Les nouvelles formes d’enseignement de l’islam en France et en Europe
p. 77-83
Texte intégral
1Depuis les années 1990, une forme nouvelle d’enseignement de l’islam a émergé en France, en Angleterre et en partie en Allemagne, mais également en Belgique, en Hollande, et dans une moindre mesure en Italie et en Espagne. Ces structures nouvelles qui se présentent comme des instituts supérieurs ou des instituts islamiques privés sont, d’une certaine façon, venues répondre à une demande. Mais, dès l’origine, elles se situent en décalage par rapport à cette demande, et c’est dans cette équivoque – ou ce malentendu initial – qu’a émergé une nouvelle figure de l’islam en France, en Allemagne, en Angleterre.
2Mon propos se fera en deux temps. Je dirai d’abord quelques mots sur ce que j’appelle cette équivoque fondamentale, ce malentendu fondateur. Puis j’aborderai la question de l’adaptation de ces nouvelles institutions au contexte, qui est un processus en cours.
Un enseignement en conflit : entre tradition et standardisation
3Il y a encore très peu de recherches sur ces établissements. L’institution que je représente a eu le grand privilège de produire un rapport assez détaillé sur la cartographie ou le panorama général de ces instituts en France. Une étude a également été publiée en 2004 en Angleterre, Muslims and the State in Britain, France and Germany1. Et à Bruxelles nous avons amorcé des ateliers sur le sujet depuis deux ans. Ce sont encore des recherches très partielles et lacunaires dont les résultats doivent être pris avec précaution. Nous avons fait paraître – petite parenthèse publicitaire – un premier travail qui s’intitule « The Muslim Diaspora in Europe and the USA » et le second portera essentiellement sur la Belgique et la France, en particulier sur les nouvelles formes de socialisation éducative, si on peut les appeler ainsi.
4Ces instituts sont essentiellement l’émanation d’organisations ou d’associations qui répondaient ou pensaient répondre à ce qu’elles estimaient être un besoin de plus en plus exprimé de formation du personnel religieux en Europe (par exemple, en France, la formation des imams ou des aumôniers). Elles ont jugé opportun de créer des instituts religieux sur le modèle des facultés islamiques existant dans les pays à majorité musulmane. Ce sont des instituts que l’on qualifie parfois d’instituts postcoloniaux. En elles-mêmes, ces facultés ne s’inscrivent pas tout à fait dans la tradition de l’enseignement islamique traditionnel. Elles répondent pour l’essentiel aux critères, ou du moins se veulent en adéquation avec les critères des universités modernes, moyennant une certaine forme de standardisation ou une certaine forme de rupture avec l’enseignement traditionnel et en particulier avec ce que, depuis Arkoun, on appelle en France « les humanités de la langue arabe ». C’est-à-dire que tout le socle interprétatif lié à la langue arabe, à l’ensemble des disciplines littéraires – rhétorique, herméneutique, etc. – a été plus ou moins sacrifié au profit d’un nouvel enseignement qui s’est largement propagé en Asie centrale, comme dans le monde arabe, ou encore en Afrique, particulièrement au Nigéria. Ces établissements portent donc souvent le titre d’« institut » ou de « faculté islamique » et parfois on dit de « chari‘a wa usul al-din » (de la charia et des fondements de la religion). Ce type d’enseignement a déjà été largement mis en cause dans différents rapports sur les pays musulmans, notamment sur la question de la formation de ses enseignants et de ses chercheurs.
