1. Présentation
p. 21-28
Texte intégral
Les acteurs
1L’Unesco, à travers les principaux instruments de préservation et de valorisation que sont les conventions de 1972 concernant la protection du patrimoine mondial culturel et naturel et de 2003 pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, a ouvert la possibilité théorique pour chaque pays de redéfinir la nature et les contours de son patrimoine et de prendre en charge sa valorisation.
2La prise de conscience de l’importance du patrimoine africain par les populations africaines elles-mêmes et, ce faisant, la reconnaissance de la pertinence de sa valorisation, de la nécessité de sa protection et de sa préservation, ainsi que de sa transmission intergénérationnelle sont souvent considérées comme l’un des principaux leviers d’une « renaissance africaine ».
3Pour que s’installe, dans ce processus de réappropriation culturelle, une synergie dynamique entre les populations productrices, détentrices et gardiennes du patrimoine, les experts culturels, historiens, linguistes et terminologues, et les formateurs et gestionnaires, il est nécessaire de s’approprier d’abord le contenu informationnel et normatif des instruments de l’Unesco, élaborés et consignés dans des langues étrangères à ces populations. Sans compter la difficulté inhérente à la complexité – liée aux aléas de l’établissement du nécessaire consensus des États membres – des concepts fondateurs de ces instruments : ces concepts sont souvent opaques dans les langues mêmes qui les ont engendrés. D’où la nécessité de les « traduire » d’abord, aussi bien dans leur esprit que dans leur lettre, dans les langues des peuples africains aux fins d’information, de sensibilisation et d’appropriation.
4Une approche transdisciplinaire s’avère indispensable. C’est pourquoi nous avons fait appel aussi bien à des spécialistes du patrimoine (conservateurs, muséologues, archéologues, gestionnaires, médiateurs, responsables institutionnels) qu’à des linguistes, juristes, historiens, philosophes, traducteurs.
5Ont participé à la réflexion :
6Victoire Adegbidi, spécialiste « patrimoine » à l’École du patrimoine africain (EPA), Bénin ; Lucy Asante Mtenje, université de Malawi ; Antoine Courroy, directeur de l’Alliance française de Gaborone, Botswana ; Manthia Diawara, professeur de littérature comparée, université de New York, États-Unis ; Julia Ethé, professeur de pédagogie des langues, université de Yaoundé (Cameroun) ; Samuel Kidiba, directeur du Patrimoine, Brazzaville, Congo ; Justin Kimpalou, linguiste, direction du patrimoine, Brazzaville, Congo ; Cynthia Kros (université de Witts, Johannesburg, Afrique du Sud) ; Léon de Stadler, directeur du Centre des langues (université de Stellenbosch) ; Amina Meddeb, pôle Patrimoine mondial, ministère des Affaires étrangères, Paris, France ; Samba Mboup, Afrique du Sud ; Sheila Mmusi, professeur de linguistique, université de Limpopo, Afrique du Sud/Acalan ; Rosaleen O. Nhlekisana, chef du département de langues africaines et de littérature, université de Botswana ; Paul Nzete, professeur de linguistique, université de Brazzaville, République du Congo/Acalan ; David Okello, professeur Heritage Studies, Kenyatta University, Nairobi, Kenya ; Deirdre Prins-Solani, directrice du CHDA (Center for Heritage Development in Africa), Mombassa, Kenya ; Alain Ricard, linguiste et politologue au LAM (CNRS/Université de Bordeaux), France ; Amina Saïd, CHDA, Mombassa, Kenya ; Klessige Sanogo, directeur du Patrimoine, Bamako, Mali ; Julius Taji, linguiste, université de Dar es Salam, Tanzanie ; Amadou Touré, professeur de linguistique, Bamako, Mali/Acalan ; Georgios Tasklidis, interprète, Paris.
