Le port du voile comme obligation
Conditions sociales et modalités d’appropriation d’un ordre religieux
p. 135-146
Texte intégral
1L’objet de mon intervention est de proposer une sociologie de la réception d’un « commandement » religieux – celui de se voiler – en France. Il existe une riche codification sur le sujet qui indique quand et comment porter le voile et qui s’appuie sur les sources normatives de l’islam pour proposer des justifications. Cette codification est diffusée via différents médias, des cours d’islam, des conférences religieuses sur Internet, des petits livres ou des brochures qu’on peut trouver dans les librairies musulmanes ou sur les marchés. Par ailleurs, le port du voile est aujourd’hui massivement justifié, sinon motivé, par son caractère « obligatoire » d’un point de vue religieux. Et ce sont les femmes concernées qui le justifient ainsi. Le voilement ne serait donc plus le produit évident d’un contexte social, mais un choix individuel, un choix religieux, présenté et vécu comme un acte de piété. Pour le sociologue ou l’historien, une telle représentation est le produit d’une histoire, d’un travail de mise en connexion du voile et de la piété. En effet, cette connexion n’est pas toujours allée de soi. Leila Ahmed, qui a écrit un très beau livre paru il y a quelques années aux États-Unis, A Quiet Revolution, revient sur l’histoire du voile et explique que dans les années 1970, un certain nombre de femmes musulmanes qui s’étaient dévoilées ont été scandalisées par l’association entre le fait d’être voilées et le fait d’être pieuses1. Or, aujourd’hui, en France, les enquêtes de terrain au sein des milieux pratiquants montrent que cette association est totalement évidente.
2Cette association peut s’illustrer très facilement. On justifie le port du voile avec des textes religieux, le Coran au premier chef. On le motive dans le cadre d’une économie du Salut. On se voile pour ne pas aller en Enfer ; il s’agit de tenir bon avec le voile malgré les injonctions sociales à se dévoiler, afin d’être récompensée ; on dit le faire pour se rapprocher de Dieu ; on prie Dieu pour parvenir à le mettre malgré les désagréments et les conséquences sociales négatives que cela pourrait avoir, etc. Le voilement se fait souvent lors des occasions religieuses, pendant le mois du ramadan, à la fin du ramadan, éventuellement le jour de la conversion officielle à l’islam dans le cas des converties. Par ailleurs, les motifs non proprement religieux au voilement, tels que faire plaisir à sa famille ou à son mari, sont rendus illégitimes. On pourrait faire une longue liste des exemples illustrant cette connexion.
3Notre propos n’est pas de prendre au pied de la lettre l’affirmation selon laquelle le port du voile serait la soumission à un ordre religieux, mais plutôt d’établir une caractérisation idéale typique qui prenne au sérieux les mutations opérées. En France, ces changements sont rarement pris en compte dans les discours publics. Or cette caractérisation va permettre de mesurer l’écart entre les situations observées et l’idéal type, sans toutefois souscrire à la représentation que les prescripteurs musulmans se font du voile.
4En parlant d’ordre religieux, j’entends rappeler que le port du voile, en dépit des changements observés, s’inscrit aujourd’hui encore dans des relations sociales. Les expressions de « choix religieux » ou de « choix individuels » suggèrent une optique très individualiste, mais la réalité est plus compliquée. Ces relations sociales sont souvent des relations de domination. Des personnes donnent un ordre qui va être entendu et, d’une certaine manière, approprié.
