5. Berlin-Athènes, Munich-Athènes, Bonn-Athènes
Une géographie humboldtienne de l’Allemagne ?
p. 97-118
Texte intégral
1Wilhelm von Humboldt aurait pu être un philologue, à l’exemple de Friedrich August Wolf, son maître et ami rencontré en 1791 : il serait resté un traducteur et interprète de Pindare et d’Eschyle. Ses fonctions politiques, ses voyages, ses liens avec Goethe, un glissement progressif de son intérêt pour les sciences de l’Antiquité vers les sciences du langage l’ont progressivement détourné d’une vocation qui se nourrit de l’enseignement de Christian Gottlob Heyne à Göttingen et qui s’esquisse en 1793 quand il écrit Über das Studium des Altertums1 (Sur l’étude de l’Antiquité). À son époque, la science de l’Antiquité ne distingue pas encore clairement entre philologie, histoire de l’art, archéologie, architecture. Ou plutôt, ces divers domaines sont encore étroitement connectés et contribuent conjointement à l’édification d’un système de références grecques dans les villes, les universités allemandes. Ce sont des disciples de Humboldt qui vont participer à la construction réelle ou imaginaire d’une Athènes conforme aux attentes du néo-humanisme allemand et, en même temps, d’une Allemagne rappelant la Grèce. Construire une Athènes germanique et une Allemagne grecque relève d’un même mouvement dans lequel le rôle de Humboldt, poursuivant Winckelmann, tient surtout aux impulsions premières.
L’Athènes des bords de la Spree
2L’Athènes des bords de la Spree est une métaphore ancienne pour désigner Berlin. On en attribue l’invention à un poète oublié du début du xviiie siècle, Erdmann Wircker, qui célébrait en 1706 l’action du premier roi de Prusse et ancien margrave de Brandebourg Frédéric Ier en faveur des arts et des sciences. Ce dernier avait notamment fondé l’académie des sciences, dont le premier président fut Leibniz. Il est vrai qu’on trouve aussi Pleiß-Athen pour désigner Leipzig, et Saal-Athen appliqué à l’université de Iéna. Il faut observer que ces dernières désignations concernent moins la perception visuelle d’un lieu que le rôle qui lui est attribué comme capitale des arts et des sciences. S’il est ainsi préparé par des aspirations anciennes, le terme de Spree-Athen ne prend sa pleine valeur qu’au début du xixe siècle, lorsque Wilhelm von Humboldt fonde l’université de Berlin et fait immédiatement appel à l’helléniste homérisant Friedrich August Wolf (1759-1824) pour qu’il l’aide à développer l’étude de l’antiquité grecque à l’université, et, au-delà, à redresser la Prusse écrasée par les armées napoléoniennes. Alors que la philologie grecque était plutôt localisée dans les universités de Halle, où Wolf enseignait auparavant, et de Göttingen, où enseignait Christian Gottlob Heyne (1729-1812), Humboldt fait désormais de Berlin le point de départ d’une hellénisation de l’Allemagne. Lui et Wolf partageant avec Schiller et Goethe une même passion de la Grèce, c’est une sorte d’idéologie nationale qui s’élabore au moment de la fondation de l’université de Berlin. En même temps qu’il devenait professeur de philologie classique à Berlin, après la fermeture par Napoléon de l’université de Halle, Wolf dirigeait au sein du ministère la section scientifique de l’enseignement public. Il incarnait les débuts d’une nouvelle discipline, puisqu’il avait été le premier à s’inscrire à Göttingen comme étudiant en philologie2. Ses Prolégomènes à Homère de 1795 avaient fait d’Homère l’expression collective et le ciment d’un peuple, élevant implicitement la philologie au rang de propédeutique à l’identité collective. Sa présentation des sciences de l’Antiquité (Darstellung der Altertumswissenschaft) de 1807 définissait le cadre d’un enseignement de la philologie dans les universités prussiennes et plus généralement allemandes, un cadre que ses disciples August Boeckh (1785-1867) ou Karl Otfried Müller (1797-1840), parmi bien d’autres, s’efforceront de remplir. La Grèce de Wolf comme la Grèce de Humboldt, la Grèce du traducteur d’Homère Johann Heinrich Voß (1751-1828) et celle de Karl Friedrich Schinkel (1781-1841) se voudra une Grèce laïque, dépourvue de cette dimension mystique et orientale que leur contemporain et adversaire Georg Friedrich Creuzer (1771-1858), l’auteur de la Symbolique, s’efforcera de promouvoir. L’Athènes des bords de la Spree n’a rien à voir avec un lieu de Mystères ; la Grèce prussienne est localisée en Attique et ignore l’Ionie et ses contacts suspects avec des peuples orientaux. L’ample correspondance de Humboldt3 et de Wolf, quand elle ne porte pas sur les traductions de Pindare, sur la découverte linguistique du basque ou sur le sentiment d’étrangeté de la vie à Paris, permet d’observer que si la culture grecque est considérée comme indépassable par Wolf comme par Humboldt, ce dernier a le sentiment de ne pas être lui-même un vrai philologue. Wolf sera donc son représentant.