Les langues
7Le réel qui nous entoure, pour être appréhendé et connu, doit être sérié, distingué dans ses éléments et nommé. C’est le seul moyen de pouvoir maîtriser les concepts et les objets et de pouvoir agir sur eux. La langue joue un double rôle : élément du patrimoine immatériel et culturel, elle est en même temps véhicule de la pensée et de la connaissance, donc du réel et du patrimoine lui-même.
8Les catégories et les qualités qui définissent un patrimoine, la notion même de « patrimoine » ne sont pas identiques d’une culture et d’une langue à l’autre, la langue restant elle-même le bien patrimonial le plus profondément lié à l’identité des peuples, même si cette reconnaissance de droit ne clôt pas les questionnements identitaires.
9Déjà, Cheikh Anta Diop considérait que « l’unité linguistique sur la base d’une langue étrangère, sous quelque angle qu’on l’envisage, est un avortement culturel. Elle consacrerait irrémédiablement la mort de la culture nationale authentique, la fin de notre vie spirituelle et intellectuelle profonde, pour nous réduire au rôle d’éternels pasticheurs ayant manqué leur mission historique en ce monde. » Il voyait « le salut » de l’Afrique dans la gestion rationnelle de son multilinguisme dans le strict respect de la diversité culturelle.
10C’est en considérant des aires culturelles et linguistiques variées, que nous pouvons étudier avec profit les mots qui fondent la reconnaissance internationale d’un bien patrimonial et tenter de voir ce à quoi ils renvoient et ce qu’ils induisent. Les passages d’une langue à une autre supposent des pertes, mais autorisent aussi des innovations dont il importe d’évaluer l’importance et les conséquences. Seul ce repérage peut permettre de construire des pratiques de gestion patrimoniale, de muséographie et de valorisation endogènes des différentes cultures et aux différents lieux.
11Dans cette perspective, sept langues ont été retenues à titre d’exemples : le français et l’anglais, le fulfulde et le bamanakan pour l’Afrique de l’Ouest, le swahili, le sukuma et le tsonga pour l’Afrique de l’Est.
12Ce travail est destiné à se poursuivre avec d’autres langues d’Afrique et avec l’arabe à travers une base d’échanges Internet dédiée, en cours de constitution.
Le français et l’anglais
13Nous avons retenu le français et l’anglais parce que les concepts structurant l’action de l’Unesco ont été, pour l’essentiel, pensés et élaborés dans ces deux langues. Toutes les deux, langues de la colonisation – « butins de guerre » – sont en outre des langues véhiculaires. Elles ont été les principales langues de travail de nos séminaires.
Langues d’Afrique subsaharienne
14Nous avons de concert avec l’Acalan – Académie africaine des langues – institution spécialisée de l’Union africaine créée à Khartoum en 2006, dont le siège est à Bamako, identifié cinq langues transfrontalières véhiculaires. Le mandat de l’Acalan est de développer et de promouvoir les langues africaines afin qu’elles puissent être utilisées dans tous les domaines de la société, en partenariat avec des langues héritées de la colonisation, l’anglais, le français, le portugais et l’espagnol. L’Acalan envisage la promotion des langues africaines comme un facteur d’intégration, de solidarité, de respect et de compréhension mutuels, comme un instrument de paix et de prévention des conflits.
15Une langue transfrontalière est parlée par un groupe ethnique ou une nation, réparti entre deux ou plusieurs pays ; une langue véhiculaire sert la communication entre des populations dotées par ailleurs de langues propres. Nous avons retenu pour l’heure cinq langues de ces deux types.
La langue peule ou fulfulde
16Le fulfulde est le nom générique de la langue des Fulbe (singulier « pullo »). Les Fulbe constituent une des grandes populations pastorales traditionnelles de l’Afrique de l’Ouest. La langue est plus couramment dénommée « pulaar » au Sénégal et en Mauritanie, « pulaar » ou « pulal » en Guinée Conakry et Guinée Bissau. Elle est aussi appelée « peul » (français), fula (anglais), ou encore ful (allemand).