5Chronologiquement, l’enjeu premier d’une sociologie de la réception de cet ordre religieux est de considérer la question qui se pose dans la pratique : « Le voile est-il vraiment obligatoire ? » Cette question pratique est tout d’abord religieusement utile. C’est la question que se posent celles qui deviennent plus assidues dans leur pratique religieuse, au cours du lycée ou de leurs études supérieures, notamment si elles se mettent à fréquenter des sociabilités de sœurs pratiquantes ou qu’elles vont à la mosquée. C’est une question qui est aussi politiquement utile. Tous ceux qui ne sont pas musulmans mais qui s’intéressent à cette question du voile se demandent : « Mais est-ce vraiment obligatoire ? » Ce qui peut avoir des conséquences sur le type d’actions politiques qu’on peut mener par la suite. L’objectif est de passer de cette question pratique à une question plus sociologique. La question qui m’intéresse est celle des intérêts et des dispositions à se saisir de la codification, de la norme et des usages qui en sont faits. Il serait erroné de croire que la norme est mobilisée pour la simple raison qu’elle existe. Pour comprendre les usages croissants de la codification sur le voile, il faut identifier les contextes dans lesquels ces usages sont devenus plus nécessaires et rendus possibles. Il faut aussi considérer les changements qui ont affecté les dispositions des musulmans et des musulmanes au point de les rendre sensibles à la question de la mise en œuvre ou de la transgression de la norme et capables de mobiliser ces codifications. Cela ne va pas de soi d’aller chercher le texte d’un savant religieux ou d’un juriste sur une question très précise de ce type. Enfin, il faut s’intéresser aux usages très précis qui sont faits de ces normes et de ces codifications dans la « carrière religieuse » de chacune et dans les interactions entre musulmans.
6Pour alimenter mon intervention, je m’appuie sur une riche littérature sur ce sujet, mais surtout sur une enquête que j’ai réalisée dans le cadre d’une thèse de doctorat qui consistait notamment à reconstituer des « carrières morales de voilement », à savoir les différentes étapes par lesquelles passent celles qui finissent par se voiler. Ce travail permet de comprendre comment la norme, qui considère le voile comme une obligation religieuse, est connue et mobilisée par les jeunes femmes concernées. J’ai également constitué un corpus de récits de voilement d’internautes et aussi de prises de position sur le caractère obligatoire du voile en islam. Pour appréhender ces modes d’appropriation, je me suis saisi des débats que les musulmans entretiennent entre eux. Je désigne sous le terme de musulmans non pas les savants, mais les personnes qui ont fait un peu d’études, qui interviennent sur Internet, qui réagissent à tel article de webzines, qui discutent sur les forums. Cette démarche permet de saisir l’entre-soi, de saisir des usages qui ne sont pas tout à fait légitimes mais qui sont très concrets.
Un usage accru de la norme et de la codification
7Les usages croissants du droit en dehors du champ juridique ou, en l’occurrence, du champ juridico-religieux, doivent être rapportés à la multiplication des opportunités d’y recourir. On pourrait distinguer schématiquement trois grandes causes à la mobilisation de la norme et de la codification du voile.
8Première grande cause : l’apparition du dévoilement. Ceci ne semble pas évident, mais il est important de rappeler que, pendant longtemps, la question du voile est demeurée une question largement théorique. L’ouvrage de Mohammed Benkheira, intitulé l’Amour de la Loi, montre que pendant longtemps cette question ne se posait pas tellement, dans la mesure où le droit à ce sujet était objectivé dans le vêtement : le droit s’était fait vêtement2. En même temps, il était inscrit dans les structures spatiales, dans la séparation relativement stricte entre hommes et femmes. Donc la question ne se posait pas. Les choses ont changé avec l’apparition de mouvements contestant le port du voile. Je pense ici aux grandes polémiques autour de la question de la femme, et notamment de la question du port du voile à partir de la fin du 19e siècle dans l’Empire ottoman. Avec le dévoilement des femmes dans les grandes villes du monde musulman à partir du début du 20e siècle, il est devenu nécessaire d’invoquer la loi religieuse pour rappeler à l’ordre les femmes dévoilées ou les femmes mal voilées. Ce phénomène s’observe à travers l’émergence d’une prédication dénonçant les femmes dévoilées ou mal voilées et, plus récemment, d’une prédication s’adressant directement aux femmes. Ceci s’explique par le fait que les femmes ont obtenu davantage d’autonomie, notamment dans l’usage de leur corps. Désormais, les prédicateurs s’adressent directement à elles et non plus à l’État, au gouvernement ou aux hommes pour décider à leur place. C’est elles qu’il s’agit désormais de convaincre. Paradoxalement, cette prédication qui les rappelle à l’ordre les constitue aussi en sujets religieux capables par eux-mêmes de se soumettre à des disciplines religieuses.
