2. Le Nord-Est avant la Sibérie
Utopies et dystopies occidentales, à longue durée et grande distance
p. 25-89
Texte intégral
1Est-ce que l’Europe ancienne a connu la Sibérie ? Si l’on veut une réponse concise, elle ne peut être que négative. Au-delà de l’Oxus (Amou-Daria) et de l’Iaxartes (Syr-Daria), nous ne pouvons identifier avec certitude, dans les textes grecs et latins, de l’Antiquité à la Renaissance, aucun fleuve qui indiquerait un accès assuré à l’espace sibérien — comme l’Ob, le Tobol ou l’Irtych. Bien que Claude Ptolémée, au iie siècle de notre ère, ait mis en carte plusieurs montagnes au nord de l’Asie, nous ne savons établir aucune correspondance précise avec des chaînes de l’au-delà de l’Oural et sommes réduits à des hypothèses sur l’identification de l’Altaï avec les Riphées, l’Imaon, les monts Annibè.
2Avant l’invention de Sibir (la Sibérie) et la conquête russe de toute la région allant de l’Oural au Pacifique et de l’Altaï à l’Arctique, il y avait ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui le Nord-Est : pays et peuples des marges, méconnus et ambivalents par excellence, car errant entre l’Est — le point où se lève le Soleil qui rend possible la vie —, et le Nord, contrée du noir, du froid, de la mort. Le Nord-Est des Anciens est donc le pays de l’Autre, dans tout ce que l’imagination humaine peut concevoir de plus heureux et de plus monstrueux. C’est bien à l’extrême nord de la mer Intérieure, au pied du Caucase, sur le détroit séparant le Pont (mer Noire) de la Méotide (mer d’Azov), que les Milésiens ont pensé trouver les Cimmériens, peuple qu’Ulysse avait aperçu avant sa descente aux Enfers (Homère, Odyssée 11.14-19)1. Sur le Caucase tout proche, on situait dès le vie siècle avant notre ère l’enchaînement de Prométhée, le Titan coupable d’hybris, qui était à l’Orient ce que son frère, Atlas, était à l’Occident. Au-delà des Cimmériens et du Caucase, en allant vers le Levant d’été à l’intérieur des terres, les Anciens ont imaginé des Au-Delà terrestres, avec des peuples utopiques (comme les Abioi) ou dystopiques (Gog et Magog), des bienheureux aimés par les dieux (les Hyperboréens) et des monstres plus ou moins dangereux (dont les Arimaspes et les Griffons).
3Certes, ces images ne sont pas de pures fictions grecques : elles sont dues à des transferts de savoirs de la steppe septentrionale vers le centre méditerranéen, généralement par des intermédiaires iraniens et proche-orientaux. Lors de ces transferts à longue distance dans l’espace et parfois même dans le temps, chaque médiateur a passé l’information par son propre filtre — linguistique, religieux, ethnique. Que retrouve-t-on au bout de cette chaîne mal définie de bouche à l’oreille ? Quelques données éparses, qui nous enseignent parfois plus sur le centre qui les transmet, que sur les marges qu’elles décrivent.
4Les pages suivantes proposent une première synthèse critique des images antiques du Nord-Est2. Notre but est d’expliquer la fabrique des traditions antiques et médiévales auxquelles on doit certaines de nos propres images — paradisiaques et infernales — de la Sibérie. En effet, malgré l’absence de contact avec ces peuples et ce pays extrême, les Anciens y ont projeté aussi bien leurs idéaux que leurs horreurs : les représentations prémodernes du Nord-Est nous apparaissent donc entièrement polarisées, entre utopies des bons et riches sauvages (première partie) et dystopies de l’Enfer (seconde partie).
5Comment passe-t-on du Paradis à l’Enfer, dans la tradition classique, forcément conservatrice ? Cette contribution montrera pourquoi ces fantaisies extrêmes en sont venues à s’enchaîner, à partir des symboles ambigus du sauvage et de l’or — matière brillante mais issue des entrailles de la Terre, chère mais dangereuse, et, par-dessus tout, barbare. On conclura sur les conditions et les facteurs impliqués dans l’invention de ces savoirs. Des realia géographiques (comme la Caspienne) et ethnographiques (les Argimpéens/Orgimpéens d’Hérodote) confirment, à notre sens, que la steppe est un couloir de circulation réelle des individus et des savoirs. Ils nous permettent aussi d’observer les mécanismes de transmission et de fabrique des savoirs géographiques, suivant le bon sens commun, à l’époque prémoderne, avant l’invention de la recherche scientifique.
