Annexe I
p. 551-554
Texte intégral
Préparation de la pōpoi décrite par Allan Hanson
1Rapa. Une île polynésienne hier et aujourd’hui
(Société des Océanistes, no 33, Musée de l’Homme, Paris, pages 57-61)
2Le taro pousse sur des terrasses irriguées appelées roki. Partout, en terrain plat comme en terrain accidenté, on peut apercevoir les vestiges d’anciennes terrasses mais, à l’heure actuelle, le tiers à peine des terres cultivables est en exploitation. La plupart de ces roki se trouvent dans les vallées, le long des rivières. Vues du haut des crêtes environnantes, on dirait un réseau géométrique de petits étangs. Elles sont rectangulaires et d’une dimension moyenne de 15 mètres de long sur 7 ou 8 mètres de large. Dans le haut des vallées où l’espace est encaissé, les roki ont à peine 2 mètres sur 3. De petites digues de pierre contiennent le ruisseau juste au-dessous des terrasses pour les protéger de l’érosion lorsque les pluies gonflent les eaux. L’irrigation se fait au moyen d’étroits sillons, d’une trentaine de centimètres au plus. Il est d’ailleurs risqué de se promener le long d’un ruisseau car on peut facilement se casser une jambe en tombant dans un de ces fossés d’irrigation que la végétation dissimule. Les ruisseaux sont barrés du point d’où partent ces sillons afin de stabiliser le niveau de l’eau. Dans certains cas, lorsque le réseau de terrasses est plus étendu, les fossés principaux sont un peu plus larges et se subdivisent ensuite en sillons plus petits de manière à irriguer la totalité des parcelles. L’eau s’écoule par une ouverture pratiquée dans le muret entourant la tarodière, cascadant ainsi de terrasse en terrasse jusqu’à la mer. Chaque tarodière est recouverte d’une mince pellicule d’eau de 3 centimètres environ. D’énormes anguilles noires y élisent domicile, mais les Rapas ne les pêchent pas.
3Il n’existe pas de règles bien définies pour l’entretien du réseau d’irrigation. Après d’abondantes chutes de pluie, il arrive que les canaux soient obstrués et, en principe, toutes les maisonnées cultivant des terrasses irriguées doivent participer à leur réfection. Ce travail est accompli en toute liberté et sans formalités particulières par les maisonnées qui vont périodiquement vérifier l’état de leurs tarodières. On se plaint parfois que telle ou telle maisonnée ne fasse pas sa part de corvée mais cela entraîne rarement des disputes sérieuses. Lorsqu’il a été décidé de modifier complètement l’un des canaux principaux desservant un complexe important, le travail est effectué par un groupe comprenant un ou deux représentants de chacune des familles possédant des terrasses à cet endroit. Mais il s’agit là d’occasions exceptionnelles et je n’ai pu découvrir de règle préétablie pour la désignation du responsable des décisions et de l’organisation du travail.
4Le taro peut être planté à tout moment de l’année, la période la plus favorable étant la saison chaude, surtout de janvier à avril. Vers le mois de septembre, une fois la récolte de café achevée, il faut préparer la plantation. C’est le moment d’aménager de nouvelles tarodières si une maisonnée a décidé d’accroître sa production, ou de remplacer certaines terrasses par de nouvelles. Il s’agit là d’un travail pénible dont se chargent les hommes. A l’aide d’une faucille puis d’une pelle, il faut enlever toute la végétation, mettre la terre à nu et aplanir la surface de la terrasse. Lorsque le terrain est accidenté, c’est là un labeur pénible. Dans la mesure du possible, on l’évite ou on le réduit en rénovant de préférence une ancienne terrasse qui a déjà été aplanie. Ensuite la terre est labourée sur une profondeur de 30 centimètres et le pourtour de la terrasse est soutenu par un muret de terre dans lequel on ménage des ouvertures pour l’arrivée et l’écoulement de l’eau. Puis le canal d’irrigation est creusé et la tarodière envahie par l’eau qui transforme bientôt la terre meuble en une sorte de boue molle. C’est alors le moment du repiquage. Si la terre est très bonne, elle produira un taro d’excellente qualité pendant près de 30 ans sans discontinuer. Si la terrasse ne produit que pendant 5 à 6 ans, les Rapas estiment avoir perdu leur temps. Une tarodière bien entretenue, constamment recouverte d’eau et périodiquement désherbée, n’exige pratiquement aucune autre préparation avant le repiquage.
