4. Sphère privée : modèles et liens
p. 75-125
Texte intégral
1Comme partout ailleurs, la première sphère de vie à Rapa est l’unité domestique. C’est dans cet espace relativement privé que se construit le sens de la parenté, la connaissance de sa généalogie et de ses affiliations de ramages constitutives de réseaux sociaux fondamentaux dans la vie de chacun-e. La maisonnée est aussi le premier espace de socialisation et d’apprentissage des rôles sociaux. Les représentations de la vie amoureuse, du concubinage et du mariage, se mettent en place à travers l’observation des autres signifiant-e-s, physiquement proches, durant cette première socialisation ; les responsabilités, droits et devoirs d’apparenté-e-s insérant l’enfant puis l’adulte dans un système d’attentes réciproques qui vont en principe le ou la mobiliser toute sa vie. Le sens de la masculinité et de la féminité se construit également dans cet environnement social initial, tout comme l’expression – ou la retenue – de soi et le rapport au monde qui est largement corporel. C’est notamment ce rapport qui, à travers la prise occasionnelle d’alcool, dans des cadres précis, permet de relâcher les tensions psychiques qui ont pu être accumulées. Bien que la consommation d’alcool s’opère principalement dans l’espace public, avec des personnes engagées dans la même libération psychologique (faaruè), elle met en jeu une dimension privée de soi. C’est pourquoi j’associe dans ce chapitre la sphère d’action de l’unité domestique et la sphère privée psychologique.
L’espace domestique
2Premier site matériel et social de l’espace privé, l’habitation Rapa (ùtuāare) a connu des changements depuis les premiers contacts avec les Européens. Les foyers d’autrefois (àre âretu) étaient faits de roseaux entrelacés pour les parois et de feuilles de tī (àutī), de pandanus (fara) ainsi que d’herbes séchées (âretu) pour le toit. Leurs tailles, formes et fonctions variaient selon le nombre de personnes à abriter. Les résidences principales étaient de forme rectangulaire et permettaient aussi de stocker des denrées alimentaires. L’ouverture était assez basse, ce qui obligeait à se courber pour entrer. Des huttes, de forme ovale avec des poteaux en bois de pūrau et un toit d’herbes séchées, étaient rapidement construites sur les plantations pour y passer quelques nuits, lorsque le travail sur les tarodières le nécessitait. Selon les principes polynésiens anciens, les maisonnées des Rapa possédaient deux parties : le àre komo (l’espace pour recevoir, se regrouper et dormir) et le àre tūtu (la cuisine, principalement occupée par les femmes) à l’extérieur. Allan Hanson a appelé ces espaces « la maison du dormir » et « la maison du vivre ». Dans les années 1930, certaines habitations commencèrent à avoir des murs solides avec de la chaux de corail. D’après la mémoire locale, les deux premières furent construites par deux immigrants japonais (voir « Passages et résidences des ‘ autres’ ») qui arrivèrent à Rapa dans les années 1920.
3À partir des années 1980, plusieurs maisons furent construites avec des briques et du béton importés de Tahiti. Il y eut ensuite deux maisons dites fare ATR, attribuées sur demande par le gouvernement polynésien à deux familles de Rapa. Plus récemment, depuis 1995, des maisons dites fare MTR*1, faciles à monter, d’un coût assez bas et capables de résister à des vents de 200 km/h, s’imposent dans le paysage de Rapa, comme dans celui de toute la Polynésie française (où il est estimé que 15 % de la population habite dans ce type de construction). En bois, sur briques ou pilotis, elles sont censées résister aux inondations et intempéries fréquentes dans les îles. Leur conception est simple et répond aux besoins de base avec une salle à manger/salon, une ou plusieurs chambres, une cuisine, une salle de bain. Ces maisons ont la particularité d’avoir une taille et un coût qui varient selon les capacités économiques des familles à qui elles sont destinées. Le prix le moins élevé pour une maison MTR est d’environ 250 000 francs Pacifique2. Comme nous le verrons plus loin, les Rapa n’ont pas toutes et tous de salaire fixe dans l’île et la possibilité d’obtenir un toit à moindre frais engendre un nombre croissant de demandes pour ces maisons, même si elles possèdent des cloisons assez légères et sont loin d’être insonorisées. En 2007, 38 habitations de l’île (soit 21 %) étaient classées dans la catégorie « Fare MTR, ATR, FEI3, OPH4 », et pour les raisons économiques évoquées plus haut, leur proportion a augmenté entre-temps. Les familles désireuses d’en obtenir une font une demande à la mairie qui fait suivre le dossier aux instances responsables à Tahiti et, quelques mois plus tard et après avoir été préalablement payée, la maison arrive en pièces détachées par bateau dans l’île pour y être montée dans les jours qui suivent par une équipe spécialisée locale. Leur apparition dans l’île n’étant que récente, il est difficile de savoir comment elles résisteront au temps.
4Aujourd’hui, une autre option, moins fréquente parce qu’elle nécessite beaucoup plus d’argent et de temps, consiste à construire sa maison en dur, en important des briques et du ciment de Tahiti ou Tubuai. Le coût est alors doublé, voire plus car le transport par fret pour Rapa est très cher. On peut observer dans l’île plusieurs maisons de ce type, en cours de construction sur plusieurs années ou dont la construction semble suspendue car le financement pour avancer le travail fait défaut. Ces maisons sont en général construites par les familles dont au moins un des membres reçoit un salaire, avec la participation active du futur propriétaire et, souvent, l’aide des proches et apparenté-e-s. Tout comme les fare MTR, elles sont principalement construites hors des deux villages. La possibilité d’obtenir un toit personnel à moindre frais a renforcé un modèle de résidence nucléaire qui est désormais dominant dans l’île.
5Les statistiques indiquent une progression du nombre des « résidences principales » à Rapa car il y en avait 84 en 1988, 93 en 1996, 113 en 2002, 120 en 2007 et 132 (sur 178 « logements ») en 2012.
6L’habitation fait toujours l’objet d’une attention particulière en matière de propreté et on n’y rentre que pieds nus, après avoir laissé ses sandales devant l’entrée. Elle est par ailleurs très fréquemment balayée et aérée, avec les matelas et les draps placés sur le rebord de la fenêtre ou étendus sur des cordes à linge. Au sein de l’espace domestique se trouvent des objets en provenance de l’extérieur, qui témoignent de changements culturels intervenus ces dernières années à Rapa. Les nattes en feuilles ou en écorce d’arbre avec des herbes sèches dessous ont disparu, laissant place à des lits ou, le plus souvent, à des matelas posés sur le sol. Certains objets présents dans l’habitation ont peu à peu fait l’objet d’un usage général comme la cuisinière à gaz, le réfrigérateur, le congélateur, la télévision. La majorité des maisons ont désormais un chauffe-eau pour la douche. Selon leur pouvoir d’achat et la génération des résident-e-s, on y trouve aussi une chaîne stéréo et un lecteur DVD et, de plus en plus fréquemment ces dernières années, un ordinateur avec une connexion Internet. Une simplicité entretenue reste toutefois la norme de l’habitat, avec parfois un même tissu à fleurs utilisés pour décorer toute la maison (coussins, rideaux, nappes), quelques photos du mariage du couple central, des parents et des enfants, d’un fils militaire placées sur un buffet, et les récompenses scolaires des enfants suspendues sur le mur…
7Lors de son retour à Rapa en 2003, Allan Hanson fit la double constatation de la généralisation de l’électricité et de l’émergence d’un fait nouveau eu égard aux formes courantes de l’habitat en 1964 : le déplacement de la cuisine et de la salle à manger à l’intérieur des maisons où l’on dort. Il mit cela en lien avec la nouvelle composition de la maisonnée, avec notamment la diminution des familles étendues, source de changement dans l’économie de subsistance locale. De fait, si les maisonnées constituent toujours chacune une unité économique, elles ne se limitent plus désormais à la culture du taro ni à l’approvisionnement en produits de la pêche. La logique économique n’impose plus la réunion en maisonnée de la famille étendue, et, comme Hanson le constate, la co-résidence est signée à présent par le simple fait de manger dans la même cuisine. Les tensions interpersonnelles qui peuvent se développer au sein des maisonnées constituées de familles étendues et/ou le souhait de gérer sa propre vie à sa façon en limitant les contraintes familiales expliquent le développement général de maisonnées réduites aux familles élémentaires.
8La maisonnée est toujours désignée en référence au chef de famille, qui est le plus souvent un homme. En 2012, sur les 132 ménages recensés, 94 avaient un homme comme référence principale et 38 une femme. La répartition par tranches d’âge de ces personnes de référence situe une proportion importante d’entre elles entre 30 et 50 ans5 :
Age | Nombre |
70 et plus | 5 |
60-69 | 8 |
50-59 | 20 |
40-49 | 39 |
30-39 | 29 |
20-29 | 29 |
10-19 ans | 2 |
Figure 5. Tranche d’âge des personnes de référence dans les ménages à Rapa en 2012
9Au fil du temps, les maisons familiales changent de résident-e-s. Les relèves durables sont le plus souvent celles qui impliquent des descendant-e-s direct-e-s (enfants ou petits enfants) mais il arrive aussi que le relais soit pris par des apparenté-e-s plus jeunes (au statut de neveu/nièce et petit-neveu/petite nièce, etc.). Dans ce dernier cas, ces maisons – àre metua (la maison des parents) ou àre tupuna (la maison des ancêtres) – leur sont prêtées par une personne âgée de la parenté proche, héritière des ancien-ne-s propriétaires (faufaa fētii*). Au-delà de la mise en jeu des réseaux de solidarité, ces usages occasionnels permettent aussi de maintenir l’habitation en état pour leurs propriétaires absent-e-s.
Fētii, kōpū et familles
10Le système de droits et de devoirs des apparenté-e-s polynésien-ne-s se traduit dans une terminologie de parenté classificatoire. À Rapa, les termes de parenté utilisés pour désigner les membres de la famille sont principalement tahitiens, bien que certains termes ancestraux soient encore (ou à nouveau) employés, tout comme sont entrés en usage de nouveaux vocables relevant, en quelque sorte, d’un « tahitien rapanisé » dans sa sonorité6.
Génération | Termes Rapa | Termes tahitiens | Statut |
G + 3 (et plus) | Tupuna | Tupuna | ar. grands-parents + ancêtres patri et matrilatéraux |
G + 2 | Karakua | Pāpā rūàu | grands-pères en ligne |
Ìnaìna tāne | directe + collatéraux | ||
Ìnaìna pēâ | Māmā rūàu | grands-mères en ligne directe + collatéraux | |
G + 1 | Karakua tāne | Metua tāne | père + oncles |
classificatoires | |||
Karakua pēâ | Metua vahine | mère + tantes classificatoires | |
Karakua òngovai tāne | Metua hoovai tāne | beau-père | |
Karakua òngoai pēâ | Metua hoovai vahine | belle-mère | |
Karakua àngai | Metua faaamu | parents adoptifs | |
G 0 | Taeake, kopanga | Taeaè | frères et sœurs collatéraux |
Tungane | Tuâne | frère d’une sœur | |
Tuaìne | Tuahine | sœur d’un frère | |
Mataìapo | Matahiapo | aîné-e des frère et sœur | |
Tuakana | Tuaana | grand-frère | |
Teina | Teina | frère et sœur cadet-e | |
Tokorua | Tāne, Vahine | conjoint, conjointe | |
Tauàte | beau-frère, belle sœur | ||
G - 1 | Tamariki | Tamarii | enfant sans distinction de sexe |
Tamarua | Tamaiti, Tamāroa | fils, neveu | |
Tama pēâ | Tamāhine | fille, nièce | |
Unonga | Hunōà | gendre, belle fille | |
Naiara, tati angai | Tamarii faaamu | enfant adopté | |
G - 2 | Mokopuna | Mootua | petits-enfants, petits neveux et petites nièces |
G - 3 | Ìna, Nia rua | Hina | arrière petits-enfants |
G - 4 | Ìna rere | Hinarere | arrière arrière petits- enfants |
G - 5 | Ìnatapu, Rere | Hinatapu | 5ème géné. Descendante |
Rere rua | Hinatini | ar. ar. ar. petit fils, neveu | |
Rere pēâ | ar. ar. ar. petite fille, nièce |
Figure 6. Terminologie de parenté employée à Rapa
11Les autres termes se rapportant à la parenté Rapa sont :
Kopanga tamariki ou Pukeanga tama | |
Famille | riki, ngutuaare (ùtuāfare) |
Progéniture | Kopanga |
Descendants | Mengare |
Enfant | Tati |
Veuf et veuve | Tāne/Pēâ ìvi |
Vieil âge | Tāneruaìne, Pēâ ruaìne |
Orphelin | Tati ìvi |
Jeune, adolescent | Taurekareka |
Aîné | Tuakana |
Cadet | Teina |
12Les premières relations sociales développées par l’enfant à Rapa s’opèrent avec ses parents et ses germain-e-s mais aussi dans une large mesure avec les personnes proches et moins proches situées hors du cercle nucléaire. Très vite la notion de fētii (apparenté-e-s), ce « maître mot de la langue qui revient inlassablement dans toutes les conversations » (Ottino, 1972 : 25), s’inscrit dans le système de représentation de l’enfant pour y rester et se renforcer durant sa vie d’adulte. Les fētii les plus proches d’une personne (fētii fātata) comprennent naturellement, dans un premier temps, ses parents et frères et sœurs, puis ses propres enfants. Mais au-delà – la littérature anthropologique montre bien que la parenté polynésienne est particulièrement extensible – le réseau généalogique est à tout moment mobilisable jusqu’aux personnes éloigné-e-s (fētii ātea).
13Allan Hanson remarquait dans les années 1960 qu’à Rapa le savoir généalogique était « souvent fragmentaire » (1973 : 84). Cela est encore plus vrai aujourd’hui. Outre les oncles et les tantes plus ou moins proches, les fētii incluent tous celles et ceux qui se retrouvent classé-e-s dans la catégorie englobante de « cousin-e-s » (en français) pour les personnes consanguines (cousin-e-s, petit-e-s cousin-e-s, oncles, tantes, etc.) et dans celle de « famille » pour les personnes alliées. Ces dernières années, l’usage de la langue française, et donc des termes de parenté français, a pris de l’ampleur parmi les Rapa. Les mots « cousin » et « cousine » sont très souvent employés entre les plus jeunes qui s’apostrophent de cette manière (‘Eh ! Cousin !’) dans leurs communications en français, notamment sur Facebook. Mais le terme fētii, reste spontanément employé par les générations plus âgées 81 et lorsque les personnes communiquent entre elles en langue polynésienne, c’est-à-dire en combinant le tahitien et le Rapa. Ces personnes apparentées sont plus ou moins signifiantes dans l’univers de réalité selon leur implication dans un système d’entraide réciproque qui suppose notamment l’hospitalité, le report du départ de chez ses parents pour constituer sa propre famille et le retour à volonté, même une fois adulte, chez les parents si nécessaire. Les liens consanguins étant indélébiles, ils ne sont pas nécessairement entretenus.
14Comme dans le reste de la Polynésie, les sources historiques sur Rapa indiquent que l’organisation sociale pré-européenne était celle des ramages et que l’île a connu des divisions internes liées à l’accès limité aux ressources locales7. La présence à la tête de Rapa d’un chef unique ne remonte pas, semble-t-il, en-deçà de la fin du xviiie siècle (Ghasarian, 2015). Ce fait, associé à la grande chute démographique du milieu du xixe siècle, a progressivement contribué à la disparition de l’organisation sociale en ramages. Ce concept renvoie à l’idée d’un arbre aux multiples branches (sous-ramages) se reliant une à une au tronc (qui serait l’ancêtre fondateur ou mythique) et désigne des groupes de parenté qui résident dans un lieu donné ou travaillent sur des terres particulières. Il est tout particulièrement approprié pour les sociétés de l’Océan Pacifique pourvues d’un système de filiation indifférencié.