Utopies sauvages, grecques et iraniennes
6Les VIIe et VIIIe tables de l’Asie de Claude Ptolémée (fig. 1-2), telles qu’on a pu les reconstituer à partir du texte de sa Géographie, offrent l’image la plus rationnelle de ce que les Anciens ont pu savoir et penser de l’extrémité nord-orientale du monde habité (œkoumène). La Scythie de l’au-delà de l’Imaon correspond pour nous, modernes, aux pays situés à l’est et au nord de la chaîne de l’Himalaya : Pamir, Tian Shian et probablement aussi Altaï. L’Imaon, chaîne de montagnes hétérogène, qui n’a pas de correspondant unique dans la géographie moderne, désignait alors le bout oriental d’un alignement montagneux qui formait la colonne vertébrale de l’Asie. En effet, toute la chaîne du Taurus-Caucase-Imaon-Emodon correspondait au segment asiatique du parallèle de référence de l’œkoumène. Au iiie siècle avant notre ère, suite aux conquêtes d’Alexandre le Grand, Ératosthène avait fait passer ce parallèle du détroit du Gibraltar jusqu’à l’Inde, par Athènes (cf. Strabon 1.4.6-8 ; 2.1 ; 11.8.1 ; 15.1.11 ; fig. 3).
Fig. 1. Tabula Asiae VII, selon la traduction latine de la Géographie de Claude Ptolémée (iie siècle de notre ère) par Sebastian Münster (Bâle, 1540), David Rumsey Map Collection.

Fig. 2. Tabula Asiae VIII, selon l’édition de la Géographie de Claude Ptolémée (iie siècle de notre ère) par Sebastian Münster (Bâle, 1540), David Rumsey Map Collection.

7Nous ne savons pas quelles ont pu être les sources de Ptolémée pour mettre en carte cette région, de manière plus cohérente mais, au final, pas plus réaliste que ses prédécesseurs3. Peut-être a-t-il eu à sa disposition des textes d’historiens ou du moins d’informateurs d’Alexandre le Grand, des Séleucides ou des royaumes gréco-bactriens qui ne nous sont pas parvenus par ailleurs. Tout ce que nous pouvons dire est que Ptolémée a essayé de faire une carte à partir de toponymes et d’ethnonymes déjà connus des Grecs, du fait soit de leur longue tradition épique, soit d’une acquisition de savoirs aux temps historiques, quand ils étaient voisins des Perses et ensuite des Parthes, dont les empires se sont étendus des « demeures de la neige »/Himalaya (> Imaon) jusqu’à la mer Caspienne/Hyrcanienne et aux nomades du Nord. En comparant la carte de Ptolémée avec la tradition antérieure, représentée par Strabon, Pline l’Ancien, Denys le Périégète ou les historiens d’Alexandre suivis dans l’Anabase d’Arrien, nous voyons également que ces imbrications de traditions, d’origines et dates diverses, ne se sont pas faites sans difficulté. Il n’y a clairement pas de progrès des savoirs, de l’ignorance vers la connaissance précise, satisfaisante pour les modernes. Il y a, en revanche, des aménagements des données, pour inventer un espace-temps et une carte grecque aussi crédibles que possible.
Fig. 3. Reconstruction schématique de la carte d’Ératosthène, orientée au nord (@ Klaus Geus, Anca Dan).

8De la VIIe table ptoléméenne de l’Asie (fig. 1), nous retenons deux séries de noms de lieux et de peuples : des noms grecs, qui remontent aux poèmes épiques ou lyriques — les Abioi, les Hippomolgues/ Hippophages, les Hyperboréens ; des noms d’origine barbare, comme celui des Issêdones et des Argippéens, issus d’importations de savoirs à partir du domaine iranien. Si l’image des premiers peuples, avec des noms compréhensibles en grec, est entièrement positive, relevant d’une idéalisation quelque part naïve des peuples du bout du monde, celle des seconds est bien plus nuancée, plus réaliste. L’articulation des deux catégories est suggestive quant à la manière de faire de la géographie — compilative, non scientifique, suivant simplement la vraisemblance — avant l’époque moderne.
