10. Transferts culturels en république de l’Altaï
Analyse introductive de quelques termes tirés d’une épopée altaïenne contemporaine
p. 203-219
Remerciements
Je tiens à exprimer mes remerciements à M. Jean-Luc Lambert pour sa relecture et ses commentaires sur cette contribution, ainsi qu’à M. Yann Borjon-Privé pour son aide dans la rédaction et ses précieuses observations. (C. J.)
Texte intégral
1Récemment en république de l’Altaï, un musicien altaïen converti au pentecôtisme a édité le DVD d’un chant narrant les aventures d’un héros singulier et porteur du nom hébraïque de Jésus (Èšua3). Ce chant s’inscrit parfaitement dans la tradition locale de récitation de poésies épiques4. D’une part, en retraçant la genèse du monde telle qu’elle apparaît dans l’Ancien Testament, puis les détails de la vie de Jésus, nous percevons la volonté du chanteur de produire un texte digne des épopées altaïennes5. D’autre part, se présentant comme barde (kajčy), employant le chant de gorge dans des paysages naturels empreints d’une forte couleur locale, et accompagnant sa récitation au luth traditionnel, le chanteur redonne effectivement vie à la pratique d’exécution épique, tout en proposant un contenu particulièrement différent de celui attendu pour les épopées altaïennes.
2Dans cette contribution, nous souhaitons porter notre attention sur deux des noms des personnages principaux de cette épopée. Si le nom de Èšua désignant Jésus est clairement issu du christianisme initialement « importé » en Altaï par les missionnaires orthodoxes au milieu du xixe siècle (et peut-être avant par les vieux-croyants), il n’en va pas de même de ceux des autres protagonistes. Ceux-ci relèvent en effet du système de représentations altaïen « traditionnel ». Ces figures anciennes sont aujourd’hui insérées dans un message à caractère biblique. La question se pose de savoir comment le sens et le rôle qui leur sont nouvellement attribués dans cette épopée seront adaptés en fonction de la perception et la représentation qu’en ont les autochtones contemporains. L’onomastique montre qu’une fois ces termes replacés dans le contexte historique et géographique de l’Asie centrale, il devient en effet possible d’observer un glissement continu de leur sens au cours du temps. Nous émettons ainsi la double hypothèse que cette transformation sémantique, qui se poursuit de nos jours, témoigne de denses interactions religieuses impliquant l’Altaï, et témoigne aussi de la manière dont ces interactions, véritables phénomènes de transferts culturels, reflètent une réorganisation historique de la vision du monde chez les Altaïens.
Une épopée sur la vie de Jésus
3Chaîne de montagnes située au cœur de l’Asie, l’Altaï est depuis longtemps un carrefour des échanges entre les peuples. Sise sur l’une des branches septentrionales de la route de la Soie, la région a également été le refuge de peuples fuyant des voisins conquérants, tout comme le lieu du repos éternel de leurs chefs héroïques6. Après la chute de l’Empire dzoungare en 1756, l’Altaï fut rattaché à l’Empire russe, qui ne tarda pas à y envoyer des missionnaires convertir la population autochtone à l’orthodoxie7. Devenu région autonome pendant la période soviétique, l’Altaï est de nos jours une république au sein de la fédération de Russie. Cette république doit son existence au peuple des Altaïens, qui en constitue le fonds ethnique.
4Aujourd’hui, les religions et les pratiques perçues comme « traditionnelles » ont refait surface en Altaï, dans le cadre d’un mouvement national de revitalisation des traditions consécutif à la chute de l’URSS. Parmi ces pratiques figure la récitation d’épopées, tombée en désuétude pendant la période soviétique. Elle est récemment revenue à la mode. Les bardes récitaient autrefois les poésies épiques en chant de gorge afin d’obtenir chance à la chasse et guérison en cas de maladie. De nos jours, nombreux sont les musiciens qui emploient cette technique et se présentent comme bardes, hors contexte de chasse ou de maladie. Stimulés notamment par le tourisme qu’intéresse l’exotisme de ces sons gutturaux, ils donnent désormais à entendre, dans des contextes différents (fêtes, festivals, inaugurations), des extraits de ces histoires chevaleresques. Des héros légendaires ou mythiques y poursuivent des buts empreints de noblesse et mènent des aventures à travers les mondes de l’Altaï8. De ce fait, le texte chrétien contemporain Èšua, reprenant ces codes de la poésie épique, peut lui aussi être considéré comme une épopée.
5Composé de 478 vers9, le récit se révèle une subtile articulation de l’Ancien et du Nouveau Testamen (la transition a lieu v. 190-223). Il débute avec la création de la Terre par le démiurge Üč Kurbuulu Kudaj, la tentation d’Ènem par Èrlik, puis l’expulsion d’Adam et Ènem de l’Altaï. Leur descendance et l’épisode du déluge sont rapidement évoqués puis commence l’histoire de la vie de Èšua : annonciation (v. 223-226), naissance de Èšua et visite des rois mages et annonce de la bonne nouvelle de par le monde par les anges Agarular (v. 224-239), descente en Èšua de l’Esprit Saint Teŋeriniŋ Suudazy (v. 248-262), combat de Èšua dans le désert contre Èrlik (v. 268-322), début du ministère de Èšua (323-399), arrestation puis exécution sur le mont Kuu-Baš (v. 400-436), résurrection (v. 459-478).