9Deuxième grande cause que l’on peut identifier dans le cas de la France : l’immigration. L’arrivée des populations musulmanes introduit un changement. Les mœurs qui paraissaient évidentes autrefois deviennent problématiques, rendant nécessaire le recours à la codification. En effet, dans la mesure où on ne sait pas si se voiler est vraiment obligatoire pour une musulmane, on nous en fait prendre connaissance pour trancher le débat. Pour donner un exemple, au début de leur « carrière morale », beaucoup de jeunes musulmanes vérifient le caractère obligatoire du port du voile auprès d’une autorité qui paraît avoir un certain savoir religieux ou font des recherches dans des livres ou sur Internet. D’après Pierre Bourdieu, le recours à la codification se fait dans des situations menaçantes et notamment dans les situations diplomatiques, lorsque deux groupes se rencontrent. L’immigration familiale, à partir des années 1970, apparaît comme une situation menaçante car on n’est plus seulement dans une immigration d’hommes perçue comme provisoire et n’engageant fondamentalement pas la reproduction du groupe. Dans l’immigration, les relations entre hommes et femmes ne sont plus spontanément orchestrées par ce que Bourdieu appelle « le sens pratique ». Pour bien comprendre ce sens pratique, je reprendrai une très belle expression de Fatima Mernissi, dans un petit livre qui s’intitule Rêves de femmes : dans la société villageoise du Maroc de la première moitié du 20e siècle, « les hommes avaient le harem dans la tête3 ». C’est-à-dire que les femmes n’avaient pas besoin d’être voilées strictement, d’être cloîtrées, parce que les hommes avaient « le harem dans la tête ». D’eux-mêmes ils savaient qu’ils ne devaient pas regarder les femmes. Les interdits étaient dans la tête. Le sens pratique, c’est cela. À l’inverse, dans l’immigration, ce sens pratique n’est plus ajusté. De nouvelles possibilités s’offrent aux individus, de nouvelles conventions règlent les rapports sociaux et des habitudes sont abandonnées. Des pratiques ne sont plus transmises car on ne sait pas toujours bien si elles ont leur place ici, si les enfants doivent les recevoir, si on est capable de les transmettre. Parfois, les enfants les refusent. Ainsi, le port du voile peut apparaître comme une pratique vestimentaire déplacée, démodée. Pour une partie des parents interrogés lors de mes enquêtes, le port du voile n’était pas perçu comme une pratique religieuse, mais il fonctionnait comme une technologie de différenciation et de contrôle sexuel. Ce qu’il leur semblait alors fondamental de transmettre, c’étaient les piliers de la religion et de la morale. En effet, l’enjeu était de transmettre un certain sens de soi avec ce que cela peut impliquer de croyances, de pratiques alimentaires et, pour les femmes, de sexualité contrôlée et de mariages homogames : même si nous ne sommes pas dans un pays musulman, vous êtes des musulmans. Il y a donc un certain nombre de distorsions qui s’opèrent qui perturbent le processus de la transmission.
