De la fatwa du Transvaal au marché halal
Ouverture et fermeture de l’espace alimentaire musulman (1903-1980)
p. 121-133
Texte intégral
1J’aborderai la question des normativités islamiques par le biais du fait alimentaire. On fait souvent l’erreur de considérer l’alimentation comme le seul moment de l’incorporation ou celui de la préparation culinaire et, dans ce cas, le fait alimentaire apparaît quelque peu anecdotique. L’anthropologie et la sociologie ont montré qu’il n’en était rien et que les phénomènes alimentaires avaient bien d’autres fonctions que de nourrir des corps individuels et de les reproduire. L’alimentation nourrit et reproduit des groupes. Les groupes humains font des choix, parmi l’immensité des choses comestibles de leur environnement, des choix qui sont très réduits en comparaison de ce qui est à leur portée. Ces choix ne sont pas faits au hasard, ils obéissent à des règles et à des normes sociales. Chaque groupe définit ainsi son « espace social alimentaire ». C’est un concept que j’emprunte au sociologue Jean-Pierre Poulain1 et que j’adapte de la façon suivante. L’espace social alimentaire possède cinq dimensions. Il y a d’abord l’espace du mangeable, qui est l’ensemble des choix qu’opère le groupe parmi ce qui peut être mangé. Il y a l’espace productif, qui recouvre l’ensemble des structures de production et de distribution de ce qui a été qualifié de mangeable. Il y a la dimension culinaire, qui rend compte de la transformation culturelle des aliments, du cuit, du cru, du rapport nature/culture, ce qui renvoie au triangle culinaire de Lévi-Strauss. Il y a ce que j’appelle la dimension du « nourrissant », qui fait du mangeable du nourrissant, du satisfaisant pour le corps physique ou le corps social et il concerne là les rythmes alimentaires, la temporalité et les structures de chaque repas. Et enfin, cinquième dimension, celle qui nous intéresse particulièrement pour cette présentation, l’espace commensal, qui est le plus politique, puisqu’il détermine le partage de la table, le partage des nourritures, avec qui on mange ou avec qui on ne mange pas, ou ce que l’on s’autorise à manger et ce que l’on exclut.
2Lorsqu’on aborde la question des alimentations religieuses, ici donc du halal, il faut avoir toutes ces dimensions en tête. « Manger halal » n’est pas seulement manger une chose halal, c’est une action qui implique, qui fait jouer, toutes les dimensions que je viens de décrire, des dimensions qui sont solidaires entre elles. « Manger halal » renvoie à l’existence de ce que j’appelle : un « espace alimentaire musulman ». Les références textuelles islamiques, le Coran, la sunna, la jurisprudence détaillent les caractéristiques de cet espace alimentaire : ce qui est mangeable, comment manger, avec qui manger, etc. Ces textes donnent des indications, parfois assez précises, sur ces dimensions, dont je rappelle qu’elles sont partout présentes, dans tous les groupes humains. Il y a là, dans la tradition islamique, un « réservoir de sens » important et toutes les religions ne sont pas égales de ce point de vue. Le judaïsme en dit beaucoup, le christianisme beaucoup moins.
3Ce réservoir de sens n’est pas mobilisé chez les musulmans de la même manière tout le temps et partout. Les écoles de jurisprudence (malikite, hanafite, chaféite, hanbalite), les cultures musulmanes ne configurent pas nécessairement de la même manière cet espace alimentaire. Il y a des interdits quasi universels, bien sûr, celui du cochon et la famille des suidés, encore qu’il y a des moyens, par des jeux de classification, de considérer que l’interdit s’applique à tel sanglier, mais pas à ce phacochère, ou à ce babiroussa, ou à ce potamochère... Il existe donc des variations selon les écoles de jurisprudence : on peut manger du cheval à tel endroit, mais pas là ; tous les poissons ne sont pas comestibles, comme chez les chiites, etc. De même, la transformation de certaines substances les rend illicites : c’est le cas pour le jus de raisin en vin ; ou bien les rend licites, comme le vin en vinaigre. Donc les exemples sont innombrables et, si cela vous intéresse, je vous renvoie à un article de Maxime Rodinson, vers lequel mon collègue Christian Bromberger avait attiré mon attention, et qui se trouve dans l’Encyclopédie de l’islam, à l’entrée « Ghida ». Cet espace alimentaire varie dans l’espace et aussi dans le temps, et on peut dire que l’espace alimentaire musulman a connu avec l’arrivée du marché halal à la fin du 20e siècle des transformations très importantes.
