26. Dans la peau de Louis de Funès…
p. 149-157
Texte intégral
1Au début de l’année 2012, la chancelière allemande Angela Merkel décide d’apporter son soutien à Nicolas Sarkozy pour un second mandat à l’Élysée. Or cette déclaration ne manque pas surprendre et ce, pour deux raisons. D’une part, le président en place ne s’est pas encore à l’époque porté officiellement candidat. D’autre part, ce que tout le monde garde en tête, c’est le souvenir d’une relation originelle entre les deux chefs d’État plutôt tissée de zizanie et d’incompréhension que d’harmonie et d’allégeance. « Président Duracell ! » C’est en effet de cette manière que la chancelière allemande qualifie Nicolas Sarkozy à l’issue de leurs toutes premières rencontres du fait de ce trop-plein d’énergie qui le rend, selon elle, difficilement cernable. Cependant, les choses se mettent à changer peu à peu à partir du début de l’année 2009. Entre-temps, le magazine d’enquête et d’investigation Der Spiegel nous apprend que Joachim Sauer, le mari d’Angela Merkel, vient de lui offrir pour Noël des vidéos de Louis de Funès afin de l’aider à préparer ses futures rencontres avec le président français. Le site de Paris Match va encore plus loin, prétendant qu’Angela Merkel « se fait projeter des films avec Louis de Funès pour comprendre quelque chose à ces Français qui gigotent sans cesse ». Peuton l’imaginer : Louis de Funès propulsé au cœur de la diplomatie européenne pour favoriser le dialogue franco-allemand ? Car c’est bien de cela dont il s’agit. Au-delà même de l’anecdote qui prête à sourire, les gestes et les attitudes de l’ancien président de la république française paraissent se synchroniser si fortement avec tant de gestes et d’attitudes de Louis de Funès que c’est bien, on peut le penser, ce qui va inciter Angela Merkel à traquer dans quelques films populaires de notre patrimoine national ce qui lui échappe le plus : ce qui se produit lorsque Nicolas Sarkozy semble se glisser dans la peau d’un comique français dont le succès fut culminant à la fin des Trente Glorieuses.
La biche et le petit chef
2À la manière d’Angela Merkel, chaque fois que l’on essaie de résumer un pays ou sa population à un seul personnage que l’on suppose emblématique d’un « esprit national », on s’adonne à un exercice de sociologie sauvage qui consiste à poser d’emblée le fait que nos cultures nous façonnent à tel point que nos « héros » nationaux les plus populaires, qu’ils soient réels ou fictionnels, sont nos « meilleurs représentants ». Cet axiome possède dès lors pour corollaire logique l’idée que nos « meilleurs représentants » sont des modèles qui irriguent à leur tour tous ceux qu’ils sont censés représenter et que c’est dans cet effet-tourniquet que l’on trouve les fondements de notre art de la représentation, et donc une expression caractéristique de notre culture nationale. De la sorte, on doit pouvoir concevoir que pour comprendre les Allemands, il suffit de regarder l’intégrale de Derrick, que le flegme anglais se condense tout entier dans James Bond ou John Steed, que Clint Eastwood et son Dirty Harry sont une source d’inspiration capitale pour les républicains américains. Si l’on perçoit ce qui, dans un premier temps, motive ces associations, on mesure dans un même mouvement ce qu’en sont les limites. Combien de Français aujourd’hui pourraient affirmer sans détour qu’ils sont conscients d’avoir en eux une part de Louis de Funès et que regarder Louis de Funès permet à tout étranger de mieux comprendre la francité qui est en eux ? D’évidence, on peut prévoir qu’ils se comptent au plus sur les doigts d’une seule main, elle-même amputée du pouce, de l’index, de l’annulaire et de l’auriculaire. Pourtant, c’est à ce moment précis qu’il s’agit d’endosser pour de bon le costume du sociologue afin de s’essayer à saisir ce qu’Angela Merkel voit chez Louis de Funès et que nous ne pouvons pas voir avec le même discernement puisque, pas plus que Nicolas Sarkozy — on veut le croire — nous nous reconnaissons d’emblée dans les personnages incarnés par Louis de Funès au cinéma. Au demeurant, il faut parler plus d’une « partie des personnages » incarnés par Louis de Funès, ceux qui vont précisément venir au monde sous le nom de l’acteur, ceux qui vont être inventés au sens le plus strict du mot par le jeu du comédien et auxquels on se réfère presque comme à un genre lorsqu’on évoque les films de Louis de Funès.