10Par ailleurs, le voile est une pratique genrée ; or, les parents, et notamment les mères, voient bien que leurs filles ne sont pas socialisées de la même manière qu’elles l’ont été et qu’elles ne les continuent pas. Voilà qui explique certainement que très rares sont les jeunes filles à s’être voilées ou avoir été voilées à la puberté, soit à l’âge requis par la norme légale. Lorsque le port du voile a été précoce, les modalités pratiques ne sont pas déterminées par la volonté de respecter la norme. J’ai employé le terme « société d’origine » et non pas « pays », car ces mutations s’opèrent au sein des pays musulmans à peu près au même moment, ou un peu avant, notamment du fait des migrations vers les villes, de la scolarisation plus longue et de l’accès au monde du travail des femmes des couches populaires et moyennes urbaines. Cela induit la participation à des milieux sociaux mixtes sur le plan sexuel, en dehors du cercle et sans encadrement familial. D’où le constat des premiers travaux de sociologie portant sur le voile : que celui-ci permettait de s’intégrer à ces nouveaux milieux sociaux sans rompre avec les normes familiales. Le voile peut être porté pour plaire aux parents, mais il peut surtout répondre au malaise ressenti par celles qui ont été les premières de leur famille à participer à des relations sociales sexuellement mixtes en dehors de leur milieu familial.
11La troisième grande cause que l’on peut identifier à ces usages croissants de la codification est directement liée à notre situation et à notre période. En raison de l’opposition que suscite le port du voile en France, notamment à l’école, il devient fondamental de motiver davantage celles qui devraient se voiler, les jeunes musulmanes, pour qui le coût social du voilement est devenu plus élevé. Il devient également nécessaire de justifier le port du voile aux autorités et aux parents qui s’opposent parfois au voilement de leur fille. Et il devient également nécessaire de justifier l’attitude adoptée face à l’injonction au dévoilement, car ce choix peut avoir des conséquences sociales qui peuvent être désastreuses sur la vie des concernées. Parmi les différents biens religieux qui sont proposés par les prescripteurs religieux, le voile est particulier. En effet, certaines appropriations telles que le fait de se convertir ne sont pas problématiques car elles n’imposent pas de réfléchir à la norme. Le port du voile, par contre, impose de se confronter à des injonctions explicites, telles que la loi de 2004 sur les signes religieux à l’école, mais aussi à des injonctions implicites, incertaines, qui obligent à penser aux effets sociaux du voilement. Cela multiplie ainsi le recours à la codification et aux discours de la justification, fût-ce pour consulter l’avis d’un imam qui légitimera le fait de se dévoiler ponctuellement pour étudier ou travailler. Ces situations suscitent la nécessité de connaître la norme. J’ai observé que dans les moments qui précèdent la pratique quotidienne du voilement, beaucoup de jeunes femmes recourent à la propagande religieuse la plus exigeante et la plus focalisée sur le voile afin de dépasser leurs appréhensions. Le coût du voilement étant très élevé, elles éprouvent le besoin de se motiver très fortement. Le port du voile étant décrit par cette propagande comme une obligation tellement fondamentale pour son salut qu’il s’impose. Cette prédication offre des raisons pour passer à l’acte.
Les cadres de socialisation des publics musulmans
12Il n’est pas suffisant d’identifier les contextes et les opportunités. Il faut aussi que les agents soient disposés à se saisir de ces opportunités et qu’ils aient le goût et les compétences pour s’approprier certains types de discours, notamment religieux, sur la question du voile. C’est pourquoi il me semble important de souligner les changements qui ont affecté les publics musulmans auxquels cet ordre religieux est adressé pour qu’il soit obéi ou qu’il soit relayé. Je parle volontairement de publics, car, sortant des arènes proprement religieuses, certains arguments, certaines sources ou certaines catégories se trouvent diffusés dans les médias de masse, touchant ainsi les classes populaires et moyennes lettrées constituées en public potentiel pour des émissions de télévision, de radio, pour des livres, etc.