Depuis les années 1990 : la fermeture de l’espace alimentaire musulman
4Lorsque j’ai commencé à m’intéresser au marché halal en France dans les années 1990, le discours majoritaire des élites musulmanes arabes c’était que la viande d’ahl al-kitab (des juifs et des chrétiens) était permise aux musulmans. Aujourd’hui, vingt ans plus tard, elles osent à peine fréquenter les restaurants conventionnels. Lorsque j’enquêtais à Bordeaux sur le campus de Talence, les Frères musulmans me donnaient rendez-vous à la cafétéria Flunch du coin, ce qui ne leur posait aucun problème. Aujourd’hui, ce ne serait pas possible, parce qu’on n’y sert pas de viande halal. Et parce que l’espace est devenu suspect : l’idée de contamination du licite par l’illicite s’est imposée, et le contrôle social s’est intensifié et rend donc cette conduite risquée. D’une manière générale, on observe qu’on est passé d’un sentiment de confiance vis-à-vis de l’alimentation à un sentiment de méfiance ou d’incertitude, vis-à-vis de la nourriture quotidienne. Quand ils sont envoyés à la cantine, ce qui semble de moins en moins fréquent, les enfants musulmans sont priés de faire attention à la viande – ainsi qu’à l’ensemble de la nourriture – qu’ils mangent. Et le discours des autorités religieuses a également changé : toutes les composantes du Conseil français du culte musulman (CFCM) prônent maintenant une charte du halal pour « halaliser » les étapes successives de production de la viande et des produits carnés, de l’étable à la table. On est passé du principe selon lequel tout ce qui n’est pas interdit (haram) est permis (halal) à l’idée selon laquelle : « Est haram ce qui n’est pas explicitement identifié et déclaré halal. »
5Deuxième observation. Les interdits portant sur la viande et les produits carnés se sont étendus à tout ce qui peut s’ingérer, ou entrer à l’intérieur du corps par les orifices corporels, par la peau, etc. Ainsi, le business du halal s’étend aux cosmétiques, aux médicaments, aux produits ménagers. Ce ne sont pas seulement les produits qui sont halal, mais les processus et les environnements. Le cas emblématique est celui de l’eau halal qui est vendue en Malaisie. L’eau halal est une eau qui a été embouteillée dans un environnement indemne de toute impureté. Business is business, bien sûr. Pourtant, aucun marché ne dure sans que la demande ne vienne rencontrer l’offre. Il y a bien en face de cette offre une demande musulmane de halal qui se traduit par des actes d’achat et de consommation.
6Face à ce phénomène, pour certains sociologues, il faut prendre au mot cette demande de halal, et la considérer comme une « demande de licite ». C’est ce que dit la sociologue Nilüfer Göle2, qui écrit, dans son dernier ouvrage Musulmans au quotidien : « Les jeunes musulmans cherchent à se différencier de l’“islam des parents” en substituant le principe halal aux interdits du haram ». Ces musulmans modernes s’offriraient à peu de frais une liberté halal face aux interdits haram pesants de cet islam traditionnel qui, je cite, « les handicape face aux sollicitations de la vie séculière ». « Les demandes de halal convergent, écrit-elle à l’instar d’ailleurs de Raphaël Liogier, avec le mouvement végétarien, le marché bio, la naturopathie. » C’est un peu une histoire de bobos musulmans.