6Comme nous pouvons le voir, le texte met en scène plusieurs personnages dont les agissements correspondent à des figures bibliques. Ainsi, les dénominations Kudaj et Üč Kurbuulu Kudaj renvoient à Dieu, le démon est mentionné sous le nom d’Èrlik, Adam et Ènem sont Adam et Ève, les termes Agary Tyn, Aru Tyn, Èè et Teŋeriniŋ Suudazy sont alternativement employés pour désigner l’Esprit Saint, celui d’Agarular pour désigner les Anges. Enfin, l’Altaï figure le jardin d’Eden10. Il est indubitable que l’emploi de ces noms, dont la plupart font référence à des figures anciennes du système de représentations altaïen, permet à l’auteur pentecôtiste d’inscrire plus fortement son mouvement religieux évangélique dans l’Altaï contemporain et de réorganiser ses propres repères discursifs. Cette utilisation légitime l’introduction et l’émergence du personnage de Èšua, qui surgit du même coup en tant que messie porteur de nouveauté. Toutefois, il nous semble indispensable de replacer ces dénominations dans leur contexte ethno-historique. Cette démarche nous permettra de montrer les évolutions des rôles qui leur ont été attribués au cours du temps et qui sont, selon nous, le fruit d’interactions religieuses et culturelles entre les peuples d’Asie centrale. Nous nous concentrerons ici sur kudaj et üč kurbuulu kudaj, car ces deux ensembles terminologiques nous paraissent particulièrement représentatifs des évolutions de la conception du monde des Altaïens. En revanche, la littérature existante consacrée à Èrlik étant déjà particulièrement riche, nous n’aborderons pas cette figure.
Une variété de noms pour Dieu
Kudaj
7À première vue, l’étude du terme kudaj paraît particulièrement révélatrice des transferts culturels ayant eu lieu en Altaï. Employé par les missionnaires orthodoxes à partir du milieu du xixe siècle, on le retrouve dès 1865 sous la forme kutaj pour désigner « Dieu » dans les premières publications chrétiennes en langue altaïenne11. L’ethnographe soviétique L.P. Potapov émet l’hypothèse que kudaj a été sciemment adopté par les missionnaires dans le but d’évincer définitivement du système de représentation altaïen les rapports à la divinité supérieure Tengri (le « Ciel » éternel), bien connue des Mongols12. Dans cet ordre d’idées, nous pourrions noter une apparente similarité phonétique du terme kudaj avec celui de küdüči « pasteur »13, que les Altaïens convertis au pentecôtisme emploient de nos jours dans certains de leurs chants14. Ainsi, la référence à Kudaj par l’auteur-compositeur altaïen contemporain n’a rien de surprenant. Elle lui permet au contraire d’inscrire son texte au sein du christianisme altaïen, et fournit par conséquent une légitimité certaine à son texte.
8Cependant, bien avant son utilisation par les missionnaires orthodoxes, il apparaît que le terme kudaj était déjà en usage pour désigner une divinité localisée dans le ciel, devenant à ce titre l’équivalent de Tengri, non seulement dans certaines parties de l’Altaï15, mais également chez les peuples des régions voisines, tels que les Khakasses (sous la forme hudaj)16 ou les Touvas17. On le retrouve également avec ce sens chez les Bachkires (peuple turcophone de l’Oural) sous la forme hoza18. La philologue R.A. Sultangareeva décèle chez eux une proximité de sens derrière l’emploi des noms de Hudaj, Allah et Tengri19, analogie qui figure aussi chez les Kirghizes contemporains20. Enfin, dans les archives manuscrites de G.N. Potanine consultées par Y. Borjon-Privé, les Kirghizes de la large région altaïenne du xixe siècle21 associaient le terme hudaj - huda au ciel bleu Kok Tengri comme au Dieu Allah22. Notons toutefois, à la suite de B. Chichlo, que cela ne présage en rien de la relation que pouvaient avoir les autochtones aux divinités du monde « d’en haut » (ou à celles du monde « d’en bas »), et que cette attention particulière accordée au « ciel » relevait surtout d’une « tentative politique pour créer une religion unique, sorte d’idéologie commune à tout un ensemble de tribus aux cultures très différentes, que les khans auraient réunies en un empire monolithique, et qu’ils auraient ensuite gouvernés en envoyés et représentants du Ciel23. »
9Pour nombre de chercheurs aux démonstrations, semble-t-il, solides, kudaj viendrait du terme persan hôda - hudāy signifiant « divinité24 ». Nous aurions là une belle illustration de transfert culturel d’un terme remontant à l’époque des échanges entre l’Empire sassanide, dernier grand État perse non musulman, et le premier khaganat turc (vie siècle). Néanmoins, certains indices nous laissent à penser que le terme kudaj aurait rencontré un contexte linguistique favorable dans le monde centrasiatique et sud-sibérien, bénéficiant là d’une similarité phonétique avec le terme turc kut.
10Chez les Türks anciens et les Ouïgours des xii-xive siècles, qutad caractérise ce qui bénéficie de la chance kut - qut25. Selon J.-P. Roux, ce terme qut est primordial pour les Türks, puisqu’il désigne le « viatique de longue vie », la « force vitale » offerte par la divinité à l’individu, ce sans quoi ce dernier ne peut subsister26. En turc ancien27, le terme, qui apparaît pour la première fois dans les inscriptions de l’Orkhon (datées du viiie siècle28), prend le sens de « bonheur accordé par la divinité à tous les hommes29 ». J.-P. Roux ajoutera plus tard que la stabilité de la notion pourrait aisément le faire remonter à la période d’Attila30.
11En effet, en kirghiz et kazakh d’aujourd’hui, la racine qut désigne toujours la chance31, tandis que chez les Altaïens, le kut est l’une des multiples composantes vitales de la personne, accordée à la naissance par la divinité32. En Mongolie, même s’il semble, dans l’état actuel de nos recherches, que le terme n’ait jamais été associé à Bouddha33, la racine turque kut a tout de même servi à composer xutag (« chance, bonheur, sainteté »34), ainsi que xutagt - qutuγtu (litt. « qui a la sainteté, qui a la grâce, la bénédiction »), titre porté par les « hauts dignitaires lamaïques censés être des réincarnations — les « bouddhas vivants » (xuvilgaan) — de lamas célèbres, et qui sont le plus souvent à la tête d’un monastère. Plus spécialement, ce titre désigne le xutagt (khutukhtu ou khoutoukhtou) d’Urga, Žavzandamba xutagt, chef de l’église lamaïque en Mongolie, aussi appelé bogdo gegeen35.