3Mais une grande différence apparaît entre la Spree-Athen du xviiie siècle et celle du premier xixe siècle, qui va se construire comme un lieu de résistance à l’Empire et à la France des Lumières. C’est que l’Athènes prussienne ne doit pas être seulement un lieu de formation compatible avec l’Athènes antique, mais doit qui plus est, par ses monuments, ressembler à Athènes. L’Athènes des bords de la Spree sera une Athènes à colonnades néoclassiques, grâce à l’intervention de Friedrich Schinkel (1781-1841). Ce dernier avait fréquenté de 1794 à 1798 le lycée « zum Grauen Kloster », dont la personnalité dominante était le néo-humaniste, traducteur de classiques grecs, de Pindare notamment, Friedrich Gedicke4 (1753-1803). Humboldt lui-même avait eu affaire à des enseignants du lycée « zum Grauen Kloster » et d’autres gymnases berlinois, mais ceux-ci lui avaient dispensé un enseignement privé, organisé par le principal précepteur des enfants Humboldt, Gottlob Johann Christian Kunth5 (1757-1829). Davantage que pour Gedicke, le retour à la perfection grecque était pour Schinkel un objectif absolu. Durant sa formation, il avait été le condisciple du philosophe esthéticien Solger, lui aussi traducteur de théâtre grec (Sophocle) et futur professeur à Berlin. Il faut ajouter que ces dernières années du xviiie siècle sont une période de réception politique et esthétique de Winckelmann particulièrement intense : après avoir participé à la publication de l’ouvrage dirigé par Goethe Winckelmann und sein Jahrhundert (Winckelmann et son siècle), Karl Ludwig von Fernow (1763-1808) s’engage dans la première édition en plusieurs volumes de Winckelmann. Schinkel participe à cet engouement exacerbé pour le néoclassicisme esthétique, qui accompagne la conviction néo-humaniste que l’éducation passe par l’héritage grec. Cela étant, Schinkel était avant tout un architecte, et ses maîtres en matière architecturale furent, entre autres, Friedrich Gilly (1772-1800), à qui l’on doit un modèle de monument à Frédéric II en forme de temple grec, ou Gotthard Langhans (1732-1808), qui édifia la porte de Brandebourg en s’inspirant des Propylées de l’Acropole. Schinkel n’alla jamais en Grèce, mais accomplit en 1803-1805 un long voyage en Italie qui lui donna l’occasion d’observer les temples d’Agrigente et de Sélinonte ainsi que ceux de Paestum, dont il est question dans son journal de voyage6. Au cours de ce voyage, Schinkel rencontra Humboldt, alors ambassadeur de Prusse à Rome, et se lia d’amitié avec lui. Et c’est grâce au soutien de Humboldt que Schinkel devint fonctionnaire prussien et s’engagea dans une carrière d’architecte qui le conduisit au poste de directeur des bâtiments (« Leiter der Oberbaudeputation »). Il est donc permis d’estimer que si Friedrich August Wolf eut à réaliser le philhellénisme humboldtien dans le domaine philologique et pédagogique, il revint à Schinkel de réaliser cette idée néo-humaniste dans le domaine architectural.
4On ne compte plus les monuments de Berlin qui portent la trace de l’activité de Schinkel. Le plus connu et le plus caractéristique est l’Altes Museum, avec sa façade de dix-huit colonnes ioniques cannelées qui domine l’île aux Musées au sommet d’un escalier monumental. Il faut évoquer aussi la neue Wache, « nouveau bâtiment de la garde » en forme de petit temple, qui fut la première commande royale à Schinkel, en 1816, et qui est devenue, comme on sait, un monument à la mémoire des victimes du militarisme et de la dictature. Schinkel est aussi l’architecte du théâtre de Berlin, qui occupe sur le Gendarmenmarkt la place située entre l’église allemande et l’église française et donne au lieu toute sa dimension néoclassique. Les monuments qu’il a édifiés constituent le cadre naturel de la sociabilité berlinoise. Mais Schinkel n’a pas travaillé qu’à Berlin ; on lui doit aussi la altstädtische Wache de Dresde.
5On aurait tort d’identifier Schinkel exclusivement à des transpositions de formes grecques dans les rues de Berlin. Il a été aussi un adepte du gothique, dont il a fait revivre les formes, par exemple dans la Friedrichswerderkirche, elle aussi au centre de Berlin. Schinkel est à la fois un architecte néoclassique et un architecte romantique, prêt à faire revivre le Moyen Âge. Ses tableaux relèvent souvent de cette veine romantique, comme celui intitulé Église gothique sur un rocher au bord de la mer (1815). Mais c’est le Schinkel néoclassique qui, naturellement, marqua le plus : une longue série d’élèves et d’imitateurs poursuivirent son action dans les rues de Berlin.
6Mais le néo-humanisme architectural de Schinkel ne s’arrêta pas à construire un Berlin grec. Il y eut aussi une tentative de construction d’une Athènes prussienne. Après l’arrivée sur le trône grec du roi bavarois Othon, le prince héritier de Prusse, futur Frédéric-Guillaume IV, suggéra à Schinkel de produire un plan de réaménagement de l’Acropole. Il s’agissait principalement de concevoir sur l’Acropole un palais pour Othon Ier. Le palais en question devait occuper l’espace de l’Acropole et constituer également une structure de défense, mais aucune de ses parties ne devait dépasser la hauteur des ruines du Parthénon. La grande salle du château serait décorée de colonnes corinthiennes en marbre noir. Schinkel s’est exécuté, bien qu’il n’ait jamais vu l’Acropole, et a produit une œuvre irréalisable, une pure fantasmagorie qui respectait néanmoins les constructions antiques. Une longue galerie à colonnade était prévue sur le flanc sud. La chapelle du château devait, elle aussi, être précédée d’une colonnade, et une cour d’honneur devait être décorée de statues. Une colossale statue d’Athéna Promachos, réédification de l’œuvre perdue de Phidias, devait garder l’entrée du palais.
7Ce projet pour l’Acropole rappelle fort un autre projet de Schinkel, celui du château d’Orianda en Crimée. Sur un éperon dominant la mer, c’est un enchevêtrement de structures néogrecques que proposait Schinkel. Le philhellénisme architectural allemand a été un objet d’exportation.
8On mesure l’étroitesse des liens entre Humboldt et Schinkel au fait que le premier confia au second le réaménagement du château de la famille Humboldt, à Tegel. Schinkel le transforma entre 1820 et 1824 dans un style néoclassique. Les reliefs des quatre tours d’angle, conçus par le sculpteur néoclassique Christian Daniel Rauch (1777-1857), sont inspirés des sculptures de la Tour des vents à Athènes. La symbolique néoclassique des intérieurs est également due à Schinkel ; et, de même, le monument funéraire de la famille Humboldt, érigé dans le parc du château.
9Grâce à cette complémentarité de Humboldt et de Schinkel, elle-même en relais de celle de Humboldt et de Wolf, l’Athènes des bords de la Spree put se poser en modèle idéal d’une « Grèce » des temps modernes où la culture des textes et celle des formes architecturales allaient de pair.