7Cette analyse ne me paraît pas tenable pour les raisons suivantes. D’abord, parce que c’est un phénomène qui touche toutes les classes de population musulmane en France. Deuxièmement, parce que l’islam des parents était à bien des égards, et sur le plan alimentaire, plus permissif. Troisièmement, parce que l’engouement pour le halal n’est pas comparable au bio, qui ne repose sur aucun interdit, et qui est un mode de production alimentaire régulé et défini ; alors que le halal n’est pas un mode de production défini, et qu’il renvoie à toutes les dimensions de l’espace alimentaire que j’ai précédemment définies.
8Je ne suis pas d’accord avec l’idée que le halal recouvrirait cet espace du permis pour s’affranchir des interdits traditionnels. Le halal ne vient pas après le haram, parce que tous deux existent dans un rapport dialectique de fécondation mutuelle. Pour déclarer halal, il faut désigner, identifier du haram. Le halal se pose en s’opposant au haram.
9Cela, on le voit très bien quand on étudie le marché de la certification « halal ». C’est un marché qui existe depuis la fin des années 1990. Les agences de contrôle musulmanes, qui sont toutes des agences privées, se distinguent et se concurrencent entre elles en imposant des procédés toujours plus stricts, des surveillances toujours plus suspicieuses. Leur capacité à produire de la confiance dépend directement de la méfiance des acheteurs. C’est vrai de toutes les garanties alimentaires en général. Au départ, on contrôle l’abattage rituel, puis le sacrificateur, puis on va contrôler l’environnement, on va exiger des abattoirs séparés, spécialisés, etc. Cette surenchère normative résulte de la compétitivité, de l’absence d’autorité religieuse centrale et de la dépendance financière dans laquelle ces agences finissent par être entraînées. Ces agences de certification sont très largement aidées dans cette entreprise de production de méfiance par ce que j’appellerais des agents religieux non conventionnels, par exemple les associations de « consommateurs musulmans », ou certains blogueurs prédicateurs, qui agissent en entrepreneurs de morale – comme diraient les politistes – et exercent sur la toile une véritable concurrence aux autorités religieuses traditionnelles. Ces mêmes blogueurs s’appuient sur une littérature du prêt-à-penser islamique qui est arrivée dans les années 1990 et qui aujourd’hui transite par le net. Cette « muslimosphère » est très active à fabriquer de la méfiance, tout en faisant de la publicité pour les produits halal, puisque c’est une source de revenus. J’ai pu le constater encore hier à la grande foire musulmane annuelle du Bourget, organisée par l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), où se mélangent les stands humanitaires pour la Palestine et la Syrie, avec des grands écrans assez terrifiants, et le bazar oriental où on achète, on vend, on négocie. Donc, d’un côté le discours de victimisation se vend bien, et l’islamophobie travaille à produire une communauté de victimes, doublée d’une communauté de consommateurs. Le consumérisme islamique, les appels au boycott – pas seulement d’ailleurs des produits israéliens, mais de telle société identifiée comme fabriquant du « faux » halal –, les appels à ce qu’on appelle aussi le « buycott », les conseils marketing aux lecteurs, les recommandations pour tels produits halal, etc., donnent chaque fois lieu à un discours normatif religieux. Avec le site al-Kanz.org, qui est comparable en termes d’audience aux sites les plus fréquentés de la muslimosphère, comme oumma.com, on a un très bon exemple de cette sensibilisation au halal, cette « halal awarness » comme dirait la firme Nestlé qui est le plus grand producteur de halal au monde. Les marchands qui n’ont pas d’état d’âme par rapport à ces pratiques – ils appellent cela de la segmentation – sont très attentifs à ces tendances parce que, bien sûr, s’ils ne s’y adaptent pas, ce sont des concurrents – d’autres pays européens ou d’ailleurs – qui viendront répondre à cette demande.
