit musulman) qui donne à la sharî‘a (la loi divine) un contenu précis et exhaustif en définissant les obligations rituelles, les préceptes moraux, les règles sociales, les institutions publiques. S’ils se regroupèrent en « écoles » (madhhab) par référence à l’enseignement d’un maître fondateur, ils ne formèrent pas un corps constitué et hiérarchisé. De fait, ils agissaient plutôt à titre personnel ; leurs traités n’ont eux-mêmes qu’un statut privé. Leur rôle n’en fut pas moins déterminant : ce sont eux qui détiennent l’autorité religieuse. Les califes ont dû renoncer à être les guides directement inspirés par Dieu et furent contraints de se référer, dans leurs décisions et leurs actes, à une loi divine définie par un corps indépendant. Il n’en va pas de même pour les chiites pour qui la mission prophétique de Muhammad se prolonge dans l’imamat. Aussi l’imam – tel est le nom toujours retenu (et réservé au chef légitime de la lignée de Alî) – est-il le dépositaire de la Loi, l’interprète privilégié, car c’est à lui que fut transmis le don de la connaissance parfaite. Infaillible et impeccable, nul autre que lui n’est apte à enseigner le sens authentique et profond de la parole divine.
Des pouvoirs de plus en plus réduits
13Même au sommet de leur puissance, entre 750 et 945, les Abbassides rencontrèrent des limites de plus en plus fortes à leurs prétentions à exercer un pouvoir de type impérial, à régner en maîtres absolus sur l’empire islamique, à incarner l’unité politique et religieuse de l’Islam. Ils se heurtèrent aux ambitions des vizirs (chefs de l’administration) et des commandants d’armée qui accaparèrent bien des prérogatives califales et qui intervenaient directement dans les luttes de succession, désignant eux-mêmes l’héritier auquel ils feraient allégeance. Ils durent affronter des mouvements mêlant contestation doctrinale et révolte sociale, dont la récurrence atteste la fragilité d’une domination mal ressentie par des populations soumises aux exactions des chefs militaires et des percepteurs d’impôts. Surtout, des territoires entiers, intégrés à l’Islam lors des grandes conquêtes des 7e-8e siècles, échappèrent à leur contrôle. Dès 756, un membre de la famille omeyyade réfugié en al-Andalus (ce terme désigne la péninsule Ibérique sous domination islamique) fonda à Cordoue un émirat autonome qui rompit tout lien avec les califes de Bagdad. Le mouvement d’émancipation des provinces ainsi amorcé se poursuivit dans les régions périphériques, Maghreb et Iran, puis au cœur même de l’Empire, si bien qu’au 10e siècle, les Abbassides ne gouvernaient plus directement que l’Irak et l’Iran occidental. Certains de ces dynastes provinciaux, d’obédience chiite ou kharidjite, furent totalement autonomes, tels que les Idrissides au Maroc, mais la plupart reconnaissaient le calife comme source de légitimité. Celui-ci leur accordait un diplôme d’investiture, son nom était inscrit sur les pièces de monnaie et proclamé à la mosquée lors de la prière du vendredi, mais son rôle se limitait à ces gestes qui signifiaient, symboliquement, qu’il était le seul dépositaire de la souveraineté.
14En raison même des problèmes engendrés par la perte du contrôle sur une large partie de l’Empire, qui se traduisait notamment par la diminution drastique des revenus fiscaux et donc par la difficulté croissante à verser les soldes des troupes, les califes se déchargèrent totalement des affaires publiques, avec la création de la dignité de grand émir en 936, qui assurait à son détenteur l’ensemble des fonctions civiles et militaires, le contrôle de l’administration, des finances et de l’armée. À partir de 945, et jusqu’en 1055, les Bouyides, une famille d’émirs d’origine persane, se succédèrent dans cette fonction et présidèrent aux destinées de l’empire abbasside. Bien que d’obédience chiite, ils laissèrent en place les califes dont ils tiraient leur légitimité tout en les plaçant sous leur tutelle et en leur retirant tout pouvoir réel.