15D’après John Stokes, les termes vernaculaires Rapa pour désigner ce qu’il appelait les « clans » dans les années 1920 étaient ngate ou gate (qui correspond au tahitien âti). Durant mes recherches à Rapa, je n’ai pas entendu évoquer ces concepts – mais beaucoup de mots Rapa se sont perdus avec le temps. J’ai plutôt entendu kōpū * pour désigner la descendance d’un-e ancêtre avec qui on a des intérêts fonciers communs. Aujourd’hui, les conflits entre apparenté-e-s ont disparu mais la référence aux kōpū demeure à travers la mobilisation constante de la catégorie de « clan » (en français oral) sitôt qu’on entre dans les logiques de réseau. Bien que la notion de clan ait investi de la sorte le sens commun local, je m’en tiendrai, y compris pour évoquer la période actuelle, aux notions de kōpū ou de ramage : ce choix d’utiliser tout au long de l’ouvrage cette terminologie déjà employée par Allan Hanson exige juste qu’on garde à l’esprit que les unités résidentielles fondées sur cette appartenance ne sont désormais plus pertinentes à Rapa.
16Concept crucial de l’organisation sociale polynésienne pré-européenne, le ramage, kōpū (ôpū en tahitien) ou « ventre », met en jeu un principe de filiation indifférencié ou cognatique permettant à chacun-e de se référer à ses multiples ascendances. Comme la famille nucléaire, également opératoire localement mais avec une extension plus grande, le kōpū regroupe des apparenté-e-s répartis dans différentes unités de résidence au sein de l’ensemble social insulaire. Il y a à présent quatorze kōpū reconnus à Rapa. Suite à des stratégies d’élargissement des possibilités de référence foncière, des anciens kōpū sont nés des kōpu relativement récents qui se confondent souvent avec des noms de grandes familles en ligne agnatique (car la résidence est en principe virilocale). Il est localement considéré que les anciens chefs de ramage auraient volontairement fait des ommissions ou erreurs généalogiques pour s’approprier des terres, notamment lors de la répartition des terres de 1889, ce qui explique l’apparition de nouveaux kōpū8. Les anciens kōpū évoqués aujourd’hui sont notamment Okopu, Takatakatea, Kaiènu, Ngate Pereteki, Ngatemato, Ngate Vai Puta, Tipi (surnom), Veinga (ou Teia ou Ngaitāpona), Pare Vahine, Kopongo Iki, tandis que les nouveaux sont Narii, Tuanoa, Tinomoe, Mairi, Ahuore (surnom), Tupuna, Taue Pohe, Maihuri, Riaria. Depuis quelques décennies, plus aucun « sous kōpū » n’est créé et le conseil des Sages (dont il sera questions plus loin) a récemment décidé de refondre les kōpū qui s’étaient divisés.
17Les registres mentionnant la répartition des terres effectuée en 1889 ont, selon la tradition orale, été perdus dans un incendie au début du xxe siècle, et aujourd’hui la mémoire des généalogies se perd progressivement à Rapa. Structurellement, cet état de fait favorise la mise en place d’un système foncier étendant les mêmes droits à toutes et tous les Rapa, indépendamment des kōpū d’origine, pour peu qu’elles et ils aient une ascendance Rapa qui les rattachent à un kōpū connu. Cela n’empêche cependant pas des générations plus âgées de se référer toujours à des héritages de ramages. Une jeune femme se fit ainsi sermonner en public par une autre plus âgée pour avoir pris avec son mari de grosses pierres d’une ruine d’une ancienne maison qui appartenait à un autre réseau familial que le sien, et ceci malgré l’autorisation d’un aîné de ce même réseau familial, qui se fit à son tour accuser par la femme mécontente de dilapider les biens de leurs ancêtres.
18La multiplicité de kōpū dont il est possible de se réclamer fait que les réseaux d’apparenté-e-s s’entrecroisent. Allan Hanson (1971) notait toutefois dès les années 1960 que l’héritage des droits des enfants dans les deux lignes parentales n’était pas source de chaos : les possibles problèmes (absence de groupes de filiation établis) étaient résolus à l’intérieur du système de filiation cognatique. Hanson a utilisé le terme d’« augmentation » pour décrire la croissance intrinsèque au système de filiation cognatique des membres du groupe de descendance. Cette augmentation représentait à ses yeux une source d’« instabilité » devant conduire à la division ; selon ses propres constatations, peu de kōpū semblaient avoir atteint la profondeur de cinq générations avant de se diviser. Intuitif, il avait saisi que ce système, avec ce qu’il appelle aussi le « chevauchement » des personnes appartenant à plusieurs groupes de descendance cognatique, devait tôt ou tard comprendre toute la population9. Mais, selon lui, l’augmentation de ce qu’il appelait alors le ôpū (version tahitienne du kōpū) resterait contrôlée par l’impermanence des propriétés et par la segmentation interne. Par ailleurs les obligations individuelles au sein des ôpū n’étaient pas assez nombreuses pour engendrer un tiraillement des individus entre deux ôpū qui se disputeraient – comme pourraient le faire des unités discrètes qu’ils ne sont pas. Aujourd’hui généralisée dans l’île, l’interconnexion des kōpū rend difficile les unions entre jeunes insulaires (voir « Relations pré-maritales et mariage »). D’une certaine façon, elle remet aussi en cause la pertinence même du kōpū comme principe exclusif de positionnement social et d’accès aux biens immobiliers notamment.
19Il n’en demeure pas moins que si l’unité familiale, fondée sur la famille nucléaire et la résidence commune, prend depuis plusieurs décennies une ampleur croissante dans l’île, le positionnement généalogique en référence au kōpū reste d’actualité pour bien des aspects de la vie insulaire. Le statut d’apparenté-e de ramage (fētii) donne des droits, en termes d’usage de la terre et de propriété d’animaux sauvages notamment (voir « Chasse et élevage »), mais aussi des devoirs d’entraide et de solidarité vis-à-vis des consanguin-ne-s ou allié-e-s à qui on peut demander un soutien en cas de besoin. Comme nous le verrons plus loin, à Rapa ou à Tahiti, les apparenté-e-s, originaires de l’île et de passage, sont ainsi accueilli-e-s chez soi dans une logique de réciprocité. Les non résident-e-s ne peuvent toutefois participer activement aux affaires des kōpū au même titre que les résident-e-s.
20Si chaque adulte sait relativement de quels kōpū il ou elle relève, ce que cela implique concrètement n’est pas toujours très clair. Il est significatif que ce soient les membres les plus âgés des kōpū qui connaissent encore les noms et les limites des terres de kōpū. Ce savoir est d’ailleurs reconnu à certaines personnes, désigné-e-s par le terme Haapaò* (« prêter attention ») par Hanson dans les années 1960 et par Tiàau* dans les années 2000, qui représentent des kōpū lors de conseils. Mes propres échanges avec les Rapa m’ont fait réaliser que cette connaissance des noms et des limites des terres ancestrales n’est pas toujours précise, y compris chez les plus âgé-e-s, ce qui fait de la terre une source potentielle de conflits. Ce fait était déjà observé par Hanson qui avait constaté des divergences de vue sur la propriété de la terre : certaines personnes considéraient qu’il y avait seulement quarante lopins de terre portant un nom et attachés à des propriétaires connus, tandis que d’autres évoquaient l’existence des propriétés de ramages sur toutes les terres de l’île (1970). Cette dimension « négociable » de la réalité des kōpū constitue un aspect central de la nouvelle dynamique foncière à Rapa (voir « Toohitu et gestion collective des terres »).
21Il y a cinquante ans, Hanson remarquait également que les ôpū (selon sa terminologie) étaient très actifs dans les plantations de café. Aujourd’hui cette production s’étant réduite et ne concernant plus que quelques familles, les regroupements ou actions de kōpū ne s’opèrent plus que de temps à autre. Comme le souligne Tamatoa Bambridge (2009) pour les Australes en général, des « récits généalogiques » (parau pāpā) et des « paroles sur les terres » (parau fenua*), entretiennent parfois à Rapa la conscience distinctive associée à la référence au k ō p ū. Pour entretenir ce lien, les membres d’un kōpū pourront rituellement se rassembler lors d’un banquet organisé devant la maison du doyen ou de la doyenne de ce kōpū Durant la soirée, une personne désignée par les différentes familles composant ce ramage et présentes dans l’île à ce moment – toutes interconnectées – appelle chacun-e à venir se présenter alternativement avec une brève mention de son ascendance devant les co-membres du ramage. Catégorie potentielle, mobilisée symboliquement dans ce cas, le kōpū peut aussi être ponctuellement actualisé dans certaines circonstances : la chasse aux chèvres ou aux taureaux ; la réparation d’une barrière au fond de la baie, à Tukou, afin que les bovins (dont certains appartiennent au ramage propriétaire) ne viennent pas au village d’Ahurei pendant la nuit saccager les jardins et plantations dans leur recherche de plantes comestibles ; la gestion du futur d’une maison en ruine ou inhabitée ; la constitution d’une équipe lors des concours festifs dans l’île ; etc.
22À une échelle beaucoup plus petite que celle du kōpū, la famille implique moins de personnes mais ses prérogatives sur chacun-e sont encore plus importantes ; la primauté du lien avec les ascendant-e-s direct-e-s établissant les sentiments au sein de l’unité familiale résidentielle (désignée comme on l’a vu par le terme utuāare). Le terme pour préciser l’idée de couple et de cohabitation familiale est ma, adjoint au nom du représentant de la famille, en principe le mari. Une personne pourra ainsi voir son nom de mariage suivi du terme ma (par exemple, Firipa ma, Here ma) pour signifier l’inclusion des co-résident-e-s de la maisonnée qu’elle représente ou qui lui sont associé-e-s. Cette unité domestique a la famille nucléaire pour base, à laquelle peuvent s’adjoindre des proches comme les grands parents lorsqu’ils ont besoin de soutien et les enfants (avec parfois leurs propres enfants en bas âge) avant leur mariage et leur propre établissement résidentiel.
23Dans toute la Polynésie, avoir des enfants est crucial, car c’est une garantie de sécurité. Le respect des ancien-ne-s et de la communauté constitue une des spécificités fondamentales qui caractérisent ce que Camille Nakhid (2009) appelle The Pacific Way. L’autorité des parents, bien observée dans les années 1960 par Allan Hanson, reste prégnante aujourd’hui à Rapa et les enfants intègrent toujours l’obligation morale de soutenir leurs parents dans leur vieil âge. Souvent, les enfants se rapprochent de leurs parents âgés pour prendre soin d’eux, en résidant à tour de rôle à leurs côtés (avec leur propre famille de procréation) ou plus souvent en les accueillants chez eux. La prise en charge des responsabilités filiales peut être négociée entre les germain-e-s, mais elle semble le plus souvent endossée par les filles de la fratrie, notamment la cadette10. Si le parent âgé (veuf ou veuve) vit seul-e dans sa propre maison, des rotations de fētii subviennent généralement à ses besoins. L’expression fētii arofa désigne l’affection entre consanguin-e-s. Les grand-père et grand-mère, qualifiés de ìnaina dans la terminologie Rapa, sont devenus « co-père » et « co-mère » en français ; les nouvelles générations préférant ce terme à celui de « grand-père ».
24Un autre élément culturel qui met en jeu des liens affectifs est l’adoption (faaamu), généralisée dans l’île. Comme dans toute la Polynésie, il n’y a pratiquement pas d’adoption hors de l’espace des apparenté-e-s et les enfants adopté-e-s ont pratiquement toujours un lien généalogique avec leurs parents adoptifs. Les adoptions sont souvent décidées avant la naissance des enfants et s’effectuent au sein des réseaux inter-familiaux, notamment auprès des consanguin-ne-s proches comme les grands-parents, et dans une moindre mesure des germain-e-s des parents adoptifs. Les grands-parents adoptifs, vieillissants et de moins en moins contraignants (s’ils l’ont jamais été), offrent par ailleurs avec leur amour une grande liberté d’action aux enfants. Une grand-mère pourra ainsi accueillir et éduquer les quatre enfants de son fils après que celui-ci se sera séparé de sa compagne. Parfois, les grands-parents peuvent même effectuer des pressions pour adopter des enfants issus d’une union instable de leur fils ou fille, ceci en dépit du désir du ou de la partenaire – séparé-e ou non – d’en conserver la garde.
25Bien qu’élevé-e-s et résidant chez leurs parents adoptifs, les enfants faaamu conservent un lien familial avec leurs parents biologiques et leur rendent régulièrement visite. Les parents adoptifs ont le plus souvent déjà des enfants mais souhaitent en avoir plus. Les enfants adopté-e-s s’insèrent ainsi dans des fratries de germain-e-s. À la fin de l’adolescence, si les enfants adopté-e-s ont séjourné suffisamment longtemps chez leurs parents adoptifs, leur attachement envers eux est un fait établi, car une intimité émotionnelle s’est construite. Tout comme les enfants biologiques, ces enfants ont dès lors l’obligation morale de soutenir leurs parents adoptifs dans leur vieillesse. La force des liens avec la famille adoptive peut d’ailleurs s’exprimer avec la répétition de l’adoption sur une seconde génération. Un couple peut ainsi adopter une fille, sa sœur cadette puis un des fils de la propre famille de procréation de cette dernière, ainsi que la fille d’une union instable du premier fils du mari (fig. 7).
26Si les enfants adoptés ont en principe les mêmes droits que les enfants biologiques en matière d’appartenance aux groupes de descendance, ils sont toutefois, sous le regard de l’affiliation, reliés d’abord aux kōpū de leurs parents biologiques (mais ces kōpū sont pratiquement toujours aussi ceux des parents adoptifs…). Comme dans le reste de la Polynésie française, deux types d’adoption sont possibles à Rapa : l’adoption informelle (la plus fréquente) et l’adoption officielle (qui s’est développée depuis les années 1960-1970). Dans ce dernier cas, l’enfant faaamu hérite du nom du père ou de la mère faaamu et de tous leurs biens, au même titre que les enfants biologiques de ce couple. Le plus souvent, les parents qui donnent leur enfant à adopter continuent à toucher des allocations relevant de ces enfants, mais si la famille adoptive est officialisée, elle peut recevoir l’allocation familiale. Ce système d’adoption généralisée (car pratiquement toutes les familles nucléaires de l’île sont concernées) peut engendrer des écarts générationnels importants dans une même maisonnée entre les parents adoptifs et leur(s) enfant(s) faaamu.

Figure 7. Exemple d’adoption entre apparenté-e-s
27L’élargissement du champ de la parenté par l’adoption permet de multiplier les réseaux d’entraide. J’ai toujours été frappé de voir que les enfants faaamu faisaient spontanément référence à leurs deux couples parentaux – biologiques et sociaux – sans exclusive. De façon significative, à la question « Qui sont tes parents », ces enfants indiquent naturellement quatre noms : ceux de leurs deux catégories de parents.
28Adopté-e ou non, l’enfant hérite et succède toujours de sa mère et, si la paternité est connue, aussi de son père biologique. Comme l’a démontré Paul Ottino dans les années 1960 aux Tuamotu, les individus ne font pas de confusion entre les lignes directes et les collatérales, et ceci même si, nous l’avons vu, la terminologie de parenté ne distingue pas ces lignes (1972). Les personnes apparentées qui sont signifiantes et avec lesquelles on entretient des relations de réciprocité ne sont par ailleurs pas si nombreuses (un aspect également relevé par Ottino à Rangiroa). Les fētii sont finalement celles et ceux avec qui, dans un accord tacite, on peut se conduire comme avec des parents, avec lesquels on peut occasionnellement se regrouper pour des activités communes. Cela est facilité à Rapa par le fait que les insulaires sont pour leur grande majorité relié-e-s généalogiquement.