10Tout cela pour dire que je pense que le jambon halal, la bière halal, et toutes ces manifestations dites « modernes » ne consistent pas à ouvrir l’espace alimentaire musulman, mais, au contraire, contribuent à le refermer après une ouverture entamée par le réformisme musulman au 19e siècle. Cette ouverture de l’espace alimentaire à l’époque ne consistait pas à halaliser du haram, mais à soustraire le contrôle de l’espace alimentaire musulman aux seuls juristes et savants de l’islam.
11Et c’est justement de cette ouverture de l’espace alimentaire, qui se réalise au début du 20e siècle, et des causes de sa refermeture à la fin de ce même siècle dont je voudrais vous parler ici en adoptant, pour plus de simplicité, une démarche chronologique. Ce résumé que je vais faire se trouve détaillé dans un chapitre d’un ouvrage sous ma direction qui vient de paraître aux éditions CNRS3.
12Je considère que la norme halal marchande telle que nous la connaissons aujourd’hui est le produit de dynamiques normatives religieuses, économiques, politiques et diasporiques, et non pas de la seule dynamique religieuse. Alors que dans le monde arabe sunnite cette dynamique normative religieuse allait plutôt dans le sens d’une ouverture, elle a rencontré au moment des décolonisations, puis avec la mondialisation de la circulation des biens et des personnes, d’autres dynamiques qui ont modifié sa trajectoire.
La fatwa du Transvaal (1903) et l’ouverture de l’espace alimentaire musulman
13L’ouverture de l’espace alimentaire musulman a eu son moment de consécration avec la « fatwa du Transvaal » prononcée par Muhammad Abduh, un des pères de l’islah, le réformisme musulman. C’est au cœur de l’Égypte sous domination européenne, cœur battant du réformisme islamique, que s’est produite une des premières controverses islamiques internationales. La dispute qui enflamme la presse du monde musulman porte sur une fatwa publiée en 1903, dans laquelle Muhammad Abduh, son auteur, affirme, entre autres, que la viande des chrétiens et des juifs est permise aux musulmans sans aucune restriction. Un mustafti musulman (c’est celui qui pose la question au mufti) d’origine indienne émigré dans la région du Transvaal en Afrique du Sud interroge le mufti d’Égypte sur les obligations de fidèles musulmans vivant en territoire sous domination chrétienne. Il pose trois questions au grand mufti. L’une concerne la façon de se vêtir : un musulman est-il autorisé à porter un chapeau européen ? Une autre porte sur la possibilité de prière commune entre hanafites et chaféites, compte tenu des différentes modalités de cette pratique dans les deux rites. Enfin, la troisième, qui nous intéresse particulièrement ici, concerne la manière dont les chrétiens abattent leurs animaux et la licéité de la chair d’un point de vue islamique. Le litige porte d’une part sur le fait que ces chrétiens d’Afrique du Sud « assomment » les vaches et les veaux avant de les égorger – ce qui pourrait selon le mustafti les assimiler à des bêtes mawqudha, qui seraient interdites à la consommation – et, d’autre part, parce qu’ils ne prononcent pas la tasmiyya, c’est-à-dire la formule rituelle de bénédiction, de consécration à Dieu, avant de les mettre à mort.
14Le grand mufti lui fait la réponse suivante (j’en cite un extrait) :
Pour l’abattage des animaux, mon opinion est que les musulmans dans ces contrées lointaines devraient suivre le texte du livre de Dieu [le Coran], dans lequel Il dit : « Et la nourriture de ceux auxquels a été donné le Livre est licite pour vous » (sourate V, 7) ; et qu’ils devraient s’appuyer sur ce qu’a dit l’illustre Imam Abu Bakr ibn Arabi le malikite, à savoir que le principal point à considérer est que la nourriture doit être consommable par des chrétiens, clergé ou laïcs, et qu’elle doit être considérée par eux et pour toute la communauté, comme des nourritures.