Un manque de figures d’excellence
5La critique fondamentale, dans un rapport sorti en 2004, a porté sur le fait que les enseignants étaient souvent sélectionnés par défaut. Autrement dit, dans l’enseignement traditionnel, on considérait souvent que c’étaient les figures d’excellence qui devenaient les savants en fiqh. Les figures « moins douées », si je puis m’exprimer ainsi, étaient formées pour une discipline qui s’appelle le hadith et puis, en dernier ressort, ceux qui étaient sélectionnés par défaut devenaient des prédicateurs, terme considéré comme dépréciatif. Le rapport de 2004 montrait que dans le type de structure qui nous intéresse, c’est la figure du prédicateur qui dominait, contrairement à ce qui était le cas dans l’enseignement traditionnel. Pour caricaturer, si vous êtes excellent vous allez dans les sciences exactes, si vous êtes moins excellent vous allez dans les sciences sociales littéraires, mais si vous ne manifestez aucune disposition particulière pour aucune de ces disciplines, alors vous allez dans les instituts dits « islamiques ». En résumé, et pour reprendre la formule d’un collègue, « si vous n’êtes pas censé apporter beaucoup de choses dans cette vie-là alors autant qu’on vous destine à l’au-delà ».
6En France, cette expérience s’est révélée très prégnante et elle a probablement inspiré des instituts en Angleterre, en Allemagne, en Belgique et en Hollande par la suite. Quoique bien évidemment il existait un enseignement islamologique orientaliste extrêmement développé en Allemagne et en Hollande, mais ces nouveaux instituts s’inscrivent en rupture avec l’enseignement universitaire préexistant en Europe. C’est en 1990 que le premier institut a été créé, puis beaucoup d’autres ont suivi, souvent au gré de rivalités existant entre les différentes tendances présentes sur la scène française.
Un décalage entre la demande et l’enseignement proposé
7L’essentiel, c’est que l’on a créé des facultés pour former du personnel religieux (imams, aumôniers, etc.), et que l’on pensait pouvoir les former comme on le fait en Inde, dans le monde arabe ou en Afrique noire. Ce qui signifie qu’on commence d’abord par leur enseigner l’arabe et les disciplines liées à cette langue, et qu’ensuite seulement ils poursuivent leur apprentissage islamologique dans la langue arabe. Ces instituts avaient pour l’essentiel une structure économique assez fragile. Pour beaucoup d’entre eux, ils fonctionnaient sur un mode plutôt informel, notamment en matière de recrutement des enseignants, qui devaient être issus du monde musulman. Or, le premier échec, une fois confrontés à la réalité, a été de se rendre compte que s’il existe une très forte demande, celle-ci ne consiste pas du tout en une demande de formation du personnel religieux. Beaucoup de candidats – des étudiants, à l’époque, dans les années 1990 – avaient le niveau bac + 2, et de plus en plus bac + 3, bac + 4, bac + 5, etc., au fur et à mesure de l’évolution. Aujourd’hui par exemple, dans ces instituts – on en compte près d’une douzaine dans les banlieues nord et est de Paris – les étudiants sont plutôt bac + 3 ou 4. Ces étudiants expriment plutôt le besoin d’une culture générale, qu’ils qualifient volontiers d’islamique, mais ne sont pas disponibles ou disposés à se lancer dans l’apprentissage long de la langue arabe et des disciplines pour pouvoir continuer leur apprentissage dans cette langue. Cela a contraint l’essentiel de ces instituts à composer avec cette nouvelle situation et à former des enseignants qui peuvent tant bien que mal donner un enseignement en français ou en anglais, un peu moins en allemand ou en hollandais. Ceci n’est évidemment pas sans conséquence sur le déroulement de l’enseignement par la suite.