29De façon caractéristique, les noms de kōpū d’origine ne se retrouvent pas dans les patronymes actuels à Rapa. Il en va ainsi des Ngaitāpona, même si les Tuanua (ou, selon les cas, Tuanoa) sont localement considéré-e-s comme la descendance de ce ramage mythique11. Ce fait n’est pas dû à une absence de descendance mais provient d’erreurs dans l’écriture des noms dans les registres d’état-civil qui ont été établis en 1887. Suivant une logique française, l’inscription des noms dans ces registres a télescopé les conceptions locales de la transmission du nom. Le principe ancestral Rapa était que le père transmettait son prénom comme nom à ses enfants, qui transmettaient à leur tour leur propre prénom comme nom à leurs enfants. Ce principe apparaît dans les premiers temps dans les registres, puis le prénom (voire le surnom) d’un père a progressivement été fixé une fois pour toute comme patronyme, et transmis aux descendants, pour correspondre au modèle français. C’est ainsi que le nom Tereino – littéralement « mauvais voyage » (tere : voyage et ino : mauvais) –, initialement un sobriquet donné à un des rescapés des négriers péruviens relâché à Rapa en 1863 (cf. « Un passé ancestral »), fut transmis à certain-e-s de ses descendant-e-s tandis que d’autres reçurent le nom Make. Or le nom de cet ancêtre est Tupou Urutua a Make (1840-1923, né à Niue), Make étant le prénom de son propre père (fig. 8). Les descendants des deux autres prisonniers libérés ont quant à eux dès la seconde ou troisième génération reçu pour patronyme Faraire et Tamata qui étaient le prénom de leurs ancêtres, respectivement Faraire a Matevaru (1837-1895, îles Cook), engendrant la lignée Faraire, et Tamata a Fara ou Hehe a Afora (dit Mato) (1846-1923, Tokerau), engendrant la lignée Tamata.
Brune aux cheveux un peu crépus, le bon mot railleurs toujours au bout des lèvres, Itia Lea Corbel (née Make) a été très jeune adoptée avec son petit frère Bryan par leur oncle maternel Natana Tinomoe, après le décès prématuré de ses parents. Aujourd’hui, elle est mariée à Guénolé, un Breton débrouillard et réparateur de tout, des voitures aux ordinateurs, en passant par des appareils électroniques divers. Mère de deux enfants, Manate (un garçon) et Amiera (une fille qu’elle a eu avec Guénolé), elle travaille depuis 2003 avec ses amies Isabelle et Delphine à la cantine de l’école primaire de Rapa où, suivant les directives imposées, elle sert notamment aux enfants des cuisses de poulets importées et des gâteaux à la préparation instantanée. Courageuse et à la bonne humeur contagieuse, elle travaille aussi dans ses plantations et prépare régulièrement du pain dans les fours collectifs qu’elle distribue généreusement autour d’elle. Présente de diverses façons dans la vie locale, elle s’investit parfois aussi dans la troupe de danse de son quartier lors des fêtes locales.

Figure 8. Généalogie Make-Tereino
30Durant mes recherches, j’ai établi avec l’aide de mon épouse toute la généalogie de l’île sur la base des registres (de naissances, mariages et décès) de l’état-civil disponibles à la mairie de la commune de Rapa depuis 1887, ainsi qu’à Tahiti, au tribunal de Papeete et dans un centre administratif mormon de cette ville. Cette généalogie comprend près de 2 600 personnes, connectées les unes avec les autres et dont les plus anciennes remontent jusqu’à la fin du xviiie siècle (à travers l’évocation approximative de la date de naissance des parents par leurs enfants âgé-e-s à la fin du xixe siècle). L’analyse des généalogies de Rapa montre que les patronymes originels de l’île (Etau, Temuri, Angia, Tinomoe, Teia, Tuanua, etc.) sont à présent moins représentés que les patronymes hérités de personnes venant de l’extérieur, qui sont notamment Make, Tamata et Faraire, trois des jeunes gens originaires d’autres îles polynésiennes que je viens juste de mentionner et que le destin à conduits malgré eux à Rapa. Les noms Avaeoru et Pukoki, également très présents dans la population aujourd’hui, sont quant à eux respectivement originaires de Tahiti et de Mangareva.
31La pratique des sobriquets (iòa àùti) est commune à Rapa. Ils sont attribués par les co-insulaires et se rapportent à un événement lié à la personne qui le reçoit ou à sa personnalité. Il en va ainsi de « Tereino » (évoqué plus haut) et d’un ancêtre appelé « Ahuore », dont le nom était Teia, qui, pour quelques raisons aujourd’hui oubliées, fut retrouvé sans vêtements et reçut ce sobriquet en souvenir de l’événement (ahu : « vêtement » et ore : « sans »). Selon la tradition orale, le surnom « Tipi » (« couper »), qui est aussi l’ancêtre d’origine d’un kōpū, fut attribué à un homme parce qu’il aurait coupé par erreur une bouse de vache en pensant que c’était un taro… Plus récemment, le sobriquet ‘Affaire’ a été attribué à un résident de l’île en raison de sa propension à négocier ouvertement les choses.
32Aujourd’hui, la logique patronymique interfère fortement avec celle du ramage. Une accentuation agnatique associée à la transmission patronymique est aussi placée sur l’appartenance au kōpū. Cette accentuation ou inflexion, probablement pas nouvelle, n’est pas rigide mais elle est toutefois observable. Les descendant-e-s de l’ancêtre Make (ou Tereino) constituent ainsi presque un ramage en soi, même si ses enfants et descendant-e-s n’ont eu du sang Rapa que par l’épouse (Minahara a Etau, 1861-1919) qu’il a eue dans l’île (fig. 8). Il en va de même pour les descendant-e-s de ses deux compatriotes (Faraire et Tamata) co-rescapés du négrier péruvien de 1863.
33Des insulaires m’ont évoqué des tensions entre descendant-e-s de différents patronymes qui, suite à des consommations d’alcool lors des fêtes, peuvent déboucher sur des coups de poing entre jeunes hommes. Ce fait révèle que la frontière entre la logique du ramage et la logique familiale étendue est désormais de moins en moins nette. Des tensions proches de ce qu’ont pu être des conflits inter-ramages anciens (méconnus des protagonistes contemporains) peuvent ainsi s’exprimer entre différentes familles. Il n’y a pas encore longtemps, des pratiques de sorcellerie pouvaient mettre en jeu des familles à travers leur tāura, leur totem protecteur. Ces totems polynésiens (relativement peu évoqués jusqu’à ce jour dans la littérature anthropologique), qui ont une origine mythique au sein des ramages, sont très souvent de forme animale (chien, anguille, requin, tortue, millepattes, etc.) et peuvent être mobilisés pour défendre une personne ou une famille menacée ou victime d’une infortune, voire nuire aux personnes soupçonnées d’être à l’origine d’un problème présent où à venir. On pense aussi parfois que ces entités protectrices interviennent d’elles-mêmes pour défendre leurs descendant-e-s, s’il le faut en envoyant des maladies graves à leur ennemi-e-s (voir « Continuités culturelles »).
Masculinité et féminité
34Les modèles de comportement à Rapa sont d’abord intériorisés par les enfants dans la famille nucléaire auprès des premiers/ères autres signifiant-e-s que sont les parents et les germain-e-s. Comme partout en Polynésie, les apprentissages sont avant tout implicites et s’opèrent par l’observation et l’imitation des adultes ; la pratique conférant le savoir. Les comportements de genre impliquent des formes locales d’être et d’agir (privées et publiques) et des normes amoureuses que je présente ici.
35Tout travail de force, comme la chasse et la pêche, concerne d’abord les hommes. Ces activités incarnent et développent la masculinité Rapa qui s’illustre par des corps musclés, une voix le plus souvent grave et puissante, un sens des responsabilités, un courage dans la peine physique, voire en cas de blessure, et des attitudes corporelles que la culture considère appropriées au genre comme une stature droite et, en position assise, les jambes jamais croisées mais écartées, avec les deux pieds bien posés sur le sol. Une certaine mode du port de la barbe des années 1990 est aujourd’hui passée et la plupart des hommes sont biens rasés, avec éventuellement une moustache. Si la grande majorité d’entre eux portent les cheveux courts, voire très courts, les femmes ont les cheveux longs, le plus souvent attachés et plaqués avec un chignon, notamment dans la sphère publique. Un moment normatif où les cheveux des femmes Rapa sont lâchés est celui des spectacles de danses qui renvoient symboliquement à un « imaginaire de la sauvagerie ancestrale », à laquelle s’adjoint une sensualité expressive. La cheffe de danse (rangatira pupu), qui montre l’exemple avec des mouvements particulièrement déhanchés et encourage les danseuses lors de la prestation publique, se doit tout particulièrement d’avoir les cheveux défaits. Suite à leur séjour à Tahiti, quelques hommes portent des tatouages sur les bras ou sur les jambes mais ceux-ci sont quasiment inexistants sur les femmes. Les insulaires s’accordent à dire que la pratique des tatouages n’est pas une tradition ancestrale.
36Le développement des capacités physiques s’opère assez tôt à Rapa. Les élèves de l’île qui se trouvent au collège de Tubuai sont ainsi conscient-e-s de leur supériorité physique et, lors de rencontres sportives inter-îles, l’équipe de football de Rapa surpasse par exemple systématiquement celles des autres îles Australes. L’interprétation locale de cette domination renvoie à la présence à Rapa de montagnes dans lesquelles les jeunes sont habitué-e-s à marcher pour aller aux tarodières et ramener de lourds sacs de taro sur les épaules par des sentiers difficiles, ou à courir (pour les hommes) lors de la chasse aux taureaux ou aux chèvres. Des rencontres au sein de l’archipel, qui ont lieu tous les deux ans, servent de préliminaires aux Jeux polynésiens qui impliquent tous les districts et îles de la Polynésie française. En 2010, l’équipe de football en salle (futsal, à sept joueurs) de Rapa est d’ailleurs arrivée première de la compétition en Polynésie française, puis s’est inclinée de peu en finale des jeux du Pacifique (contre Fidji) où elle avait représenté le Territoire. Bien que confrontée à des équipes de Tahiti logiquement plus fortes qu’elle, car elles bénéficient de conditions d’entrainement meilleures, l’équipe de Rapa est peu à peu devenue l’équipe à battre dans cette compétition. Elle a d’ailleurs à nouveau gagné la compétition à Tahiti en 2013. Sans infrastructure particulière, l’équipe de football à onze joueurs est elle aussi très performante dans les Jeux polynésiens.
37S’il est attendu une certaine retenue de la part des hommes, l’apprentissage des rôles féminins laisse plus de place à l’émotivité. Les filles par exemple peuvent laisser couler des larmes (parfois de concert avec leur mère) lors du départ du bateau sur le quai de Temotuiri qui va les emmener à Tubuai où les enfants resteront en internat pendant six mois ; un luxe interdit à leurs frères et cousins, ces derniers se devant d’exprimer une masculinité à travers le contrôle de leurs émotions. Lors de mes enquêtes à Rapa, je ne me souviens pas d’avoir vu un homme de l’île verser une larme, et ceci quel que soit son âge. Un seul homme résidant dans l’île, connu pour sa douceur et le soin qu’il donnait à son apparence, même à un âge avancé, n’endossait pas les modèles de la masculinité locale. Il a toutefois eu une famille avec des enfants, et gagné la sympathie et le respect de la population entière.
38Faa tāne (« Sois un homme ! ») n’en demeure pas moins une expression moqueuse souvent adressée par les hommes à de jeunes hommes qui, par leur attitude, ne respectent pas les critères locaux de masculinité. Un étranger (popaâ*) qui a du mal à saisir le poisson qu’on lui tend par les yeux, comme c’est la coutume à Rapa, peut ainsi entendre cette injonction mi railleuse, mi agacée… Faa tāne implique des attitudes mais aussi une force physique. Dans sa version extrême, cela consiste à ne pas hésiter, lors de la chasse, à empoigner un taureau qui charge par les cornes et à lui tordre le cou pour le faire tomber (exploit que seuls trois hommes peuvent, dit-on, réaliser dans l’île aujourd’hui). Sinon, cela consiste à découper et dépecer le taureau à l’endroit même où il s’est effondré quelques instants plus tôt et où on lui a tranché la gorge, et à transporter sur son épaule des morceaux de chair chaude et sanguinolente sur les chemins escarpés jusqu’à la baleinière. La masculinité implique aussi de rester calme en mer au milieu de requins gris (maò raira) agités autour des poissons déjà attrapés au fusil sous-marin et attachés au tui12 que l’on traîne derrière soi tandis que l’on continue sa pêche sous-marine plus ou moins loin du bateau ; la seule exception à cette bravoure résultant de l’apparition (assez rare) du requin tigre (maò toretore), qui implique une retraite immédiate vers le bateau. La masculinité est tout particulièrement symbolisée par un objet (aussi employé par les femmes mais dans une moindre mesure) associé à la vie locale : la machette (tipi rahi), qui constitue quasiment une extension de la personne13.
Le crâne rasé, le teint mat, Clément Make (dit Keke), la quarantaine, est un des quelques doux colosses de Rapa. Sa taille et sa force le classent parmi les rares hommes qui à la chasse peuvent arrêter le taureau en l’attrapant à mains nues par les cornes. Ce père de trois enfants – Vinioura, Heiura, Manahura – vit avec Yvette Hatitio, originaire de Rimatara (où leur premier fils a été adopté) et qui est la couturière la plus sollicitée de Rapa. Travaillant ici ou là lorsque les opportunités se présentent, notamment à la station météo, il a construit son propre bateau pour aller pêcher et est de plus en plus actif, en qualité de membre confirmé (taeake) au temple.
39Le rapport aux animaux sauvages, quels qu’ils soient (bovins, caprins…), relève aussi principalement du monde masculin. Ce sont les jeunes garçons qui attrapent les coqs sauvages et les gardent en trophées qu’ils promènent avec eux, attachés à une corde, jusqu’au jour où ces volatiles s’échappent et retrouvent leur liberté. Il y a encore quelques années, les enfants organisaient des combats de coqs et utilisaient leur propre coq pour capturer d’autres coqs sauvages. Dans la division du travail local, les hommes, nécessairement polyvalents, sont non seulement agriculteurs, pêcheurs et chasseurs mais aussi en charge de la construction des bateaux (notamment des baleinières mais ce savoir de moins en moins utile se perd), de la maison et des réparations qu’elle nécessite, et parfois aussi artisans. Cette polyvalence se retrouve à un moindre degré chez les femmes, qui sont surtout agricultrices et artisanes et, dans le champ de l’approvisionnement marin, ramassent les coquillages (pūpū), algues (remu), oursins (vana) et mollusques (akaekae). Aux femmes revient également en principe la cueillette des graminées, des goyaves et la préparation du pain dans le four à bois collectif ou privé. Avec les filles de la maisonnée, elles prennent également soin des enfants en bas âge, des préparations culinaires et des autres activités domestiques, comme le nettoyage de la maison et le lavage du linge.
40Si la force physique est attendue des hommes à Rapa, elle n’est toutefois pas un critère uniquement masculin. La plupart des femmes de l’île développent en réalité assez vite une force physique liée aux activités insulaires auxquelles elles sont associées dans leurs familles. Ces activités sont principalement les marches dans les montagnes jusqu’aux tarodières, le travail dans la plantation et, tout comme les hommes, le transport des sacs de taro. La robustesse des femmes Rapa et leur engagement dans des travaux de force ont d’ailleurs beaucoup impressionné les visiteurs occidentaux de l’île, notamment au milieu du xxe siècle. Si les hommes et les femmes sont engagé-e-s dans l’activité de subsistance des tarodières, une certaine répartition des taches s’y retrouve également. Les femmes récupèrent le plus souvent les taros arrivés à maturité, tandis que les hommes travaillent surtout à irriguer et réaménager ces tarodières en y ajoutant de la terre. Bien qu’en principe moins lourds que ceux des hommes (qui peuvent approcher les 80 kg), les sacs de taro ramenés par les femmes restent très lourds (et peuvent dépasser les 40 kg). Progressivement, les sacs les plus lourds vont être portés par les plus jeunes hommes de la maisonnée, les adultes de plus de quarante ans leur laissant peu à peu cette charge. C’est ensuite généralement aux femmes d’éplucher les taros et de les préparer pour être consommés. Elles préparent également la pōpoi, l’alimentation de prédilection des Rapa, un travail physique durant lequel la pâte est ramollie avec une lourde pierre dans une main et, augmente peu à peu par l’accumulation progressive avec l’autre main d’autres taro bouillis à écraser sur une grande et lourde pierre plate fixée sur le site qui peut être privé (voir « Continuités et changements alimentaires » et Annexe I). Cette activité, qui nécessite et produit de la force, était autrefois effectuée en groupe dans la rivière avec un chant rythmé, accompagné par le battement des pierres sur la pâte. C’est aussi dans la rivière qu’elles lavaient le linge qui était ensuite mis à sécher sur les arbustes entourant les lieux ou autour des habitations.