L’Athènes des bords de l’Isar
10La notion d’Isar-Athen ou d’Athènes munichoise est un peu plus tardive que celle de Spree-Athen Elle apparaît au moment où le roi philhellène Louis Ier monte sur le trône, en 1825 ; elle est liée, notamment, aux travaux de son architecte Leo von Klenze7 (1784-1864). Un parallèle s’impose immédiatement entre Schinkel et Klenze. Tous deux sont des fonctionnaires d’État occupant, chacun pour son royaume respectif, des positions importantes dans l’administration des bâtiments. Les différences tiennent au fait que la Bavière est plus proche de la Grèce, puisque c’est un fils de Louis Ier, Othon, qui va monter sur le trône grec en 1832 et entraîner avec lui les cadres bavarois du nouvel État. Comme plusieurs fonctionnaires bavarois de haut rang, Leo von Klenze n’était pas catholique mais protestant. Né dans le Harz, il avait étudié à Brunswick avant de s’installer vers 1800 à Berlin, où il avait noué des relations d’amitié avec Schinkel. Tous deux partageaient le même engouement pour un néoclassicisme impliquant, tout particulièrement, un retour au modèle des temples grecs. Mais von Klenze a fait étape à Paris, où il a été l’élève de Nicolas Durand (1760-1834). Ce dernier, qui enseignait à l’École polytechnique, a rédigé plusieurs manuels d’architecture offrant des modèles de construction qui ont marqué non seulement von Klenze, mais aussi Schinkel lui-même. Klenze a travaillé au projet d’un monument à Luther. Il a été actif à Cassel durant la période napoléonienne, avant de s’installer à Munich. Plus que Schinkel, Klenze se concevait aussi comme un théoricien de l’art, et il a rédigé un texte inédit de philosophie de l’art d’inspiration platonicienne et schellingienne. La trace la plus visible de son activité à Munich est évidemment la Königsplatz avec ses propylées, sa glyptothèque et sa collection d’antiquités, le tout imité des édifices de l’Acropole d’Athènes et voulu par Louis Ier dans le cadre des mouvements philhellènes qui marquent le début des années 1830 ; Leo von Klenze partage la paternité de cette place et de cette architecture totalement démarquée de modèles grecs avec un autre architecte, Karl von Fischer (1782-1820). Si les propylées de Klenze ont pour thème le combat des Grecs pour leur liberté, l’ajout à l’époque nazie d’un monument néogrec à la gloire des nazis morts lors du putsch de 1923 donna corps aux virtualités d’une certaine grécophilie…
11Klenze est aussi l’auteur du Walhalla près de Ratisbonne, c’est-à-dire d’un temple grec commémorant, sur le modèle du Panthéon parisien, les grandeurs du monde germanique. Cent soixante personnes étaient célébrées à l’origine, en 1842, dans ce temple qui accueille maintenant cent quatre-vingt-quinze héros de la culture allemande ; la plupart sont représentés par un buste, d’autres doivent se contenter de plaques. Le plan général du bâtiment est tout simplement celui du Parthénon.
12On ne s’étonnera pas de constater que Klenze, qui, contrairement à Schinkel, a fait le voyage de Grèce, se soit senti appelé à construire ou reconstruire une Grèce vraiment grecque. Il est l’auteur de la cathédrale catholique d’Athènes, un édifice à colonnade, et il a aussi participé aux réflexions concernant l’établissement sur l’Acropole d’un palais pour le monarque de la Grèce nouvelle. Son projet est, en fait, une version corrigée de celui de Schinkel. Il a, en outre, contribué au plan de la nouvelle Athènes dessiné par Eduard von Schaubert (1804-1860), élève de Schinkel à l’académie d’architecture de Berlin et collaborateur à Athènes de Stamatios Kleanthis (1802-1862), qui lui aussi avait bénéficié de l’enseignement de Schinkel à Berlin8. Leo von Klenze a peint en 1847 un tableau représentant l’Acropole antique et l’Aréopage avec la statue d’Athéna Promachos. Pour en finir avec le palais royal, après que l’on eut définitivement renoncé à utiliser l’Acropole, c’est encore un architecte bavarois, Friedrich von Gärtner (1791-1847), qui construisit à Athènes le bâtiment occupé de nos jours par l’Assemblée nationale grecque : on n’allait pas laisser un pays si important pour la construction de l’Allemagne organiser lui-même sa propre vie scientifique et sa mémoire, il convenait de projeter sur lui les modèles berlinois ou munichois. Dans les deux cas, il s’agissait d’élargir au peuple grec la formation voulue par Humboldt pour les Allemands.
13Schinkel n’avait pas de relais direct en Grèce, Leo von Klenze en eut un en la personne de Ludwig Ross (1806-1859). Ce dernier venait aussi d’Allemagne du Nord, plus précisément de Kiel. Un colloque récent à Athènes (2002) a rappelé le rôle de ce spécialiste d’Aristophane, qui resta au service de la Grèce et séjourna dans le pays de 1834 à 1843 ; il fut le responsable des antiquités pendant la période de mise en place du nouvel État et devint le premier professeur d’archéologie de l’université d’Athènes9. C’est lui qui guida Klenze durant le séjour de plusieurs mois que celui-ci fit en Grèce. Après son retour en Allemagne, il obtint, grâce au soutien de la famille Humboldt, mais cette fois en la personne d’Alexander, un poste de professeur d’archéologie à l’université de Halle. Récemment éditée, la correspondance de Ross et de Klenze atteste de l’emprise du philhellénisme bavarois sur la configuration de la ville d’Athènes et la gestion des antiquités10. Le second soutenait mais guidait aussi pas à pas le premier dans ses initiatives. Il y eut d’abord la tentative de vider l’Acropole, qui servait de garnison à une soixantaine de soldats bavarois, de ses soldats et d’abolir sa fonction de caserne, mais aussi de faire place nette de toutes les constructions turques ou autres qui encombraient, aux yeux des philhellènes allemands, cet espace sacré. Ross s’efforça aussi de détruire et de faire disparaître une importante batterie située devant les Propylées. Grâce à Klenze, Ludwig Ross fut invité à présenter ses travaux concernant l’Acropole ou d’autres sites grecs dans la Gazette universelle [Allgemeine Zeitung] du baron Cotta à Stuttgart, c’est-à-dire dans le plus important quotidien de langue allemande de l’époque. Ross pria Klenze de lui procurer des instruments propres à redresser les colonnes du Parthénon. Pour Ludwig Ross, l’Acropole était un monde en soi qui devait non seulement être coupé de toutes les influences orientales, selon le modèle imposé par Humboldt et Wolf, mais aussi du reste de la Grèce :
Mon idée a toujours été, alors que l’Acropole était dans le monde artistique des Anciens un petit monde en soi, de continuer à la traiter comme une totalité fermée et c’est peut-être une faiblesse de ma part de ne pas pouvoir facilement abandonner cette idée11.
14Une des conséquences de cette idée fut le projet que soutinrent Klenze et Ross, mais qu’ils ne réussirent pas à imposer immédiatement, de créer sur l’Acropole un musée où seraient déposées les pièces antiques trouvées sur le site même. Le mélange d’objets grecs découverts sur l’Acropole et d’objets issus d’autres sites de l’Athènes antique apparaissait presque à Ross comme une forme de sacrilège. La destruction de la mosquée installée dans la cella du Parthénon ne lui posait donc aucun problème.