3Si, en 1956, on aperçoit dans l’épicier Jambier de La Traversée de Paris de Claude Autant-Lara la préfiguration du type, celui d’un individu empreint de veulerie devant les puissants et irascible avec ceux qu’il pense dominer, c’est bien le rôle du promoteur Bertrand Barnier dans la pièce Oscar qui va permettre à Louis de Funès de poser les fondations définitives du personnage qu’il n’aura de cesse d’incarner et qui va donner tout son sens à l’expression « petit chef ». Car, ce que capte avec justesse le petit chef de Funès, c’est, on l’oublie parfois, l’esprit du temps. En effet, la France est en train d’entamer avec les années 1960 la dernière décennie des Trente Glorieuses en accélérant sa mutation industrielle et en installant dans un monde de l’entreprise, qui connaît alors le plein-emploi, une nouvelle catégorie sociale à part entière : les cadres. En formant les rangs de ce que l’on désignerait aujourd’hui par une classe moyenne supérieure, les cadres de l’époque vont occuper des rôles intermédiaires d’importance entre ceux qui possèdent le capital et ceux qui sont employés, ouvriers ou agents de maîtrise. Ils vont ainsi contribuer à élaborer un échelon supplémentaire dans la hiérarchie sociale, porteur d’une promesse d’ascension dans un monde qui prône le progrès, mais aussi et surtout ils vont porter les valeurs de l’émancipation espérée par cette nouvelle société de consommation. Cependant, problème de fond, cette génération « spontanée » de nouveaux acteurs sociaux ne dispose pas encore d’un véritable réservoir symbolique pour se représenter elle-même et endosser concrètement la place sociale qu’elle est censée occuper. Pire, ce déficit de représentation va susciter méfiance et inquiétude notamment vis-à-vis de la fonction octroyée à ces petits chefs dépourvus de réelles valeurs politiques, culturelles ou religieuses. C’est d’ailleurs ce que nous montre très bien le film Mon Oncle de Jacques Tati où, en 1958, un Paris traditionnel et socialement chaleureux vient s’opposer à l’émergence d’un mode de vie promu par ces nouveaux cadres, un mode de vie prétendument moderne truffé de bizarreries électroménagères certes amusantes, mais humainement aseptisées.