12Ainsi, au vu des dérivations de la racine kut, il nous semble que l’hypothèse d’une origine persane du terme kudaj, mérite d’être confortée par une analyse historique et ethnologique de données religieuses dans le contexte de contacts entre Perses et Turco-Mongols autour des vie et viiie siècles. La large diffusion du terme kut et la forte stabilité de sa conception au sein de l’espace turco-mongol permettrait-elle de cibler dans le terme kudaj non pas un emprunt strict et clairement identifiable comme tel, mais plutôt une notion repensée voire forgée dans le monde turc ? Si aucune étymologie complète (c’est-à-dire supportant une affixation -aj) n’a, hélas, pu être dégagée, cette hypothèse offre une perspective qui nous intéresse pour sa dimension religieuse. La notion serait en effet marquée par un cas de substitution entre la substance kut - qut donnée par la divinité et la divinité elle-même. Pourrions-nous aller jusqu’à parler de transferts culturels, dans la mesure où la forme déclinée de cette racine s’adaptera aux représentations locales tout en désignant systématiquement l’entité supérieure ou le dignitaire suprême ? Tel pourrait être le cas en effet lorsque kudaj en vient à compléter ou référer à Allah ou Tengri. Certes, nous ne sommes pas parvenus à reconstituer l’origine et la signification du suffixe — (d/t) aj, et des réserves sont donc à émettre quant au glissement de kut à kudaj.
13De nos jours dans l’Altaï, le terme kudaj sort du contexte chrétien où il a été assigné avant la période soviétique et (ré) intègre les représentations néochamanistes et néobourkhanistes. Pour les adeptes de ces courants, kudaj devient épithète36 et permet de diviniser l’Altaï (Altaj Kudaj, l’« Altaï dieu »). Les néobourkhanistes37 associent en outre le terme à l’entité Üč Kurbustan (sur laquelle nous reviendrons bientôt), et forment le composé üč kurbustan kudaj. Ainsi, en tant qu’épithète, le terme permet de rendre à la divinité l’une de ses fonctions premières, c’est-à-dire de suggérer la domination exercée par toute divinité localisée dans le ciel. À ce titre, il est intéressant de noter que la divinité Èrlik, assignée de nos jours au monde « d’en bas », fut parfois désignée par ce terme (Alys t’erdiŋ kudajy : la divinité de la terre sombre38). Pour terminer avec le terme qui nous intéresse, notons que les néobourkhanistes rencontrés récemment en Altaï proposent des étymologies bien particulières de Kudaj : kut « âme » + aj « lune - mois »39, ou encore kuu « cygne » + taj « oncle maternel - frère de mère »40. Ces étymologies populaires correspondent, dans une certaine mesure, à un renouveau des représentations et des pratiques considérées comme traditionnelles. Elles reflètent une réappropriation, un renforcement du sens donné à la divinité.
Üč Kurbuulu Kudaj
14Le nom d’Üč Kurbuulu, qui fait référence à Dieu au même titre que Kudaj dans l’épopée de Èšua, est une création de l’auteur. Le terme üč signifiant « trois », le musicien converti justifie ainsi Üč Kurbuulu : « C’est la Sainte Trinité. Kurbustan est un Dieu à trois personnes. Kurbuulu veut dire que la Trinité (le Père, le Fils et le Saint-Esprit) est littéralement » liée par une seule ceinture [alt. kur] »41. »
15Dans son explication, l’auteur s’appuie sur le nom de l’entité Üč Kurbustan (« Trois Kurbustan »), qu’il reprend au système de représentation altaïen. Également associé au ciel Tengri, Üč Kurbustan a été une divinité majeure du bourkhanisme, ce mouvement religieux millénariste et messianique apparu vers 1900 dans le centre de l’Altaï. Dans la mesure où ses adeptes s’opposaient autant aux chamanes qu’à l’orthodoxie, ils cessèrent de s’adresser à Kudaj et firent d’Üč Kurbustan et de Burhan42 des divinités tutélaires. Üč Kurbustan était certes déjà présent dans le système de représentations altaïen, où il désignait une divinité supérieure. Mais au contraire de Tengri et Kudaj, il n’apparaissait que dans les contes et les épopées, non dans le chamanisme. Il n’était donc pas vénéré avant sa mise en position dans le bourkhanisme43. On le retrouve aussi mentionné au xixe siècle chez les Bouriates44, les Mongols45 et les Touvas46. Toutefois, à la différence de Kudaj, ni le terme ni la représentation de Kurbustan n’apparaissent chez les Khakasses, les Kazakhs ou les Kirghizes.
16Du point de vue de son étymologie, le nom de Kurbustan est souvent présenté en lien à Ahura Mazda, comme une déformation de sa variante (h) ormuzd, ayant tout d’abord été transmise par les marchands sogdiens bouddhisés aux Ouïgours, puis véhiculée par ces derniers jusque chez les Mongols avant le xve siècle47. La dénomination se serait ensuite diffusée vers l’Asie du Nord en parallèle à celle de Tengri. Ainsi, chez les Bouriates, Hormusta figure au centre du ciel, à la tête de trente-trois cieux Tengri. Selon l’historien A.M. Sagalaev et le folkloriste spécialiste de l’Asie de l’Est S.Ju. Nekljudov, cette présence serait due à l’influence de l’hindouisme sur les textes bouddhiques des Sogdiens, traduits du sanskrit ou du chinois, et où la divinité hindoue Indra a été remplacée par la divinité zoroastrienne Hormust48. Peut-on parler ici de transfert culturel ?
17Chez les Altaïens, l’éminent turcologue V.V. Radlov a rapproché le terme, sous sa forme hormos, de körmös qui désigne les âmes de défunts mal raccompagnées dans le monde des morts et errant à la recherche de la substance vitale des vivants49. Ce rapprochement nous rappelle la représentation négative de la divinité Kurbustan dans les textes folkloriques (voir note 42). En outre, en supposant qu’il soit ici fait référence au kut, nous pourrions voir en Kurbustan une divinité néfaste, qui s’oppose au donneur et protecteur du kut Kudaj50. Ce qui justifierait la mise en valeur de Kudaj au détriment de Kurbustan jusqu’au tournant du xxe siècle, avant que le bourkhanisme ne tente de repenser ces rapports en se tournant uniquement vers Kurbustan. Ajoutons pour terminer que chez les Touvas, la décision prise par la divinité du monde d’en bas Èrlik envers les âmes de défunts l’était conjointement avec Kurbustu-han51.
