La religion en prison
p. 95-99
Texte intégral
Une évidence publique : radicalisation et prison
1Je voudrais parler de la radicalisation à partir de l’enquête que nous avons menée sur le fait religieux en prison avec deux collègues, Corinne Rostaing et Céline Béraud, de 2010 à 2013. Une enquête commanditée – ceci est intéressant à souligner – par la direction de l’administration pénitentiaire, et qui nous a amenées à réaliser plusieurs centaines d’entretiens auprès des détenus, des personnels et des aumôniers. Je souhaite ici, en tant que chercheur en sciences sociales, relativiser ce qui semble être devenu une évidence publique tellement compacte qu’il est difficile de la contester, à savoir que la prison serait le lieu par excellence de la radicalisation. Cette évidence publique, qui s’est construite depuis l’affaire Kelkal dans les années 1990, s’est enracinée dans un discours médiatique qui corrélait très fortement les trajectoires terroristes avec le passage par la prison. Bien sûr, si l’on pense à Khaled Kelkal, à Mehdi Nemmouche, à Mohamed Merah, aux frères Kouachi, à Amédy Coulibaly, ce lien de corrélation paraît évident. Mais en même temps, il faut garder en tête que cette collection de cas n’a pas de valeur statistique. À cet égard, les précisions apportées par le garde des Sceaux au sujet de l’impact qu’aurait prétendument eu la religion sur ce passage à l’action terroriste sont intéressantes, notamment à propos des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly. S’agissant des deux frères Kouachi, il s’avère que l’un des deux frères n’a jamais eu affaire avec la justice, ni même avec la prison, et que l’autre se serait radicalisé en amont de sa première incarcération. Le seul des trois pour lequel cette corrélation a un sens est Coulibaly, qui aurait vu sa vocation terroriste naître en prison, notamment via sa rencontre avec Djamel Beghal. S’agissant de Kelkal, Merah et Nemmouche, en dépit de cette corrélation matraquée par les médias puis reprise par les discours politiques, il n’y a, jusqu’à présent, absolument aucune certitude sur le fait que la prison ait été le facteur déterminant de leur passage à l’acte. Et quand bien même la prison aurait joué un rôle dans le basculement vers la vocation terroriste, encore faut-il prendre en considération tout ce qui prédispose à accueillir favorablement cet appel à la violence terroriste et, dès lors, revenir sur les trajectoires biographiques. Force est alors de constater que dans la vie de ces divers protagonistes qui ont endeuillé tragiquement la France, il existe d’autres points communs que la prison. Ce sont d’ailleurs peut-être ces points communs, comme le fait de venir de quartiers populaires, de familles souvent déstructurées, d’avoir connu l’échec scolaire ou d’avoir été inclus dans des réseaux de socialisation délinquante qui les ont conduits en prison. Je pense que l’on ne peut s’exonérer d’une réflexion sur tout cet amont de la prison et éventuellement l’aval.
2La deuxième remarque que je voudrais faire interroge le postulat qui consiste à dire que la prison favorise l’émergence d’une vocation terroriste. Faut-il s’en étonner lorsque l’on sait que la prison radicalise tout le monde ? Autrement dit, tout le monde n’est pas potentiellement un radical susceptible de passer à la violence terroriste, mais il est tout de même de notoriété publique que la prison est un lieu de socialisation à la violence. On en sort généralement plus violent que lorsque l’on y est rentré. La prison crée de la récidive et, en général, les incriminations et les peines prononcées vont crescendo. Il me semble nécessaire d’insister sur ce point car le débat sur la radicalisation en prison semble éluder la question de la défaillance de notre prison républicaine et ne remet pas en cause le grand mythe du régime punitif moderne qui consiste à croire que la prison serait « resocialisatrice » ou qu’elle aurait vocation à une « régénération morale » des détenus.
La réactivation religieuse en prison
3Ceci étant dit, ce que nous avons pu constater, c’est que le passage par la case prison réactive la dimension religieuse ou la socialisation religieuse quand on l’a connue. Mais là aussi, attention à la nuance : c’est un phénomène qui reste ultra-minoritaire. Pour vous donner un exemple, lorsque dans le cadre de notre enquête avec Céline Béraud, nous avons contacté Corine Rostaing, une sociologue spécialisée sur la question carcérale et qui fréquente les prisons françaises depuis plus de vingt-cinq ans, elle s’est montrée extrêmement dubitative quant à l’intérêt du sujet, en disant qu’elle n’avait pas beaucoup rencontré la religion en prison. Même remarque de Léonore Le Caisne, anthropologue qui venait de terminer une grande enquête sur la centrale de Poissy1. Cette religion qui semble ainsi peupler le monde carcéral français n’est pas si présente que cela.
La religion pour affronter l’épreuve carcérale
4Ce que l’on observe, c’est qu’il y a souvent, en situation d’incarcération, une réactivation de la vie religieuse des détenus qui ont pu connaitre une socialisation religieuse dans leur parcours. En creux de cette réactivation se révèle l’usage qui peut être fait de la religion pour affronter l’épreuve carcérale. La religion est bien souvent mobilisée comme la ressource du dernier ressort ; elle peut l’être aussi, sans jugement moral de ma part, de façon bassement matérielle, pour obtenir un certain nombre de petits biens ou de petits avantages comme la visite d’un aumônier ou la possibilité d’aller au culte. Aller au culte ne permet pas seulement de bénéficier d’un bien spirituel, cela permet également de retrouver d’autres détenus, de profiter du pot de l’amitié, de bénéficier d’une sociabilité ordinaire. Cela peut paraître dérisoire vu de dehors, mais revêt une grande importance pour les personnes qui sont en maison d’arrêt, enfermées vingt-deux heures sur vingt-quatre. Les salles cultuelles ne semblent pas appartenir au monde carcéral, elles constituent un espace externe dans lequel un autre régime interactionnel ou relationnel prévaut, à l’instar des unités de santé ou des infirmeries, où il semble y avoir une restauration de l’humanité, une réhumanisation, dont les détenus sont souvent en quête.