9Dans la première partie de cet article, nous nous intéresserons à chacun de ces peuples des confins et à leurs histoires. Deux poètes nous servent de guides : Homère, comme source première sur les peuples idéaux du Septentrion ; Aristéas de Proconnèse, poète inspiré connu surtout grâce à Hérodote, pour sa légende des monstres Arimaspes et des Griffons. À travers leur réception, nous verrons comment, depuis l’époque archaïque jusqu’à Claude Ptolémée, l’image grecque du monde s’élargit et gagne en rationalité, mais pas nécessairement en réalité. L’héritage homérique n’est jamais abandonné : il est juste repoussé vers les marges, pour faire place aux savoirs obtenus par des transferts indirects, plus ou moins fiables.
Là où il n’y a ni deuil, ni cri, ni douleur : Trayeurs et Buveurs-de-lait-de-cavale, très justes Abioi et Hyperboréens
10Pour rendre compte des confins du monde, normalement inaccessibles aux Grecs et aux Barbares avec lesquels ceux-ci étaient en contact sur les bords de la mer Intérieure, rien de mieux que le regard d’un dieu. Ainsi, la toute première « carte » des confins septentrionaux du monde connu se lit, chez Homère (Iliade 13.3-6), dans le parcours du regard de Zeus, qui, assis sur le mont Ida,
… .αὐτὸς δὲ πάλιν τρέπεν ὄσσε φαεινὼ
νόσφιν ἐφ’ ἱπποπόλων Θρῃκῶν καθορώμενος αἶαν
Μυσῶν τ’ ἀγχεμάχων καὶ ἀγαυῶν Ἱππημολγῶν
γλακτοφάγων ᾿Αβίων τε δικαιοτάτων ἀνθρώπων.
… détourna ses yeux étincelants,
baissant son regard au loin, sur la terre des Thraces, éleveurs de chevaux,
et sur celle des Mysiens qui combattent corps à corps et des admirables Trayeurs et Buveurs de lait de cavales
et des Abioi, très justes parmi les hommes.
11L’identification des Thraces (éleveurs de chevaux) et des Mysiens (qui combattent corps à corps) est relativement certaine, ces peuples apparentés étant situés sur les marges de la Troade, au nord-ouest de l’Asie mineure (dans l’actuelle Turquie). Toutefois, comme il y avait des Thraces et des Mysiens/Mœsiens des deux côtés des Détroits, en Asie mais aussi en Europe, les commentateurs ont longuement débattu de la direction dans laquelle se tournait Zeus, normalement assis du côté méridional de l’Ida, vers Ilion-Troie, pour voir ces peuples du Nord : s’il se penchait du côté gauche, il aurait vu les Thraces d’Europe, jusqu’à l’Istros-Danube, qui pouvaient être eux-mêmes qualifiés d’admirables trayeurs et buveurs de lait, ainsi que d’abioi4. Si, en revanche, Zeus se tournait du côté droit, il voyait les Thraces d’Asie, en Bithynie5. Ensuite, il aurait regardé plus loin vers le nord, les peuples de la steppe eurasiatique, qu’on a appelés, après Homère, « Scythes » ou, plus tard, « Sarmates » et « Sauromates ». Pour cela, il fallait qu’au moins un des adjectifs de la série « ἀγαυῶν ἱππημολγῶν/γλακτοφάγων ἀβίων τε δικαιοτάτων ἀνθρώπων // admirables trayeurs et buveurs-de-lait-de-cavales et des abioi, très justes parmi les hommes » soit substantivé, et désigne un ou plusieurs peuples de bons sauvages septentrionaux. Mais lequel6 ?