41Outre la force physique, le courage et la résistance des Rapa face à la douleur et la souffrance, impressionnent le personnel infirmier temporairement en poste dans l’île. Elle a parfaitement été décrite par William Mulloy dans son journal suite à la restauration du pare Morongo Uta en 1956 :
Nous avons commencé à travailler avec une équipe de 56 personnes qui faisaient l’ascension de la montagne chaque matin et retournaient au village tous les soirs, un exploit d’endurance tout à fait remarquable. Ces gens du fait que pratiquement toutes les terres qu’ils ont sont dans les hauteurs, sont aussi agiles que les chèvres de montagne et capables de faire des exploits d’escalade que je n’avais jamais vu avant […]. Une autre chose inhabituelle à propos de cette équipe de travail était que vingt-quatre de ses membres étaient des femmes et je reconnais qu’elles ont fait plus de travail que les hommes […].
Un matin une jeune femme d’environ 25 ans vient me voir et me dit qu’elle avait des douleurs d’estomac. Je lui dis de retourner au camp et de s’allonger dans mon lit jusqu’à ce qu’elle se sente mieux et je n’y pensais plus. Une fois le travail fini et tout le monde rentré au village, je revins au camp et je la trouvais en train de se tordre de douleur sur le lit, le pouls faible et à moitié consciente. En l’interrogeant, j’appris qu’elle avait fait une fausse couche la veille, ce qui ne l’avait pas empêché de revenir sur le site des fouilles pour travailler avec sa pelle et sa pioche […]. Il était presque 4 heures de l’après-midi. Vers 5 heures Martin descendit de la montagne pour aller chercher le docteur.
J’attendis assis dans une flaque d’eau à côté de la jeune fille en essayant de faire ce que je pouvais, notamment en la maintenant au chaud. À ce moment, j’étais persuadé qu’elle allait mourir et j’étais vraiment désespéré de ne pouvoir rien faire. Vers 2 heures du matin Martin, revint avec le médecin et trois indigènes. Le docteur avait décidé qu’elle devait être immédiatement transférée sur le navire. Mais le vent hurlait, tout était noir et la pluie tombait à torrents. Nous coupâmes du bois, fîmes une civière et allongeâmes la jeune fille comme un sac d’avoine sur celle-ci, puis nous commençâmes à descendre le sentier vers la rive. Ce sentier que je n’ai pas mentionné auparavant ferait passer toutes les autres pistes de montagne pour des routes pavées. Par temps clair, l’ascension était difficile et il fallait s’accrocher avec les mains et les pieds. La nuit, avec une tempête de vent, il était pratiquement impossible à pratiquer. La plupart du temps la pauvre fille fut suspendue verticalement dans la civière alors que nous nous accrochions désespérément aux rochers. Nous arrivâmes finalement au rivage et nous dûmes nous frayer à nouveau un chemin à travers la brousse pour rejoindre la mer. Nous mîmes la civière sur une pirogue à balancier et sur une mer agitée nous fîmes une traversée de près de cinq miles [8 km] vers le navire.
Nous arrivâmes le matin. Alors que la tempête s’apaisait, je retournai immédiatement travailler sur le site. La jeune fille resta dans le navire pendant trois ou quatre jours. Elle fut ensuite transportée au village et je fus heureux de la voir, une semaine plus tard, à nouveau au travail. Le pouvoir de récupération de ces gens est merveilleux. Au moment où j’écris ces lignes, elle vient d’arriver devant la porte de la cabine heureuse comme un pinson (elle va à Tahiti avec nous) (Mulloy, 195614).
42Avec une pointe de moquerie pour les hommes peu motivés à travailler pour lui (voir plus bas), Thor Heyerdhal décrit aussi la force des femmes qu’il voit au même moment :
J’ai regardé toutes les filles robustes qui me contemplaient avec impatience et j’ai conclu le marché. Après tout, ce sont elles qui ont été habituées à faire le travail sur cette île […].
Il n’y avait pas le moindre ralentissement dans le tempo des vahine dans les jours qui suivirent. Les hommes furent laissés assis dans le village à manger de la popoi (Heyerdhal, 1958 : 342-34215).
43Aujourd’hui, les jeunes femmes peuvent être présentes lors de la chasse aux taureaux et participer au découpage des animaux abattus. Leur force physique s’exprime également dans la pratique du volleyball, équivalent féminin du football à Rapa, discipline dans laquelle elles agissent avec puissance et dextérité. Plus tard, la féminité va s’exprimer au temple avec le port de chapeaux confectionnés par elles-mêmes et de robes très soignées. L’artisanat, notamment la confection des chapeaux, est très développé depuis quelques décennies et implique une grande majorité de femmes généralement regroupées dans les diverses associations de l’île (cf. « La coopérative et les associations locales »).
44Comme la chasse aux taureaux sauvages, la pêche et ses produits font aussi l’objet d’une distribution des rôles. Si à la chasse les femmes prennent souvent en charge le découpage de la viande de taureau, au retour de la pêche, il leur revient en principe de prendre soin du poisson. Certains pêcheurs déposent d’ailleurs tout simplement le poisson sur la jetée en quittant leur bateau, après l’avoir amarré et nettoyé, laissant leur femme (et les filles de la famille) s’occuper de la suite, c’est-à-dire l’écaillage, le vidage et le découpage (le plus tôt étant le mieux). D’autres pêcheurs incluent toutefois cette activité dans leur programme de pêche et apportent le poisson déjà écaillé par eux-mêmes à la maison. Lors des pêches collectives impliquant la communauté, la division du travail est plus marquée et, après huit heures de pêche non-stop, dès qu’ils ont quitté leur bateau et lancé les poissons pêchés sur des feuilles vertes placées sur la jetée, les hommes rentrent nonchalamment au village avec le sentiment du devoir accompli. Ils croisent ainsi des femmes qui se dirigent avec leurs couteaux dans l’autre sens, les unes vers les poissons pour les nettoyer, d’autres vers le gros tas d’oursins avec un bâton pour ensuite – assises de façon très caractéristique sur le sol (les jambes tendues légèrement écartées et le buste plus ou moins droit) – casser les épines et la coque de ces oursins un à un afin de les ouvrir et d’en retirer la chair, tandis qu’un troisième groupe de femmes s’occupe des langoustes déposées par les hommes dans une brouette. Quant à la participation des femmes à la pêche en mer, les hommes semblent s’accorder à ne pas la souhaiter car elles sont souvent sujettes au mal de mer – un problème pratiquement inconnu pour eux. Les hommes font par ailleurs leurs besoins en mer au bord du bateau dans l’indifférence des autres pêcheurs présents et ils savent que la présence d’une femme parmi eux compliquerait les choses...
45Si les activités d’approvisionnement en nourriture animale relèvent d’abord des hommes, la capacité à traiter les maladies est un important savoir-pouvoir surtout réservé aux femmes. Ce sont elles qui possèdent et se transmettent, en principe de mère en fille, les savoirs associés aux cures médicinales. Ce savoir disparait toutefois progressivement, en raison notamment de la présence de l’infirmerie dans l’île, mais bon nombre de femmes connaissent toujours des remèdes traditionnels pour lesquels elles sont encore régulièrement sollicitées (voir « L’infirmerie : nouvelles possibilités et dépendances médicales »).
46Aujourd’hui, les hommes et les femmes mangent le plus souvent ensemble, avec les enfants. Comme cela a été décrit à propos d’autres milieux polynésiens pré-européens, il semble qu’autrefois une certaine préséance masculine faisait que les hommes mangeaient avant les femmes qui les servaient et se retiraient ensuite pour manger entre elles. Des observateurs ont même rapporté qu’elles plaçaient la nourriture, en l’occurrence la pōpoi, dans la bouche des hommes. Cette pratique n’est toutefois pas confirmée par la tradition orale. Quoi qu’il en soit, la place des femmes dans la cellule familiale est très importante. Dans une interview donnée à un journal grand public de Honolulu, John Stokes a d’ailleurs pu dire d’elles qu’elles étaient « les seules travailleuses de Rapa » (1923). Leur autorité, à rapporter à leur très importante contribution à la famille, se retrouve peut-être symboliquement dans le principe qui régit les chants polyphoniques : ce sont elles qui choisissent le chant et le relancent à volonté, amenant les hommes à enchaîner vocalement sur la relance qu’elles ont choisie.
47Il existe par ailleurs une sociabilité féminine, avec des réunions organisée exclusivement par des femmes et pour des femmes. Cette sociabilité s’exprime notamment lors des fêtes du Heiva et de fin d’année, à l’occasion desquelles certaines familles construisent des stands de restauration (‘baraques’), où les femmes peuvent se retrouver pour déjeuner entre elles, sans aucune présence masculine. Les femmes d’âge mûr, qui peuvent organiser des tuāroì* pour la communauté, montent une fois par mois un tuāroì uniquement féminin dans l’un ou l’autre village. Parmi les moments de sociabilité exclusivement féminins figurait aussi, selon ce qui a pu être évoqué, l’épouillage des femmes entre elles (àruke te kutu), les poux étant tués avec les dents (Laffont, 1956) : une pratique que je n’ai pas observée et dont il m’a été dit qu’elle n’a plus vraiment cours. S’agissant des limites de la promiscuité de sexe, on se souviendra que Stokes (1923) mentionne qu’en 1922, les hommes et les femmes se baignaient à des heures différentes dans la rivière qui traverse le village d’Ahurei ; une situation encore observée par les militaires français de la station météo dans les années 1970, emblématique de la séparation des sexes dans les sphères de vie et d’activités.
48D’une certaine façon, les femmes de Rapa constituent un contrepouvoir local, et elles en ont conscience. Il semble d’ailleurs qu’elles aient parfois décidé de compenser par leurs propres actions et décisions ce qu’elles estimaient être l’insuffisance ou l’irresponsabilité masculine. De passage à Rapa en 1951, Jean Laffont rapporte que face à la réticence des hommes à décharger et installer un matériel apporté en bateau dans l’île par l’administration française s’ils n’étaient pas rémunérés, les femmes firent savoir qu’elle s’en chargeraient elles-mêmes avec les enfants si nécessaire, ce qui décida les hommes à effectuer la tâche demandée (1956 : 11). Un épisode similaire de grève masculine cassée par les femmes de Rapa est également rapporté par Thor Heyerdhal (1958) (voir « Solidarités, entraides et réciprocités »). Lorsqu’elles atteignent un certain âge et le statut de māmā (auparavant vers soixante ans et aujourd’hui plutôt vers soixante-dix), les femmes, toujours actives en principe, voient la considération qui leur est due augmenter.
49Au terme de ce bref aperçu des modèles et pratiques de la masculinité et de la féminité, il est important de rappeler que si certaines activités locales sont associées à un genre, hommes et femmes sont par ailleurs largement engagés dans des activités polyvalentes – parmi lesquelles la pêche, l’agriculture (selon les investissements familiaux), les emplois temporaires distribués par la mairie (voir « Revenus et salaires externes »), les activités religieuses et la préparation d’événements collectifs (banquets et spectacles) – qui nécessitent des soutiens et entraides mutuels entre les genres selon une distribution organisée des rôles. Les deux sexes se lèvent par ailleurs aussi tôt l’un que l’autre, avant le lever du soleil, entre trois heures et cinq heures du matin selon les cas, pour vaquer à leurs activités quotidiennes.
50Comme partout ailleurs, la socialisation aux rôles masculin et féminin commence tôt, avec l’observation des aîné-e-s et l’intériorisation des modèles qu’elles et ils présentent. Très choyé-e-s dans leur jeune âge, les enfants acquièrent une certaine autonomie et liberté d’action hors de la maisonnée à partir de cinq-six ans. Les jeux occupent à ce stade une place importante et se pratiquent avec les voisin-e-s et apparenté-e-s de la même classe d’âge. L’attitude généralement chaleureuse, confiante et amicale des jeunes enfants envers les personnes étrangères de passage peut conduire ces dernières à y voir l’expression d’un manque affectif à la maison. Mais cette interprétation néglige une logique relationnelle locale valorisant la pudeur et une certaine « réserve communicationnelle » (voir « Réserve publique ») ; cette logique gouverne les interactions au sein de la famille, notamment entre les adultes et les enfants, qui apprennent assez tôt à se débrouiller seul-e-s. Cette même interprétation oublie par ailleurs que l’affection des parents envers leurs enfants peut s’exprimer par d’autres critères (regards, gestes tendres) que celui explicite de la parole. Le lien affectif peut ainsi s’exprimer dans la proximité corporelle, dans la mesure où les membres d’une famille se retrouvent encore parfois, comme autrefois, dans leur propre maisonnée ou lors de déplacements, à dormir ensemble dans une même pièce de la maison, sur une natte posée sur le sol ; unité familiale et promiscuité physique étant ainsi conjuguées dans le silence complice.
51La participation active des enfants aux activités des adultes a longtemps été centrale dans leur socialisation à Rapa. Comme le note Allan Hanson, durant la phase où l’enfant apprend, il est un tamarii haapī (1973 : 8) exerçant des activités telles qu’aller chercher du bois pour la cuisson des aliments, travailler dans les tarodières avec les parents, prendre en charge un bébé ou un-e germain-e en bas âge et aider, pour les filles, la mère et sa (ou ses) sœur(s) à préparer la nourriture – comme la pōpoi – accompagner (pour les garçons) le père et éventuellement le(s) frère(s) aîné(s) à la pêche, etc. Le travail des enfants était incontestablement plus important auparavant qu’aujourd’hui. Ces dernières années, les jeunes entre dix et seize ans internes au collège de Tubuai n’ont séjourné dans l’île que pendant les vacances scolaires. Même si la notion de « vacances » est dans le contexte local importée, cette situation a des incidences sur les représentations et pratiques des jeunes adolescent-e-s et de leurs parents, qui les exemptent souvent des tâches quotidiennes d’autrefois. À la fin de leurs études et à leur retour dans l’île, l’apprentissage de la vie locale se fait alors en accéléré, non sans difficultés parfois (voir « L’école primaire : éducation scolaire et décentrement insulaire »).
52Quatre stades de la vie à Rapa étaient distingués par Hanson dans les années 1960 : la prime enfance, l’enfance (tamariì), l’adolescence (taureàreà*), l’âge adulte (tangata paari*) (1973 : 8). À l’enfance sont attachées innocence et pureté sexuelle. La perte de la virginité marque le passage de l’enfant à l’adolescent-e. L’institution polynésienne de la circoncision des garçons (tehe), à l’initiative du garçon, entre dix et treize ans, en privé et sans cérémonie particulière (voir « L’infirmerie : nouvelles possibilités et dépendances médicales »), et celle du perçage des oreilles aux premières règles (Laffont, 1956 : 25) marquent et inscrivent le corps dans l’espace collectif. Le mariage va généralement concrétiser le passage de l’état d’esprit adolescent (feruri taureàreà) à celui de l’adulte (feruri paari), à la maturité sociale, sans que cela soit aujourd’hui une condition contraignante.
53Dans les représentations locales du cours de la vie, les notions de taureàreà (taurekareka en rapa) et de tangata paari renvoient à des comportements privés et publics. Contrairement aux taureàreà, qui vont s’amuser, vivre au présent et peut-être voler les autres, être tangata paari, aussi bien pour un homme que pour une femme, c’est ne plus penser ni agir de façon insouciante, et ce même si l’on n’est pas très âgé-e. Cela suppose de se consacrer à sa famille et de rechercher une certaine stabilité économique en prévoyant quelque peu le futur. Être tangata paari suppose d’avoir le sens de la honte, c’est-à-dire d’éviter d’être un tangata àamā, une personne qui porte la honte sur elle, mais plutôt d’exprimer l’état de tangata ou fētii faatura (faatura signifiant « respect, respecter »), d’être une personne, un-e apparenté-e digne et respectable.