18Quant au préfixe üč (« trois »), il mène à diverses interprétations. Pour la folkloriste altaïenne Z. Kazagačeva, uč fait référence aux sommets des montagnes52 et par conséquent indique que Kurbustan n’est plus seulement une entité supérieure mais la divinité suprême, dominante53. Pour d’autres, il représente une triade de personnages (généralement trois frères), ce qui selon B. Chichlo, est « un trait caractéristique des divinités du monde d’en haut »54. Ainsi, chez les Uriankhaïs de Mongolie, les trois Kurbustan sont Èrlik Han (la divinité du monde d’en bas), Orus Han (le « Tsar russe ») et Èdžen Han (l’Empereur chinois)55. Si l’on remonte aux origines achéménides du nom, Ahura Mazda a également été vénéré au sein d’une triade composée de Mithra et d’Anahita ou Varuna56. Les ensembles ou séries de trois sont particulièrement appréciées au sein de l’espace turco-mongol, dans la mesure où elles triplent généralement un même rôle mais impliquent aussi l’idée d’une potentielle nuance d’entre-deux57. Le symbolisme fort que joue ce nombre au sein des représentations mongoles est par exemple souligné par le trépied du foyer, lui-même constitué de trois pierres ou de trois pieds de fer58. Il semblerait en outre que le bouddhisme ait favorisé la réunion de divinités tripartites en une seule figure, renforcé par le christianisme et sa conception de la Trinité.
19De nos jours, les adeptes du mouvement religieux contemporain néobourkhaniste Ak T’aŋ vénèrent Üč Kurbustan en tant que divinité supérieure. Ils donnent une pléiade d’interprétations de ce nom : « impossible à ceinturer » (donc immense) ; « avec une ceinture » (donc protégeant, sur un lieu sacré stan)59. Ou encore : « Üč Kurbustan, ce sont trois entités : Ak Ajas (« Blanc clair » : l’atmosphère, l’oxygène), Kök Ajas (« Bleu clair » : le cosmos) et T’er Ène (la « Terre mère ») »60. Ces significations, comparées à celle de la Trinité évoquée précédemment dans le christianisme évangélique altaïen, indiquent qu’üč kurbustan est devenu une dénomination essentielle dans les courants religieux aujourd’hui présents en république de l’Altaï, pour lesquels elle désigne l’entité suprême. Localisée dans le ciel mais passée d’une relative indifférence à objet de vénération quotidienne, sa figure a été investie de caractéristiques exclusivement positives. Cela témoigne selon nous, d’une réorganisation des représentations traditionnelles altaïennes dans une interaction avec le christianisme orthodoxe. Les mouvements altaïens réagissent en fonction de l’orthodoxie en reprenant son modèle pour développer une religion alternative. Là où le bourkhanisme de 1900 évinçait Kudaj, les mouvements néobourkhaniste, néochamaniste et évangélistes des années 1990- 2000 le réintègrent en le confondant avec Üč Kurbustan.
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20Nous sommes partis d’un texte épique récemment inventé dans l’Altaï contemporain pour nous intéresser à deux figures majeures du système de représentations « traditionnel » autochtone et analyser les évolutions dont elles ont fait l’objet au cours du temps, à travers leurs noms et leurs représentations. Tentant de retracer leur apparition en Altaï, nous avons vu qu’elles étaient toutes deux données pour issues des représentations indo-iraniennes et fruits d’échanges culturels entre la Perse, éventuellement l’Inde et la Mongolie aux premiers siècles de notre ère. Toutefois, concernant le terme kudaj, nous avons essayé d’émettre une réserve quant à cette caractérisation communément admise, en rappelant ce qui nous paraît être chez les peuples turcs la centralité ancienne du concept de kut, la « substance vitale », l’« âme », délivrée par la divinité. Plus brièvement, nous n’avons ici effectué qu’un travail de défrichage et de nombreuses recherches sont encore nécessaires afin d’établir définitivement notre hypothèse. Il conviendra d’étendre cette approche à d’autres noms épiques ou de l’éprouver par une étude de la représentation des divinités sous d’autres angles encore.
21Enfin, concernant les transformations propres à l’Altaï, nous avons pu observer le rôle joué par le christianisme orthodoxe. Son arrivée a conduit à l’évolution subséquente des deux termes kudaj et üč kurbustan. Passés au premier plan dans le système autochtone de représentations, ils figurent désormais en tant que synonymes de Dieu au sein du christianisme évangélique et du néobourkhanisme. Cette nouvelle position, différente du cas bourkhaniste, est selon nous représentative des récents transferts culturels ayant marqué la région, renouvelant cette fois du côté autochtone lui-même une technique employée autrefois par les missionnaires russes.
Notes de bas de page
3 A. Kurman, Èšua. Bastyra telekejlik tüükilik učural [= Èšua. Le récit d’une histoire célèbre dans le monde entier], (Gorno-Altaïsk, s. n.), [20-I] p. (DVD ; archives personnelles de l’auteur).
4 Voir Cl. Jacquemoud 2017 (a) « Èšua, Učar-kaj, Ak-Byrkan et les autres. Le renouveau épique en République de l’Altaï (Sibérie méridionale) », dans Fl. Goyet (éd.), Le Recueil ouvert. Projet Épopée [En ligne], mis à jour le 11 octobre 2017, consulté le 18 février 2018. URL : http://ouvroir-littarts.univ-grenoble-alpes.fr/revues/projet-epopee/269-esua-ucar-kaj-ak-byrkan-et-les-autres-lerenouveau-epique-en-republique-de-l-altai-siberie-meridionale, et Cl. Jacquemoud, Diversité religieuse en République de l’Altaï : Concurrences et convergences. Enquête sur le renouveau religieux des Altaïens de la République de l’Altaï (Fédération de Russie), Paris, École pratique des hautes études, 437 p. (Thèse de doctorat, non publiée.)
5 L’auteur caractérise son texte de kaj soot’yŋ, ce qui signifie « chanson [récitée en] chant de gorge ». Le chant de gorge figure comme l’une des conditions sine qua non de récitation des épopées.