4Aussi, les personnages de Louis de Funès viennent-ils combler ce vide de la représentation des professions intermédiaires qui vont prendre corps durant la décennie 1960-1970. Entrepreneur arnaqueur obséquieux dans le monde des affaires, directeur de pensionnat gauche pour enfants de familles aisés, auteur populaire méprisé de la culture bourgeoise, boursicoteur contestable perçu comme nouveau riche, maréchal des logis en quête de reconnaissance hiérarchique, collecteur d’impôts prêt à détourner une part des recettes fiscales à son propre profit, chef d’orchestre acariâtre aux jugements esthétiques improbables : il n’est pas un petit chef, pas un petit patron incarné par Louis de Funès qui ne nous montre un personnage aux prises avec des incertitudes existentielles liées à son statut social mal déterminé. Alors même qu’on paraît attendre de lui qu’il promeuve « un conformisme docile et le culte du nouveau, qui laisse le consommateur dans une soif de modes nouvelles, incertain de ses goûts et de ses désirs1 », c’est bien le fait d’appartenir à un entre-deux-mondes très hasardeux qui crée en Louis de Funès ce tourment qu’il parvient si mal à contenir. Léonard Monestier, Antoine Brisebard, Charles Bosquier, Stanislas Lefort, Ludovic Cruchot, Guillaume Daudray-Lacaze, Victor Pivert : les noms mêmes que portent les protagonistes qu’interprète Louis de Funès résonnent comme autant de synonymes étrangement interchangeables ni tout à fait populaires, ni tout à fait bourgeois. Pire, tous ces noms qui fleurent bon les tréfonds hexagonaux semblent comme en attente de la particule réputée annoblissante qui en sanctifierait le ridicule et donnerait à celui qui les porte le droit intime à une contenance sociale moins angoissée2. Curieux paradoxe, alors même que l’acteur, lui, porte une très authentique particule… mais elle ne lui a jamais permis de dépasser l’incarnation de petits chefs ou de petits patrons autoritaires parce qu’au fond d’eux-mêmes en plein doute sur leur légitimité. Il est essentiel de remarquer qu’il n’est pas un rôle dont le spectateur ne comprenne très vite que le personnage que joue de Funès peut à chaque instant tout perdre sur un coup du sort, une parole de trop ou un écart de conduite. Il essaie de naviguer à vue en imitant maladroitement les codes de la grande bourgeoisie ou de la noblesse sans jamais parvenir à les maîtriser et en n’osant jamais revendiquer jusqu’au bout les codes qu’il est lui-même en train de créer. Et ce complexe social le montre illégitime, tout autant dans sa vie professionnelle que dans sa vie privée. Il ne sait jamais comment satisfaire une épouse qui pense toujours, en fausse naïve, que son « petit mari » est bien l’homme de la situation sociale « surclassée » à laquelle elle aspire au nom de toute la famille. Elle devient biche, « sa biche », « ma biche », une biche qui n’est jamais d’une très grande aide pour éduquer des enfants en rupture résolue avec toute forme de transmission familiale traditionnelle. Expression populaire ultime de la consolation qui est aussi un appel désespéré à la compréhension de ce qu’il est véritablement et qui ne cesse de ressurgir en lui. Schizophrènes et paranoïaques, si les personnages de Louis de Funès sont le produit d’un monde qui change, ils paraissent tous investis d’une énergie qui confine à une quasi-folie lorsqu’elle devient obsession pour contrer ce que ce changement provoque dans leur vie. Transparaît alors une conséquence sociologique inexorable au regard de cette folie-là : quel que soit l’entourage professionnel ou familial dont ils sont affublés, les personnages de Louis de Funès demeurent des hommes seuls, désespérément seuls et vulnérables.
Les nerfs à vif
5Dans le texte qu’il a consacré à l’acteur, le dramaturge franco-suisse Valère Novarina revient avec insistance sur la solitude de Louis de Funès et en fait une composante cardinale de son art :
Louis de Funès — écrit-il — même seul, ne dansait jamais seul, il dansait avec la solitude. […] Le bon acteur est agi par un autre dont il revit sur le plateau la comique passion en parole mais l’autre était là aussi agi par quelqu’un3.
6L’une des scènes du premier film de la série des Fantômas réalisée par André Hunnebelle nous révèle mieux que n’importe où ailleurs cet autre omniprésent chez l’acteur, un autre dont il n’a de cesse de tenter de contenir les nerfs à vif. On le découvre prêtant là ses traits au fameux commissaire Juve, policier qui s’est mis en tête de capturer Fantômas pour prendre du galon. Il ignore qui est Fantômas car ce dernier emprunte nombre de déguisements sous lesquels nous — spectateurs — sommes les seuls à reconnaître toujours et sans difficulté l’acteur Jean Marais qui revêt aussi un autre rôle dans le film, celui du journaliste Fandor. Or Fandor sera enlevé par Fantômas. Devant tant de proximité entre Fantômas et Fandor, le commissaire Juve va arrêter Fandor pour le passer au gril d’un interrogatoire sur le vrai et le faux, un interrogatoire où Juve ne paraît guère avoir besoin de l’interrogé, un interrogatoire où transparaît cette solitude qui fait disparaître ceux qui l’entourent au profit de cet autre qui le déborde pour prendre possession de ses nerfs :
Le commissaire Juve (s’agitant en sueur autour de Fandor, assis, calme, stoïque) : Ton article, il était faux hein ?