15Il faut toutefois préciser que si Ross transporta en Grèce le mythe humboldtien d’une Grèce rédemptrice, son long séjour dans le pays lui permit d’apporter des correctifs, et il fut le premier à s’indigner des tensions qui régnaient entre les divers membres de l’administration bavaroise et surtout de l’absence de Grecs parmi les ministres et hauts fonctionnaires. Il sut prévoir un rejet des Bavarois par les Grecs. Il fut d’ailleurs remplacé à la tête des antiquités par Kyriakos Pittakis (1798-1863), qui tenait sa légitimité de la guerre de libération.
16De même qu’à Berlin la définition humboldtienne de la Grèce trouve des prolongements essentiels dans l’architecture de Schinkel et la philologie de Wolf, de même, l’esprit de Humboldt trouve son prolongement en Bavière dans les travaux respectifs de Klenze et de Friedrich Thiersch. Friedrich Thiersch (1784-1860) a étudié à Göttingen et à Leipzig la philologie grecque, mais il vit en Bavière depuis 1809 et a fortement contribué à en défendre les intérêts en Grèce12. Et il l’a fait dans un sens que l’on peut définir comme humboldtien. Il avait d’ailleurs rencontré Wilhelm von Humboldt à Paris, puis échangé avec lui une correspondance. Il faut dire que sa spécialité en matière de philologie grecque était l’œuvre de Pindare, ce qui offrait au moins un centre d’intérêt commun avec Humboldt. Thiersch se rendit en Grèce dès 1831. Militant du néo-humanisme, il en prônera les mérites dans un ouvrage de 1838 qui présente les institutions d’enseignement en Europe et accorde à l’Allemagne hellénisée une place de choix13. Thiersch publia en 1833 un ouvrage en deux volumes sur la régénération de la Grèce14. Dans le premier volume, il évoque l’histoire récente du pays, et tout particulièrement la guerre de libération. Puis, dans un second volume, il se penche sur les voies d’une régénération. Il ne néglige pas l’agriculture et les métiers, mais son attention s’arrête, bien évidemment, sur l’enseignement. Il préconise naturellement l’étude et l’imitation des auteurs anciens ; et il est frappant de voir, dans la partie consacrée à l’université, combien le modèle allemand est clairement mis en avant. Les privat-docents sont un complément indispensable aux rares titulaires de chaires, et il faut faire largement appel à des étrangers : il sera donc opportun d’appeler aux places vacantes des savants de l’Europe, surtout de jeunes professeurs allemands qui auront déjà fait la preuve de leur capacité dans la carrière de l’enseignement15. Les cours devront être payants, puisque cet usage a été reconnu comme efficace en Allemagne16. L’université doit rester indépendante du pouvoir politique, mais un curateur doit mesurer les mérites de chaque professeur : « Honos et praemium, telle fut la devise du grand fondateur de l’université de Göttingen [Münchhausen] ; il n’y en a pas d’autre pour faire fleurir des institutions semblables, soit en Grèce, soit ailleurs17. » Tout se passe comme si le représentant du pouvoir bavarois se chargeait de présenter au monde — d’où la publication en français — un projet d’imitation pour la Grèce de l’université humboldtienne.
Bonn-Athènes
17Si un modèle athénien a pu être édifié sur les bords de la Spree et sur ceux de l’Isar, il est un troisième lieu, plus inattendu, où cette présence doit être mise en avant : c’est Bonn. L’université de Bonn fut fondée en 1818 pour implanter le modèle humboldtien en Prusse rhénane. Une de ses principales caractéristiques fut d’emblée l’esprit d’innovation, lié à cette fondation un peu périphérique par rapport au centre berlinois. C’est à Bonn qu’a par exemple été créée la première chaire d’histoire de l’art. Et c’est à Bonn que s’est développée une école de philologie et de sciences de l’Antiquité correspondant en tous points au modèle de Humboldt et de Wolf. Parmi ses plus glorieux représentants on trouve, par exemple, Otto Jahn (1813-1869), latiniste et musicologue, Friedrich Ritschl (1806-1876), maître de Nietzsche et partisan d’une critique textuelle des plus rigoureuses, Jakob Bernays (1824-1881), spécialiste juif d’Aristote et Héraclite qui, ayant refusé la conversion, mena une carrière modeste de bibliothécaire, ou encore Hermann Usener18 (1834-1905), dont le travail sur le nom des dieux a été une source d’inspiration pour de nombreuses disciplines. Il faudrait aussi nommer Hermann Diels (1848-1922), qui a été formé à Bonn par Usener.
18Mais la figure la plus importante, parce qu’elle représente une continuité entre le moment fondateur — Humboldt et Wolf — et le virage de la fin du xixe siècle, est sans doute celle de Friedrich Gottlieb Welcker19 (1784-1868). Après un passage par Gießen, où il occupa l’une des toute premières chaires d’archéologie, et par Göttingen, il obtint à Bonn, en 1819, la chaire d’archéologie et de philologie qu’il occupa jusqu’en 1861 ; remarquable longévité académique ! Un de ses premiers travaux fut une biographie de Jörgen Zoega (1755-1809), archéologue danois qui fut l’un des premiers archéologues à travailler à Rome. Welcker est l’auteur d’une œuvre considérable, qui va du principe de la trilogie dans le théâtre d’Eschyle à des travaux lourds de conséquences philologiques sur les cycles épiques, en passant par des ouvrages sur les lyriques (Theognis et Sappho), des publications de caractère archéologique — de nombreux volumes de présentation et d’explication de monuments — et surtout une Griechische Götterlehre en trois volumes (1857-1862) qui est l’un des grands textes du xixe siècle sur l’histoire de la religion grecque.
19Welcker est remarquable par sa conception des sciences de l’Antiquité comme orientation disciplinaire globale, où l’archéologie et la philologie ne se distinguent guère. Mais surtout — il fut le précepteur à Rome des enfants de Wilhelm von Humboldt lorsque celui-ci y était ambassadeur — il est sans nul doute l’héritier le plus direct de ce dernier en matière d’études grecques. L’historien de la sculpture grecque Reinhard Kekulé von Stradonitz (1839-1911), qui enseigna aussi à Bonn, écrit à son propos :
Il savait manifester vis-à-vis de chaque orientation que prenait la pensée de Humboldt une compréhension vivante ; et pendant ces années à Rome il a étudié de façon autonome tous les phénomènes à partir desquels Humboldt, dans son célèbre article sur le second séjour de Goethe à Rome, a reconstruit l’image globale de l’influence exercée par Rome, ajoutant encore quelques aspects qui n’étaient dus qu’aux goûts personnels de Humboldt. […] En l’honneur de Humboldt ses lectures connaissent des digressions du côté de la littérature espagnole et des divers dialectes espagnols, il s’occupe comme lui des chants guerriers ou des proverbes basques20.