Des structures d’encadrement de plus en plus perfectionnées
13L’appétence pour la codification et d’une manière générale pour le savoir en matière religieuse doit être rapportée à la socialisation scolaire et à ses effets sur la consommation de biens culturels – dits légitimes – de masse. Appétence qui s’inscrit dans un mouvement plus général d’accès à différents biens culturels du fait de l’enrichissement, du développement de l’alphabétisation et de la scolarisation, de nouvelles technologies de l’information et de la communication qui les rendent disponibles. Des enquêtes portant sur des pays musulmans ont déjà souligné les effets de l’allongement de la scolarité sur la diffusion de nouveaux biens religieux et de nouvelles manières de « consommer » la religion. Dans le livre de Saba Mahmood, Politique de la piété, il y a de très belles pages sur cette question4. Dans le cas de la France, « l’islamisation visible » de la jeunesse qui paraissait improbable aux observateurs jusqu’à la toute fin des années 1980 est devenue socialement significative au début des années 1990, et plus encore dans les années 2000. Cette islamisation visible peut être vue comme un effet de génération au sens fort attribué par Karl Mannheim au terme de génération. On peut d’abord identifier des cadres de socialisation distincts pour cette génération et les précédentes. Je n’évoque pas ici les cadres de socialisation distincts de la génération des parents immigrés, dont le contexte est totalement différent. La génération née dans l’immigration, soit la génération des premiers enfants nés ou élevés en France, n’a bénéficié d’une socialisation à l’islam qu’à la maison. Alors qu’à partir des années 1980 et de façon croissante se mettent en place des structures d’encadrement des jeunesses issues des familles musulmanes, et plus généralement des populations musulmanes : des moquées, des boucheries, des écoles pour les enfants, des librairies, des offres de biens vestimentaires, des instruments pédagogiques pour apprendre sa religion, des instituts d’enseignement islamiques, etc. Bien qu’inégalement réparties sur le territoire français, ces structures se mettent en place. Les résultats des rares enquêtes d’opinion réalisées auprès de publics musulmans permettent d’appréhender les effets de cette différence d’encadrement entre ces populations. Un écart notable apparaît dans la pratique religieuse entre les deux catégories d’âge : entre ceux qui sont nés dans les années 1970 et ceux qui sont plutôt nés dans les années 1980-1990. Les enquêtés les plus jeunes ont bénéficié de ces nouveaux cadres de socialisation de plus en plus perfectionnés, qui favorisent la transmission de l’identité religieuse et une certaine forme de « rattrapage » en matière de pratique religieuse.
L’apprentissage de la religion
14Les populations musulmanes que j’ai rencontrées sont massivement issues des classes populaires. Au cours de cette période, les jeunesses de ces classes populaires ont également bénéficié d’un allongement du temps de la scolarité, ce qui a participé à la rupture du modèle d’intégration par le travail, par le statut d’ouvrier. L’importance nouvelle prise par l’école constitue un principe fort de différenciation par rapport aux parents, mais aussi par rapport aux pairs, ceux de la même génération. L’école permet de se positionner vis-à-vis du destin du père en manifestant le refus de la condition ouvrière, mais aussi vis-à-vis de la mère, en refusant la servitude domestique. L’école permet de classer les familles entre elles et de faire la valeur des individus au sein des fratries. De plus, l’école produit des effets sur le rapport aux biens culturels dits « légitimes ». On y acquiert des compétences linguistiques, des prétentions, comme le sentiment d’être capable de lire seul un texte religieux par exemple. On y acquiert des habitudes d’apprentissage qui peuvent être réinvesties dans l’apprentissage de l’islam. On y acquiert une attitude scolaire qui peut être ainsi transférée dans les rapports à la religion. C’est un point que j’aimerais creuser dans mes enquêtes, mais j’ai l’impression que la religion s’apparente désormais à un parcours d’apprentissage, à une matière qu’il faut apprendre. Comme à l’école, on est plus ou moins avancé dans la religion, on a le souci d’apprendre la vraie religion ; autant de soucis qui sont liés à la scolarisation.