6 De nombreux kourganes, énormes tumuli recouverts de pierres, jalonnent les principales voies de communication de l’actuelle république de l’Altaï. Certains ont révélé parmi les plus beaux joyaux de l’art des Scythes. Selon Marco Polo (Marco Polo, La Description du Monde, éd. par Louis Hambis. Paris, C. Klincksieck, 1955, p. 81), l’Altaï était (et est toujours ainsi [Cl. Jacquemoud]) considéré comme une nécropole pour les grands chefs des peuples conquérants de l’Asie centrale et septentrionale (notamment les descendants de Gengis Khan), où leurs dépouilles étaient ramenées et ensevelies parfois plusieurs mois après leur mort à des milliers de kilomètres (cf. Kourgane d’Ak Alakha sur le plateau d’Ukok, où gisait la momie de la « princesse de l’Altaï », et de Pazyryk, tous deux situés très loin des voies de communication de l’époque ; J.-P. Roux, La mort chez les peuples altaïques anciens et médiévaux. D’après les documents écrits, Paris, Libr. d’Amérique et d’Orient – Adrien-Maisonneuve, CNRS, 1963, p. 152-153). Dans cet ordre d’idées, Roux précise que les funérailles de Köl Tegin et de Bilgä qaghan (viiie siècle) ont eu lieu à des dates très éloignées de celles de leurs morts, et que c’est là une manière de faire attestée (J.- P. Roux, La religion des Turcs de l’Orkhon, des viie et viiie siècles. Deuxième article, Revue de l’histoire des religions, 161, 2, p. 207, 221 ; id., 1963, p. 153, 157-159).
7 La Mission spirituelle altaïenne (Altajskaja duhovanaja missija) débuta dès 1826.
8 Pour avoir davantage de renseignements sur la pratique de récitation épique en Altaï, voir Cl. Jacquemoud, « Èšua, Učar-kaj… », art. cité (note 4).
9 Nous disposons d’un manuscrit aimablement fourni par l’auteur et à partir duquel nous effectuons l’analyse. C’est ce document qui comporte 478 vers. Dans l’état actuel de nos recherches, nous n’avons pas pour le moment déterminé si des écarts éventuels apparaissaient avec le chant exécuté sur le DVD.
10 Concernant la perception de l’Altaï comme un paradis, nous renvoyons à l’article de Cl. Jacquemoud, « L’Altaï comme paradis dans le bourkhanisme. Genèse d’une utopie dans l’Altaï du xixe siècle », in D. Samson Normand de Chambourg & D. Savelli (éds.), La Sibérie comme paradis, Paris, Petra (à paraître).
11 Le terme « Seigneur » y sera quant à lui traduit au moyen du terme mongol xaan.
12 L.P. Potapov, Altajskij šamanizm, Leningrad, Nauka, 1991, p. 269. Le système de représentations altaïen accepterait plusieurs divinités supérieures, dont Tengri. Les divinités Kudaj et Üč Kurbustan ne sont pas reconnues comme supérieures par tous les groupes altaïens.
13 V.I. Verbickij, Slovar’altajskogo i aladagskogo narečij tjurkskogo jazyka, Gorno-Altaïsk, Ak-Čeček, [1884] 2005 , p. 196.
14 Sen meniŋ küdüčim (« Tu es mon pasteur ») apparaît aujourd’hui dans certains psaumes en altaïen (Matériaux de terrain [MT] 2010-2011). Le terme küdüči est une dénomination générale pour « pasteur - berger », mais les Altaïens auront davantage tendance à employer kojčy pour parler du gardien de moutons, seul véritable type de « pasteur » dans la région, en tous cas avant la période soviétique (communication orale de l’ethnologue altaïenne S.P. Tjuhteneva en 2010). Là n’est pas le point visé par cet article, mais il sera bien entendu nécessaire de questionner plus amplement le vocabulaire en usage dans les services protestants et le sens que les adeptes lui accordent. À ce titre, notons que le composé Ada Kudaj (« Dieu le Père » ; Cl. Jacquemoud, MT 2011) est aujourd’hui communément employé.
15 Chez les Altaj-kiži (les « Altaïens » proprement dits ; G. N. Potanin, Očerki severo-zapadnoj Mongolii. 4 — Materialy ètnografičeskie, Gorno-Altaïsk, Ak Čeček, [1883] 2005, p. 142), les Télenguites de la Čuj (A. Kalačev, « Poezdka k telengitam na Altaj », Živaja starina, 3-4, 1896, p. 482-488) et chez les Téléoutes (J. G. Georgi, Opisanie vseh v rossijskom gosudarstve, narodov, i ih žitejskih obriadov, obyknovenij, odežd, žilišč, veroispovedenij i pročih dostopamiatnostej. 2 — o narodah tatarskago plemeni i drugih ne rešennago eŝe proishoždeniia Severnyh Sibirskih. Saint-Pétersbourg, s. n. 1799, p. 160). Plus tard, l’ethnographe A. V. Anohin indiquera que la divinité supérieure à laquelle s’adressaient leurs chamanes était nommée Tengeri-Kudaj ((A.V. Anohin, « Materialy po šamanstvu u altajcev, sobrannye vo vremja putešestvij po Altaju v 1910-1912 gg. po poručeniju Russkogo Komiteta dlja izučenija Srednej i Vostočnoj Azii », in Sbornik Muzeja antropologii i ètnografii, 4, 2, 1924, p. 99 ; N.A. Alekseev, Šamanizm tjurkojazyčnyh narodov Sibiri. Opyt areal’nogo sravnitel’nogo issledovanija. Novosibirsk, Nauka, 1984, p. 36).).
16 N.A. Baskakov et A. I. Inkižekova-Grekul (éd.), Hakassko-russkij slovar’, Moskva, Ministerstvo kul’tury SSSR, Glavizdat, Gosudarstvennoe izdatel’stvo inostrannyh i nacional’nyh slovarej, 1953, p. 290.
17 B.I. Tatarincev, Ètimologičeskij slovar’ tuvinskogo jazyka. 3, Novosibirsk, Nauka, 2004, p. 259. Kudaj signifie « ciel » chez les Touvas actuels.