L’Islam comme « civilisation » et l’islam comme religion
8Il y a comme un jeu de miroir entre les attentes des étudiants et le reproche assez récurrent que l’on fait à l’école publique en France, en Angleterre ou en Allemagne, qui consiste généralement à dire que l’école publique, en se présentant comme laïque, se définit comme ayant vocation à donner un enseignement de l’islam qui ne serait par exemple pas réduit au fait religieux en tant que tel. Et encore moins un enseignement théologique. Mais, paradoxalement – c’est du moins le reproche, qui reste à vérifier, qu’on lui fait souvent –, cet enseignement réduit d’abord les cultures qu’on qualifie parfois de « décentrées », les cultures de l’autre, dans ce que Omar Akalay appelle « the Great Gap » (le grand vide). Et l’Islam avec un I majuscule, comme culture ou comme espace culturel, ou encore comme espace civilisationnel (quoique je n’aime pas trop ce terme) se voit ainsi réduit à l’islam, avec un petit i, c’est-à-dire à sa dimension religieuse. L’histoire de l’Islam est réduite à l’histoire religieuse de l’islam. Ce qui revient à dire que l’école publique crée un islam unifié, monolithique, opposé à la laïcité. Les étudiants arrivent en général avec l’idée que cet islam unifié, monolithique, existe réellement et ils demandent à ce qu’on le leur enseigne. L’aboutissement, même si l’enquête est encore loin d’être complète dans ce domaine, est que les facultés créées dans les années 1990 ont non seulement changé de langue d’enseignement mais ont également changé de manuels scolaires. L’idée de départ de traduire en français les manuels scolaires existant dans les pays musulmans a fait place à celle d’une bibliothèque scolaire essentiellement appuyée sur la littérature de vulgarisation, elle-même adossée à des structures d’édition encore régies par l’économie informelle, les maisons d’édition communautaires, encore extrêmement peu professionnalisées. Ce sont évidemment les réseaux les plus influents, les plus présents, ceux qui traduisent le plus, qui ont le monopole sur l’essentiel de cette littérature de vulgarisation.
La prééminence des disciplines normatives
9Ces instituts se multiplient. Ils se financent désormais pour l’essentiel par le biais de leurs propres étudiants. Puisque ce sont les étudiants qui les financent désormais, l’adaptation à la demande a forcé petit à petit les instituts classiques existants à remplacer une bonne partie de leur personnel enseignant – essentiellement formé dans les facultés religieuses et utilisant un français ou un anglais approximatif (ou un allemand ou un hollandais encore plus approximatifs) – par des primo-migrants, c’est-à-dire des gens formés en partie dans les pays arabes ou musulmans et qui ont eu un complément de formation dans les universités françaises, mais qui n’ont pour l’essentiel pas reçu de formation dans les sciences religieuses en tant que telles. La conséquence immédiate de cela c’est que la littérature de vulgarisation deviendra non seulement l’outil fondamental de la formation des étudiants mais aussi l’outil fondamental de la formation de leurs enseignants. Cet enseignement, tel qu’il se présente dans les manuels scolaires – si l’on peut les appeler ainsi –, dans les programmes, mais aussi dans la subjectivité des étudiants – c’est-à-dire dans la manière dont ils expriment ce qu’ils appellent l’islam ou les disciplines islamiques –, est amputé de ce qu’on apprend généralement dans les facultés traditionnelles, à savoir « les humanités de la langue arabe ».
10Les disciplines enseignées désormais sont essentiellement les disciplines orthopraxiques ou normatives. Par exemple, les figures classiques de la philosophie religieuse musulmane ne sont pas enseignées, puisque cela nécessiterait un certain accès à la langue qui n’est pas tout à fait celui de ces étudiants. Autre exemple, le soufisme, la mystique et toutes les disciplines qui vont avec, que l’on appelle « ‘ulum al-ruh » (littéralement « les sciences de l’âme » ou « de l’esprit »), sont sacrifiées puisqu’elles ne s’adaptent pas à cet enseignement et aux compétences existantes. On se limite donc à l’enseignement du fiqh, celui que les journalistes appellent la charia, et aussi à l’enseignement d’une certaine forme du hadith, non pas celui que l’on enseigne dans les facultés traditionnelles, c’est-à-dire le corpus des propos, gestes et faits attribués au Prophète, mais à une forme réduite de cela, qui