17C’est selon la classification de J. H. Greenberg (1963) une langue du groupe ouest-atlantique de la famille Niger-Congo. C’est une langue agglutinante, à morphologie complexe, avec un système très élaboré de classes nominales et d’affixes lexicaux et grammaticaux. Elle s’apparente en cela aux langues bantu (ou « bantoues »). Elle compte un total maximal de 25 classes nominales, selon les parlers, et 11 morphèmes dérivatifs. Les éléments lexicaux de base sont formés à partir de morphèmes radicaux (racines verbales, racines adjectivales et radicaux nominaux). Aussi bien les bases radicales que les morphèmes dérivatifs sont tous dotés d’une notion sémantique de base. C’est pour cela que le fulfulde est doué d’une très forte capacité de création lexicale.
18Le fulfulde est parlé aujourd’hui dans 21 pays en Afrique de l’Ouest et du Centre : Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Côte d’Ivoire, Gabon, Gambie, Ghana, Guinée Bissau, Guinée Conakry, Guinée équatoriale, Liberia, Mali, Mauritanie, Niger, Nigeria, République centrafricaine, Sénégal, Sierra Leone, Soudan, Tchad, Togo. Dix de ces pays (en italique) sont des pays d’origine de la langue.
19De fortes communautés de locuteurs du fulfulde vivent en France, en Belgique, aux États-Unis, en Espagne et en Italie. La promotion du fulfulde est portée par l’organisation Tabital Pulaagu International qui compte une section dans chacun de ces pays occidentaux.
20La population des locuteurs de la langue est généralement estimée à quelque trente millions au moins et cinquante millions au plus à travers le monde.
La langue bambara ou bamanakan
21Le bamanakan (mot formé de bamanan, « bambara » et du suffixe – kan : langue) est la langue des populations bambara (ou bamanan). Estimés à plus de deux millions, les Bambara constituent un groupe ethnique du Mali, dont l’activité principale est l’agriculture extensive des cultures vivrières (mil, sorgho, maïs, niébé). Ils occupent essentiellement les régions de Ségou au centre, Koulikoro au centre-ouest, Kayes à l’ouest et Mopti au centre-est.
22Le bamanakan, qui fait partie des langues nigéro-congolaises du groupe manden (dit aussi groupe des langues « mandées », comprenant le sous-groupe des langues « mandingues ») est l’une des langues « nationales » du Mali ; elle est parlée, au-delà des locuteurs bamanan « de souche », par la majorité des communautés du Mali ; c’est également une langue transnationale qui comprend de nombreux dialectes formant un continuum linguistique d’usage au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire, en Guinée, au Sénégal et en Gambie. Les locuteurs de ces divers dialectes se comprennent sans grande difficulté. Les traditionnelles pratiques itinérantes de ces populations ont de longue date assis la nature véhiculaire du bamanakan.
23Le bamanakan a été écrit à partir des années 1970, en alphabet latin. Les accents sont utilisés pour indiquer la tonalité et la variation du ton change le sens du mot. Il y a sept voyelles orales : a, e, ɛ, i, o, ɔ, u, ainsi que sept voyelles nasales : an, en, ɛn, in, on, ɔn et un.
24L’alphabet officiel du bambara au Mali comporte vingt consonnes : b, c, d, f, g, h, j, k, l, m, n, ɲ, ŋ, p, r, s, t, w, y, z. Le plus souvent, chaque consonne correspond à un seul son même s’il existe quelques exceptions.
25Malgré l’alphabétisation fulgurante en bamanakan, à travers tout le pays, la production littéraire écrite peine à se développer du fait de la prédominance du français comme langue de l’administration. Cependant, la tradition orale, riche et diversifiée en contes, légendes, épopées, mythes, proverbes, informations généalogiques, chansons, etc., détenue par les griots (« les maîtres de la parole »), se transmet de génération en génération et continue de se transmettre ; elle est relayée, également, par la chanson.