20Welcker, qui correspondit ensuite pendant des années avec Humboldt, avait pu également rencontrer en 1805 à Iéna le fameux traducteur d’Homère Johann Heinrich Voß, ainsi que Friedrich August Wolf. On peut donc voir en lui le véritable agent de transmission à la seconde partie du xixe siècle du philhellénisme allemand. Une seule personnalité aurait pu lui ravir ce rôle, celle de Karl Otfried Müller qui, lui aussi, situait son propos entre archéologie et philologie, avait étudié à Berlin auprès de Wolf, et s’intéressait à l’histoire religieuse. Mais outre sa mort brutale en 1840 à Athènes, Müller présentait l’inconvénient de moins bien s’entendre avec Humboldt que Welcker, et de moins partager son approche globale de la vie du peuple. Une perception différente des Étrusques et des Doriens explique cette distance, tout autant que la situation de concurrence créée par Müller lorsqu’il publia une traduction d’Eschyle21.
21À l’instar de la correspondance entre Wolf et Humboldt, les lettres échangées entre Welcker et Humboldt montrent bien l’attention que ce dernier porte au développement intellectuel de celui qui sera son représentant à Bonn pendant plus de quarante ans. Humboldt fait part à Welcker de ses enthousiasmes scientifiques. Il lui explique son intérêt pour la toponymie ibérique, qui permet de reconstruire une histoire primitive des peuples, antérieure au moment où le principe d’individuation les sépare de la nature22. Un débat s’instaure aussi sur la grammaire des langues amérindiennes, dont les jésuites ont rassemblé de nombreux témoignages, et sur cette vaste collection de langues diverses que représente le Mithridate d’Adelung, dont la juxtaposition des langues paraît trop simple à Humboldt. Dans sa lettre du 6 novembre 1821, celui-ci fait part à Welcker de son apprentissage du sanscrit, qui lui semble indispensable à tout travail sur l’histoire des langues. Mais c’est pour marteler le fond de sa pensée :
Dans toutes ces études linguistiques, j’en reviens toujours au fait que j’espère avoir un jour l’occasion d’exprimer clairement, que la langue grecque et l’antiquité grecque restent ce qu’il y a de plus remarquable que l’esprit humain ait jamais produit. Quoi que l’on puisse vanter dans le sanscrit, cela n’atteint pas la langue grecque23.
22C’est dans ce sens que vont aller les mises en garde permanentes de Humboldt vis-à-vis de Welcker. Il n’admet pas que l’on puisse vouloir expliquer Homère par des comparaisons avec l’Inde ou l’Orient :
Quoi qu’on puisse dire, en dehors du petit cercle hellénique, tout est barbarie. Même si tout ce qui est grec ne trouve ses racines qu’en Orient, ce n’est toujours qu’en Grèce qu’est apparue la forme humaine24.
23Humboldt soupçonne toujours un peu Welcker de se servir de la méthode symboliste et orientalisante de Creuzer pour appréhender la mythologie grecque, et il lui en fait le reproche en décembre 1822. Ce reproche est lié à l’utilisation du terme de Pélages :
Quand je lis donc chez Schelling que le peuple grec originel, les Pélages, aurait reçu les concepts fondamentaux de la religion dans un état d’innocence et de fraîcheur naturelle, je n’ai aucune idée de la manière dont je peux construire à partir de là un fait historique25.
24Dans une très longue lettre de janvier 1823, Welcker se défend et en profite pour résumer le projet de la Götterlehre, un livre qui ne paraîtra que quatre décennies plus tard, et pour remettre en cause le polythéisme grec :
Sur le sol de la Grèce, je trouve des raisons de supposer que beaucoup d’éléments permettent de conclure à une connaissance originellement supérieure de la religion, à un certain monothéisme reconnaissable en arrière-plan de toutes ces manifestations bigarrées26.
25Plus tard, Humboldt consacre à son tour une longue lettre à analyser le principe de la trilogie tragique chez Welcker. Rappelons que Welcker, qui a consacré trois livres27 à la tragédie grecque, et principalement à Eschyle, considère que la tragédie grecque constitue un système ternaire où l’élément intermédiaire revêt une importance particulière. Il reconstruit cette dynamique, notamment pour le Prométhée et s’aide des cycles épiques pour combler les lacunes, croisant ainsi la matière tragique et la matière épique28. Humboldt approuve la théorie de la trilogie construite par Welcker, dont l’origine lemnienne qu’il prête au mythe de Prométhée, mais propose simplement de réduire son champ d’application à l’œuvre d’Eschyle et de ne pas chercher à la transposer aux autres tragiques. La correspondance de Humboldt et de Welcker donne à conclure que l’œuvre de Welcker est dans une large mesure une œuvre croisée, et que Bonn participe comme Berlin et Munich d’une même construction humboldtienne de la Grèce sur le sol allemand.
26Welcker part pour la Grèce en janvier 1842 ; il en rapportera un journal de voyage en deux volumes. Il se promène à travers les rues d’Athènes sous la conduite de Ludwig Ross. Il est accompagné aussi d’un autre philologue, Heinrich Ulrichs (1807-1843), qui a suivi Othon en Grèce en 1833 et est devenu professeur de littérature latine à l’université d’Athènes, après avoir étudié auprès de Welcker à Bonn. Welcker s’efforce d’apprendre le grec moderne et prend des cours particuliers, lit des chants des klephtes, s’entraîne à traduire en grec moderne les fables de Lessing. Une partie de la journée est consacrée à la visite de quartiers d’Athènes, et l’on voit que pour Welcker, l’Antiquité c’est aussi des colonnes, des inscriptions, des temples, bref que l’archéologie se situe sur le même plan que la philologie. À partir du mois de mars, Welcker quitte Athènes pour visiter Marathon et le cap Sounion, s’appuyant notamment sur les textes de Pausanias. Il s’engage ensuite dans la visite du Péloponnèse. Le 2 avril 1842, il est à Mycènes :
C’était l’Acropole de Mycènes, comme il apparut quand, presque contre leur volonté, j’entraînai mes compagnons pour rendre encore une visite aux ruines qui s’avançaient et à Agamemnon ; le soleil commençait déjà à baisser. Et il valut vraiment la peine de gravir encore le sentier escarpé, car il est rare que j’aie été aussi étonné et frappé dès le premier instant d’aussi importantes révélations qu’en cet instant. Ce que la poésie et l’interprétation des mythes ne précisent pas, qui relève du rêve, se révèle ici avec une extraordinaire positivité — le caractère des Pélopides à l’immense volonté, l’esprit guerrier, à la gigantesque armure, le caractère d’une époque et d’un peuple. J’étais étonné que personne — à moins que cela ne m’ait échappé — n’ait décrit ce lieu en rapport avec son histoire et son caractère naturel qui saute aux yeux du monde29.
