Les politiques en matière de répression du sectarisme
p. 109-113
Texte intégral
1Je ne suis pas spécialiste du radicalisme et, à l’instar de mes deux collègues, j’aborderai ce sujet d’une manière détournée et en prenant certaines distances. Je m’intéresserai pour ma part au croire extrême et aux politiques menées en matière de « secte ». J’ai travaillé, pendant un certain temps, au conseil scientifique de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes).
2Le premier point important à noter est qu’auparavant, à la Miviludes, nous ne parlions pas d’islam, pas même d’islam radical. Les ramifications de l’islam montrant des signes de dérives éventuelles n’étaient pas de notre ressort. Or, si la Miviludes ne s’en préoccupait pas, c’est parce que, par extension, l’État français ne se sentait pas concerné par ces dérives. Le phénomène demeurait confiné aux marges de la société, et ne semblait concerner que les immigrés, il ne semblait s’agir que d’une question ethnique. Ces mouvances se trouvaient ainsi circonscrites à des groupes déjà marginaux. Par conséquent, l’État n’avait pas besoin d’intervenir pour les marginaliser davantage, en les catégorisant comme « sectes » : elles l’étaient déjà. L’anthropologue Dounia Bouzar, qui s’est intéressée aux dérives sectaires dans l’islam, n’a cessé de dénoncer ce désintérêt de l’État, considérant pour sa part ces dérives comme signes manifestes de sectarisme et qui nécessitaient plus de vigilance étatique.
3Les événements dramatiques de janvier 2015 ont largement ébranlé ce postulat. Ce qui semblait jusqu’alors relever de l’ethnique ou de l’immigré mal intégré, ce qui devait en somme rester confiné à la marge, a fini par faire irruption en France, par survenir au cœur même de l’État. Ainsi, même une personne qui n’a pas connu la prison ou qui n’est pas originaire d’un lieu stratégique violent peut être embrigadée dans un mouvement sectaire et déclarer la guerre à des ennemis imaginaires. Les Français ont brutalement réalisé qu’il y avait parmi eux des « Français de souche convertis », et que le sectarisme religieux n’était pas l’apanage des immigrés : cela impliquait aussi des concitoyens de classe moyenne, au niveau d’études parfois avancé, etc. Ayant donc fait le constat que ce type de dérives était possible sur le sol français, j’ai décidé d’étudier la question de plus près.
Des comportements extrêmes
4Bien que je ne sois pas une spécialiste de l’islam, il m’a semblé intéressant de vous proposer ici des outils d’analyse généraux qui s’appliquent à des comportements extrêmes. Ces clés de lecture ne sont d’ailleurs pas spécifiques à l’islam, qui n’est pas la seule religion à pâtir du sectarisme.
5Ces comportements n’ont plus rien à voir avec la religion, ce sont des comportements extrêmes. Il s’agit ici de comprendre ce qui conduit des jeunes vers ces agissements extrêmes. La question qui se pose, indépendamment du courant religieux est la suivante : « Qu’est-ce qui peut conduire des individus à se mettre en danger, et à mettre en danger la vie des autres, sous le seul prétexte qu’ils “croient” ? »
Le rôle d’Internet
6Quand on réfléchit à la situation de ces jeunes qui partent faire la guerre, une première piste s’impose, celle d’Internet. En effet, les réseaux jouent un rôle considérable dans l’embrigadement de ces jeunes, notamment ceux qui n’avaient aucun lien avec l’islam. L’embrigadement commence donc par le « réseautage » et il est important de souligner que cela est mené en connaissance de cause. Je ne suis pas du tout dans une démarche qui vise à départager victimes et coupables et il me semble qu’il faut voir comment l’individu se met lui-même en danger pour tenter de comprendre les choses, plutôt que dire qu’il est victime d’un groupe vient l’enfermer.