La distinction garçons-filles
15Un autre élément, qui permet d’identifier des cadres de socialisation distincts introduits notamment par l’école, apparaît avec l’atténuation, dans l’immigration, de la distinction nette qui existait entre garçons et filles. J’ai pu constater que la première génération de femmes à sortir massivement du confinement sexué a eu accès aux ressources sociales qui jusque-là caractérisaient les hommes. Elles ont désormais eu accès au capital économique, à la reconnaissance sociale, mais aussi, et on le dit moins souvent, au savoir religieux. Cela a initié, depuis quelques années, une nouvelle tendance. Avec la création de salles pour les femmes dans les mosquées, leur présence importante dans les cours d’initiation à l’islam, dans les cours d’apprentissage du Coran qui ont lieu dans des mosquées ou dans des instituts, les femmes ont maintenant accès aux textes et doivent être « à la hauteur » de cet honneur social. C’est un élément trop souvent négligé. Par ailleurs, voilées, elles représentent de plus en plus le groupe, elles représentent presque l’islam. Bruno Nassim Aboudrar, dans un livre qui est paru récemment, dit que le voile est devenu l’icône de l’islam5. Cela implique aussi des responsabilités. Cette évolution apparaît très concrètement dans les échanges entre musulmans ou à travers les trajectoires, les carrières de voilement.
Une conscience de génération
16Un dernier élément qui permet de parler d’une génération réside dans le fait que ces musulmans ont vécu des évènements internationaux marquants qui ont participé à les doter d’une identité spécifique, d’une conscience de génération. Le sociologue Stéphane Beaux évoque la première guerre du Golfe en tant que moment très important dans le marquage d’un certain nombre de jeunes se définissant comme musulmans. Les attentats du 11 septembre 2001 et la guerre contre le terrorisme qui s’en est suivie ont, bien entendu, constitué un moment crucial, un moment fort d’identification. Certains événements nationaux ont également joué ce rôle. Les différentes affaires du voile et surtout le grand débat de 2003-2004 ont donné lieu à des mobilisations de jeunes femmes qui n’étaient pas toujours ou pas encore voilées mais qui se sont, dès lors, intéressées à cette question et ont ainsi acquis une forme de conscience musulmane. Tous ces changements listés brièvement ont des conséquences importantes sur les rapports à la norme et à la codification.
Les rapports à la norme et à la codification
17D’une part, il y a une large diffusion de catégories et de préoccupations qui étaient auparavant réservées à une minorité de spécialistes religieux. La forme la plus massive de cette diffusion, celle que consomment les jeunes femmes que j’ai pu rencontrer, avec les brochures, les petits livres, les prédications religieuses sur Internet, se traduit par la production d’opinions religieuses, notamment sur la question du voile – sur la base de la reconnaissance de ce qu’on pourrait appeler un « parti religieux ». Autrement dit, l’identification à des savants respectés et respectables permet de produire une « opinion » en déléguant à ces savants la tâche de définir la religion que l’on doit croire et pratiquer. L’illustration la plus pure de ce mode de production d’une opinion religieuse apparaît, sur Internet et sur les réseaux sociaux, sous la forme des copier-coller d’avis de savants, de juristes. L’opinion est construite par délégation, en identifiant un savant qui dit ce qu’il faut savoir.
18D’autre part, des changements s’opèrent en raison d’une certaine « démocratisation » des rapports à la norme religieuse. J’en donne ici quelques exemples. Plutôt que de réciter des extraits du Coran utiles à la pratique religieuse, on s’autorise désormais à le lire individuellement, chez soi, comme on lit d’autres textes. D’où la nécessité pour les agents du culte, les prescripteurs religieux, de réenchanter le texte, de le mettre à distance, de rappeler qu’il y a des lieux particuliers, des conditions particulières pour le lire. On peut aussi s’autoriser à interpréter, à commenter le texte religieux, voire à s’en servir pour rappeler à l’ordre d’autres musulmans. On fait entrer ce texte et ses normes dans le monde quotidien avec le risque de le voir déconsidéré, comparé, désacralisé. On peut aussi vouloir individuellement choisir un groupe religieux, une affiliation particulière. On va adhérer par exemple à la mouvance salafiste et rompre ainsi avec la reproduction naturelle d’une identification à la religion par la famille. Il y a une forme de distinction qui s’opère par rapport à la famille, et au sein des familles, entre pairs. On peut aussi vouloir individuellement se forger une opinion religieuse en recourant à ses expériences personnelles, à d’autres formes de savoirs. Ces formes d’appropriation complexes génèrent des changements.