27Olympie et Tirynthe, Égine et Argos : c’est à une découverte très complète de la Grèce que se livre Welcker. Le second volume est consacré à une description de la côte turque, de la mer Égée jusqu’à Constantinople. Même s’il ne propose pas de reconstruction d’Athènes, Welcker, qui a parcouru le pays, appris le grec moderne, retrouvé sur place un de ses élèves, considéré que les objets étaient aussi importants que les textes et que la Grèce moderne expliquait la Grèce antique, fait partie des constructeurs allemands de la Grèce.
28Il n’est pas question, à Bonn comme à Berlin ou Munich, de donner une traduction architecturale au néo-humanisme humboldtien. Pourtant, il en existe bien une traduction, en termes de formes et de présentations d’objets. En prenant la direction de la bibliothèque de Bonn à côté de sa chaire de philologie, Welcker marchait sur les traces de Christian Gottlob Heyne, homérisant qui fit de la bibliothèque de Göttingen, dont il était le directeur, la première bibliothèque scientifique allemande au moment où Humboldt y faisait encore ses études. Mais en créant à Bonn un premier musée universitaire dont il fut également le directeur, Welcker innovait. Il s’agissait de créer, principalement pour les étudiants, un environnement de statues grecques, essentiellement des moulages, qui n’était pas différent dans son principe de ce que devaient apporter l’île aux Musées de Berlin ou la glyptothèque de Munich. L’idée du musée date de 1818 ; elle bénéficia du patronage du ministre prussien des cultes Altenstein30. La réalisation date de 1823. Au xixe siècle, ses trois directeurs furent Welcker et Otto Jahn, deux philologues, puis Kekulé von Stradonitz, historien d’art. Il s’agissait principalement de faire venir des moulages de différents musées, et notamment du Louvre. Une liste de premières commandes fut exécutée par Welcker et August Wilhelm Schlegel. Elle comprenait le groupe du Laocoon, un combat d’amazones, la frise du Parthénon et l’Apollon du Belvédère. Welcker considérait que les philologues ne pouvaient rien comprendre aux textes, s’ils ne se pénétraient pas des représentations de l’Antiquité à travers la sculpture, dont la forme dominante était l’art athénien de l’époque de Phidias et de Périclès ; l’étude de la sculpture nécessitait d’ailleurs tout autant, en retour, la connaissance des textes. Le visiteur du musée devait se sentir transporté dans une Antiquité idéale. Lorsqu’il en abandonna la direction en 1854, Welcker avait déjà sérieusement contribué à construire son Athènes des bords du Rhin, dont les étudiants essaimèrent dans l’ensemble de l’Allemagne. Mais il avait contribué aussi à figer cette Grèce allemande, aussi bien du point de vue géographique (l’Attique contre l’Ionie ou la grande Grèce) que du point de vue chronologique (le siècle de Périclès). Welcker a publié un premier catalogue du musée où il définit son projet dans le cadre général d’une histoire intellectuelle allemande :
Heyne, Wolf et d’autres ont su rendre hommage aux écrits de Winckelmann et de Lessing et fait en sorte que l’extension de la philologie aux œuvres d’art outre sa parenté avec la poésie ne se reconnaisse pas seulement dans la matière et la thématique mais surtout à l’esprit artistique […] La lacune que dans sa vue d’ensemble sur la philologie, F.A. Wolf considérait encore comme un obstacle majeur à une étude sérieuse de l’art antique est ainsi comblée plus tôt peut-être qu’il ne le supposait31 […]
29Ce singulier catalogue explicite pour chaque pièce le parti que l’on peut en tirer dans une approche néo-humaniste. Prenons l’exemple de la Juno Ludovisi dont il est déjà question dans les lettres de Schiller sur l’Éducation esthétique de l’humanité. Welcker commence par un montage de citations de Goethe pour dire que personne n’est apte à soutenir la contemplation qui s’offre à lui. Puis il cite Winckelmann, pour affirmer que ni la bouche ni le regard dominateur ne suffisent à déterminer le caractère de cette statue. Welcker prend ensuite lui-même la parole pour prêter à la statue une valeur ambiguë entre la dimension divine et humaine. Elle n’est pas seulement reine du ciel, mais aussi déesse du mariage et de la maternité. Enfin viennent des comparaisons : « Cette Héra est dans le même rapport à celle de Polyclète que le Jupiter d’Otricoli à celui de Phidias32. » L’évocation d’autres têtes de Junon des musées européens et des descriptions auxquelles elles ont donné lieu de la part d’écrivains ou d’archéologues complète cette présentation du moulage. Il en est de même pour les autres pièces, et le style de ces présentations correspond exactement aux très nombreuses descriptions d’objets antiques réunies en volumes par Welcker. Il construit à Bonn un espace antique où la Grèce, éventuellement à travers des œuvres romaines, est centrale.
30À partir de 1870, le musée de Bonn eut pour directeur, on l’a rappelé, Reinhard Kekulé von Stradonitz, une personnalité qui mérite qu’on s’y arrête un moment. Il avait étudié à Berlin auprès d’August Boeckh, élève de Wolf et partisan d’une philologie des choses. À Bonn, il écrivit une biographie de son prédécesseur Welcker en insistant sur les liens de ce dernier avec Humboldt, une manière de s’inscrire lui-même dans une filiation33. On compte parmi ses étudiants Ulrich von Wilamowitz-Moellendorf (1848-1931), incarnation la plus reconnue de la philologie vers 1900. Mais Aby Warbug suivit aussi avec un intérêt affirmé ses cours à Bonn. En 1889, Kekulé fut rappelé personnellement par Guillaume II à Berlin pour diriger ses collections. C’est là qu’il écrivit un ouvrage classique sur la sculpture grecque où, après avoir examiné les caractéristiques de chacune des époques, il essayait d’évaluer la place occupée par les représentants de chaque période dans les collections berlinoises, collections qu’il contribua à compléter. Dans un discours sur l’émergence de l’idéal des dieux chez les Grecs comme création d’individualité, prononcé à Bonn en 1876, Kekulé se réclame du traitement de la figure d’Héra par Humboldt34. Devenu recteur de l’université de Berlin en 1901, il prononça un discours sur les représentations de l’art grec et leur transformation au xixe siècle. À l’origine, il y a bien sûr Winckelmann, dont Kekulé est un fervent disciple, et sa continuation goethéenne :
Dans la représentation de l’art grec, le début du xixe siècle est placé sous l’égide de Winckelmann, de la façon la plus nette pour les esprits dominants de notre peuple. Goethe était plus jeune d’une génération au sens d’Hérodote. C’était un enfant quand l’histoire de l’art parut. […] Jeune homme vivant à Leipzig l’année de la mort de Winckelmann, il avait espéré et désiré faire personnellement sa connaissance. À 56 ans, il lui a édifié le plus incomparable des monuments littéraires tout en mettant en œuvre la nouvelle édition de ses écrits35.