7L’individu qui va sur Internet se crée un avatar, c’est-à-dire un autre que soi censé être plus apprécié que son image réelle. À travers ce subterfuge, l’individu peut se présenter et entrer en correspondance avec d’autres avatars, comme lui, fondant ainsi une communauté numérique virtuelle. Ces avatars choisis peuvent avoir des conséquences physiques sur les individus qui cherchent à tout prix à leur ressembler.
8Toutefois, ce premier contact virtuel ne dure pas longtemps. Il donne assez vite lieu à une rencontre réelle, motivée par le désir de vivre, dans la vraie vie s’entend, les histoires mirobolantes qu’on raconte. L’individu, ayant baigné pour un certain temps dans les réseaux, cherche à expérimenter en propre ce qu’il aura seulement vécu, virtuellement ou par avatar interposé. L’envie de rencontrer le groupe devenant plus urgente, les réseaux numériques se transforment alors en groupes, en réseaux humains. Cette première phase montre la part réellement active de l’individu, que plusieurs facteurs motivent dans ce sens : l’ennui, le besoin d’être quelqu’un d’autre, de mener une autre vie, et surtout de faire l’expérience d’une aventure extraordinaire, dont il ne veut pas être exclu.
Une relation humaine
9Le deuxième point que je veux souligner est que lorsque cet individu souhaite rencontrer le groupe, il est loin de se représenter ses interlocuteurs comme des êtres monstrueux ou animés d’intentions meurtrières. Ce sont plutôt des humains protecteurs, prêts à rendre service, et surtout dotés d’humour. On parle bien souvent d’ailleurs de l’humour comme d'un atout de séduction, d'un moyen pour capter la sympathie du nouveau venu. On crée ainsi des relations humaines tout à fait positives, marquées par le sens de l’amitié. Dans le fameux groupe des Buttes Chaumont (responsable de l’attentat de Charlie Hebdo), on utilisait par exemple le terme « pote », comme signe de fraternité et de ralliement.
Des histoires qui vendent du rêve
10En même temps – il est important de rappeler ce point –, les réseaux intégrés sont le lieu d’histoires racontées et de récits qui font rêver, qui ne se rapportent pas forcément à une thématique religieuse. L’individu entend ces récits de guerre et de mort comme quelque chose d’héroïque, qui le fascine et le pousse à s’identifier volontiers à leurs héros. Dans les groupes que j’étudie, ces histoires se déroulent dans un monde abstrait, presque parallèle, mais qui n’en demeure pas moins proche, comme s’il s’agissait d’un pays voisin. Cela explique pourquoi on les écoute avec plein d’étoiles dans les yeux, et qu’on veut tant y croire. Cet univers paraît justement accessible, et la vie rêvée qu’on vend dans ces cercles-là paraît un palliatif à l’ennui, à l’échec, au chômage, au manque de signes de pouvoir et de richesse (maison, voiture, etc.) dont on souffre dans la vraie vie. À ce propos, la notion de « radical dissimulé » n’est pas inintéressante car ces personnes ne sont pas en contradiction avec les valeurs capitalistes générales. Il est d’ailleurs possible de les attirer avec des biens matériels tels qu’un appartement, une voiture, etc. Le discours consiste ainsi à leur offrir des biens inaccessibles ici tout en leur ouvrant la perspective d'un destin exceptionnel là-bas : « Tu peux être différent des autres, tu peux vivre ce destin exceptionnel, non plus seulement à travers la télé, ton avatar ou sur Internet, mais par toi-même. » Avant d’être des machines de guerre, ces propagandistes de l’extrémisme sont d’abord des vendeurs de rêves ; ils offrent des valeurs, de la chaleur humaine à ceux qui en manquent dans leur vie réelle.