18 R.A. Sultangareeva, Semejno-bytovoj obriadovyj fol’klor baškirskogo naroda, Oufa, Gilem, 1998, p. 15-18.
19 Ibid., p. 18, 31, 169.
20 K.K. Judahin, Kirgizsko-russkij slovar’. V dvuh knigah, okolo 40 000 slov. 1 – A-K. Frunze/Moskva, Glavnaja redakcija kirgizskoj sovetskoj ènciklopedii/Sovetskaja ènciklopedija, 1985, p. 436-437. Kudaj uju désigne La Mecque, littéralement la « Maison de Dieu ».
21 À cette époque, le nom des Kirghizes désigne les habitants de l’actuel Kazakhstan. Il faut également tenir compte du fait que kirgis - kyrğys désignait autrefois les actuels Khakasses (I. L. Kyzlasov Hakasy. Osnovateli hakasovedeniia o važnejših vehah istorii. K 100-letiju vozroždeniia narodnogo imeni. Moskva/Abakan, Brigantina, 2017, 117 p.), chez lesquels qudaj avait pleinement pris le sens de Dieu (K. H. Menges, Die türkischen Sprachen Süd-Sibiriens. 3, Tuba (Sojoņ und Karaгas). 2 — Zur Charakteristik einer einzelnen sibirisch-türkischen Gruppe, Central Asiatic Journal, 1959, 4, 2, p. 141).
22 Archives NBTGU, f.1, no 75, l. 3816.
23 B.P. Chichlo, « Yayïk. Divinité céleste chez les Altaïens », Journal de la société finno-ougrienne, 1984 79, p. 47. Sur ce point, on fera le lien avec R. Hamayon (« Shamanism in Siberia. From Partnership in Supernature to Counter-power in Society », in C. Humphrey et N. Thomas (éd.), Shamanism, History and the State. Ann Arbor, University of Michigan Press, p. 76-89 et C. Humphrey, « Shamanic Practices and the State in Northern Asia. Views from the Center and Periphery », in C. Humphrey et N. Thomas (éd.), Shamanism, History and the State, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1996, p. 191-228).
24 A.V. Anohin, art. cit., p. 9 ; N.A. Baskakov, Altajskij jazyk. Vvedenie v izučenie altajskogo jazyka i ego dialektov. Moskva, s. n., 1958, p. 35, cité par V.A. Mujtueva, Tradicionnaja religiozno-mifologičeskaja kartina mira altajcev, Gorno-Altaïsk, s. n., 2004, p. 33 ; N.A. Baskakov et T.M. Toščakova (éd.), Ojrotsko-russkij slovar’, Moskva, OGIZ, Gosudarstvennoe izdatel’stvo inostrannyh i nacional’nyh slovarej, 1947, p. 236 ; L.P. Potapov, op. cit., p. 298 ; M. Räsänen, « Versuch eines etymologischen Wörterbuchs der Türksprachen », 1, Lexica Societatis Fenno-Ugricœ, 1969, 17, 1, p. 162, cité par B.I. Tatarincev, op. cit., p. 260 ; M. Stachowski, « Beiträge zur Kenntnis er arabischen und persischen Lehnwörter in den südsibirischen Türksprachen », in Studies in Memory of Andrzej Czapkiewicz. 2, Cracovie, Enigma Press, 1992-1993 [Folia Orientalia, 29], p. 251 ; I. Baski, Csagircsa. Török és magyar névtani tanulmányok. 1981-2006. Karcag, Nemzeti Kulturális Alap, 2007, p. 141- 142 ; id., « A kazak madijar nemzetségnév és a magyar népnév állítólagos közös eredetéről », in Nyelvtudományi Közlemények, 2010 , 107, p. 104-105.
25 V.M. Nadeljaev et al. (éd.), Drevnetjurkskij slovar’, Leningrad, Nauka, 1969, p. 472 ; Ge. Clauson, An Etymological Dictionary of Pre-Thirteenth-Century Turkish, Oxford, Oxford University Press, Oxford University, 1972, p. 601.
26 J.-P. Roux, op. cit., p. 25-28.
27 Nous désignons ici la langue des Türks anciens. Il ne s’agit en aucun cas d’un emploi se référant à une forme primitive de la langue turque d’Anatolie actuelle et que nous désignerions alors par souci de clarté osmanli ancien.
28 Inscriptions de Köl Tegin, datée de 732, et de Bilgä qaghan, datée de 735 (V. Thomsen, « Inscriptions de l’Orkhon déchiffrées », Mémoires de la Société Finno-Ougrienne, 1896, 5, p. 83 ; J.-P. Roux 1962 (a) « La religion des Turcs de l’Orkhon, des VIIe et viiie siècles. Premier article », Revue de l’histoire des religions, 161, 1, p. 3, 23. Le terme n’apparaît pas dans l’inscription la plus ancienne de l’Empire türk, celle de Bugut, datée de 551 à 630 (S. G. Kliaštornyj et V.A. Livšic, « The Sogdian Inscription of Bugut Revised », Acta Orientalia Academiae Scientiarum Hungaricae, 1972, 26, 1, p. 72-73). Pour sa part, Bazin date l’inscription de l’année 580. L’inscription n’est cependant pas rédigée en turc ancien, mais en sogdien et en sanskrit (L. Bazin, « Les premières inscriptions turques (vie-xe siècles) en Mongolie et en Sibérie méridionale », Arts asiatiques, 1990, 45, p. 56). Le terme n’apparaît pas non plus dans l’inscription de Tonyuquq (ou inscription de Baïn-Tsokto), datée de 715 (J.-P. Roux 1962 (a), art. cité, p. 2, 23) ou « légèrement postérieure à 725 » (L. Bazin, art. cité, p. 57).