31Humboldt est présent dans ce contexte. Dans une lettre du 27 janvier 1803, rappelle Kekulé, Goethe le prie de baiser la main de la Minerva Giustiniani. Car Rome est le lieu où au début des années 1800, on pense encore découvrir la Grèce :
Rome exerçait une magie que personne n’a ressentie de façon aussi forte et aussi profonde ni exprimée avec autant d’enthousiasme que Goethe et Humboldt. À Rome, avec ses monuments, le monde antique était vivant et familier. Dans les forêts de statues des brillants musées romains, l’art grec se présentait dans toute sa richesse36.
32Certes, l’art archaïque et l’art hellénistique ont été découverts depuis l’époque de Humboldt :
Nous savons maintenant que les têtes de dieux dans la contemplation desquelles se plongeaient Winckelmann, Goethe et Humboldt étaient des copies de créations du ive siècle37.
33Même si le Parthénon n’est plus pour Kekulé ce qu’il était pour Welcker, l’étalon d’un art grec sur lequel reposait le néo-humanisme, l’imitation, même libre, reste un horizon. Dans la rotonde du vieux musée de Berlin, Friedrich Schinkel avait juxtaposé des statues grecques et des statues modernes de Schadow et de Tieck pour établir une continuité entre la Grèce et l’époque contemporaine. À la glyptothèque de Munich, Leo von Klenze avait pris une option différente, présentant les statues dans un ordre chronologique supposé. Dans les moulages du musée de Bonn que Kekulé va quitter pour Berlin, la chronologie des œuvres n’a pas d’importance décisive, mais la référence à l’Antiquité domine. Bonn, Berlin et Munich sont des lieux que l’on peut parcourir à l’instar des temples grecs reconstitués que l’Athènes othonienne ou postothonienne se doit d’imiter. Le transport à Berlin de l’autel de Pergame, même si l’intérêt dominant est désormais passé de l’Athènes classique vers la côte égéenne à l’époque hellénistique, procède de la même logique.
***
34Si au moins durant une première période, l’Athènes que nous connaissons, avec son plan, son parlement et son Acropole purifiée des résidus des époques médiévale ou turque, a été voulue et dessinée par des philologues, historiens d’art et architectes bavarois, cette construction s’est répercutée en Allemagne même avec la mise en place d’une Athènes des bords de la Spree, des bords de l’Isar et — bien que le phénomène ait moins été perçu — des bords du Rhin. Wilhelm von Humboldt est au cœur de ce processus de l’histoire européenne. Il l’est moins par son œuvre même, car il a finalement peu écrit et nombre de ses travaux ont été publiés après sa mort, que parce qu’il a contribué à transformer l’engouement philhellène qui marque l’Allemagne depuis Winckelmann et atteint son paroxysme vers 1800, quand la référence grecque devient une promesse de régénération nationale face à la France napoléonienne, en une œuvre collective, un objectif universitaire commun, un projet urbanistique. L’acharnement avec lequel Wilhelm von Humboldt défend la supériorité de la langue grecque auréolée par rapport à toute autre langue humaine, fût-elle comme le sanscrit ou le chinois marquée par une aura d’ancienneté, est peut-être révélatrice d’une tendance à l’exclusion dans la dissémination d’Athènes multiples à travers l’Allemagne.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Références des ouvrages cités
Calder III William M. et Schlesier Renate (éds) 1998
Calder III William M. et Schlesier Renate (éds), Zwischen Rationalismus und Romantik. Karl Otfried Müller und die antike Kultur, Hildesheim, Weidman, 1998.
Ehrhardt Wolfgang 1982
Ehrhardt Wolfgang, Das akademische Kunstmuseum der Universität Bonn, Opladen, Westdeutscher Verlag 1982.
Espagne Michel 2011
Espagne Michel, « Friedrich Gottlieb Welcker à Bonn. De la Bildung à l’histoire des religions. », in Espagne Michel et Maufroy Sandrine (éds), Revue germanique internationale 14, La philologie allemande, figures de pensée (2011), p. 41-54.
Espagne Michel et Rabault-Feuerhahn Pascale (éds) 2011
Espagne Michel et Rabault-Feuerhahn Pascale (éds), Hermann Usener und die Metamorphosen der Philologie, Wiesbaden, Harrassowitz, 2011.
Geier Manfred 2009
Geier Manfred, Die Brüder Humboldt. Eine Biographie, Hambourg, Rowohlt, 2009.
Haym Rudolf 1859
Haym Rudolf (éd.), Wilhelm von Humboldts Briefe an F.G. Welcker, Berlin, Gaertner, 1859.
Humboldt Wilhelm von 1990
Humboldt Wilhelm von, Briefe an Friedrich August Wolf, éd. par Philipp Mattson, Berlin, De Gruyter, 1990.
Kekulé von Stradonitz Reinhard 1877
Kekulé von Stradonitz Reinhard, Über die Entstehung der Götterideale der griechischen Kunst, Stuttgart, W. Spemann, 1877.
Kekulé von Stradonitz Reinhard 1880
Kekulé von Stradonitz Reinhard, Das Leben Friedrich Gottlieb Welckers, Leipzig, Teubner, 1880.
Kekulé von Stradonitz Reinhard 1901
Kekulé von Stradonitz Reinhard, Die Vorstellung von griechischer Kunst und ihre Wandlung im 19. Jahrhundert, Berlin, Gustav Schade, 1901.
Maufroy Sandrine 2011a
Maufroy Sandrine, Le philhellénisme franco-allemand, Paris, Belin, 2011.
Maufroy Sandrine 2011b
Maufroy Sandrine, « Friedrich August Wolf, un modèle philologique et ses incidences européennes », in Michel Espagne et Sandrine Maufroy (éds), Revue germanique internationale 14, La philologie allemande, figures de pensée (2011), p. 27-39.
Nerdinger Winfried (éd.) 2000
Nerdinger Winfried (éd.), Leo von Klenze. Architek zwischen Kunst und Hof (1784-1864), Munich, Londres, New York, Prestel, 2000.
Papageorgiou-Venetas Alexander 2001
Papageorgiou-Venetas Alexander, Eduard Schaubert 1804-1860. Der Städtebauliche Nachlass zur Planung der Städte Athen und Piräus, Mannheim, Möhnesee, Bibliopolis, 2001.