12Comme le confirment les commentateurs antiques et modernes, le texte homérique était particulièrement instable à cet endroit : les différentes générations de lecteurs ont essayé de regrouper ces adjectifs afin de retrouver un ou plusieurs groupes nominaux autour d’un ethnonyme correspondant à un peuple de l’extrême Nord, qui fasse pendant aux Thraces et aux Mysiens.
13Trayeurs, mangeurs et buveurs de lait. Les premiers et les derniers adjectifs sur la liste, les « admirables » (« ἀγαυοί ») et les « très justes » (« δικαιότατοι »), n’ont été que rarement substantivés et n’ont jamais acquis une identité historique : seuls quelques grammairiens ont imaginé, de manière entièrement artificielle, des peuples d’Admirables/Agauoi et de Très Justes/Dikaiotatoi. Or, la situation des « ῾Ιππημολγοί/Trayeurs-de-cavales » et des « Γαλακτοπόται ou Γαλακτοφάγοι/Mangeurs ou Buveurs-de-lait » est bien plus complexe. Les deux groupes sont logiquement identifiés en tant que peuple unique, de bergers nomades idéalisés, par la plupart des grammairiens antiques. Toutefois, Aristarque (cité par l’intermédiaire du grammairien Nikanôr dans les Scholies homériques A ad loc.) a préféré en faire, de manière quelque peu artificielle, des peuples distincts. Par la suite, ces deux peuples sont clairement attestés chez Apollodore (cité par Strabon 7.3.6-7), Arrien (Anabase 4.1.1) et Claude Ptolémée (Géographie 6.14.9 et 6.15.3).
14Eustathe de Thessalonique, au xiie siècle, jette un regard rétrospectif sur ces « ἀγαυοὶ ῾Ιππημολγοί » (« admirables Trayeurs-de-cavales ») dans la littérature antique (Commentaire à l’Iliade ad loc. vol. 3, p. 425 van der Valk) :
[…] καὶ ἀγαυῶν ῾Ιππημολγῶν, ἐφ’ ὧν, ὥς φασιν οἱ παλαιοί, ἄδηλον εἴτε τὸ « ἀγαυῶν » ἔθνους ἐστὶν ὄνομα, τὸ δὲ « ἱππημολγῶν » ἐπιθέτως λέγεται, ἢ καὶ ἔμπαλιν τὸ μὲν « ἀγαυῶν » ἐπίθετον, ἶσον τῷ εὐειδῶν, τὸ δὲ « ἱππημολγῶν » κλῆσις ἐθνική, ὃ καὶ κάλλιον. Θρυλεῖται γὰρ ἐν ἱστορίαις ἔθνος ῾Ιππημολγοί. περὶ Σκυθίαν δὲ τὸ τοιοῦτον ἔθνος, δηλαδὴ τὸ τῶν ἀγαυῶν ῾Ιππημολγῶν, οὓς καὶ γαλακτοφάγους καλεῖ καὶ ἀβίους καὶ δικαίους, εἰπὼν « αὐτὸς δέ », ὡς εἴρηται, « πάλιν τρέπεν ὄσσε φαεινὼ νόσφιν, ἐφ’ ἱπποπόλων Θρῃκῶν καθορώμενος αἶαν, Μυσῶν τ’ ἀγχεμάχων καὶ ἀγαυῶν ῾Ιππημολγῶν γλακτοφάγων ἀβίων τε δικαιοτάτων ἀνθρώπων », γλακτοφάγους μὲν προσειπών, ὅ ἐστι κατὰ ἐντέλειαν γαλακτοφάγους, ὡς ἱππημολγοὺς καὶ ἀπὸ γάλακτος τρεφομένους καὶ γαλακτοπότας πρός τινων δι’ αὐτὸ λεγομένους, ἀφ’ ὧν καὶ ἱππάκης κατὰ Αἴλιον Διονύσιον βρῶμα Σκυθικὸν διὰ γάλακτος ἱππείου σκευαζόμενον7.