5Le taro pousse en ramifications autour d’un plant central. Dans une terrasse que j’ai examinée, j’ai dénombré de 4 à 15 plants secondaires autour de chaque plant central. Celui-ci est nommé mikaka et ses ramifications périphériques kavake. Le mikaka se récolte pratiquement toute l’année. On le cueille à la main puis on détache le bulbe et on jette la tige. La cueillette, effectuée par les hommes et par les femmes, est un travail pénible mais le plus pénible est encore de rapporter au village le taro récolté dans les terrasses situées de l’autre côté de l’île. On mesure combien cette tâche est fatigante lorsqu’on voit les Rapas franchir avec difficulté les crêtes escarpées sous une bruine glaciale ou une pluie battante, courbés sous le poids d’un sac de taro pesant au moins 35 kg.
6D’octobre à décembre, époque du repiquage, on récolte les petites pousses secondaires ou kavake dont le bulbe a la taille d’un œuf, à peine la moitié d’un bulbe mikaka. Dans ce cas, après en avoir détaché le bulbe, les tiges sont conservées, dépouillées de leurs feuilles à l’exception d’une seule puis repiquées. Ainsi allégées, elles offrent moins de prise au vent, Un ou deux mois plus tard, la tige commence à prendre racine et c’est le moment du véritable repiquage, c’est-à-dire après le Nouvel An. L’opération consiste simplement à replanter les tiges en ménageant entre elles un espace suffisant de manière à permettre une production optimale. Dans ce cycle, chaque tige kavake forme un plant central ou mikaka qui, après avoir fourni un gros bulbe, donne des kavake qui seront à leur tour replantés l’année suivante.
7Les Rapas considèrent le repiquage comme un jeu plutôt que comme une corvée car, dans une bonne tarodière, le travail est facile et rapide. On enfonce à la main la tige dans la couche de boue molle jusqu’à ce que les racines touchent la couche de sol dur en-dessous. Le sommet feuillu de la plante se trouve à une trentaine de centimètres au-dessus de la couche d’eau. Travailler dans l’eau fraîche et la boue des terrasses n’a rien de désagréable pendant la canicule. A cette époque, les Rapas ont les jambes constamment recouvertes jusqu’aux genoux d’une couche de boue séchée, poudreuse et grisâtre. On accorde à cette boue des vertus thérapeutiques et l’on assure que la meilleure façon de soigner une blessure infectée aux jambes est de l’enduire de boue provenant des terrasses.
8La coutume veut que le taro, ainsi que les autres cultures, poussent mieux si on les plante au cours d’une semaine de nouvelle ou de pleine lune, mais les Rapas ne suivent pas toujours ce conseil. Ils évitent cependant de planter pendant les deux premières semaines de mars. Curieusement, les semaines précédant ou suivant immédiatement cette période sont considérées comme les plus propices. Il est vrai que le taro planté début mars se développe en formant dans le bulbe une cavité qui le rend de qualité inférieure, quand elle ne le fait pas pourrir. Ce phénomène n’est pas expliqué, pas plus que l’influence des phases de la lune.
9Huit mois plus tard, le taro est mûr mais la récolte se fait à n’importe quelle saison. En effet, à moins qu’elle n’ait été plantée pendant les deux premières semaines de mars, la plante peut demeurer près de deux ans dans la tarodière sans s’abîmer et il arrive même que sa qualité en soit améliorée. Par contre, une fois cueilli, le taro pourrit au bout de cinq jours. La récolte se fait donc tout au long de l’année, au fur et à mesure des besoins.
10Le taro figure à tous les repas, sous une forme ou sous une autre. Sa préparation est l’affaire des femmes. Parfois, la racine est simplement bouillie ou cuite dans un four de terre. Elle prend alors une teinte d’un gris-bleu foncé et elle est consommée entière. Mais la préparation la plus appréciée est le popoi, ou pâte de taro, et c’est sous cette forme que le bulbe est consommé le plus fréquemment. Rares sont les repas qui n’en comprennent pas. Le popoi est préparé en plein air, en divers endroits aménagés autour du village et comprenant un foyer, un robinet d’eau et plusieurs pierres plates d’un mètre carré environ, disposées en cercle.