La langue swahili ou kiswahili
26Le swahili (autonyme kiswahili) est parlé comme première ou deuxième langue par environ quatre-vingt millions de locuteurs dans douze pays d’Afrique de l’Est et centrale – Comores, Somalie, Kenya, Tanzanie, Ouganda, Burundi, Rwanda, République démocratique du Congo, Zambie, Malawi, Mozambique et Madagascar. Il compte parmi les langues les plus parlées en Afrique.
27Selon la classification de J. H. Greenberg (1963), il appartient au groupe bantu (« bantou ») de la famille Niger-Congo. Comme toutes les autres langues bantu (« bantoues »), c’est une langue agglutinante, à morphologie complexe, avec un système très régulier de classes nominales et d’affixes lexicaux et grammaticaux. Il dispose de quinze classes nominales et neuf morphèmes dérivatifs.
28Le swahili est issu de la langue parlée par les agriculteurs et les pêcheurs qui vivaient le long du fleuve Sabaki, en Afrique de l’Est. Adapté et utilisé, depuis le Xe siècle, par les commerçants arabes et perses, pour le commerce des ivoires et des esclaves, il s’est répandu comme une lingua franca le long de la côte est comme à l’intérieur des terres. Promu et ayant bénéficié d’efforts de standardisation à l’époque coloniale, mais se déployant toujours sous de nombreuses formes dialectales, il s’est rapidement étendu en Afrique australe par l’entremise des anciens combattants sud-africains ayant vécu en Afrique de l’Est.
29Il est aujourd’hui langue nationale et parfois officielle des pays concernés. Il s’écrit de longue date (de nos jours en caractères latins) et possède une importante littérature.
30Fortement influencé par l’arabe, ainsi que par l’anglais, le portugais et l’hindi, il est enseigné et bénéficie de son usage médiatique en Afrique, mais aussi en Europe et en Asie. Après l’arabe, c’est la langue la plus utilisée en Afrique.
31Il est parlé comme langue maternelle par à peine dix pour cent de la population de son aire d’extension. Pour la très grande majorité de ses locuteurs, le swahili fonctionne donc comme une deuxième langue, voire une langue étrangère.
La langue sukuma ou shisukuma
32Le sukuma (autonyme shisukuma ou kigwe) est parlé par plus de cinq millions de locuteurs du nord-ouest de la Tanzanie au sud du lac Victoria.
33La langue sukuma appartient au groupe bantu (« bantou ») de la famille Niger-Congo. Comme toutes les autres langues bantu, c’est une langue agglutinante, à morphologie complexe, avec un système très élaboré de classes nominales et d’affixes lexicaux et grammaticaux. Elle possède dix-huit classes nominales et neuf morphèmes dérivatifs.
34Les locuteurs du sukuma sont essentiellement des agriculteurs et des éleveurs de vaches dont la riche culture et la vie sociale sont basées sur leur environnement traditionnel. Les peuples sukuma – les Basukuma – constituent, démographiquement, la plus grande ethnie de Tanzanie (étant donné que les locuteurs du swahili ne sont pas considérés comme une ethnie).
35Le mot « sukuma » signifie « nordiste ». Ce qualificatif leur a été donné par leurs voisins du Sud, les Dakama ou « sudistes » linguistiquement très proches.
36Malgré le nombre important de ses locuteurs, le sukuma n’est ni enseigné ni utilisé comme langue littéraire. C’est une langue orale et un véhicule dynamique pour conserver la culture et l’identité ethniques.
La langue tsonga ou xitsonga
37Le tsonga (autonyme : xitsonga) est l’appellation générique d’un groupe de langues bantu (« bantoues ») très proches, parlées du fleuve Save, au Sud du Mozambique, jusqu’à la province sud-africaine de Limpopo. Le tsonga est également parlé au Zimbabwe et au Swaziland. Selon la classification de Guthrie des langues bantu, le tsonga est situé dans la zone S et codifié dans la classe des 50 – S50 – comme les autres langues qui forment ce groupe, notamment le tshwa (S51), le gamba (S52) et le ronga (S54). On estime à plus de trois millions les locuteurs du tsonga au Mozambique et en Afrique du Sud.
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