54De façon intéressante, la notion de paari signifie non seulement « être mûr » mais aussi « se durcir » (faapaari) et pointe le fait d’endosser une certaine sagesse. Le statut de tangata paari met en jeu la capacité à faire preuve de patience (faaòromaì) et à dépasser une épreuve, une colère, une fatigue. Le concept faaòromaì signifie la capacité à endurer la souffrance, qui peut aussi être causée socialement. Il implique de garder son calme en toute occasion, une attitude valorisée par la comunauté. Le contrôle de ses émotions et le fait de pouvoir émettre des paroles publiques réconciliantes, valorisant le vivre ensemble pacifique et solidaire, va souvent de pair avec un investissement religieux reconnu16.
55Àamā (la honte) et faatura (le respect) sont les deux pôles d’un axe comportemental propre à servir de pivot à la vie d’une personne (je reviendrai sur la notion de àamā dans différents chapitres). À l’opposé, des tangata paari qui travaillent et sont courageux (itoito), se trouvent les tangata ùpeùpe, paresseux et porteurs d’un mauvais exemple. Un dicton local dit d’ailleurs : Si tu es fatigué, il ne faut pas le dire. Mange ta fatigue, garde-là pour toi.
Relations prémaritales et mariage
56Les premières relations amoureuses sont reconnues comme étant le fait de taureàreà, de jeunes plus ou moins insouciant-e-s. Comme l’observait Allan Hanson il y a cinquante ans, durant cette phase de la vie, il est accepté que la personne ne se conduise pas de façon tout à fait mature. Cette période est aussi celle des relations sexuelles qui peuvent conduire à des maternités et paternités précoces, dès seize ou dix-sept ans, y compris alors que la jeune fille se trouve encore au collège. De fait, les hommes et femmes Rapa ont souvent plusieurs enfants avant de se marier. Mais si avoir beaucoup d’enfants permettait auparavant d’avoir de l’aide dans la maisonnée, c’est aujourd’hui synonyme de dépenses financières pas toujours évidentes à assumer pour les familles. C’est pourquoi le nombre moyen d’enfants par famille n’est désormais que de deux ou trois et les familles de dix à quinze enfants relèvent en 2013 d’une autre époque.
57La question de la liberté sexuelle comme réalité polynésienne, comme réalité des taureàreà (Levy, 1973) ou comme notion construite par le « polynésianisme occidental », a déjà fait couler beaucoup d’encre, et le débat n’est pas clôt (Tcherkezoff, 2001 ; Rigo, 2004). Seules les études de cas replaçant les pratiques dans leurs contextes sociaux permettent d’éviter des généralisations malheureuses. En 1912, Eugène Caillot décrivait une situation dans laquelle les filles « se font déflorer par les jeunes garçons dès l’âge le plus tendre » (1932 : 23). À Rapa, dans les années 2000, des situations d’inceste au sein de familles m’ont été évoquées, mettant en jeu le père avec sa/ses fille(s), ou un frère et sa sœur. Ces relations au sein du « premier sang » (hōê toto) sont socialement réprouvées, tout comme celles entre cousins et cousines du second et troisième degré. Les premières se rapportent avant tout à un passé où la promiscuité de la pièce à coucher était grande ; parents et enfants dormant sur des nattes à même le sol dans la même pièce. Il semble que la sexualité ait longtemps été banalisée par le fait que les enfants étaient présent-e-s lors des ébats sexuels des parents dans la pièce obscure qu’ils et elles partageaient avec eux. Dans ce contexte intime, le contact physique d’un homme (fût-il le père), avec une fille (fût-elle sa fille) relevait du possible. Des relations ont ainsi pu être forcées tandis que d’autres semblent avoir été vécues comme faisant presque partie de l’ordre des choses. Aux dires des Rapa, ces relations sexuelles incestueuses ont parfois donné lieu à des naissances, dont l’origine soupçonnée par la communauté reste dans l’ordre du non-dit public. Mais les temps changent et aujourd’hui cette intimité sexuelle liée à la proximité du dormir disparaît progressivement avec les nouvelles formes d’occupation de l’habitat. Les référents de la moralité sexuelle changeant également avec l’élargissement des représentations qui favorisent l’ouverture à d’autres modèles de comportement, l’abus paternel sur une fille est désormais conscientisé comme une faute répréhensible.
58Les référents sociaux en matière d’interdits sexuels et amoureux touchent aussi des relations sociales qui ne mettent pas en jeu le lien consanguin. Un exemple : une jeune fille qui a entretenu une relation avec le fils issu d’une première union de la compagne de son demi-frère, avec qui elle n’a donc aucun lien biologique, sera stigmatisée pour avoir enfreint un interdit relationnel avec une personne qui entre dans la catégorie des fētii proches, celle de ses « neveux ». Comme dans beaucoup de sociétés à travers le monde, ces situations sont d’ailleurs interprétées comme des fautes, sources de malédiction ou de sanctions ancestrales ou divines pour les protagonistes ou leur famille.
59L’étude exhaustive des généalogies de Rapa démontre un certain nombre de naissances sans père au cours du xxe siècle. Plusieurs de ces naissances sont par ailleurs à mettre au compte de visiteurs de passage. Dans cette île isolée du Pacifique sud, ces passages sont principalement associés à des expéditions scientifiques et à la présence de militaires dans les années 1960. D’après la mémoire locale, il semble qu’il y ait eu un encouragement des ancien-ne-s à ce que les filles aient des relations avec des étrangers afin de « renouveler le sang ». Cette attitude est structurellement explicable et ne s’associe pas à l’idée d’une « légèreté » des femmes Rapa. En réalité, la réserve des filles est associée à une certaine honorabilité qui s’étend à leur famille. Des adultes m’ont d’ailleurs affirmé que, jusqu’assez récemment, les allées et venues des filles étaient surveillées par leurs parents.
60Comme dans toutes les petites communautés insulaires en Polynésie, la question du choix du ou de la partenaire est à Rapa un enjeu crucial pour les individus et la communauté. Le système de parenté y est indifférencié et relève des structures complexes qui, comme l’entend Claude Lévi-Strauss (1949), n’édictent que des prohibitions de partenaires. Chacun-e a la responsabilité de se trouver un-e conjoint-e qui ne lui soit pas trop proche sous ce rapport de la consanguinité. Le principe du mariage au-delà du troisième sang (toru toto), évoqué par Paul Ottino concernant les Tuamotu (1972), se retrouve d’après mes observations à Rapa, bien qu’il ne soit pas toujours respecté. On parle ainsi des toto fētii (parents par le sang) pour désigner les personnes apparentées avec lesquelles l’alliance est prohibée ; les toto piri, très proches (jusqu’au troisième sang), sont distingué-e-s des toto ātea, plus éloigné-e-s, avec qui l’alliance est possible – mais toujours pas souhaitée jusqu’au cinquième sang. Si le concubinage est plus ou moins toléré entre consanguin-e-s à un certain degré, le mariage avec un toto piri, qui officialiserait une relation généalogique trop proche, reste réprouvé et source de honte sociale (toto piri mea àamā). Idéalement, comme dans le reste de la Polynésie, le mariage est autorisé à Rapa à partir du « quatrième sang » (maha toto), mais l’isolement géographique de Rapa et la chute de sa démographie au milieu du xixe siècle ont engendré une certaine flexibilité en matière d’interdits de consanguinité. L’exploration généalogique de la population de l’île m’a ainsi permis de constater que pratiquement toutes et tous les Rapa vivant en relation maritale aujourd’hui ont un-e ancêtre commun-e à un niveau qui varie, selon les cas, des arrière-arrière grands-parents (quatrième génération ascendante et donc quatrième sang) jusqu’à des ascendant-e-s à la sixième, voir septième ou huitième génération.
61Dans une population qui tourne autour des cinq cents habitant-e-s depuis plusieurs décennies, trouver un-e partenaire conforme – c’est-à-dire autorisé-e – en matière de consanguinité dans l’île est devenu un souci majeur pour les jeunes. Chacun-e sait que le toto Rapa, le sang Rapa, du ou de la partenaire potentiel-le risque d’être socialement problématique. Il est donc clair pour toutes et tous qu’il faut trouver un toto rāpae, un sang extérieur, ce qui nécessite d’entrer en relation avec des personnes étrangères à l’île. C’est d’ailleurs un des bénéfices collatéraux de l’investissement de la grande majorité des jeunes insulaires dans les activités artistiques du Heiva, celles sportives des jeux inter-îles et celles religieuses du uì âpī*, qui (avec parfois des invitations de délégations massives pendant plusieurs semaines) les mettent régulièrement en contact avec les jeunes d’autres îles de la Polynésie française. Ces investissements mettent ainsi en jeu une fonction manifeste – l’activité proprement dite – et une fonction latente – d’ordre matrimonial. Un certain nombre de personnes originaires de Raivavae, Rimatara, Rurutu et Tubuai, les quatre autres îles des Australes (les jeunes des deux premières se trouvent dans une situation à peu près semblable, bien que moins extrême qu’à Rapa), et aussi d’autres îles de la Polynésie française, vivent ainsi en couple avec un homme ou une femme de Rapa. Dans le même temps, d’autres Rapa ont rejoint leur conjoint-e-s dans leur île d’origine, voire en France. Plusieurs femmes ont eu des conjoints métropolitains français avec qui elles ont eu des enfants. Le scénario le plus fréquent de ces unions est le départ de la jeune femme de Rapa pour suivre son partenaire. En 2013, seuls deux métropolitains résidaient en permanence dans l’île avec leur compagne ou épouse Rapa (voir « Passages et résidences des ‘autres’ »).
62Il est admis qu’on puisse avoir plusieurs partenaires, et des enfants avec eux avant le mariage. Mais si les relations amoureuses et sexuelles pré-maritales apparaissent en tant que telles dans l’ordre des choses, après la naissance d’enfants une certaine pression sociale n’en est pas moins exercée par les adultes sur le couple afin qu’il « régularise » sa situation à travers une union officielle. Allan Hanson avait ainsi observé dans les années 1960 l’action d’une institution appelée pèrerina, regroupement de diacres et de sous-diacres avec leurs femmes et d’autres membres mariés de la paroisse, qui se rendaient à l’improviste – de préférence la nuit – chez un couple en concubinage afin de sermonner de façon solennelle les coupables et de les enjoindre à officialiser religieusement leur union à travers un mariage validé par la communauté ; confrontés à cette pression morale, les amants n’avaient d’autre choix que de faire amende honorable, idéalement en promettant de se marier dans un futur proche. Cette pratique n’a apparemment plus cours depuis longtemps à Rapa. Si, suite à un conseil, des diacres peuvent toujours aller à la rencontre des couples, surtout avec enfants, pour les inviter à se marier, ils ne le font plus à l’improviste. Aujourd’hui, le pererina consiste d’abord à rendre visite aux personnes frappées de deuil et aux malades (à la maison ou au mini-hôpital de l’infirmerie) afin de les soutenir avec des prières. Avant cette réunion de prières, la femme d’un diacre rend d’abord visite à la personne malade : si cette dernière n’est pas demandeuse, la prière collective ne sera effectuée qu’au temple, et uniquement par des femmes (pas nécessairement de diacres).
Les cheveux clairs et ondulés, pratiquement toujours attachés derrière la tête, une petite taille svelte, Titaua Kareva, la cinquantaine, agit avec détermination et courage. Fille de Terai Tairi Teheiura et d’Albert Jean, lui-même fils de François Xavier Jean, un canadien québécois venu changer de vie à Rapa dans les années 1920, qui avait ouvert le premier magasin et s’était marié avec une insulaire, Tauopua Maihuri, Titaua a gardé le sens de l’entreprise qui caractérise sa famille paternelle et la conduit à être très active dans ses plantations. Mère de deux enfants d’une précédente relation, elle s’est mariée il y a quelques années avec Michel Kavera, né à Hao (Tuamotu) et qui était arrivé jeune garçon à Rapa avec sa mère, qui y avait suivi son conjoint, Lionel Watanabe. Titaua et Michel ont eu deux garçons, Frank et Serge. Le couple est l’un des plus actifs de l’île dans le domaine de l’agriculture, notamment de la production de légumes d’origine européenne. Michel et elle font partie des quelques familles à posséder une voiture. Ils habitent vers le quai, à l’emplacement de l’ancien poulailler d’Albert Jean, qu’ils ont complètement restauré et augmenté pour en faire une des habitations les plus confortables et pourvue d’un des jardins les plus riches en variétés de fleurs et de plantes de l’île. Il y pousse même une vigne qui produit des raisins. Depuis la mort de ses parents survenue à quelques jours d’intervalle en 2013, Titaua a décidé de rester avec Michel dans la maison paternelle dans le village d’Ahurei (en face de la maison de son demi-frère François Jean°), qu’elle garde et entretient au nom de ses dix frères et sœurs et leurs enfants qui souhaiteraient y résider lors de leurs passages dans l’île.
63Bien qu’Eugène Caillot évoque au début du vingtième siècle un mariage polyandrique par lequel « une femme prend autant d’hommes qu’elle peut en nourrir et les renvoie quand cela lui fait plaisir » (1932 : 22), la mémoire locale ne fait pas référence à ce type d’union ; elle tient plutôt la monogamie comme la norme des temps anciens. Ce qui est certain, c’est que le mariage d’un-e Rapa, même s’il a lieu avec un-e non-Rapa, implique toute la collectivité. En témoigne la coutume (à laquelle peu sacrifient encore) qui voulait que le couple désireux de s’unir rende visite à toutes les familles de l’île, souvent accompagné de ses parents, afin d’obtenir l’accord, et implicitement la bénédiction, de la communauté. Les éventuels problèmes qui peuvent être soulevés à l’encontre de la relation se rapportent au degré de consanguinité des protagonistes. L’autorisation de s’unir participe avant tout d’un consensus social, par l’obtention duquel une future entité familiale dans l’île se soumet symboliquement à l’approbation des autres insulaires. La validation de l’union s’exprime ensuite par la participation de la communauté entière à l’organisation du mariage, à travers les pêches collectives (et ceci même si le mariage à lieu dans une autre île), la chasse aux taureaux, la préparation de la fête et du repas de noce. Si le marié est (comme cela est fréquent) un membre d’une des quatre associations sportives de l’île, ses camarades de club s’investissent tout particulièrement dans les préparatifs du mariage et lui font solidairement une haie d’honneur en tenue de sport lorsqu’il sort du temple avec son épouse (voir « La coopérative et les associations locales »). Comme le notait déjà Allan Hanson, deux voire trois mariages peuvent être regroupés, le plus souvent pendant les fêtes de fin d’année, pour partager les frais occasionnés et rentabiliser l’investissement collectif. Cette participation générale de la population n’empêche pas le couple de s’endetter parfois sur plusieurs années pour cet événement.
64Lors du mariage, auparavant, les deux familles se concertaient et se mettaient d’accord pour attribuer un nom de mariage au couple. Désormais, un aîné respecté, le plus souvent le père du marié, choisit un nom de mariage (iòa faaipoipo ou ingoa pokai, littéralement : « nom attaché ») pour le couple. En l’absence de ce père, une mère peut attribuer le nom. Ce nom, gardé secret jusqu’au dernier moment, est publiquement et formellement attribué aux nouveaux mariés dans un esprit de bénédiction à travers un discours solennel (korero) lors du banquet qui suit la cérémonie. Il peut être associé au caractère des mariés ou à l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes. Associé au terme ma, il va par la suite être employé par la communauté pour désigner le couple comme une entité en soi (par exemple Faatu ma). Désormais, l’homme et la femme seront appelés individuellement par ce nom de couple auquel s’ajoutera tāne pour l’homme et vahine (ou pēâ en rapa) pour la femme (Faatu tāne ou Faatu vahine). En matière de résidence, Hanson observait que si la résidence virilocale était préférée, le couple pouvait tout aussi bien choisir la résidence uxorilocale. Dans les années 2000, rien n’est strict mais la tendance statistique reste celle de la virilocalité. La possibilité ou non de disposer d’une maison à soi pour le couple est souvent le critère qui retarde le mariage et favorise la cohabitation, parfois pendant plusieurs années, avec les parents du conjoint (plus souvent qu’avec ceux de la conjointe).