Le journaliste Fandor : C’est exact, il était faux.
Juve : Tu prétends qu’il était faux maintenant que tout le monde croit qu’il était vrai ?
Fandor : C’est pourtant vrai.
Juve : Qu’est-ce qui est vrai. Que tout le monde croit qu’il était vrai.
Fandor : Mais non, c’est pourtant vrai qu’il était faux.
Juve : Admettons ce mensonge. Pourquoi Fantômas t’aurait fait enlever cette nuit si tu avais menti ?
Fandor : Justement parce que j’avais menti.
Juve : Tu mens, tu mens, tu mens, tu mens… Il ment, il ment…
Fandor : Est-ce que vous m’accusez de mentir quand je disais que j’avais menti ou d’avoir menti quand je disais que…
Juve : Tais-toi, tais-toi, tais-toi…
Fandor : Non, écoutes, écoutes, écoutes…
Juve : Je ne te permets pas de me vouvoyer, non enfin, je ne me permets pas de te tutoyer, enfin ça suffit… écoutez, visiblement, cet homme est épuisé et il ne peut plus suivre un raisonnement logique alors nous reprendrons cet interrogatoire demain matin…
7Dans une autre scène de la série des Fantômas, le même commissaire Juve se transforme en pédagogue pour enseigner aux hommes qu’il a sous ses ordres les méthodes de la police moderne qui ne doit pas, selon lui, se laisser dépasser par « on ne sait quel zéro-zéro quelconque ». L’heure est aux gadgets, leur explique-t-il, des gadgets qui sont une occasion inouïe de voir notre pédagogue s’enflammer car l’autre qui est en lui agit comme s’il avait (c’est que nous laisse voir la scène) une troisième main, celle-là même qu’il va sortir de son imperméable en vue de surprendre tout ennemi potentiel :
C’est fini la belle époque du petit hold-up hebdomadaire et des gorilles de papa. Vous avez un cerveau alors sachez vous en servir ! Vous manquez de calme et de sang-froid. Je veux une police relax. Le contrôle du physique par le moral, c’est la psychosomatique. Relax, relax, relax. Restez Relax !
8Cette leçon fictive s’impose presque comme une clef de lecture de ce que sont ces petits chefs solitaires que nous exhibe Louis de Funès. Pour faire comme lui, il faut rester relax, ce qu’il n’arrête de répéter dans une obstination compulsive. Mais pour rester relax, il faut d’abord solliciter ces nerfs qu’il s’agira de calmer par la suite. Pour reprendre les mots du philosophe Clément Rosset, Louis de Funès n’a de cesse de redéfinir la raison d’un fou :
[Une raison] qui ne se limite pas au raisonnable ; elle s’adjuge aussi le domaine de ce qui n’est pas raisonnable et tient pour étroits, voire fanatiques, ceux qui limitent, arbitrairement à son gré, le domaine du raisonnable à ce qui est effectivement raisonnable4.