« et des admirables Trayeurs-de-cavales », à propos desquels, comme disent les anciens, <il y a> soit le nom du peuple inconnu des « Admirables », et alors « Trayeurs-de-cavales » est lu comme épithète, soit, au contraire, « admirables » est épithète, au même titre que « beaux », et « Trayeurs-de-cavales » est une appellation ethnique, ce qui convient mieux. Car il y a dans les livres d’histoire des échos du peuple des Trayeurs-de-cavales/Hippêmolgoi. Ce peuple, c’est-à-dire celui des « admirables Trayeurs-de-cavales » <vit> aux confins de la Scythie et on les appelle aussi « mangeurs-de-lait » et « indigents » et « justes », comme dit <le Poète> : « il détourna ses yeux étincelants, baissant son regard au loin, sur la terre des Thraces, éleveurs de chevaux, et sur celle des Mysiens qui combattent corpsàcorps et des admirables Trayeurs-de-cavales, buveurs-de-lait indigents, très justes parmi les hommes » ; lorsqu’il parle de « glaktophagoi », cela veut dire « galaktophagoi/mangeurs-de-lait », comme les Trayeurs-de-cavales se nourissent de lait et sont appelés par certains « buveurs-de-lait », d’où <vient> aussi, d’après Aelius Dionysios, <ce> fromage de jument, nourriture scythe préparée avec du lait de cavale.
15Qui sont donc ces « Trayeurs-de-cavales », premiers habitants du confin nord-oriental de l’œkoumène ? Le nom grec des « ῾Ιππημολγοί » est composé de la racine pan-indo-européenne « *mlg’ » (« traire »)8 ; il appartenait au vocabulaire de l’épopée orale et figurait au vie siècle avant notre ère dans le Catalogue des femmes hésiodique (fr. 150.15 Merkelbach-West = 98 Most), peut-être pour qualifier les Scythes, descendants de Skythès, fils de Zeus (fr. 150.16 Merkelbach-West). Sans doute ces Scythes étaient-ils aussi galactophages (fr. 151 Merkelbach-West = ap. Éphore 70 F42 ap. Strabon 7.3.9) : impossible de l’affirmer avec certitude, vu l’état fragmentaire du texte d’Hésiode9.
16L’identification des Trayeurs et des Mangeurs-de-lait avec les Scythes n’est assurée qu’au ve siècle, grâce à leur mention dans une tragédie perdue d’Eschyle (fr. 198 Nauck2)10. Il y a au moins trois raisons qui expliquent cette apparition tardive : (1) la transmission des textes grecs en général ; (2) l’intérêt d’Athènes pour le Nord et l’impact des Athéniens sur les auteurs postérieurs ; (3) le développement des enquêtes et des réflexions sur l’Autre.
17Dans l’état actuel de conservation des textes, nous savons qu’au moins à partir d’Hérodote (si cela n’apparaissait pas déjà à la fin du vie siècle avant notre ère, chez Hécatée et dans la tradition milésienne dont hérite Hippocrate), les buveurs ou mangeurs de lait « γαλακτοπόται/γαλακτοφάγοι » étaient associés à des ethnies précises, comme, au nord, les Massagètes (1.216) ou les Argipéens (4.23) et, au sud, les Éthiopiens (3.23), les Nasamons (4.172) et les Libyens en général (4.186). Ainsi, les galactophages se seraient fait face et se seraient trouvés dans un lointain Orient d’au-delà des Perses : ils représentaient l’Autre des Grecs mais aussi des Perses barbares.
18Au ve siècle, Athènes s’implique de plus en plus dans les échanges avec la mer Noire et avec l’Empire achéménide. Les références aux espaces scythes se multiplient, sans pour autant gagner en précision. Or, si l’on pense aux tombes sud-sibériennes de Pazyryk et à la très longue zone de circulation ouverte aux nomades de la steppe, nous n’avons pas de raison de douter que la caractérisation en tant que trayeurs-de-cavales et buveurs ou mangeurs-de-lait pouvait s’appliquer à la plupart des nomades, d’Ukraine jusqu’en Mongolie actuelles11. Le Nord-Est a été, avant tout, le pays des bergers en perpétuel nomadisme, témoins tardifs de l’enfance de l’humanité.