est en adéquation avec la demande existante. Dès lors, le concept d’« ikhtilaf » (littéralement « divergence »), et toute la pluralité juridique qui est enseignée y compris au sein d’une seule école, comme dans le malékisme en Afrique, devient intraduisible et en tout cas inadaptable. Cette diversité est remplacée par une vision unifiée qui n’est pas l’islam d’Afrique du Nord ou l’islam noir ou asiatique ou moyen-oriental mais un nouveau type d’islam européen. Ce nouvel islam européen est essentiellement religieux. Et non seulement il est religieux, mais il est normatif ou orthopraxique, régi par la dichotomie classique du licite et de l’illicite. Il emploie aussi une nouvelle lexicologie, une nouvelle terminologie, à mi-chemin entre le lexique classique inventé par les orientalistes et une terminologie provenant de l’édition communautaire. Bien entendu, depuis 2005, 2006, 2007, d’abord en Angleterre, puis en France, de nouvelles structures qui se veulent beaucoup plus professionnelles ont émergé et avec elles une nouvelle figure d’étudiants. Ils demandent un enseignement religieux, mais aussi un enseignement plus approfondi des disciplines de la langue arabe d’un côté, et, de l’autre, un enseignement plus approfondi en sciences sociales. Ces nouvelles structures, fondées par exemple en Angleterre au sein des universités, sont à mi-chemin entre l’université classique et les instituts décrits précédemment. Il s’agit par exemple des centres islamiques d’Oxford ou de Cambridge, de l’Institut international de la pensée islamique qui a existé un certain temps ici en France, de l’Université islamique qui est une succursale de l’Université turque, laquelle a existé en Hollande, ou des nouveaux instituts créés par l’Allemagne, qui sont en partie des instituts universitaires et para-universitaires. Le nouveau public à la recherche de cette culture générale ne voit dans cet enseignement qu’un complément de formation. Il ne se destine pas à une carrière dans l’imamat ou la profession d’aumônier, mais a dans le même temps des aspirations beaucoup plus importantes que celles que l’on trouvait jadis chez les anciens étudiants, à savoir de faire le pont avec ce que l’université traditionnelle enseigne. En Allemagne, dans les cinq instituts créés à Francfort, Nuremberg, Tübingen, Münster et Osnabrück, vous avez aussi bien des gens qui ont suivi d’abord un enseignement classique d’orientalisme, d’islamologie, de philologie, que des ingénieurs ou des gens issus d’autres horizons et venus recevoir des compléments de formation. Ceci étant, cela représente pour l’instant une petite minorité, quelque 15 % de la totalité des étudiants, étant entendu qu’il y a quelque chose comme 15 000 étudiants dans les instituts de la première catégorie dont j’ai parlé, les instituts dits « supérieurs privés ». Et dans la seconde catégorie d’instituts, y compris dans les centres Walid d’Oxford et de Cambridge, vous avez quelque chose qui ne dépasserait apparemment pas les 800 à 900 étudiants, d’après nos calculs. Cela reste effectivement un nombre limité, mais c’est un nombre qui n’est pas négligeable. On le voit désormais dans un tas de structures, même ici à Paris, y compris dans des structures qui se veulent universitaires, des instituts de formation qui ont été fondés par des étudiants formés dans ce type de nouvelles structures. Et leur demande est comparable ou analogue à la demande des anciens étudiants.
11Pour terminer, je reviendrai sur ce qu’Omar Akalay appelle « the Great Gap ». L’idée a émergé d’abord dans l’histoire de la théorie économique et a été reprise dans beaucoup d’autres domaines. Omar Akalay l’a empruntée à l’ouvrage de Schumpeter, Histoire de l’analyse économique2, dans lequel Schumpeter parlait d’un « grand vide » de l’analyse économique entre la fin de l’Antiquité et saint Thomas d’Aquin. Akalay, s’inscrivant dans la lignée d’Edward Said, remarquait que les sciences sociales sont eurocentrées dans leurs références et ne citent pas de noms chinois, africains, etc. Les enquêtes qui ont été récemment menées font ressortir une revendication quasiment commune à tous ces étudiants : ils sont intéressés par ce type d’enseignement parce qu’il y a un manque, une espèce de « gap », un vide qui n’a pas été comblé par l’enseignement public.
Notes de bas de page
Auteur
Directeur de l’Institute for Epistemological Studies (IESE), Bruxelles

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