Trois califats rivaux
15L’apparition de deux califats rivaux, les Fatimides et les Omeyyades, mit définitivement fin à la fiction impériale d’un califat incarnant l’unité de la Umma. En 909, Ubayd Allâh, qui affirmait être l’imâm descendant de Alî et de Fâtima (d’où le nom donné à sa dynastie), fut reconnu au Maghreb, où des propagandistes ismaïliens (la branche la plus extrémiste du chiisme) avaient rencontré un certain succès, notamment parmi les Berbères. Niant toute légitimité aux Abbassides de Bagdad, les Fatimides étendirent leur pouvoir sur tout le Maghreb, puis sur l’Égypte qu’ils conquirent en 969 et où ils fondèrent la ville du Caire, et enfin sur la Syrie, les villes saintes et le Yémen dans les années suivantes. Durant deux siècles, l’empire fatimide s’affirma comme une grande puissance politique et économique dirigée par des souverains forts d’une idéologie qui faisait d’eux les seuls califes légitimes. Leur ambition était de renverser les Abbassides et de réunifier le monde musulman. Depuis 756, les Omeyyades régnaient sur al-Andalus : ils se réclamaient de leurs ancêtres de Damas, mais se contentaient du titre d’émir, tout en reconnaissant une suzeraineté nominale à la lointaine Bagdad. Mais en 929, dans ce contexte nouveau des deux califats rivaux, l’émir Abd al-Rahman III osa, à son tour, se proclamer amîr al-mu’minîn, inaugurant une brillante période dans l’histoire de la péninsule Ibérique. Ce titre califien devait être repris ensuite par d’autres dynasties de l’Occident musulman, notamment au Maroc à l’époque moderne par les Zaydanites et les Alaouites, qui s’appuyèrent sur l’idéologie califale pour justifier l’instauration d’un régime autoritaire et mener une politique expansionniste.
Un califat devenu symbolique
16Dans les premières décennies du 11e siècle, les Turcs seldjoukides, venus d’Asie centrale, devinrent maîtres de l’Iran6. Récemment convertis à l’islam et ardents défenseurs de l’orthodoxie sunnite, ils s’attirèrent les faveurs du calife abbasside qui fit appel à eux pour résister à la pression des Fatimides et mettre fin à la tutelle des émirs bouyides. En 1055, Tughril Beg pénétrait dans Bagdad, éliminant les Bouyides et recevant du calife le titre de sultan, c’est-à-dire de détenteur du pouvoir (sultân en arabe signifie l’autorité suprême). Le titre était nouveau, il devint commun pour désigner un souverain disposant de la force militaire et de toutes les prérogatives régaliennes. Les sultans turcs seldjoukides exercèrent alors le pouvoir, en s’appuyant sur les oulémas dont ils renforcèrent la place dans la société par la création des collèges d’enseignement des sciences religieuses (madrasa-s). Les califes ne gouvernaient plus et se contentaient de donner l’investiture au sultan, qui contrôlait la partie centrale de l’empire, et aux princes et émirs, qui régnaient sur les provinces périphériques. Tous ne s’accommodèrent pas de se voir cantonnés dans cette seule fonction de donneurs de légitimité, et certains tentèrent de retrouver un rôle politique réel, tel al-Nâsir (1180-1225) dont le long règne, durant lequel il tenta de reconstituer l’unité originelle de la Umma, marqua la résurgence d’un pouvoir fort en Irak. Mais ses successeurs furent incapables de poursuivre son œuvre à l’heure du bouleversement provoqué par la déferlante mongole venue d’Asie centrale. Après avoir ravagé et soumis en quelques décennies tous les territoires orientaux, les Mongols conquirent Bagdad en 1258, détruisirent la ville, massacrèrent la population et exécutèrent al-Musta‘sim. La dynastie des califes abbassides de Bagdad, qui avaient incarné la grandeur de l’Islam, mais dont le rôle était devenu, au fil d’évolutions complexes, si ténu que leur disparition n’ébranla pas la Umma, s’acheva ainsi dans le sang. Dans ce nouveau contexte, le grand penseur Ibn Taymiyya (mort en 1328 à Damas) développa une théorie politique dans laquelle oulémas et émirs doivent coopérer à la bonne guidance des croyants sans qu’il lui semblât nécessaire de faire une place à un calife lieutenant de Dieu sur terre.