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19Pour conclure, je voudrais évoquer trois points qu’il me semble nécessaire d’étudier. Premièrement, il faut identifier les effets de la codification. À partir du moment où l’on a accès à la codification, il devient possible de contrôler la cohérence logique des prises de position et donc de normaliser la pratique du voile. À partir du moment où davantage de personnes ont accès à la norme en matière de voile, le niveau d’exigence s’élève.
20Cependant, dans le même temps, il faut prendre en compte les résistances, les obstacles au succès de la codification. Il existe des obstacles institutionnels et matériels à la mise en pratique des normes les plus exigeantes : en France, les interdictions sur le port du voile dans certaines circonstances, dans certains lieux et la stigmatisation qui en est le coût ; il faut aussi prendre en compte la concurrence d’autres socialisations. Autrement dit, les jeunes musulmanes ne sont pas uniquement de jeunes musulmanes, mais de jeunes femmes qui appartiennent à un milieu social particulier, etc. Cela a l’effet de produire très fréquemment des dispositions potentiellement contradictoires avec la norme. Des usages non conformes du voile se développent alors : on peut être coquette et voilée. Or, il est difficile de concilier le voile avec des habitudes vestimentaires, des goûts, la coquetterie, etc. Ces femmes se confrontent à la difficulté d’allier le respect de la norme et le désir de se sentir bien dans leur corps, de ménager les autres relations sociales. Cela est visible dans les carrières morales de voilement, car les jeunes femmes effectuent un long processus d’adaptation. La norme n’est pas appliquée d’emblée et des retours en arrière sont possibles. La codification ne s’impose pas aisément. Il n’y a pas de toute-puissance de la norme.
21Une dernière piste de réflexion que je peux proposer est d’analyser finement les usages issus de la norme et de la codification, dans la carrière religieuse de chacune, d’étudier, à travers des expériences singulières, comment, pourquoi et à quel moment la norme est mobilisée. Par exemple, alors que certaines femmes découvrent la norme tardivement, d’autres ont un savoir pratique précoce car, dans leur famille, les grandes sœurs ou la mère portent le voile. Il s’agit alors d’un acte ordinaire. Pour elles, la codification se mue en un habitus et devient en quelque sorte une seconde nature. Elles perçoivent chaque situation comme étant un moment où il s’agit de mettre en œuvre la norme ; alors que les autres ont un rapport plus distant à cette codification, un rapport ponctuel au départ, voire irrégulier, et jouent avec la norme en fonction des contextes. Un autre exemple apparaît dans le recours et les usages de la norme dans les interactions entre musulmans et les non-musulmans qui fonctionnent comme des pratiques distinctives. Se socialiser à cette norme, s’y soumettre constitue un moyen d’être un peu « de la tribu ». Maîtriser le bon vocabulaire, parler de « hijab » et non plus de « voile », atteste d’un savoir, d’une pratique religieuse, d’une intégration à une « sociabilité de sœurs ». Enfin, des différences apparaissent dans la sensibilité des agents du culte et des prescripteurs au traitement réservé par les autorités publiques à la question du voile. Certains ont le souci de ménager les autorités publiques, d’autres ont d’autres intérêts.
Notes de bas de page
1 Leila Ahmed, A Quiet Revolution. The Veil’s Resurgence, from the Middle East to America, Yale University Press, 2012.
2 Mohammed Hocine Benkheira, L’Amour de la Loi. Essai sur la normativité en islam, PUF, 1997.
3 Fatima Mernissi, Rêves de femmes. Une enfance au harem, Le Livre de Poche, 1998.
4 Saba Mahmood, Politique de la piété. Le féminisme à l’épreuve du renouveau islamique, La Découverte, 2009.
5 Bruno Nassim Aboudrar, Comment le voile est devenu musulman, Flammarion, 2014.
Auteur
Maître de conférences en sciences politiques à l’université de Picardie

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