11Les bulbes sont mis à bouillir pendant plusieurs heures dans une grande marmite ou dans un ancien bidon d’huile coupé en deux. Une femme de la maisonnée, de préférence jeune et vigoureuse, commence par nettoyer énergiquement à l’eau et au savon la pierre plate pour la débarrasser des déjections de poules ou de toute autre saleté. Puis elle s’assied sur une grosse pierre, saisit d’une main une pierre de la taille d’une brique, de l’autre le taro bien lavé et l’écrase sur la pierre plate. Les racines sont ainsi tour à tour réduites en bouillie jusqu’à former une pâte gluante d’environ soixante centimètres de diamètre. La femme pratique alors avec ses doigts des trous dans cette masse et y verse de l’eau, puis se met à malaxer la pâte, la frappant à coups de poing ou lui assenant des coups de mortier très forts. C’est là un travail pénible que les femmes âgées de plus de 40 ans accomplissent rarement, ce qui rend la présence d’une jeune fille d’âge taure’are’a dans la maisonnée très souhaitable. Au cours de l’opération, la femme ajoute à la pâte un petit morceau de popoi déjà fermenté pour la faire lever et elle continue à ajouter de l’eau jusqu’à l’obtention de la consistance voulue. Elle pose alors son mortier, s’essuie le front, puis s’attaque une dernière fois à la masse grise et caoutchouteuse. Elle se penche, la coupe du tranchant de la main à trois centimètres environ du bord extérieur, la ramène vers elle et, d’un geste rapide, la retourne. Par cette opération qui exige une longue pratique, elle emprisonne une bulle d’air dans la pâte et rend ainsi le popoi plus léger. Après une quinzaine de minutes de ce traitement, le popoi est enroulé dans des sachets de feuilles ayant la taille et la forme d’un ballon. Les sachets sont suspendus ensuite aux arbres, à l’abri des rats et des poules, pour laisser le popoi fermenter.
12Normalement, au cours d’une séance de ce genre, une femme prépare suffisamment de popoi pour en remplir trois sacs, ce qui lui demande au total une heure et demie. Chaque maisonnée prépare son popoi deux à trois fois par semaine. Le samedi, en prévision du repas du dimanche, les arbres, les toits des cases-toilettes et, d’une manière générale, tous les endroits surélevés sont chargés de sacs verts et luisants.
13Comme on peut l’imaginer, la fabrication du popoi est une opération bruyante. Les bruits caractéristiques qui l’accompagnent retentissent chaque jour dans le village et parfois même tard dans la nuit. En prêtant une oreille attentive, on arrive bientôt à discerner à quel stade en est la préparation : claquements rapides lorsque la racine est écrasée, coups plus sonores lorsque la pâte additionnée d’eau et de popoi déjà fermenté est battue au mortier, claquement sec suivi d’un bruit sourd lorsque la pâte est retournée et que la bulle d’air crève. Les femmes du village parviennent même à distinguer ainsi laquelle de leur compagne est au travail. Les jeunes filles et les femmes rivalisent amicalement entre elles à qui fera le meilleur popoi et, lorsque la pâte est préparée pour un repas de fête, chacune écrit son nom sur une des feuilles servant à emballer sa propre préparation. Cette information est peut-être destinée à indiquer aux jeunes gens quelle jeune fille est la plus habile à cette tâche, à moins qu’elle ne permette de savoir à qui s’en prendre si le résultat est mauvais !
14Ces séances collectives sont toujours assez animées. Quatre ou cinq jeunes femmes s’assoient autour d’un cercle de pierres et, lorsqu’elles en sont au stade où elles aèrent la pâte, synchronisent leurs mouvements pour entraîner une cadence de plus en plus rapide. Parfois une vieille femme se joint à elles en dansant et en chantant quelque chanson scabreuse, par exemple celle des jumeaux et de la grand-mère qui découvre le couple adultère que nous avons eu déjà l’occasion de mentionner précédemment. Le spectacle attire rapidement une foule importante et les rires se déchaînent au récit des épisodes osés.
15Après être resté suspendu un jour ou deux, le paquet de feuilles est placé au milieu de l’espace réservé aux repas et ouvert sous l’œil attentif de la famille réunie. S’il n’est pas réussi, le popoi a l’aspect d’une soupe épaisse et grisâtre. Une pâte bien préparée forme une masse ferme, blanche et luisante, percée de minuscules trous d’air. L’enveloppe de feuilles sert de plat commun et chacun prend sa portion à l’aide de deux doigts. La pâte peut se consommer telle quelle, à moins qu’on ne la trempe dans de l’eau ou du café. Alors que la plupart des autres plats à base de taro sont lourds, bourratifs et de goût fade, le popoi est excellent. C’est un aliment léger, facile à digérer même si on en absorbe de grandes quantités, et la fermentation lui donne un petit goût acide qui rappelle la saveur de la bière. La pâte doit être consommée dans les quatre jours suivant sa préparation, après quoi la fermentation est trop avancée et elle est juste bonne pour les cochons. Au demeurant, elle a parfois d’autres usages inattendus : un jour, une jeune femme assise près de nous dans la case-cuisine préparait une lettre qu’elle voulait expédier à Tahiti par un navire faisant escale dans l’île. L’enveloppe qu’elle possédait n’ayant pas de gomme elle prit un morceau de popoi, l’étala sur le papier et réussit de cette manière à coller parfaitement l’enveloppe.
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