65L’incertitude vis-à-vis de la relation ou bien les responsabilités impliquées expliquent qu’il y ait parfois report du mariage, voire non mariage, ce qui est toujours implicitement tenu pour un signe de fragilité familiale par la communauté. Le mariage est à Rapa une « chose sérieuse » qui invite à la stabilité, disait Hanson. Si la séparation des couples, même avec enfants, est commune avant le mariage, après celui-ci, la morale sociale prône la fidélité (feiāia faaroo) et la non séparation des partenaires. Le couple marié élève ainsi très souvent un-e ou plusieurs enfants né-e-s d’une relation préalable de l’épouse. Hanson notait à son époque que les relations conjugales se stabilisaient vers trente-cinq ou quarante ans. Aujourd’hui, elles le font un peu plus tôt. Lorsqu’une personne se marie, elle est censée entrer dans une autre phase de sa vie, celle où l’on est tangata paari, personne mûre, par opposition au taureàreà dont il a déjà été question plus haut. Dès lors, une rupture conjugale est envisagée comme une faute par immutarité, source de honte vis-à-vis de la communauté. En 2014 comme avant, il y a très peu de couples divorcés à Rapa. Mais la séparation temporaire de lieux de vie est en revanche fréquente concernant des partenaires dont l’un des deux doit aller gérer les intérêts de la famille (santé, administration, éducation des enfants, etc.), à Tahiti notamment (voir « Rester, partir, circuler, revenir… »).
66Au niveau relationnel, j’ai observé dans les années 2000 une forme de relation à plaisanterie au sein de plusieurs couples. Le lien affectif entre époux peut aussi conduire à des expressions extrêmes. Il y a une trentaine d’années, une jeune mère de famille se serait ainsi laissée mourir de tristesse après la mort de son mari. On raconte dans l’île qu’elle le voyait revenir la nuit dans son lit. Submergée par ses émotions, elle ne parlait plus à personne et se serait éteinte peu à peu. Dans un autre cas récent, un homme âgé de quatre-vingt-cinq ans n’a pas survécu plus de deux semaines au décès de son épouse âgée de quatre-vingt-deux. Le contrat de fidélité matrimoniale peut néanmoins prendre fin après le décès du ou de la partenaire. Contrairement à ce qu’a observé Hanson dans les années 1960, où le veuvage était pratiquement définitif (et ceci particulièrement pour les femmes), j’ai pu constater qu’il n’excluait pas désormais de recommencer sa vie avec une personne (parfois dans la même situation) avec qui un lien amoureux avait d’ailleurs pu se développer dans une séquence de vie antérieure… De belles histoires de retrouvailles après une première vie familiale remplie se dessinent ainsi dans le paysage des relations amoureuses à Rapa.
Réserve publique
67Partout et toujours, les relations sociales sont fondées sur des représentations de soi dans l’action et dans les interactions entretenues. Ce chapitre se penche plus précisément sur les expressions individuelles dans l’espace insulaire Rapa, où la retenue qui est de mise dans la sphère publique préserve quelque peu du risque de honte sociale ; et ce notamment dans des situations inhabituelles ou peu contrôlées (comme avec des non-Polynésien-ne-s).
68Comme ailleurs, le rapport des Rapa à la parole est tributaire du contexte. En effet, selon les types de situations et les personnes impliquées, la communication verbale peut faire l’objet de déclamations ritualisées et respectées par une audience où chaque adulte présent-e aura aussi l’option de prendre la parole, ou de laisser la place à un silence observateur. Les prises de parole publiques ont lieu lors de moments collectifs où des idées sont évoquées en vue de décisions touchant l’île en général (paroisse, mairie, associations artisanales, banquets et fêtes, etc.) (voir « Parole publique et démocratie participative »). Hors de ces cadres rituels, la présentation de soi en public, aussi bien pour les hommes que pour les femmes, met en jeu des normes de réserve et de pudeur, et cela même au sein du couple, où la parole n’est pas au centre de la relation. Ces modèles comportementaux sont aussi à l’œuvre en cas de souci de santé et les plaintes consécutives à des douleurs physiques sont très rares chez les Rapa. Cette retenue verbale n’est pas sans poser des problèmes au personnel infirmier et aux rares médecins et dentistes de passage dans l’île, qui doivent le plus souvent faire face à un certain mutisme aussi bien des enfants que des adultes à l’infirmerie, ce qui complique passablement leur tâche dans l’élaboration du diagnostic. Une infirmière tahitienne en poste à Rapa en 2001-2003, Mirna, qui connaissait de l’intérieur, en tant que Polynésienne, les codes interactifs fondés sur un usage minimal de la parole, m’expliquait qu’elle mobilisait toute sa psychologie culturelle pour mettre ses patient-e-s en confiance et les inviter à décrire leurs symptômes en langue tahitienne. Sa propre difficulté à les faire communiquer rappelle que parler de soi dans une logique de partage d’intimité n’est pas « le » modèle de comportement local.
69La retenue normative en matière verbale implique une très importante communication non verbale. La culture Rapa étant une culture à « contexte élevé » (Hall, 1983), les interactions locales sont empreintes d’une intercompréhension rapide dans laquelle les significations minimalistes des interlocuteurs et interlocutrices constituent un langage en soi. C’est ainsi qu’un jeune homme sourd-muet, Steve, communique pratiquement comme tout le monde, avec des expressions du visage plus que des gestes, lors de ses interactions avec les autres insulaires, et n’est de ce fait jamais à l’écart de la vie sociale. Comme c’est le cas ailleurs en Polynésie, au cours des échanges verbaux le mot « oui » est généralement exprimé par un haussement des sourcils, ce qui traduit la tendance à la communication silencieuse. Si un mot doit être prononcé pour signifier l’affirmative, notamment parce que c’est ce qui est attendu lors des interactions en français avec des non-Polynésien-ne-s, c’est le terme ‘ voilà’, sans plus, qui peut être employé. Entre Polynésien-ne-s (au contexte élevé), l’économie de mots prédomine. J’ai ainsi assisté médusé à une véritable conversation silencieuse entre deux hommes situés à une vingtaine de mètres l’un de l’autre, séparés par la rivière qui traverse le village d’Ahurei, dans laquelle l’un des deux relatait avec des gestes la pêche qu’il venait de réaliser à l’autre qui lui posait en retour des questions avec d’autres gestes… Cet échange avait été introduit par un geste vers l’océan. Par ailleurs, lorsqu’il n’y a pas d’information particulière à faire passer, la coprésence silencieuse, dans laquelle les personnes sont souvent assises et tournées vers la même direction, constitue un moment de forte empathie.
70La discrétion est réellement une valeur fondamentale à Rapa, notamment dans l’expression des sentiments qui ne se formulent généralement pas de façon verbale. Dans la même logique d’expression discrète de soi, la transmission et l’apprentissage d’un savoir-faire, entre adultes et jeunes notamment, ne s’effectuent pas par le jeu des questions-réponses. Les explications laissent le plus souvent la place à la démonstration et à l’empirisme. Pas de discours mais un modèle à répliquer. L’expression tāmata noa, qui signifie « essaie seulement », traduit pleinement cette dimension pratique de l’apprentissage. Ce point est à mettre en relation avec une conception polynésienne de la connaissance qui se meut plus dans le champ de l’expérience que dans celui de l’abstraction (voir chapitre suivant). Par nécessité, la vie locale implique de savoir faire beaucoup de choses pratiques, un fait particulièrement prononcé pour les hommes qui apprennent ces savoirs pratiques à travers l’action commune, lors de constructions, de réparations, d’aménagements divers, etc.
71La réserve dans la présentation de soi s’apprend elle-même de façon non verbale dans le milieu familial. Motivée par l’évitement de la honte (àamā) toujours menaçante en cas d’écarts normatifs, elle place la personne quelque peu en retrait jusque dans l’interaction, ce qui lui permet de peu se révéler, et du coup de se rendre le moins vulnérable possible… Cette attitude, accompagnée par le désir de ne pas blesser l’autre en cas de désaccord, explique que le refus d’une demande soit très rarement formulé explicitement ; il importe avant tout de ne pas froisser ou rompre un lien. Allan Hanson a noté l’évitement du mot « non » (dans ses différentes expressions, àita, eìta, eere) par les adultes au profit d’une expression impersonnelle de la négation à travers l’usage des mots kāre ou kapaò signifiant « il n’y (en) a pas ». J’ai de même observé combien on usait d’égards et de respect à Rapa pour ne pas blesser une personne publiquement. C’est ainsi que le refus est très souvent exprimé par une absence de réponse. Le silence implique que les choses resteront telles qu’elles sont, sans qu’une critique ou un désaccord ne soient exposés. Il est toutefois important de noter que les Rapa entre eux et elles se retrouvent rarement dans ces situations car, vivant dans une culture à contexte élevé, ils et elles savent anticiper une réponse négative à une demande. Si le silence n’a pas toujours l’effet escompté, l’expression de la réprobation vis-à-vis de l’acte d’une personne se fera alors le plus souvent en privé avec les proches. Contrairement aux adultes, les enfants n’ont aucun mal à exprimer spontanément et verbalement la négation, avec l’emploi très fréquent du terme àita. Ce fut même le premier mot que j’entendis de la bouche de l’enfant d’une famille chez qui j’ai résidé plusieurs semaines en 2006, ce qui montre la force de la socialisation pour produire progressivement des modèles de comportement valorisés par la société.
72Peu de paroles sont généralement échangées dans le quotidien à Rapa. La proximité physique, forte dans un petit milieu insulaire, peut expliquer cette nécessité de protéger son monde intérieur. D’après mes observations, il semble que la notion de honte impliquant une retenue dans l’expression de ses sentiments soit plus prononcée chez les hommes que chez les femmes. Une femme mécontente de son propre frère souleva par exemple dans une réunion publique un problème relatif au foncier qui était à l’origine de la tension entre eux. Elle le fit avec force, pointant son frère du doigt devant tout le monde, tandis que son mari – un des hommes les plus forts de l’île – baissait la tête, comme il se doit lorsqu’une personne parle en public… D’une façon générale, les hommes Rapa évitent de s’engager dans des conflits durables entre eux. Une certaine sagesse indulgente des tangata paari, conscient-e-s de la nécessité de partager, pour le meilleur ou pour le pire, un petit espace de terre perdu dans l’Océan avec leurs co-résident-e-s est ici à l’œuvre. La notion polynésienne de fiu (que l’on peut traduire par « ras-le-bol ») entre dans la logique consistant à recréer à volonté la distance psychique qui manque dans l’espace physique. L’état de fiu – culturellement possible et donc socialement accepté – exprime une saturation psychologique conduisant à un décrochage et une distanciation intérieure à l’égard du monde social. Il caractérise lui aussi très bien l’importance du corps dans la conception de l’existence. La formulation Rapa du fiu polynésien est ka fiu, mais je dois dire que je ne l’ai entendu que sous forme de dérision.
73Plus que l’état de fiu qui implique donc un décrochage social, la patience et le silence sont valorisés dans les situations déplaisantes. Ces attitudes permettent de garder le contrôle de ses émotions. Mais la discrétion verbale n’exclut pas des expressions de soi libératrices. L’humour joue à ce sujet un grand rôle dans les relations sociales (voir « Humour et hospitalité »). Les fêtes avec consommation d’alcool permettent par ailleurs de libérer des émotions (comme la colère) que les valeurs de réserve et de retenue invitent à garder pour soi sans rien dire. Dans ce contexte liminal17, les rancœurs généralement intériorisées peuvent alors s’exprimer, bien que l’idée de la vengeance, le tāòò, entre en contradiction avec le principe moral et religieux du pardon (faaree i ta na hara) (hara signifiant « faute, péché »). Il y a toutefois un risque d’engrenage plutôt que d’apaisement dans cette expression du ressenti. Alfred me disait par exemple : le tāòò ce n’est pas bien car l’autre te tāòò lui aussi. La régulation des relations sociales passe donc par une responsabilisation et un contrôle de ses émotions, ce qui n’empêche pas de les vivre corporellement.
Rapport corporel au monde
74Comme la danse en témoigne, le rapport des Polynésien-ne-s à leur corps est marqué par un ancrage tellurien. La pratique ancestrale de l’enterrement du placenta près de la maison des parents rattache symboliquement l’enfant à son île d’origine. Il est par ailleurs significatif que les Rapa aiment marcher pieds nus lorsque cela est possible (à la maison mais aussi aux champs, etc.). Sans explicitation verbale, les enfants apprennent aussi à être enracinés à la terre, notamment par une action constante dans l’environnement naturel qui les englobe. Plusieurs personnes m’ont ainsi exprimé leur profond bonheur à se retrouver dans différents lieux de l’île – le fenua – notamment lorsqu’il s’agit de passer quelques jours et nuits hors du village à travailler sur les tarodières, dans la baie de Hiri par exemple…
75À la maison, on vit également en étroite relation avec le sol et un bon nombre d’activités s’accomplissent par terre. Même dans les maisonnées où le pouvoir d’achat permet d’avoir des lits, parents et enfants dorment encore souvent ensemble sur des nattes ou matelas posés sur le sol. Tous et toutes les Rapa rencontrent par ailleurs encore des circonstances qui les amènent à dormir sur le sol, notamment en cas de déplacement ou de visite. La proximité physique en jeu dans cette pratique exprime et engendre un sentiment de chaleur, de protection et d’unité. À propos de l’époque révolue des cases avec un plancher pourvu de paille en guise de matelas, Alfred, à qui je demandais s’il préférait l’époque actuelle qui offre plus de confort ou celle qu’il avait connu dans sa jeunesse, exprima avec regret et sans hésitation sa préférence par ces mots : il faisait froid à l’intérieur de la case mais nous étions ensemble et on n’avait pas froid. Comme je l’ai évoqué précédemment, les Rapa ressentent un véritable plaisir dans la coprésence (même et peut-être surtout) silencieuse avec des personnes proches et appréciées. L’expression des émotions se traduit par ailleurs plus par des comportements physiques que par des mots. Les bises à l’arrivée ou au départ des apparenté-e-s ou des visiteurs/ses connu-e-s participent ainsi d’un rite interactif général. Pour exemple, une citation extraite du journal de William Mulloy :
Lorsque nous partîmes, il y eut les habituels adieux émotionnels avec les gens enroulant leurs bras autour de votre cou et pleurant comme si leurs cœurs allaient se briser. Je pense que je fus embrassé sur les deux joues par chaque personne de l’île (Mulloy, 195618).
76Comme Robert Levy (1973) le notait pour Tahiti, le lieu où les émotions sont ressenties dans le corps est situé dans les intestins et défini à Rapa par nākau (ou ngākau). Ce concept, qui définit le siège des sentiments et qui pourrait aussi être traduit par « viscères » ou « entrailles », se retrouve dans différentes langues polynésiennes où il possède le même sens19. L’expression verbale des émotions se fait très souvent par l’interjection àue, accompagnée d’un soupir, qui remplace la définition du ressenti à travers des mots. À Rapa, ce sont toutefois les femmes qui ont le plus souvent recours à cette interjection qui marque un sentiment aussi bien positif que négatif, mais dont l’interprétation reste à la discrétion de la (ou les) personne(s) présente(s) lors de son émission. Autre moment libérateur : les sifflements et les cris. Lors d’une sortie vers Tukou en bicyclette, j’ai remarqué un jour que les jeunes émettaient un sifflet typique pour signaler leur présence à d’autres personnes, visibles ou non, dans les environs. Les adultes, surtout les hommes, émettent d’ailleurs parfois un son libérateur très fort et très aigu pour s’annoncer lorsqu’ils s’approchent d’une habitation, mais aussi pour décharger une énergie de satisfaction après l’accomplissement d’un travail. Ce cri significatif, que l’on peut entendre dans l’île mais qui n’est pas propre aux insulaires de Rapa (il est en fait assez caractéristique en Polynésie française), pourrait s’écrire : Yiiiihaaa…
77Un autre aspect significatif dans la relation au corps réside dans le soulagement des douleurs musculaires par le massage, fréquent au sein de la famille. Cette pratique commence d’ailleurs très tôt avec le massage du bébé par la mère. Une fois adulte, la recherche du plaisir des sens s’exprime à travers le sport, la danse, les chants, la boisson et les aventures sexuelles (ce qu’Allan Hanson avait lui aussi remarqué).