17Un membre de la famille abbasside fut néanmoins reconnu en 1261 comme calife au Caire par le sultan mamelouk Baybars, qui venait de s’imposer par la force en Égypte et en Syrie et cherchait à assurer sa légitimité. Ce calife et ses successeurs choisis dans la famille abbasside n’eurent d’autre attribution que d’investir le sultan lors de son accession au pouvoir. Le sultan ottoman Selim Ier exila, dans l’indifférence générale, le dernier d’entre eux à Istanbul, lorsqu’il s’empara de l’Égypte en 1517. Une tradition veut qu’il se fît alors remettre les insignes du califat et qu’il se posât en héritier du califat ; mais cette tradition est apocryphe et n’apparaît qu’au 18e siècle, sans doute pour lutter contre l’affaiblissement de l’autorité personnelle des sultans ottomans et pour justifier à l’égard des puissances européennes leur prétention à protéger les populations musulmanes vivant sur des territoires qu’ils ne gouvernaient plus directement. Au 17e siècle, les insignes du califat furent introduits dans le cérémonial. En 1774, lors de la signature du traité de Kütchük Kaynar qui mit fin à la guerre entre Russes et Ottomans et consacra la perte du khanat de Crimée, le sultan fut qualifié de « calife de ceux qui professent l’unité divine ». Un siècle plus tard, la constitution de 1876 affirma que « le sultan, en tant que calife, est le protecteur de la religion musulmane ». Cette association des titres de sultan et de calife montre que l’institution califale était alors vidée de son sens initial et que le partage inauguré au 11e siècle entre un sultan turc détenteur du pouvoir et un calife arabe source de légitimité avait perdu toute signification. Après la Première Guerre mondiale, Mustafa Kemal, le futur Atatürk, fit abolir le sultanat par la Grande Assemblée nationale le 1er novembre 1922, proclama la république le 29 octobre 1923, mais conserva pour un temps le califat, considéré comme la « haute autorité inter-islamique ». Son abolition le 3 mars 1924 suscita diverses tentatives pour rétablir une instance que certains considéraient comme constitutive de l’islam sunnite, mais les rivalités entre pays arabes et musulmans étaient trop fortes pour qu’un accord sur un candidat (le chérif Hussein de La Mecque ou le roi Fouad d’Égypte) fût trouvé. Mais l’exemple idéalisé des premiers califes dits « Bien dirigés », le souvenir nostalgique des prestigieux souverains de Bagdad, le modèle d’une institution incarnant l’unité et la grandeur de l’Islam demeurent fortement présents dans l’imaginaire musulman, avec toute leur charge symbolique et leur capacité de mobilisation politique.
Notes de bas de page
1 Sur l’histoire du califat, lire la synthèse de Nabil Mouline, Le Califat. Histoire politique de l’islam, Flammarion, 2016.
2 Sur l’histoire des califes abbassides, lire Dominique Sourdel, L’État impérial des califes abbassides. viiie-xe siècle, PUF, 1999.
3 Al-Mâwardî, Les Statuts gouvernementaux ou règles de droit public et administratif, traduction E. Fagnan, Le Sycomore, 1915, p. 30-31. Sur sa pensée politique, lire al-Mâwardî, De l’éthique du prince et du gouvernement de l’État, (traduction M. Abbès), précédé d’un Essai sur les arts de gouverner en Islam, Les Belles Lettres, 2015.
4 Abû Yûsuf Ya‘qûb, Le Livre de l’impôt foncier, traduction E. Fagnan, Geuthner, 1921, p. 1-2.
5 Sur les rapports entre pouvoir et religion, lire Makram Abbès, Islam et politique à l’âge classique, PUF, 2009 et Jocelyne Dakhlia, Le Divan des rois. Le politique et le religieux dans l’Islam, Aubier, 1998.
6 Sur les évolutions à partir du 10e siècle, lire Emmanuelle Tixier, Cyril Aillet & Éric Vallet (dir.), Gouverner en Islam. xe-xve siècle, Atlande, 2014.
Auteur
Historienne, professeure émérite, université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne

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