29 C’est exactement ainsi que V. Thomsen, qui fut le premier (quasi simultanément avec V.V. Radlov) à déchiffrer l’écriture turque ancienne, a traduit le terme qut (avec quelques traductions par « fortune » ; V. Thomsen, art. cit., p. 10-108, 118, 126). On notera la présence par deux fois du terme qudaj dans ces inscriptions. Thomsen s’accorde avec Radlov pour lui donner le sens de « soie ; tissu soyeux » originaire de Chine (V. Thomsen, op. cit., p. 115-116, 167, 186). Le doute subsiste toutefois quant à sa signification exacte. De par la forte variabilité des voyelles dans les inscriptions, le terme ne serait-il pas à rapprocher de hadag (mg.), qui désigne les écharpes de soie traditionnellement offertes aux divinités ou aux personnages importants dans le bouddhisme tibétain ? La question mérite d’être posée.
30 J.-P. Roux, La religion des Turcs et des Mongols, Paris, Payot, 1984, p. 116-117. Par contre, H.H. Schaeder (« Über einige mitteliranische und osttürkische Ableitungen aus altir. Kavi », Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft, 1928, 82, p. XCV) y décèle l’étymologie kot et rattache le terme à l’ancien iranien kauta (« fortune »), cité avec une imprécision par J.-P. Roux 1963, op. cit., p. 25.
31 K.K. Judahin, op. cit., p. 452 ; È.R. Tenišev (éd.), Sravnitel’no-istoričeskaja grammatika tjurkskih jazykov. Leksika, Moskva, Nauka, 2001, p. 686-687 ; V.V. Radlov, Opyt slovarja tjurkskih narečij. 2-1. Saint-Pétersbourg, s. n. 1899, p. 990.
32 Pour bon nombre de peuples turco-mongols, le kut offert par la divinité est censé descendre du ciel et passer par le trou à fumée du toit de la yourte (voir Cl. Jacquemoud, Les Altaïens, peuple turc des montagnes de Sibérie. Genève/Paris, Fondation culturelle – musée Barbier-Mueller/Somogy, 2015, 200 p.). Il se retrouve aussi dans le monde sibérien arctique des Dolganes via les Iakoutes.
33 Bien que Bouddha soit un homme et non une entité céleste, le fait ne manque pas d’intérêt, d’autant plus que « le sogdien, langue iranienne orientale des caravaniers de Boukhara et de Samarcande, qui sillonnaient, à travers les territoires occupés par les Türk, la route de la Soie entre la Chine et l’Occident, a été un moment la langue officielle du premier empire Türk, et notamment sa langue diplomatique, car elle servait de langue internationale à travers l’Asie centrale », et que le bouddhisme a été la religion de la famille régnante aux premiers temps de cet empire, ce que confirme l’inscription de Bugut (vie siècle ; L. Bazin, art. cité, p. 56).
34 G.C. Pjurbeev (éd.), Bol’šoj akademičeskij mongol’sko-russkij slovar’. 1 : A-G, Moskva, Academia, 2001, p. 168.
35 M.-D. Even, « Chants de chamanes mongols », Études mongoles… et sibériennes, 1988-1989, 19-20, p. 441.
36 Une telle utilisation a également été réalisée avec le terme tengri, donnant le sens de « divin » à « toute chose énorme à l’œil » à laquelle il était accolé (J.-P. Roux 1962 (b), art. cité, p. 202).
37 Nous employons la caractérisation de [néo] pour exercer un distingo entre les bourkhanistes et les chamanes de la période présoviétique et les néobourkhanistes et néochamanes contemporains. Pour davantage de renseignements, nous renvoyons à Cl. Jacquemoud (2017 (b), op. cit.).
38 N.A. Baskakov et T.M. Toščakova (éd.), op. cit., p. 94. Nous pouvons mettre en parallèle cette formule avec üzä tängri ärklik (J.-P. Roux 1963, op. cit., p. 62), qui signifie : « Ciel Erklik d’en haut » (È.V. Sevortjan, Ètimologičeskij slovar’ tjurkskih jazykov. Obšetjurkskie i mežtjurkskie osnovy na glasnye, Moskva, Nauka, 1974, p. 622-623). Notons que cette idée de « terre sombre » ne localise aucunement cette dernière « sous terre ». Nous renvoyons à Cl. Jacquemoud (2015, op. cit.) pour de plus amples renseignements sur le système de représentations altaïen et notamment sur le rôle de l’orientation.
39 La société altaïenne était traditionnellement organisée selon le calendrier lunisolaire chinois (dont elle avait récupéré le cycle des Douze Animaux). Le calendrier est de nouveau en usage, notamment pour déterminer la date de tenue des rituels (saisonniers et de nouvelle année).
40 Le cygne kuu est un oiseau très important pour de nombreux peuples de Sibérie. Dans l’Altaï, il est considéré comme figure fondatrice du groupe ethnique des Tchelkanes, les « hommes-cygnes ». Ainsi, ceux-ci se gardent bien de chasser l’animal, mais l’interdit semble respecté bien au-delà du groupe. Du point de vue du système de parenté, l’oncle maternel taaj joue également un rôle prépondérant, dans la mesure où il est contraint à de nombreuses obligations envers les enfants de sa sœur. En contrepartie, il bénéficie d’une autorité sur ses neveux quasiment supérieure à celle de leur propre père (Cl. Jacquemoud 2015, op. cit.).
41 Cl. Jacquemoud, MT 06/2017.
42 A.G. Danilin, Burhanizm. Iz istorii nacional’no-osvoboditel’nogo dviženija v Gornom Altae, Gorno-Altaïsk, Ak Čeček, 1993, p. 86. Le terme burhan, qui a donné son nom au mouvement dans l’ethnographie russe, désigne à la fois Bouddha et toute divinité (ou représentation de divinité) de nos jours en Mongolie. Selon le spécialiste de l’Asie de l’Est B. Laufer, il existait vraisemblablement en Altaï et en Mongolie avant l’introduction du bouddhisme, où il désignait un « esprit vénéré des chamanes » (B. Laufer, « Burkhan », Journal of the American Oriental Society, 1916, 36, p. 392, 395). Il est d’ailleurs connu des Kirghizes contemporains via leurs textes épiques, dans lesquels il désigne une « idole » lorsqu’il est question des Kalmouks et des Chinois (K.K. Judahin, op. cit., p. 161).