9C’est cette raison du fou qui nous fait souvent rire, cette raison du fou qui nous le fait accepter parmi nous comme tous ceux auxquels il nous fait penser, mais c’est aussi cette raison-là qui l’isole définitivement des autres. En ce sens, on ne peut réellement comprendre les codes inventés par Louis de Funès pour incarner ses personnages que lorsqu’on les expérimente, c’est-à-dire en les imitant. C’est, au reste, une des singulières propriétés de tous les personnages à vif de Louis de Funès : leur « imitabilité ». En s’inspirant pour composer ses rôles de Pantalone, personnage de la commedia dell’arte, bourgeois vénitien père de deux filles qu’il a du mal à marier, Louis de Funès va imposer sa marque auprès du public et inventer cet « autre » familier, reconnaissable parce qu’imitable. Tout le monde peut parvenir à imiter Louis de Funès sans difficulté et une imitation de Louis de Funès est immédiatement reconnaissable par toute personne qui a vu, ne serait-ce qu’une fois, le comédien en acte. C’est là une force et une grâce rares chez un comédien et qui submerge ceux qu’il interprète. Presque immanquablement, chaque fois que l’on imite Louis de Funès, on songe à ce petit chef qui se débat avec sa modernité et nous renvoie à l’image d’un jeune chien précipité dans des eaux trop profondes qui remue d’instinct les pattes plus vite qu’il ne le faut afin de garantir sa survie.
10Le philosophe de l’esprit Theodor Lipps nous incite à imaginer que l’imitation d’un individu est parfois nécessaire pour générer une véritable empathie avec ce dernier, surtout lorsque son expression corporelle suppose un état émotionnel qu’il nous est difficile d’atteindre et de comprendre5. C’est pourquoi on ne peut comprendre Louis de Funès qu’en l’imitant, seule façon de faire preuve d’une réelle empathie avec ceux qu’il tente de nous représenter. En l’imitant, on perçoit comment ses personnages mettent en lumière une réalité que les mots ne peuvent décrire sans s’appuyer sur des gestes exubérants en plein, proches à la fois d’un délire et d’un accablement. Si en l’imitant, on saisit une part de ce qui nous fait rire en lui, ce rire qu’il suscite en nous, nous le redoutons aussi. Car le fait d’avoir de l’empathie pour lui, le fait de le comprendre, ne va pas engendrer en nous une sympathie particulière pour les personnages qu’il incarne. Il ne nous inspire pas une manière d’être, pas plus qu’il ne déclenche de contagion émotionnelle susceptible de nous amener à partager avec lui ses états de folie expansive. Et, si contagion émotionnelle il y a, c’est bien entre ses spectateurs qui deviennent, en contemplant Louis de Funès, un public, car lorsqu’ils rient, ils rient des mêmes choses, en même temps, de la même manière et, on peut le penser, avec la même conscience de ne pas être habités du désir de ressembler aux personnages que l’acteur leur donne à voir.
11Au contraire de Bourvil ou d’autres comédiens avec qui il a composé d’inoubliables duos comiques, Louis de Funès ne provoque aucun attachement. Même s’il nous fait rire, on ne l’aime généralement pas plus à la fin de ses films qu’au début. C’est sans doute une autre spécificité qu’il partage là avec l’ancien président de la République. En comparant Nicolas Sarkozy à Louis de Funès, la chancelière Angela Merkel n’a rien fait d’autre que ce que nous faisons tous, malgré nous : traquer dans ceux qui nous entourent et que nous ne connaissons pas ou mal quelque chose qui pourrait nous les rendre plus accessibles, éthologiquement plus familiers, une ressemblance avec d’autres que nous connaissons déjà. Chaque fois que l’on s’amuse à mettre au jour de la sorte des analogies entre les individus différents, on fait preuve d’une véritable empathie. C’est cette empathie qui nous entraine en terrain connu pour appréhender l’autre. Mais, si cette empathie vise avant tout à nous rassurer, elle a aussi de quoi nous inquiéter car on appréhende mal ce qui s’enclenche en nous lorsque nous nous instruisons ces airs de famille entre des personnes qui n’ont a priori rien à voir entre elles. Et, bien souvent, c’est en prenant appui sur quelques maigres traits de familiarité — un trait devant, croit-on, entrainer mécaniquement le suivant — que l’on parvient à imaginer l’« autre » dans une totalité qui vise à conjurer nos incertitudes. On a pu ainsi imaginer que David Palmer, le président fictif de la série télévisée 24 heures chrono, parce qu’il est habité d’une belle éthique et d’une grande noblesse de comportement, parce qu’il a inventé, à tous les sens du mot, la représentation d’un président noir à la tête des États-Unis d’Amérique, a joué un rôle déterminant dans la première victoire d’Obama. C’est sans doute là la force des très grands acteurs : offrir une représentation du monde si sensible qu’elle rend les choses concevables, permettant en conséquence à une fiction d’avoir à son tour des effets concrets sur notre vie réelle.