Tant qu’il s’agit de leur manière de prendre la vie de l’animal, de quelque façon que ce soit, et si, après l’abattage, les chefs de leur religion sont habitués à la consommer ainsi, alors il est permis aux musulmans de manger cette nourriture, parce qu’elle est appelée la nourriture des gens du Livre. Les chrétiens au temps du Prophète étaient dans la même situation qu’aujourd’hui, surtout les chrétiens du Transvaal qui sont parmi les plus intolérants dans leur religion et les plus stricts dans leur adhésion à leurs livres religieux. En conséquence, tout ce qui est placé sous la mention « abattu » doit être considéré comme la nourriture des gens du Livre aussi longtemps que l’abattage s’est déroulé selon la coutume approuvée par leurs chefs religieux.
15Pour Abduh, le groupe « chrétien » doit être considéré au sens large, et leur méthode est licite dès lors que ceux-ci mangent ce que leurs clercs ont autorisé. Il ne fait pas grand cas des précisions apportées par le mustafti concernant la technique d’abattage utilisée par les chrétiens du Transvaal, en particulier le fait qu’ils « assomment » les bêtes avant de les abattre. D’après les historiens et islamologues Adams4 et, plus récemment, Skoovgard-Petersen5, Abduh ignore délibérément ces discussions techniques et procédurales par fidélité à la doctrine réformiste. D’abord, il considère la casuistique complexe défendue par les conservateurs de l’époque – ses opposants – comme préjudiciable aux musulmans minoritaires puisqu’elle fragilise leur position. Ensuite, il revendique la possibilité de puiser auprès de plusieurs écoles de jurisprudence. Et enfin, priorité est donnée à l’exégèse coranique et à l’effort d’interprétation (ijtihad), sur le fiqh (la jurisprudence). Une avalanche de critiques va s’abattre sur cette fatwa dans les premières années, des critiques d’ordre procédural et des critiques d’ordre technique. Abduh n’aura pas le temps vraiment de se défendre puisqu’il va s’éteindre deux ans après la publication de la fatwa, en 1905. C’est un de ses disciples, Rashid Rida, autre personnage influent du réformisme islamique, père du courant panislamiste qui donnera naissance à la branche Frères musulmans – al-Banna, Sayyid Qutb – qui va assurer la défense de la fatwa à travers la revue al-Manar qu’il a cofondée avec le maître disparu en 1898. Je passe tous les détails de la violente controverse qui va recevoir le soutien des modernistes contre les conservateurs et qui va finalement s’imposer dans le monde arabomusulman.
16La position défendue par Abduh n’est pas totalement inédite pour l’époque puisque dès 1846, en Tunisie, Bayram IV avait autorisé la consommation des aliments préparés par les gens du Livre. Mais l’argumentation est ici particulièrement aboutie : le régime alimentaire est considéré du point de vue de sa finalité sociale plutôt que comme un acte cultuel. Rida l’explicite clairement et il dit :
Dieu a voulu que nous distinguions les polythéistes des gens du Livre, Il nous a permis leur nourriture sans aucune condition, de la même manière qu’Il nous a permis de les épouser alors qu’il est interdit aux musulmans d’épouser les polythéistes. Ainsi la hikma (sagesse) de cette permission est d’avoir de bonnes relations avec les gens du Livre et non pas parce qu’ils égorgent leurs animaux de cette façon.
17En montrant que les musulmans n’ont pas besoin d’avoir recours à un abattage rituel islamique, Abduh ne fait pas que donner une autorisation aux minorités islamiques du Transvaal, il déritualise l’abattage des animaux, il ouvre l’espace commensal musulman à tous les gens du Livre et ouvre l’espace alimentaire des gens du Livre aux musulmans. Parmi les Arabes, cette position va s’imposer chez les élites jusqu’à la fin du 20e siècle, y compris l’aile radicale frériste, puisque le téléprédicateur qatari, mondialement connu, Youssef Al-Qaradhawi, va adopter lui aussi cette conclusion dans son livre best-seller publié dans les années 1980, le Licite et l’illicite6.