19Comment expliquer que le barbare du Nord, nomade, galactophage donc primitif, et affaibli par le froid, ait servi de modèle au type idéal du bon sauvage12? Les peuples lactivores (monovores) inspiraient aux Grecs des sentiments ambivalents : d’une part, la nostalgie d’un monde juste, plus proche des dieux, qui n’a pas encore connu les labeurs de l’agriculture13 ; d’autre part, la répulsion pour le monstrueux, le non civilisé, tel le Cyclope d’Homère14. Le galactophage est aussi bien le sauvage de la montagne proche que le nomade des steppes et des déserts éloignés : aucun des deux ne disposait des produits agraires, de l’huile, du vin et des céréales. Le lait est la nourriture de l’Autre : il peut être à l’origine d’un caractère mou, « oriental » (cf. Hippocrate, Sur les airs, les eaux, les lieux § 18), aussi bien que de la durée exceptionnelle de vie des Makrobioi (cf. Hérodote 3.23, à propos des Éthiopiens). Évidemment, les deux interprétations conviennent à un rapprochement des « trayeurs »/ « mangeurs-de-lait » et des « abioi », quel que soit le sens de ce dernier terme (voir infra). De plus, le lait, boisson des nouveau-nés et des immortels, convenait aux sages justes15. C’est pourquoi Anacharsis l’Hyperboréen (ou le Scythe) pouvait être un « galactophage » et son peuple celui « des plus justes »16.
20Abioi. Un peuple historique correspondant aux Abioi homériques semble attesté dès le ve siècle avant notre ère au nord-est de l’œkoumène. Dans la tragédie Prométhée délivré, Eschyle fait parler Prométhée du « peuple le plus juste parmi tous les mortels et le plus accueillant, celui des Gabioi, où ni charrue ni hoyau tranchant ne fend la terre, mais les champs, engendrant d’eux-mêmes, portent des ressources de vie en abondance aux mortels… /ἔπειτα δ’ ἥξει<ς> δῆμον ἐνδικώτατον/<βροτῶν> ἁπάντων καὶ φιλοξενώτατον, / Γαβίους, ἵν’ οὔτ’ ἄροτρον οὔτε γατόμος / τέμνει δίκελλ’ ἄρουραν, ἀλλ’ αὐτοσπόροι / γύαι φέρουσι βίοτον ἄφθονον βροτοῖς…… » (fr. 196 Nauck2= 329 Mette ap. Étienne de Byzance s.v. « ῎Αβιοι »)17.
21Qui sont en vérité ces Abioi/Gabioi ? Faute de pouvoir proposer une identification historique, on peut chercher à comprendre l’origine de leur nom. Beaucoup d’étymologies grecques ont été proposées dès l’Antiquité. Finalement, au moins une dizaine d’explications sont envisageables, les plus importantes étant inventoriées, à la suite d’autres scholiastes et lexicographes homériques, par Étienne de Byzance, les scholia A et Eustathe de Thessalonique, dans son commentaire à l’Iliade :
Étienne de Byzance s.v. « ῎Αβιοι, ἔθνος Σκυθικόν. ῞Ομηρος »
᾿Αλέξανδρος δὲ ἐν τῷ περὶ Εὐξείνου πόντου φησίν, ὡς Διόφαντος εἶπεν, οὕτω λέγεσθαι αὐτοὺς διὰ τὸ τὸν ᾿Αβιανὸν ποταμὸν κατοικεῖν. δικαίους δ’ εἶπεν ῞Ομηρος διὰ τὸ μὴ βουληθῆναι μετὰ τῶν ᾿Αμαζόνων ἐπὶ τὴν ᾿Ασίαν στρατεῦσαι. ἢ ὅτι βίῳ ἑδραίῳ οὐ χρῶνται οὕτω λέγονται, διὰ τὸ ἐφ’ ἁμαξῶν φέρεσθαι. […] ἐκλαμβάνοντες οἱ μὲν τὸ μὴ βιαζομένων, διὸ καὶ δικαιότατοι· οἱ δὲ ἀοίκων, διὰ τὸ μὴ ἔχειν ἡμῖν ὅμοιον βίον· οἱ δὲ ὁμοβίων, τουτέστιν ὁμοτόξων. τοξόται γὰρ οἱ αὐτοί.