12Même si l’ancien président de la République déclarait regarder régulièrement l’intégrale de la série des Gendarmes à Saint-Tropez, même si comme Louis de Funès, il semblait appartenir à un monde où il fallait s’agiter pour exister avec de nouveaux codes, même s’il ressemblait parfois à un petit chef qui aspirait à être plus grand tant auprès de la nation que de sa famille, Nicolas Sarkozy n’imitait pas Louis de Funès, il nous a simplement offert parfois la sensation troublante d’habiter, grâce à des attitudes qui nous rappelaient Louis de Funès, la part fictionnelle du personnage autant fictif que réel qu’il était censé incarner : le président de la République. Mais Louis de Funès, lui, n’a jamais incarné plus qu’un petit chef ou qu’un petit patron. Dans les quelques moments où les deux personnages paraissent se superposer, il n’est cependant pas absurde de penser que l’on touche à quelque chose de commun de la nature de l’un et de l’autre individu, par-delà les effets même de similitude. Les grands comédiens viennent toujours sublimer la « chair humaine », des traits profondément humains, des traits que nous approchons mieux grâce à ce que le cinéma donne à voir. Car, comme l’écrit Edgar Morin, avec le cinéma :
[…] ce sont ces profondeurs inconscientes qui s’offrent précisément à notre conscience. C’est parce qu’elle s’est aliénée dans le cinéma que l’activité inconsciente de l’homme s’offre à l’analyse, mais celle-ci ne peut appréhender ces prodigieuses richesses que si elle saisit le mouvement de cette aliénation6.
13En interrogeant les personnages de Louis de Funès pour atteindre Nicolas Sarkozy, la chancelière allemande Angela Merkel nous interpelle sur ce qui nous conduit toujours à décrire quelqu’un que l’on connaît mal par l’entremise d’un tiers plus connu. C’est une des plus grandes vertus du cinéma que celle de nous rendre les autres plus familiers, car ne nous y trompons pas : pourvu que l’on regarde ces autres avec l’intensité prodigieuse qu’implique toute quête de la ressemblance, on pourra surprendre à coup sûr un trait, une attitude, une ressemblance avec ce qu’un acteur a su saisir et fixer de la nature humaine pour façonner, à la manière de Louis de Funès, une référence de caractère qui devient grâce à lui un caractère de référence.
Notes de bas de page
1 Richard Shusterman, L’art à l’état vif. La pensée pragmatiste et l’esthétique populaire, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991, p. 109.
2 Seule exception à cette règle, le rôle d’Henri de Tartas dans Hibernatus, un homme en attente d’une légion d’honneur qui ne viendra jamais alors même qu’il est contraint de rejouer la comédie de la filiation et de ses origines.
3 « Pour Louis de Funès » in Valère Novarina, Le Théâtre de paroles, Paris, POL, 1989, p. 137.
4 Clément Rosset, Principes de sagesse et de folie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991, p. 68.
5 Theodor Lipps, Komik und Humor : Eine psychologisch-ästhetische Untersuchung, Hamburg, L Voss, 1898.
6 Edgar Morin, Le cinéma ou l’homme imaginaire, Paris, Les Éditions de Minuit, 1956, p. 219.
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