Papageorgiou-Venetas Alexander 2006
Papageorgiou-Venetas Alexander (éd.), Briefwechsel Klenze-Ross 1834-1854, Athènes, Archäologische Gesellschaft, 2006.
Quillien Jean 1983
Quillien Jean, Guillaume de Humboldt et la Grèce, Lille, Presses universitaires de Lille, 1983.
Ross Ludwig 1863
Ross Ludwig, Erinnerungen und Mittheilungen aus Griechenland, Berlin, Rudolph Gaertner, 1863.
Schinkel-Galerie
http://www.schinkel-galerie.de/ (consulté le16/10/2015)
Thiersch Friedrich 1833
Thiersch Friedrich, De l’État actuel de la Grèce et des moyens d’arriver à sa restauration, 2 vol., Leipzig, Brockhaus, 1833.
Thiersch Friedrich 1838
Thiersch Friedrich, Über den gegenwärtigen Zustand des öffentlichen Unterrichts, 2 vol., Stuttgart, Tübingen, Cotta, 1838.
Welcker Friedrich Gottlieb 1841
Welcker Friedrich Gottlieb, Das akademische Kunstmuseum zu Bonn, Bonn, in Commission bei E. Weber, 2te Ausgabe, 1841.
Welcker Friedrich Gottlieb 1865
Welcker Friedrich Gottlieb, Tagebuch einer griechischen Reise, Berlin, Wilhelm Hertz, 1865.
Wolzogen Alfred Freiherr von (éd.) 1862
Wolzogen Alfred Freiherr von (éd.), Aus Schinkels Nachlaß, Berlin, Verlag der Königlichen Geheimen Ober-Hofbuchdruckerei, t. 1, 1862.
Zadow Mario Alexander 2001
Zadow Mario Alexander, Karl Friedrich Schinkel — ein Sohn der Spätaufklärung. Die Grundlage seiner Erziehung und Bildung, Stuttgart, Londres, Axel Menges, 2001.
Notes de bas de page
1 Voir Quillien Jean 1983.
2 Maufroy Sandrine 2011b.
3 Humboldt Wilhelm von 1990.
4 Zadow Mario Alexander 2001.
5 Sur la formation des frères Humboldt, voir Geier Manfred 2009.
6 Wolzogen Alfred Freiherr von (éd.) Bd. 1, 1862.
7 Nerdinger Winfried 2000.
8 Papageorgiou-Venetas Alexander 2001.
9 Ludwig Ross a lui-même laissé un volume autobiographique rassemblant les souvenirs de son séjour en Grèce : Ross Ludwig 1863. Le choix de son sujet de thèse (Aristophane) serait dû à Friedrich Christoph Dahlmann (1785-1860) qui fut élève de F. A. Wolf et poursuivit sa carrière à Bonn.
10 Papageorgiou-Venetas Alexander (éd.) 2006.
11 Lettre de Ross à Klenze du 23-3-1836.
12 Maufroy Sandrine 2011.
13 Thiersch Friedrich 1838.
14 Thiersch Friedrich 1833.
15 Thiersch Friedrich 1833, II, p. 171.
16 Ibid., p. 172.
17 Ibid. p. 172.
18 Espagne Michel et Rabault-Feuerhahn Pascale 2011.
19 Espagne Michel 2011, p. 41-54.
20 Kekulé von Stradonitz Reinhard 1880, p. 84.
21 Calder III William M. et Schlesier Renate (éds) 1998.
22 Haym Rudolf (éd.) 1859, lettre du 7 mai 1821.
23 Lettre du 10 février 1826.
24 Lettre du 6 mai 1819.
25 Lettre du 15 décembre 1822.
26 Lettre du 13 janvier 1823.
27 Die aeschylische Tragödie Prometheus und die Kabirenweihe zu Lemnos (1824) — Nachtrag zu der Schrift über die aeschylische Tragödie (1826) — Die griechischen Tragödien mit Rücksicht auf den epischen Zyklus (1841).
28 Lettre du 16 mai 1825.
29 Welcker Friedrich Gottlieb 1865, p. 178.
30 Ehrhardt Wolfgang 1982.
31 Welcker Friedrich Gottlieb 1841, p. 3.
32 Ibid., p. 148.
33 Kekulé von Stradonitz Reinhard 1880.
34 Kekulé von Stradonitz Reinhard 1877.
35 Kekulé von Stradonitz Reinhard 1901, p. 6.
36 Ibid., p. 10
37 Ibid., p. 25
Auteur
Germaniste, est directeur de recherche au CNRS. Il est responsable d’une équipe de recherche sur les transferts culturels à l’ENS. Il a obtenu le prix Humboldt-Gay-Lussac en 2011. Il a notamment publié : Les Transferts culturels franco-allemands (Paris, PUF, 1999) ; En deçà du Rhin. L’Allemagne des philosophes français au xixe siècle (Paris, Cerf, 2004) ; Les Frères Reinach (éd. avec Sophie Basch et Jean Leclant, Paris, AIBL-De Boccard, 2008) ; L’histoire de l’art comme transfert culturel. L’itinéraire d’Anton Springer (Paris, Belin, 2009) ; Hermann Usener und die Metamorphosen der Philologie (éd. avec Pascale Rabault-Feuerhahn, Wiesbaden, Harrassowitz, 2011).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les marranismes
De la religiosité cachée à la société ouverte
Jacques Ehrenfreund et Jean-Philippe Schreiber (dir.)
2014
Théories intercontinentales
Voyages du comparatisme postcolonial
Pascale Rabault-Feuerhahn (dir.)
2014
Accompagner
Trente ans de soins palliatifs en France
Michèle-H. Salamagne et Patrick Thominet (dir.)
2015
Aux heures suisses de l'école républicaine
Un siècle de transferts culturels et de déclinaisons pédagogiques dans l'espace franco-romand
Alexandre Fontaine
2015
Nikolaus Pevsner, arpenteur des arts
Des origines allemandes de l’histoire de l’art britannique
Émilie Oléron Evans
2015
Le Vietnam
Une histoire de transferts culturels
Hoai Huong Aubert-Nguyen et Michel Espagne (dir.)
2015
Les intraduisibles du patrimoine en Afrique subsaharienne
Danièle Wozny et Barbara Cassin (dir.)
2014
Le cinéma près de la vie
Prises de vue sociologiques sur le spectateur du xxie siècle
Emmanuel Ethis
2015
L'hellénisme de Wilhelm Von Humboldt et ses prolongements européens
Sandrine Maufroy et Michel Espagne (dir.)
2016