… Alexandros dit dans son ouvrage Sur le Pont-Euxin, d’après le compterendu de Diophantos, qu’ils sont appelés ainsi parce qu’ils habitent le long du fleuve Abianos. Homère les appelle justes, parce qu’ils ne voulaient pas combattre avec les Amazones à travers l’Asie ; ou peut-être sont-ils appelés ainsi parce qu’ils n’ont pas une vie sédentaire, comme ils se déplacent en chariots. […] D’après certains, ils ne font pas usage de la violence, car ils sont aussi les plus justes ; d’après d’autres, parce qu’ils sont sans maisons, puisqu’ils n’ont pas la même vie que la nôtre ; d’après d’autres, parce qu’ils ont des arcs ; car ils sont archers.
Scholia exegetica D AT ad loc.
ex. | D | ex. ᾿Αβίων : τῶν νομάδων Σκυθῶν, ὅθεν καὶ ὁ ᾿Ανάχαρσίς D | ex. | ex. ἐστιν· οὓς δή φησι δικαιοτάτους εἶναι ἁπάντων, AT ὅτι κοινοὺς ἔχουσι παῖδας καὶ γυναῖκας καὶ τὰ πάντα πλὴν ξίφους καὶ ποτηρίου. τούτοις δὲ αὐτομάτως ἡ γῆ βίον φέρει οὐδέν τι ζῷον ἐσθίουσιν. […] ῎Αβιοι δὲ ἐκλήθησαν ἢ παρὰ τὸν βίον ἢ τὴν βίαν, ἢ †ἅμα βιῶν† πορευόμενοι, ἢ ὅτι ἄοικοι. A b (BCE3E4) T οἱ δὲ AT | τὸ α κατ’ ἐπίτασιν, ἵν’ ᾖ πολυβίων καὶ πολυετῶν, A | ὅτι μακρόβιοι, AT | ἢ τὸν ἡμέτερον βίον μὴ ἐγνωκότων· ἐπιφέρει γὰρ δικαιοτάτων ἀνθρώπων. ἢ μὴ βιαζομένων. ἢ ἁμαξοβίων. | τινὲς δὲ τούτους Σαρμάτας φασίν. A | λέγουσι δὲ αὐτοὺς τοὺς ὁδίτας τρέφοντας ἄλλον ἄλλῳ διαπέμπειν. AT
« des Abioi » : des nomades Scythes, d’où vient aussi Anacharsis. Il dit qu’ils sont les plus justes parmi tous, car ils ont en commun les enfants, les femmes et tous les biens, à l’exception de l’épée et du vase à boire. Pour eux, la terre donne d’elle-même les ressources de vie et ils ne mangent rien <qui provienne> d’un animal. Ils sont appelés « Abioi » soit par rapport <d’opposition> à « bios = vie », soit par rapport <d’opposition> à « bia = force », soit parce qu’ils avancent ensemble avec des arcs (« biós = arc »), soit parce qu’ils sont sans maison fixe. Certains considèrent le « a », par allongement, pour <signifier, au contraire > « qui vivent beaucoup, pendant beaucoup d’années », qu’ils ont des vies longues ou qu’ils ne connaissent pas notre vie ; car il ajoute « des plus justes parmi les hommes » ; ou qu’ils ne sont pas violents ; ou qu’ils vivent dans des chariots. Certains disent que ce sont les Sarmates. On dit aussi que se nourrissant en voyageant, ils changent.
Eustathe, Commentaire à l’Iliade 13.5-6
᾿Αβίους δὲ ἢ ὅτι ὀλιγόβιοι — εὐτελεῖς γάρ εἰσι καὶ ἁπλοῖ τὴν δίαιταν — ἢ διότι ἅμα βίῳ πορεύονται ὡς ἁμαξόβιοι. Νομάδων γὰρ ἐνταῦθα μέμνηται κατὰ τὸν Γεωγράφον ὁ ποιητής […]. Καὶ ἄλλως δέ, ἀβίους τοὺς ἅμα βίῳ, τουτέστι τόξῳ, τοξόται γάρ, ἢ ὅτι βίαν οὐκ οἴδασιν, ἐλεύθεροι γάρ, ἢ ὅτι ἄοικοι διὰ τὸ Σκυθικὸν νομαδικόν, ἐξ ὧν εἶναί φασι καὶ ᾿Ανάχαρσιν, ἢ ὅτι μακρόβιοι κατ’ ἐπίτασιν τοῦ α, ἢ πολύβιοι, ὅ ἐστι πολυδύναμοι, ἀνδρεῖοι γάρ. […] Καὶ οὕτω μὲν ἕτεροι, ὁ δὲ Γεωγράφος φησίν, ὅτι οἱ παρ’ ῾Ομήρῳ ῎Αβιοι οὕτω λέγονται διὰ τὸ χωρὶς εἶναι γυναικῶν.