La reconnaissance d’un abattage confessionnel en contexte britannique
18Mais alors que les religieux sont en pleine discussion, le parlement écossais formalise, légalise et institue en 1928 un « abattage mahométan ». On doit cette entrée dans la législation d’un pays européen au général John Charteris, membre conservateur du parlement écossais, ex-officier du renseignement de l’armée britannique lors de la Première Guerre mondiale. Il demande que « la méthode d’abattage musulmane » soit exemptée, comme la méthode juive, de l’obligation d’étourdissement (qui vise à immobiliser et insensibiliser l’animal) prévue par « l’abattage humanitaire » et de cette manière, il va sceller le destin de ces deux abattages – juif et musulman – tout au long du siècle et encore maintenant. Pourquoi fait-il cela ? Il s’agit de satisfaire la demande des équipages musulmans, ces milliers de lascars (expression qui désigne à l’époque les travailleurs maritimes originaires du continent indien) qui accostent chaque jour dans les ports de Glasgow, de Leith et de Dundee pour convoyer les marchandises qui circulent entre la Grande-Bretagne et son empire colonial. Je cite le général John Charteris qui, par ailleurs, reconnaît que les élites musulmanes ne sont pas demandeuses d’une législation :
Les lascars, qui sont musulmans, sont une classe d’hommes rudes et bien qu’ils ne sont pas versés dans les subtilités de leur religion, ils sont très sincères et pourraient avoir du ressentiment d’avoir à manger de la nourriture dont ils ont été convaincus qu’elle n’a pas été préparée selon l’interprétation stricte du Coran. Quiconque a eu à traiter avec les mahométans sait qu’ils vont se plaindre, et leur grief est susceptible de trouver expression de bien des manières. […] Les lascars de l’équipage mécontents à cause de certaines mesures pourraient exprimer leurs griefs à cause de la façon dont la nourriture a été préparée. Nous ne pouvons qu’être prudents dans nos relations avec les croyances religieuses d’une partie importante de la population de l’Empire.
L’acte écossais est suivi quelques années plus tard par le Slaughter of Animals Act (1933) britannique qui reprend les mêmes termes. La Grande-Bretagne devient ainsi le premier État d’Europe à instituer un « abattage islamique » pour la « communauté musulmane » en accordant à celle-ci le même régime dérogatoire que celui concédé à la communauté juive. Les autres pays européens prendront exemple.
Deux conséquences à cela : les Britanniques, en procédant à la fixation réglementaire d’un abattage islamique, réduisent du même coup l’espace alimentaire musulman. Et ils lient le destin de l’abattage musulman à celui des juifs durant un siècle où la shehita (la méthode juive) est prise dans des batailles féroces entre vétérinaires, animalistes, productivistes et antisémites. L’après Seconde Guerre mondiale est marqué par une longue période de mobilisations d’activistes animalistes britanniques pour le bien-être animal (animal welfare) qui entrainent de nombreux débats à la Chambre des Lords. Il est marqué également par les nationalismes religieux sur le continent indien où se met en place une industrie de la viande de production de masse. La question de l’abattage rituel musulman prend une grande importance dans l’argumentaire des nationalistes indiens qui opposent laïcs et religieux. Le dhabh (un terme qu’on va fabriquer et qui est équivalent à la shehita) figure un symbole de l’identité musulmane sur le continent des vaches sacrées. Mawdudi, leader du principal parti islamiste du Pakistan (la Jamatislami), est le chef de file de cette conception identitaire du dhabh et d’une conception puriste de l’espace alimentaire musulman, conception différente de celle développée par les Arabes. Mawdudi s’adresse à l’esprit, au cœur et au corps des musulmans qui forment, selon lui, la « meilleure des communautés » et il redéfinit les contours d’une identité musulmane spécifique qui prend corps dans la clôture d’un espace alimentaire. En 1970, il écrit :
Le plan d’action que j’avais en tête était que je devais avant tout briser l’emprise que la culture et les idées occidentales avaient sur l’intelligentsia musulmane, et leur inculquer le fait que l’islam a un code de vie propre, sa propre culture, ses propres systèmes politiques et économiques et une philosophie et un système éducatif supérieurs à tout ce que la civilisation occidentale pouvait offrir. Je voulais les débarrasser de l’idée erronée selon laquelle ils avaient besoin d’emprunter à d’autres en matière de culture et de civilisation.