5Par ailleurs, la religion est souvent convoquée comme un instrument de remise en ordre de la vie, un ordre qui permet de scander le temps carcéral et de lui redonner un sens. La religion musulmane offre ici une ressource évidente car elle comporte une forme de juridisme religieux, une forme de régularité. Elle peut aussi être interprétée comme une forme de discipline du corps essentielle dans ce monde carcéral caractérisé par une très grande anomie. La religion est également souvent convoquée par des détenus qui cherchent à redonner sens à leur vie quotidienne.
6La religion joue aussi un rôle de revalorisation de soi, notamment chez les détenus qui sont touchés par les incriminations les plus infâmes telles que les crimes sexuels envers des enfants. Ces détenus sont la lie de la population pénale et sont souvent dénigrés par les personnels et leurs codétenus. Pour échapper au stigmate de cette incrimination, ils mobilisent la religion afin de revaloriser leur image. Le procédé repose sur le fait que Dieu étant miséricordieux, l’invocation de la religion permet de réinvestir une humanité peccamineuse qui sera, un jour ou l’autre, sauvée par Dieu. À travers cette projection dans l’au-delà, une logique de revalorisation de soi se met en place à travers l’intégration de la communauté des croyants. Cette revalorisation de soi peut évidemment se faire pour le meilleur et pour le pire. Certaines études réalisées aux États-Unis ou en Grande-Bretagne autour de cette question montrent que le facteur religieux est un facteur de désistance, c’est-à-dire de rupture vis-à-vis de carrières délinquantes. De ce point de vue, il marque le retour à une forme de normalité citoyenne.
7La religion, et plus particulièrement la religion musulmane, favorise des solidarités collectives. Plus que la religion chrétienne, l’islam permet de faire nombre, ce qui constitue une source de protection. En situation carcérale, la priorité première des personnels est le maintien de l’ordre, quand bien même ce maintien de l’ordre requiert la coopération de détenus, de leaders du grand banditisme, de leaders corses, de leaders basques, mais aussi, et cela est peu dit, de leaders qui affichent une identité islamique forte et créent des solidarités sur cette base. L’impératif de pacifier l’établissement encourage ainsi le développement de logiques de caïdats. À cet égard, le facteur religieux pointe de façon assez nette un certain nombre de défaillances de l’institution. Il vient s’insinuer dans la vacuité du sens de la peine.
Radical : un problème de définition
8Pour terminer, la définition d’un radical se confronte à de très grandes incertitudes. Il est très difficile de comprendre ce qu’est un radical à travers les discours des acteurs du monde carcéral. Cette difficulté se retrouve dans le débat public actuel. En prison, un radical peut bien sûr être la personne incriminée pour acte terroriste – c’est la définition retenue par l’administration pénitentiaire qui recense 152 radicaux susceptibles d’être placés dans des quartiers spécifiques. Et, en même temps, on nous parle d’autres personnes dites « radicalisées » pour lesquelles des mesures d’isolement sont mises en place. Par ce terme de « radicalisé », il faut entendre des personnes qui auraient un discours de sympathie à l’égard de cette radicalité islamique. Et les fluctuations de ce terme vont plus loin. Il est aussi question de ceux qui affichent une islamité rigoureuse, intensive, et sont soumis à une logique de soupçon. Je rappelle que lors du débat sur le port du voile intégral, il était question d’islam radical, alors qu’à l’époque une femme portant la burqa n’était pas considérée comme une potentielle terroriste. Le lien à l’époque n’était pas aussi net. Or, l’administration pénitentiaire s’est équipée en 2004 d’un service de renseignement chargé de détecter les profils à risque. Les critères utilisés pour cette détection sont indexés sur une forte religiosité des personnes. Ainsi, le détenu qui affiche une identité prétendue islamique, qui fait ses prières, qui porte la barbe, qui observe le ramadan, qui refuse un poste de télévision ou de serrer la main des dames, est immédiatement soupçonné. Cette grille de détection est à la fois très valorisée par certains personnels et totalement délégitimée par les autres. Certains s’appuient sur leur connaissance de la population pénale pour affirmer qu’un radical – entendu comme quelqu’un qui est susceptible de passer à la violence terroriste – n’est pas forcément quelqu’un qui porte la barbe. La confusion est donc totale aujourd’hui entre cette assimilation du radical à l’image « d’hyperreligiosité » et le discours qui affirme que le radical se dissimule, qu’il se rend invisible. La définition du radical, et des critères retenus pour le définir, prend ici toute son acuité. Il serait donc de salubrité publique d’interroger cette catégorie de radical et de poser la question de la radicalisation dans des termes plus rigoureux.
Notes de bas de page
1 Léonore Le Caisne, Prison. Une ethnologue en centrale, Odile Jabob, 2000.
Auteur
Sociologue, chargée de recherches au CNRS à l’Institut des sciences sociales du politique

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