78Comme ailleurs en Polynésie française, les déhanchements chorégraphiques sont valorisés et effectués avec aisance aussi bien par les hommes que par les femmes. Comme à Tahiti, les métropolitain-e-s invité-e-s à danser lors d’une réception musicale donnent très souvent matière à des rires de bon cœur, suscités par l’observation de leurs corps quelque peu coincés, notamment au niveau des hanches. Comme la danse, les chants polyphoniques, les hīmene*, sont eux aussi largement physiques ; les hommes balancent leur corps d’avant en arrière et les femmes de gauche à droite. Ces chants collectifs, omniprésents dans les cultes religieux, sont clairement l’expression d’une complicité et d’une empathie, mais aussi une expérience physique individuelle durant laquelle les fidèles, les yeux fermés, se laissent aller à exprimer corporellement des émotions qui, en raison de la valeur culturelle de la retenue publique sont, comme nous l’avons vu plus haut, normalement gardées en soi dans la vie quotidienne. Sans préjuger de ce que vivent les fidèles durant le culte, il est à noter que le contraste est frappant entre leur investissement dans les hīmene et leur apparent ennui, qui se traduit par des postures relâchée, un air souvent distrait ou une jambe agitée (surtout pour les femmes), sur les bancs du temple durant les sermons…
79Pour les hommes, la pêche en plongée sous-marine est aussi une activité physique source de grand plaisir. Il en va de même pour la consommation commune de nourriture, également valorisée à Rapa. Si une combinaison malheureuse d’aliments riches engendre souvent l’embonpoint, surtout féminin (voir « Continuités et changements alimentaires »), celui-ci n’empêche pas les jeunes femmes concernées de faire du sport, notamment du volley-ball, sans que cela suscite de moqueries de la part des partenaires plus minces. Ce fait témoigne d’une tolérance et d’un sens local de la liberté de certains vis-à-vis de l’apparence corporelle.
80Le fait que l’usage de la parole ne soit pas une nécessité pour communiquer à Rapa peut induire en erreur les personnes étrangères (notamment métropolitaines) : faute d’être conscientes des codes interactifs locaux, elles interprètent souvent la statique corporelle silencieuse comme une forme de « passivité ». Or, cette présence toute en réserve n’en est pas moins véritablement active dans la mesure où elle s’accompagne d’une observation discrète mais réelle de tout ce qui se passe. « L’étranger ignore le non-dit, parle trop à Rapa », écrit Marc Liblin, un Français y ayant vécu seize ans, dans des notes que j’ai retrouvées (voir « Passages et résidences des ‘ autres’ »). Réserve, discrétion et observation silencieuse pour évaluer une personne ou une situation, sont ici un mode d’appréhension du monde. Tant pis pour la personne étrangère qui ne voit pas que tous les sens de celles et ceux qui seront probablement négligé-e-s dans certaines situations – en raison de leur apparente apathie – sont en réalité en éveil et orienté-e-s vers l’évaluation de sa propre personne… Cette présence silencieuse dans l’interaction est aussi dans la logique locale une vraie participation à la situation sociale, car les personnes qui pourraient de l’extérieur passer pour « absentes » peuvent d’un instant à l’autre s’impliquer concrètement dans l’action si cela leur semble nécessaire. Un exemple : en passant près de la jetée d’Ahurei un jour, je vois quatre adultes assis. Ils ne me regardent apparemment pas mais, comme dans l’attente de mon initiative, ils sont tout de suite présents et un échange amical s’engage immédiatement lorsque je viens leur serrer la main. Attente, réserve, observation et présence sont ainsi conjugué-e-s par les Rapa pour décider d’un engagement interactif ou non. Cette observation silencieuse, apparemment passive, de la situation est en quelque sorte une façon de la contrôler…
81C’est en ce sens que je reprends la formule que Paul Ottino employa un jour avec moi pour exprimer sa compréhension de ce qu’il appelait un « mode polynésien d’être au monde ». C’était en août 2001, quelques semaines avant qu’il soit subitement emporté par la maladie. Il me ramenait de la baie d’Opunohu à Moorea (où j’étais allé lui rendre visite ainsi qu’à sa femme, Marimari) au quai où je devais prendre le bateau pour Tahiti d’où je partais le lendemain pour mon premier séjour de recherche à Rapa. La maladie le tenaillait mais avec sa vivacité et perspicacité habituelle, en route dans sa vieille voiture cahotante, il m’expliqua que selon lui, c’était bien à travers le corps que les Polynésien-ne-s appréhendaient le monde environnant et leur action dans celui-ci. Il fit référence pour moi à la notion phénoménologique de cognitive set of knowledge (système de connaissance cognitif), notion si pertinente dans son application aux cultures euro-américaines où le jeu de la cognition et des abstractions est primordial, mais qui, selon lui, devait faire l’objet d’une petite reformulation concernant la Polynésie. Pour ce contexte culturel, il fallait tout simplement remplacer le terme cognitive par sentitive et parler de sensitive set of knowledge, un système de connaissance sensoriel. Un savoir polynésien porté par les sens… Ultime clé anthropologique de mon professeur et ami. Nous n’avons pas eu le temps d’élaborer plus avant cette idée mais il est évident qu’il n’envisageait pas cette formule de façon rigide mais plutôt comme une manière de mettre l’accent sur un élément : si dans toutes les cultures le savoir mobilise les sens et les processus cognitifs, il convient, s’agissant de la Polynésie, de placer le sensoriel en exergue, de lui reconnaître cette résistance positive à toute dilution cognitive qui donne sa singularité remarquable au mode d’existence que j’ai étudié à Rapa.
82Allan Hanson avait noté que le temps ne semblait pas avoir une grande importance à Rapa ; les faits passés n’étaient pas datés avec précision ou dans un ordre chronologique et, pour beaucoup, l’âge précis importait peu. Il avait en revanche constaté que la notion d’espace était très importante : « Où se trouve telle personne, où a-t-elle été, où se rend-elle, voilà les principaux sujets de conversation » (1973 : 38). Les repères étaient ainsi plus des sites précis que des positions dans le temps. Plus de quarante ans après, Tamatoa Bambridge relève lui aussi qu’aux Australes « bonjour » est souvent remplacé par E haere òe i hea ? (« Où vas-tu ? ») (2009 : 109). Une certaine difficulté à prévoir à quelles activités elles et ils vont se livrer témoigne non seulement de la polyvalence des Rapa, aptes à ceci comme à cela, mais aussi de leur enracinement dans le présent et de la disponibilité qu’elles et ils préservent pour toutes les situations dans lesquelles elles et ils peuvent venir à se trouver impliqué-e-s.
83De façon significative, dans la langue polynésienne, le terme ìte signifie à la fois « voir » et « savoir », ce qui montre combien la connaissance est empirique. Dans son étude exhaustive de ce concept et de son usage en Polynésie, Aarne Koskinen (1968) souligne qu’il est souvent associé à un savoir de type divinatoire ou prophétique. Qu’il soit visible, invisible, naturel ou humain, le monde existant s’impose à la personne à travers les sens. C’est d’ailleurs dans cette logique que le christianisme a été réinvesti par des pratiques corporelles comme la danse et les chants. À Rapa, tout confirme cette prépondérance du rapport corporel au monde ; savoir (kite) y est réputé être avant tout une affaire de mémoire des sens et en particulier des yeux (te kite mata/le savoir vécu). Cet éloignement envers l’abstraction se traduit notamment par un réel désintérêt des Rapa vis-à-vis des livres et de la lecture. La satisfaction cérébrale que d’autres cultures recherchent à travers cette activité m’est apparue une visée très secondaire dans cet espace insulaire. Outre le fait que le rapport difficile à la langue française, notamment pour les plus âgé-e-s, rend cette activité des plus laborieuses, il faut sans doute ajouter le fait que la lecture est une activité individuelle, provenant de modèles extérieurs imposés à travers l’école sur un système de communication fondé sur l’oralité et le groupe20. De toute évidence, lire ne procure pas aux Rapa un plaisir de nature à concurrencer celui qu’assure, bien ancré dans le sensoriel, le fait de chanter, de danser ou de s’engager dans une activité collective (voir « Investissements communautaires »). Cela ne veut pas dire pour autant que toute activité individuelle est dévalorisée. Certaines d’entre elles, comme la pêche pour les hommes et la création artisanale pour les femmes, peuvent être entreprises en solitaire et sont appréciées car elles sont physiques, tout comme les émotions qu’elles procurent.
84Le ressenti corporel exerce aussi sa prépondérance dans les situations sociales. Un exemple : je me trouvais un jour avec une jeune amie Rapa dans une situation administrative à Tahiti. Je considérai personnellement que notre interlocuteur métropolitain n’était pas sympathique et qu’il se montrait peu enclin à écouter notre point de vue. Une fois sorti de l’entretien, je fis part de mon sentiment à mon amie, qui était restée assez silencieuse dans l’interaction et chez qui je n’avais pas noté une gêne particulière. Elle me dit alors avoir éprouvé un malaise physique pendant tout l’échange, malaise qu’elle traduisait en termes physiques : j’avais froid dans tout mon corps… Si elle n’avait pas exprimé son point de vue avec des mots lors de la situation déplaisante, elle avait néanmoins réellement ressenti les aspects négatifs qui y étaient associés, sans rien laisser transparaître. Sa sensibilité ne s’était extériorisée ni par des mots, ni sur son visage. Résultat, notre interlocuteur avait très probablement saisi l’insatisfaction du métropolitain que j’étais dans la négociation, mais il n’avait sûrement pas pu deviner le malaise de la jeune femme Rapa. Si je m’étais exprimé avec des mots, elle, de manière imperceptible pour des non membres culturels, avait vécu la situation à travers son corps. Cet exemple comme tant d’autres témoigne des malentendus qui peuvent intervenir dans la compréhension des messages pas forcément verbaux des Polynésien-ne-s lors de rencontres interculturelles.
85Dans cette logique, le silence ou l’économie de mots dans l’interaction, accompagné d’une observation attentive discrète, peut en quelque sorte servir à sécuriser – voire à stabiliser – l’environnement social. Il est aussi la norme relationnelle lorsqu’il n’y a pas d’information précise à faire passer. Cette norme se distingue des codes de la sociabilité française qui valorisent le parler anodin et superficiel (à commencer
Le silence est souvent plus communicatif que les mots et ceci est un apprentissage polynésien. Je donne pour exemple un moment particulièrement intense de co-présence silencieuse et émouvante que j’ai vécu une nuit. Nous étions une quinzaine de personnes dans la baleinière qui nous ramenait à Ahurei après une fête organisée dans le village d’Area pour l’anniversaire du maire que les résident-e-s voulaient remercier pour son investissement dans le développement de certaines infrastructures locales. La traversée fut lente et totalement silencieuse dans la grande baie étoilée mais l’intercommunication se retrouvait dans les regards furtifs et complices échangés par les personnes présentes. Un moment assez difficile à décrire avec des mots… Les poètes ont la capacité de synthétiser la réalité avec des images. Dans une chanson dédiée aux îles Marquises où il a résidé quatre années, Jacques Brel a ainsi formulé à merveille en cinq mots ce que l’anthropologue essaie de décrire de façon plus où moins laborieuse : le mot dans le regard…
86par l’automatique « ça va ? ») pour témoigner une attention polie, ce qui n’est pas sans produire des malentendus lors des interactions entre Polynésien-ne-s et Français-es (Saura, 1998).
87La discrétion verbale des Rapa se retrouve dans leur attitude à la réception d’un cadeau, attitude qui, comme ailleurs en Polynésie, n’est pas sans laisser quelque peu perplexe les métropolitain-e-s : le cadeau reçu est généralement immédiatement mis de côté, sans qu’une attention particulière y soit apparemment portée, pour être ensuite déballé dans l’intimité, après le départ des donateurs/rices. Des recherches antérieures sur la culture tamoule à la Réunion m’avait amené à observer le même comportement chez les originaires de l’Inde. Le présent était rapidement caché afin d’être ouvert dans l’intimité, car le risque du mauvais œil était toujours présent : des personnes, même bien intentionnées, risquaient de désirer inconsciemment le cadeau et, du coup, d’enlever la chance associée à sa réception. L’anthropologie de la Polynésie n’ayant jusqu’à présent pointé aucune conception du mauvais œil, c’est plutôt en termes de discrétion qu’il faut interpréter cette attitude qui consiste à ne pas articuler verbalement sa satisfaction à la réception d’un présent. La personne étrangère prévenue peut alors apprécier autrement l’apparente indifférence du donataire.
88Si des attitudes de lâcher prise peuvent se constater à Rapa (j’y reviendrai), la propreté du corps n’en demeure pas moins une préoccupation quotidienne. En début de journée et à la fin de celle-ci, le corps se doit d’être propre (ma) et, en fin d’après-midi, la douche après le labeur est systématique. L’idée d’avoir le corps propre pour la nuit n’exclut pas la capacité à se salir sans hésitation aucune lors du travail dans les champs, lors de la préparation de la pōpoi, lors de la pêche, lors de la chasse, etc. Du coup les vêtements de travail (short et T-shirt) ne font pas l’objet d’une attention particulière et sont le plus souvent portés très usagés. C’est cette logique qui a rendu fréquent le port du survêtement de sport plus ou moins neuf par les hommes et par les femmes durant la journée, même si cette tendance vestimentaire assez générale au début des années 2000 est en reflux ces dernières années. Cette relation fonctionnelle au vêtement cède à une autre lorsqu’il s’agit de participer à un office religieux ou à une fête. Ce sont alors les vêtements de l’action publique ritualisée (pantalons, chemise unie ou à fleur, voire veste) qui sont portés aussi impeccables qu’il se peut, même s’ils sont parfois trop petits pour le corps dont la morphologie a changé avec les années. C’est tout particulièrement observable dans le port des chaussures par les hommes au temple, des chaussures souvent trop petites et semblant prêtes à exploser autour de pieds devenus trop larges pour elles. Encore une fois, la valeur accordée à la présentation honorable du corps en situation de représentation publique régit cette attitude. Hors du contexte du travail, le sens de la propreté du corps témoigne socialement du respect de soi. Ce respect s’étend d’ailleurs à l’habitation, constamment nettoyée et dont les espaces publics (entrée, salon et cuisine) sont en général soignés afin de présenter une image respectable de la famille.
Alcool et libération psychologique
89Comme je l’ai évoqué plus haut, la réserve associée à l’expression de soi dans l’espace insulaire connaît des exceptions dans le contexte festif. Elle est notamment transcendée lors de la consommation – largement « ritualisée » – d’alcool. La libération psychologique consécutive à son absorption confirme que le rapport au monde est ici d’abord corporel.
90Les îles de la Polynésie française sont, d’une façon ou d’une autre, confrontées au fléau d’une consommation excessive d’alcool, répétée et souvent compulsive, qui touche principalement la population masculine. Cette consommation est d’ailleurs institutionnalisée par la formule « faire la bringue », qui implique de boire, chanter et, éventuellement, danser. Des études ont été menées sur ce moment particulier de la vie polynésienne qui facilite l’expression de soi (Brugiroux, 2005), avec pour conséquence des violences domestiques et des accidents parfois mortels sur la route (Jaspard et al., 2004). Dans une analyse associant le boire tahitien aux valeurs tahitiennes, Robert Levy a par ailleurs souligné la dimension non seulement « festive » mais aussi « rituelle » de la consommation d’alcool en Polynésie française. Il note que les Tahitiens sont calmes et presque timides lorsqu’ils sont sobres et que la boisson les aide à dépasser leur timidité, notamment pour tenter des approches sexuelles auprès des femmes (1971).