19Comme Abduh, même s’il arrive à des conclusions totalement différentes, il partage une conception sociétale des prescriptions coraniques. Comme lui, il interprète les règles alimentaires comme des frontières identitaires, mais au lieu de les combattre, il les resserre autour de l’identité musulmane, rejetant dans l’impur, dans le domaine de l’illicite, la nourriture des chrétiens et des juifs. Il écrit :
La règle selon laquelle « notre nourriture leur est permise et la leur nous est permise » signifie qu’il ne devrait y avoir aucune barrière entre nous et les gens du Livre, au sujet des aliments. […] Mais si les gens du Livre ne respectent pas ces principes de propreté et de pureté rendus obligatoires par la Loi ou bien si leur nourriture contient des éléments interdits, alors on devrait s’abstenir de les manger. Si, par exemple, ils abattent un animal sans prononcer le nom de Dieu ou s’ils l’égorgent au nom de quelqu’un d’autre que Dieu, alors il n’est pas licite pour nous de manger cet animal. De même, si des boissons enivrantes, la chair de porc et toutes autres choses interdites se trouvent sur leur table nous ne pouvons pas justifier notre présence sur le seul principe que les personnes concernées sont des gens du Livre.
20Donc on ne partage pas non plus la table avec les gens du Livre. Ni dans l’argument de Abduh, ni dans les réfutations de ses adversaires égyptiens de l’époque, il n’est question de pureté. Pour Mawdudi, qui a grandi dans le sous-continent indien, la pureté et la sacralité de la nourriture sont centrales dans l’identité religieuse et dans le mode de vie du musulman. C’est d’ailleurs ce qu’il partage avec les hindous, par exemple. Mawdudi est à la source de ce que l’on pourrait appeler le halal tayyib (« bon » aux sens substantiels de pur, sain, saint, goûteux) qui sera mobilisé plus tard par le discours marchand qui préfère des définitions substantielles, avec des règles précises, du halal.
21Alors que les Frères musulmans français, disciples de Youssef al-Qaradhawi, resteront plutôt fidèles au consensus des gens du Livre, au moins jusqu’à la fin des années 1990, la conception mawdudienne du halal s’impose au Royaume-Uni. Elle va être formalisée en 1971 par le docteur Ghulam Mustafa Khan, président de l’Islamic Medical Association basée à Londres, lors d’un symposium de la Royal Society of Medicine sur les techniques d’abattage humanitaire organisé à la Fédération universitaire des associations d’Animal Welfare (UFAWA). Sa contribution va s’appuyer d’un côté sur l’interprétation de Mawdudi. C’est-à-dire que les aliments des gens du Livre autorisés ne sont que ceux qui sont tayyibat, purs et licites, donc produits et obtenus par les musulmans. Sa défense du dhabh s’appuie également très largement sur celle de la shehita par les rabbins britanniques, rompus à l’exercice de défense de la shehita depuis la Révolution industrielle. Les campagnes animalistes contre la shehita vont s’étendre à la lutte contre le dhabh et contribueront de cette manière à médiatiser ce dernier en l’assimilant à la shehita.