Tester le rêve pour y croire vraiment
11Le point de basculement apparaît avec l’idée « d’y croire ». Le fait de croire est quelque chose d’instable, qui ne cesse d’évoluer. C’en est même extrêmement agaçant : vous n’arrivez pas à y croire une bonne fois pour toutes. Vous pensez croire fermement, et cela vous échappe de nouveau. Il est important de saisir le caractère labile du croire pour comprendre ce qui peut se passer dans la tête d’individus qui sont capables de se mettre en danger. C’est lorsque l’individu pense croire, lorsqu’il pense avoir la preuve qui lui permet de croire effectivement, qu’il peut éprouver la véracité des histoires qu’on lui raconte. Il est alors prêt à se mettre en danger parce que cette croyance le rend différent et lui promet un avenir hors du commun. En outre, plus la croyance est extraordinaire, plus l’individu est attiré, et plus il est prêt à se mettre en danger parce que cette croyance lui donne une singularité qui le différencie.
12C’est cette tension entre l’envie d’être différent, d’avoir un destin exceptionnel, de vivre un rêve, et cette croyance qui s’échappe tout le temps mais qu’on désire voir revenir, qui fait que ces individus prennent l’avion pour aller vivre par eux-mêmes ces choses extraordinaires qu’on leur raconte.
Le groupe à l’épreuve du désenchantement
13Mais parmi ceux qui reviennent, beaucoup ont déchanté. Je me suis intéressée à des jeunes filles qui avaient eu des relations sexuelles avec un homme parce qu’elles pensaient qu’il était le Messie et ces relations sexuelles devaient leur permettre d’en avoir la preuve. En réalité, elles étaient encore plus dubitatives après, mais il leur était surtout insupportable de reconnaître qu’elles s’étaient trompées.
14Pour ceux qui ont déchanté, le groupe joue alors un rôle protecteur et véhicule un discours qui permet d’apaiser les doutes. Quand l’individu est assailli par le doute, il cherche à ranimer le rêve, l’espoir, « les petites étoiles » dans les yeux des autres que lui est en train de perdre. Il tente de convaincre l’autre par des récits héroïques magnifiés afin de pouvoir y croire lui-même à nouveau, de revivre le rêve qui lui échappe, afin d’être en mesure d’y croire davantage. C'est là que réside toute la complexité de ces dérives.
Millénarisme et mise à mort d’autrui
15Une dernière chose à propos de la capacité de ces individus à se mettre en danger et, pire encore, à mettre autrui en danger de mort : les groupes réellement suicidaires sont généralement des groupes postmillénaristes, c’est-à-dire qu’ils pensent que le nouveau millénaire est déjà arrivé et donc qu’ils sont déjà ailleurs, qu’ils sont déjà des âmes, qu’ils sont déjà ressuscités. Le corps n’a donc plus d’importance et pour le vivre pleinement, on peut, on doit le perdre. Les groupes prémillénaristes veulent précipiter la fin du monde parce qu’ils veulent voir advenir le paradis promis. Ils sont dès lors capables de mettre les autres en danger afin de connaître le postmillénarisme qu’ils attendent avec impatience. Pour cela, il existe toute une subtilité de langage. L’enfermement dans ces groupes est d’abord celui de l’enfermement du langage. Certains mots vont être associés, par exemple « mort/paradis ». Une citation d’un des leaders du groupe des Buttes Chaumont m’a justement marquée. Pour dire qu’il était prêt à se faire exploser, il a employé l’expression : « Boum boum, nous voulons la mort, nous voulons le paradis. » De tels propos peuvent paraître brutaux ou risibles, mais ils ne sont énoncés que dans des contextes où la mort n’est plus la mort. La mort n’existe plus et les individus à qui on le dit sont prêts à l’entendre et ont même besoin, voire envie, de l’entendre.
16Dans tous ces groupes, nous observons que la mort est immanquablement associée à une autre idée. Elle est utilisée en tant que synonyme, en tant que métaphore, et sa signification s’en trouve transformée. Ainsi, les autres personnes tuées auront ce qu’elles méritent dans l’après-monde, et se tuer ne revêt plus le sens de la mort. Il y a une totale réduction du discours, de la capacité d’entendre le discours, qui fait que ce qui est dit est compris au sens figuré.
Auteur
Anthropologue, directrice de recherches au Centre d’études en sciences sociales du religieux (CESOR)

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