91La municipalité de Rapa a pour sa part depuis longtemps officiellement interdit la vente publique d’alcool et la communauté locale réprouve fortement sa consommation dans la sphère publique. Il m’a été expliqué qu’auparavant, si un homme était surpris saoul dans l’espace social, cette transgression faisait l’objet d’une punition, et qu’il devait effectuer un travail communal (débroussailler la route, etc.). Cet interdit institutionnalisé réduit considérablement la consommation d’alcool à outrance avec ses conséquences physiques et psychologiques dégradantes. L’interdit officiel de vente d’alcool, édicté par la mairie et sur lequel toute la population semble opérer un consensus approbateur, fait toutefois l’objet d’une dérogation tacite concernant la fabrication de bière locale à usage domestique. Cette bière locale (appelée pia hāmani), est à base de levure de bière (utilisée pour faire le pain), de sucre et de racine de tī (de la plante àutī) ou kaokaro (en rapa), de manioc, d’oranges, de bananes ou, plus récemment de goyaves rouges ou jaunes. Après fermentation, ce mélange est filtré. Cette boisson est cependant toujours consommée chez soi ou entre jeunes, à l’écart du regard de la société. Officiellement, sa vente et sa consommation sont interdites en Polynésie française. Lorsque cette dernière a lieu discrètement chez soi, cela n’a pas d’incidences sociales. Par contre, si le fabriquant en donne et si ses consommateurs troublent ensuite l’ordre public (avec des coups et blessures par exemple), ils sont tous sanctionnés. Le mūtoì intervient ainsi de temps en temps (par ordre de ses supérieurs hiérarchiques) chez le fabriquant et détruit le reste de son pia hāmani, sans que cela ne pose de problèmes particuliers.
92Outre la production artisanale de bière locale, l’achat et l’importation d’alcool à titre privé sont possibles dans l’île mais doivent rester discret pour la morale publique. Commandés à des apparenté-e-s vivant à Tahiti ou ramenés avec soi, des cartons, de bière Hinano (principalement), arrivent ainsi régulièrement parmi les marchandises du bateau qui relie Rapa à Tahiti. Ces importations sont le fait de particuliers qui doivent normalement procéder à une consommation discrète à la maison. Ces dernières années, au retour de la pêche le samedi après-midi, certains hommes se laissent aller à consommer de l’alcool dans un coin du village, toujours toutefois à l’écart du regard public. De même, des travailleurs sur un chantier, à la fin d’une tâche particulièrement fatigante peuvent aussi boire sur place une bière ou deux ; l’alcool étant en général fourni par la personne pour laquelle le travail a été effectué. L’enjeu explicite est ici de reposer le corps et l’esprit après l’effort dans un entre-soi masculin, avec une satisfaction gustative à la clé. Si le contrôle social reste fort, puisqu’il conduit les fautifs à se cacher plus ou moins pour boire, j’ai observé durant mes années de recherche à Rapa que cette consommation semi-publique en petits groupes se développait peu à peu dans l’île.
93Les contextes sociaux lors desquels la consommation d’alcool est autorisée à Rapa sont au nombre de deux par an : pendant une à deux semaines durant les fêtes du Heiva en juillet et pendant les fêtes de fin d’année. Lors de ces moments festifs, la mairie autorise la vente de l’alcool par les personnes qui ont construit une buvette publique temporaire (localement appelée ‘ baraque’) dans le village d’Ahurei. Hormis ces circonstances bien cadrées, personne, à commencer par la coopérative et les boutiques d’Ahurei, ne peut vendre ni boire de l’alcool en public. Lorsqu’au cours de ces fêtes, la mairie organise une célébration avec musique et danses à l’issue de la réunion publique consacrée à l’exposé des activités du conseil municipal (voir « Parole publique et démocratie participative »), il est possible de boire de l’alcool, notamment du punch et du vin, importés de Tahiti. De façon symboliquement intéressante, c’est le mūtoì qui, une bonbonne de vin sous le bras, sert lui-même les adultes qui le souhaitent. Cette formule inédite permet au représentant local de l’ordre de vérifier l’état d’ébriété de chacun-e et, éventuellement, de ne plus servir d’alcool aux personnes qui commenceraient à « déraper socialement ». Dans les autres cas, lorsqu’une fête est organisée par une association (sportive ou autre), quelques hommes volontaires ne boivent pas et veillent à ce que tout se passe bien dans la soirée. Il s’agit en quelque sorte d’un « tour de garde » pendant lequel les gardiens, qui se voient attribuer cette tâche par les tangata paari, restent à jeun, tandis que leurs compatriotes s’engagent dans une consommation autorisée d’alcool.
94La consommation d’alcool permet de surmonter sa réserve et de dire ce qu’on n’ose pas dire dans les situations quotidiennes ; comme réclamer son dû, ce qu’une forme de honte et la volonté de ne pas embarrasser la personne concernée empêche de faire en temps normal. Je me souviens d’une scène où un homme du village d’Area qui se trouvait sous l’effet de l’alcool s’approcha du maire assis dans l’assemblée et exprima de façon agressive son mécontentement envers lui ; une situation où l’insulte semblait pouvoir à tout moment déboucher sur la violence. Tout le monde observait la scène discrètement et sans rien dire, tandis que le maire restait impassible, sur sa chaise, n’établissant aucun contact visuel avec l’homme saoul et attendant que la situation s’apaise, en jouant l’ignorance de la menace. Le calme dont il fit preuve révéla non seulement sa connaissance des situations de décharge émotionnelle passagère de ce type mais aussi son statut de tangata paari. Cet exemple confirme l’analyse de Levy (1971), selon qui les non-buveurs interagissent avec les buveurs autant qu’il est possible et se désengagent de la situation si le buveur commence à agir de façon hostile.
95En dépit des gardes-fous posés autour de la consommation d’alcool, des bagarres entre jeunes hommes ont parfois lieu pendant la nuit. Un homme m’expliquait que ce moment de défoulement quelque peu liminal permettait de régler des comptes de façon presque autorisée. Dans l’agitation et la frénésie de la saoulerie (localement rendue en français par l’expression ‘ complètement bourré’), un coup de poing peut ainsi, aux dires de certains, partir par derrière. Cette pratique s’appelle le moto huna (littéralement « coup de poing caché »), l’existence de cette dénomination indiquant une certaine institutionnalisation. Sous l’effet de l’alcool, les bagarres peuvent aussi prendre une ampleur groupale, avec des batailles rangées entre jeunes notamment. Ces cas restent toutefois exceptionnels. La violence domestique sous l’emprise de l’alcool, un problème assez important dans le Pacifique (Nakhid, 2009), semble par ailleurs très rare à Rapa.
96Dans les contextes festifs et autorisés cités plus haut, la consommation d’alcool peut être, à certains moments, très importante, principalement – mais pas exclusivement – chez les hommes qui s’offrent mutuellement et alternativement des bières importées de Tahiti. Parfois, des concours spontanés sont organisés entre jeunes hommes pour voir lequel sera capable de boire le plus de bières sans s’endormir. Un ami, aujourd’hui marié, père de deux enfants et ayant acquis le statut de tangata paari en devenant diacre, m’expliquait que quelques années auparavant il avait gagné un concours informel de ce type en restant trois jours sans dormir ; le but était de rester le dernier conscient et éveillé. Il assumait alors un statut de taurekareka. Il est toutefois important de préciser que la consommation d’alcool et l’état d’ébriété consécutif dans le contexte public autorisé peuvent être aussi le fait de tangata paari, comme des diacres et des sous-diacres, sans que cela soit véritablement discrédité socialement ; pour eux aussi le contexte est celui d’une libération psychologique permise. Dans ces circonstances socialement bien définies, la consommation ponctuelle et sans retenue d’alcool permet le laisser-aller des émotions (ùpaùpa). Les cris, les chants, les révélations d’états d’âme se donnent cours dans l’euphorie festive avec un relâchement qui contraste avec la retenue attendue dans la vie quotidienne.
97Comme au sein de la Polynésie française dans son ensemble, l’alcool délie les langues et ouvre les cœurs à Rapa. Sous son effet, on parle tout à coup de soi, on exprime ses sentiments, sa tristesse, ses désirs, on chante en solo ou en groupe, etc. L’alcool contribue ainsi à libérer psychologiquement et ponctuellement la personne qui révèle alors des aspects d’elle-même camouflés en temps normal par crainte de la honte. Un consensus implicite fait que pratiquement toutes les personnes en
L’effet désinhibant de l’alcool favorise des échanges relationnels habituellement réduits ou apparemment inexistants. Je pense par exemple à ce jeune homme avec qui j’essayais de parler lorsque je résidai quelques jours chez ses parents à Area et qui ne me répondait alors que d’un léger signe avec les sourcils sans jamais engager la conversation. Son comportement discret était compréhensible dans le contexte local et je l’acceptai comme tel. Quelques jours plus tard, le même jeune homme se trouvait à la sortie du village d’Ahurei, assis près de la baie, après avoir effectué une pêche collective pour préparer un mariage (hors de l’île) d’un Rapa. Il décompressait de cette pêche en compagnie de deux de ses amis avec quelques bouteilles de bières. Me voyant soudainement passer à bicyclette sur le chemin, il se leva spontanément et avec une expression d’enchantement m’appela par mon prénom et exprima sa joie de savoir que je me souvenais moi aussi du sien. Il me témoigna une amitié que je n’avais pas soupçonnée de sa part lorsque nous étions chez ses parents et me parla abondamment de lui, de sa vie dans l’île, en me posant des questions sur moi et en recherchant ma compréhension envers sa propre existence.
98présence jouent rituellement à boire jusqu’à en perdre le contrôle. Le lendemain matin, le souvenir de la nuit – et de la révélation de soi – sera déjà estompé… Des déclarations solennelles d’amitié peuvent ainsi avoir lieu un soir sous l’effet libérateur de l’alcool et laisser place à un silence circonspect le lendemain… Allan Hanson observait de son côté qu’en 1964 le fait de se révéler était associé à une certaine vulnérabilité et perte de prestige. Ainsi, s’il n’y a pas de honte à se révéler sous l’emprise de l’alcool, il est important d’oublier cela le lendemain, lorsque les codes sociaux de la réserve et de la retenue reprennent le dessus.
99L’alcool agit donc comme une soupape psychologique. Il permet des écarts aux normes comportementales à travers les chants, les danses, les rires (je n’ai pas vu de pleurs sous son effet à Rapa). Il semble d’après les témoignages locaux qu’avec son aide, des relations sexuelles « non autorisées » peuvent se produire au cœur de la nuit, lorsque les enfants – et parfois les partenaires conjugaux officiels – sont couchés. Les fêtes sont ainsi des prétextes à une ivresse bienfaitrice qui, comme je l’ai dit, n’exclut pas les tangata paari. Si Hanson notait que « les filles ne boivent pas » (1973 : 9), j’ai pu observer dans les années 2000 que les femmes Rapa aiment elles aussi à se regrouper de temps en temps entre amies pour s’engager dans ce laisser-aller corporel et psychique programmé et libérateur.
100Face au problème de la consommation excessive d’alcool, les institutions religieuses en Polynésie ont instauré un système d’auto-restriction ou contrôle connu sous le nom de la « Croix-bleue ». Je l’ai vu à l’œuvre dans un moment collectif où les footballeurs de l’équipe de Rapa s’engagèrent un à un par une signature apposée sur une fiche présentée par le pasteur à faire le vœu de ne pas boire d’alcool pendant six mois avant la compétition inter-îles à laquelle ils allaient prendre part (voir « Continuités culturelles »). Le pasteur en avait d’ailleurs profité pour inclure également l’usage du paka* (le cannabis local) dans l’interdit volontaire. De par son caractère illégal et ses effets spécifiques, cette consommation n’a pas la dimension sociale associée à la prise d’alcool ; elle reste très discrète à Rapa mais des plants de paka sont régulièrement détruits par le mūtoì lorsqu’il met la main dessus.
Notes de bas de page
1 ATR pour l’« Agence territoriale pour la reconstruction », dans laquelle elles ont vu le jour (entre 1983 et 1988), et MTR pour la « Mission territoriale de reconstruction » qui lui a succédé.
2 Environ 2000 euros.
3 Le fare FEI reprend les bases de la construction du fare MTR en augmentant la surface des chambres, en incluant une terrasse et en fixant le fare de façon plus rigide sur le sol (avec une répartition des pilotis). Il peut être en bois ou en dur et revient environ 5 % plus cher qu’un fare MTR.
4 Le Fare OPH est une habitation en kit (en bois et fibrociment ou en dur), obtenu avec l’aide au logement auprès de l’Office Polynésien de l’Habitat.
5 Recensement ISPF-INSEE 2012.
6 Mary Walworth, une linguiste travaillant sur la langue rapa, parle à ce sujet de « nouveau Rapa » (communication personnelle).
7 « Chaque tribu avait (…) ses parcs à poissons sur le littoral. Elle ne pouvait pas non plus aller chercher des fruits dans une autre vallée que la sienne » (Caillot, 1932 :32).
8 Pour plus de détails, je renvoie au manuscrit de John Stokes (1930) dont je vais bientôt achever la traduction et l’édition en français.
9 Allan Hanson avait envisagé la finalité du processus foncier qu’il étudiait en notant toutefois qu’« Il faudra encore du temps avant que l’augmentation atteigne son aboutissement logique dans lequel chacun appartient à tous les territoires possédés par les ‘opu » (1971 : 125, ma traduction).
10 L’attachement envers les parents est symboliquement exprimé par un rituel, qui perdure encore chez certaines femmes de Rapa, consistant à se couper une mèche de cheveux pour la déposer dans le cercueil du parent défunt avant l’enterrement.
11 Une légende recueillie à Rapa relate les exploits de ce ramage (Make, Ghasarian et Oitokaia, 2008).
12 Fil en nylon dans lequel les poissons attrapés sont enfilés un à un, et qui reste attaché au pêcheur durant sa pêche sous-marine.
13 Je renvoie ici au concept d’extended agency développé par Allan Hanson (Hanson, 2004 ; Ghasarian, 2004c) à propos des nouvelles technologies qui touchent les humains dans le monde contemporain, au point d’être associés à leur corps (montres, ordinateurs, téléphones portables, etc., en contraste avec la machette et autres outils vitaux du quotidien en Polynésie).
14 Ma traduction.
15 Ma traduction.
16 Allan Hanson a mentionné à ce sujet une distinction Rapa entre le pae tino, la voie du corps, et le pae vārua, la voie de l’esprit. Le pae tino qui implique aussi la vie sociale et économique ainsi que la consommation de nourriture (pae māa) est ainsi de l’ordre du profane, tandis que le pae vārua met en jeu des croyances et du sacré (1973 : 1). Sa recherche fut focalisée sur le premier domaine.
17 Empruntée à Victor Turner, la notion de liminalité (ou aussi liminarité) désigne du point de vue anthropologique un moment social de marge, un entre-deux fait d’incertitude mais porteur d’un nouveau potentiel (Victor Turner, 1969, The ritual process : structure and anti-structure, Ithac, NY : Cornell University Press).
18 Ma traduction.
19 Dans un ouvrage publié en 1968, Aarne Koskinen explique que les intestins sont associés aux émotions mais aussi à la pensée. Il note qu’à Hawaï, le terme est naàu, avec ses variations naàuao pour qualifier l’intelligence et naàupo pour l’ignorance, tandis qu’aux Marquises, les intestins (koekoe) sont le siège de la pensée et de l’affection.
20 C’est dans cette logique de l’oralité que Facebook a été rapidement approprié par les jeunes Rapa à travers des textes très courts et spontanés, et beaucoup de photos donnant une dimension vivante aux échanges et au lien social sous-jacent.
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