La diffusion du halal : une rencontre entre des logiques marchandes et diasporiques
22On arrive au début des années 2000. Abdul Majid Katme, successeur de Ghulam Mustapha Kan à la tête de l’Islamic Medical Association, va devenir le chef de file de ce mouvement qu’on appelle le mouvement anti-stunning (anti-étourdissement) qui consistera à prétendre que les abattages avec étourdissement sont illicites et que le marché halal est envahi par la fraude. Cette position va s’étendre progressivement sur le continent européen et notamment en France, non pas par les élites religieuses arabes dont nous avons vu qu’elles avaient une conception relativement ouverte de l’espace alimentaire musulman, mais par les dynamiques diasporiques qui vont rencontrer les dynamiques marchandes. Le cheikh Abbas, recteur de la mosquée de Paris, disait en 1989 :
La viande, qu’elle soit halal ou non, achetée dans une boucherie musulmane ou dans un supermarché, qu’importe ! Les fidèles doivent s’adapter aux réalités françaises. Notre religion est un mode de vie souple.
23En revanche, les familles, et notamment les femmes qui apportent avec elles la cuisine, sont très attentives à la transmission religieuse. Les tabous comme le porc, les rythmes alimentaires, le jeûne du ramadan sont des éléments essentiels de la transmission religieuse dans une société qui n’a pas de tradition islamique et qui n’a pas d’institution musulmane. Le champ religieux n’étant pas encore vraiment constitué et donc pas ancré dans le tissu social, ces éléments rituels vont être très importants dans la transmission de l’appartenance et du savoir religieux.
24Du côté des marchands, la demande en viande des pays musulmans explose à partir des années 1960 et 1970 et après l’Iran, les pays musulmans du Golfe et du Moyen-Orient commencent à demander des garanties de licéité pour satisfaire les tendances les plus rigoristes de l’islam qui les travaillent. Donc les marchands occidentaux se mettent au halal, acceptent la modification, la halalisation de leurs process d’abattage pour l’exportation, voire le contrôle par des contrôleurs envoyés spéciaux d’Iran. Ils vont s’adapter ensuite à cette demande diasporique.
25Cette rencontre entre les dynamiques marchandes et diasporiques va entraîner les mosquées dans la bataille du halal. L’État français va s’en mêler et va établir un lien entre représentativité islamique et accès aux abattoirs, en confiant à certaines grandes mosquées le pouvoir de nommer des « sacrificateurs » (terme légal qui n’existe pas en droit musulman). Le halal va devenir l’enjeu d’une bataille politique dans le champ religieux, favorisant l’entrée d’agents religieux dans cette bataille pour le contrôle de l’islam en France. Et du coup, ce sont des logiques compétitives marchandes qui vont définir les normes alimentaires musulmanes, bien plus qu’une réflexion théologique.
Notes de bas de page
1 Jean-Pierre Poulain, Sociologies de l’alimentation. Les mangeurs et l’espace social alimentaire, Presses universitaires de France, 2002.
2 Nilüfer Göle, Musulmans au quotidien. Une enquête européenne sur les controverses autour de l’islam, La Découverte, 2015.
3 Florence Bergeaud-Blackler, Les Sens du halal. Une norme dans un marché mondial, CNRS Éditions, 2015.
4 Charles C. Adams, « ’Abduh and the Transvaal Fatwā’ », in The Macdonald presentation volume : a tribute to Duncan Black Macdonald, consisting of articles by former students, presented to him on his seventieth birthday, April 9, 1933, Princeton University Press, 1933, p. 13-29.
5 Jakob Skovgaard-Pertersen, Defining Islam for the Egyptian State: Muftis and Fatwās of Dar al-Ifta, Brill, 1997.
6 Youssef Qaradhawi, Le Licite et l’illicite en islam, Édition Al Qalam Livres, 2014.
Auteur
Anthropologue, chargée de recherche au CNRS

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