43 Les autochtones altaïens disaient avant 1900 que la divinité « avait vécu son temps » et était morte, ou alors qu’elle était localisée si loin que les chamanes n’étaient pas en mesure de lui apporter des sacrifices (K. Sokolov, Zapiski missionera Ursul’skogo otdelenija Altajskoj missii za 1900 god, Pravoslavnyj blagovestnik, 1900, 3, 22-24, p. 300, 352-353, cité par A.M. Sagalaev, Mifologija i verovanija altajcev. Central’no-azijatskie vlijanija. Novosibirsk, Nauka, 1984, p. 52). Notons également que ni le turcologue V.V. Radlov (Iz Sibiri, Stranicy dnevnika. Moskva, Nauka, [1893] 1989, 749 p., ni le missionnaire orthodoxe V.I. Verbickij (Altajskie inorodcy. Sbornik ètnografičeskih statej i issledovanij, Gorno-Altaïsk, Ak-Čeček, [1893] 1993, 268 p., ayant pourtant été présents en Altaï à partir de 1860, n’en font mention. Par ailleurs, si Üč Kurbustan est une divinité bénéfique dans le bourkhanisme, il n’en est rien dans les divers types de récits altaïens où il apparaît plutôt en tant qu’ennemi des humains (G.N. Potanin [1883] 2005, op. cit., p. 171 ; N.U. Ulagašev, Altaj-Buučaj. Ojrotskij narodnyj èpos, Novosibirsk, OGIZ, Oblastnoe gosudarstvennoe izdatel’stvo, 1941, 404 p.), ou est parfois amené à remplir certaines des fonctions de la divinité associée au monde « d’en bas » Èrlik. Ainsi, les entités bienveillantes, nous dit l’ethnographe russe A.G. Danilin (1993, op. cit., p. 156), étaient susceptibles de se révéler néfastes si le comportement à leur égard n’était pas adéquat. V.I. Verbickij indique que la divinité bienfaitrice Ülgen peut se retourner contre les hommes si les sacrifices à Èrlik ne sont pas correctement exécutés ([1893] 1993, op. cit., p. 62-63).
44 N.L. Žukovskaja, Hormusta, dans S.A. Tokarev (éd.), Mify narodov mira. 2 (Moskva, Sovetskaia ènciklopediia, 1982), p. 596.
45 Hurmast, communication de R. Hamayon (et V. A. Mujtueva, op. cit., p. 34). On notera également que dans certaines épopées bouriates, Hirmas - Hirmos (Ahura Mazda) est le chef des cieux blancs de l’Ouest (Han Hirmas Tengeri ; R. Hamayon, La chasse à l’âme. Esquisse d’une théorie du chamanisme sibérien, Nanterre, Société d’ethnologie, 1990, p. 211-215).
46 G.N. Potanin [1883] 2005, op. cit., p. 139.
47 D. Banzarov, Černaja vera, ili šamanstvo u mongolov. Sobr. Soč. Moskva, s. n., [1891] 1955, p. 11-12, repris par W. Heissig, The Religions of the Mongols. Londres, Routledge/Kegan Paul, 1980, p. 49 et S.Ju. Nekljudov, « Tengri », in S.A. Tokarev (éd.), Mify narodov mira. 2, Moskva, s. n., p. 595-596.
48 S.Ju. Nekljudov, « Tengri », in S.A. Tokarev (éd.), Mify narodov mira. 2, op. cit., p. 500 ; A.M. Sagalaev, op. cit., p. 49. La divinité Indra est le chef des trente-trois dieux védiques du panthéon hindou intégrés au panthéon lamaïque (M-D. Even 1988-1989, op. cit., p. 441).
49 Cité par l’ethnographe A.V. Anohin (art. cité, p. 21). Il faut toutefois nuancer cette définition, puisque les körmös étaient autrefois, comme les esprits auxiliaires tös du chamane, considérés comme des esprits des ancêtres. À ce titre, on rencontre également de petits tambours (tüngürček) qui figurent des esprits auxiliaires körmös, c’est-à-dire l’esprit du chamane défunt ayant choisi parmi sa descendance l’actuel chamane (L. Delaby « Tambours silencieux en Sibérie méridionale », in L. Delaby, L. Bataclan chamanique raisonné. 1. Nanterre, LESC, université Paris-X, 1997. [Études mongoles et sibériennes, 28], p. 161-162).
50 Dans une autre mesure, une telle opposition pourrait avoir été pensée en complémentarité : Kudaj émet ce que Kurbustan accapare, de sorte que les hommes occupent tour à tour aussi bien la position de preneur que celle de donneur. Ceci devra alors être analysé sous un angle économique.
51 V.P. D’jakonova, Pogrebal’nyj obriad tuvincev kak istoriko-ètnografičeskij istočnik, Leningrad, Nauka, 1975, p. 89.
52 On pourra citer en particulier les sommets sacrés Uč Sümer et Uč Èŋmek (Cl. Jacquemoud 2015, op. cit.).
53 Z.S. Kazagačeva, Ad’arular. Altaj Baatyrlar, 12, Gorno-Altaïsk, s. n., 1995, p. 260.
54 B.P. Chichlo, art. cit., p. 57.
55 G.N. Potanin, op. cit., p. 225. L’auteur parle également de trois Kajrakan (du mongol hajrhan « cher ») : Kezer, Čingis et Amursana. Ils étaient considérés comme une seule divinité, parfois surnommés ensemble Telekej « Univers ».
56 M. Boyce, « Ahura Mazdā », in E. Yarshater (éd.), Encyclopœdia Iranica. 1, New York, Routledge/Kegan Paul, 1984, p. 684-687.
57 R. Hamayon, 1990, op. cit., p. 264, 713.
58 Id., 1972, « Triades de l’univers (jertöncijn gurvanuud) », in Études mongoles, 3, p. 225-239.
59 V.A. Mujtueva, op. cit., p. 37.
60 Cl. Jacquemoud, MT 2014.
Auteurs
Postdoctorant au labex Hastec, Paris.
Doctorant GSRL PSL, membre du Centre d’études mongoles et sibériennes, EPHE, Paris.
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