Abioi soit parce qu’ils ont des vies courtes — car ils sont simples et mènent une vie simple — soit parce qu’ils avancent ensemble dans la vie comme ils vivent dans des chariots. Selon le Géographe, le poète évoque ainsi les Nomades. […] Il y a aussi d’autres interprétations : « abioi » car ils sont avec « bios », c’est-à-dire « arc », car ils sont archers, ou parce qu’ils ne connaissent pas la violence car ils sont libres, ou parce qu’ils sont sans maisons, vu le nomadisme scythe, d’où venait Anacharsis, ou parce qu’ils vivent longtemps (par allongement du a), ou parce qu’ils sont avec beaucoup de force, c’est-à-dire avec beaucoup d’énergie, car ils sont vaillants. […] Le Géographe dit que selon d’autres les Abioi sont ainsi appelés chez Homère car ils vivent sans femmes […].
22Le nom des Abioi a donc été généralement compris comme étant composé d’un préfixe « α » et d’un radical « βι ». Le préfixe pouvait avoir deux sens : le premier était privatif, signifiant « sans » ; le second copulatif, signifiant au contraire « avec »18. Les deux sens du préfixe ont été combinés avec les trois racines qu’on a pu identifier dans le radical « βι » : « βία = violence », « βιός = arc » et « βίος = vie ». On obtient donc au moins six séries de significations : « sans violence », « sans arc » et « sans vie » (interprété comme « avec une vie courte », « sans notre vie civilisée », « sans ressources de vie, c’est-à-dire sans maison, sans nourriture diversifiée, sans agriculture », ou « sans femme, compagne de vie ») ; ou, au contraire, « avec force », « avec arc » et « avec une longue vie » (ou « avec une seule vie », donc une vie en commun)19. Aussi étonnant que cela puisse paraître, toutes ces interprétations contrastantes étaient en accord avec l’opinion commune concernant les populations scythes et sarmates de la steppe eurasiatique : des barbares sauvages, autres.
23Du Nord-Est de l’Europe au Nord-Est du monde. Pour les bardes homériques et leurs commentateurs, de même que pour Eschyle et Hérodote, ces nomades idéalisés étaient répartis sur tout le littoral nord de la mer Noire, dans le Caucase et jusqu’à la Caspienne : ce sont des populations avec lesquelles les Grecs ont pu entrer en contact, au moins indirect, dès l’époque de la colonisation archaïque. Une rupture dans ce flou intervient à l’époque hellénistique. C’est alors que Diophantos, auteur d’Histoires pontiques lu par Alexander Polyhistor, aurait lié le nom des Abioi à la région boisée nommée Hylaia/Abikè, au bas-cours du Borysthène (Dniepr), où la déesse chtonienne Api s’est unie à Héraclès pour donner naissance à Skythès20.
24Cet ancrage pontique tardif semble une réaction à l’identification des Abioi au bout nord-oriental du monde d’Alexandre le Grand. En effet, l’invention d’un fleuve Tanaïs traversant toute l’Asie d’est en ouest, parallèlement à l’océan Septentrional, a permis le déplacement des peuples qui pouvaient habiter au-delà du Don, jusqu’au-delà de l’Oxus, voire de l’Iaxartes21. Sur le plan politique, l’objectif était d’inscrire la campagne d’Alexandre dans les confins de la carte mentale d’Homère. Alexandre aurait reçu une ambassade des Abioi22 :
[…] οὓς καὶ ῞Ομηρος δικαιοτάτους ἀνθρώπους εἰπὼν ἐν τῇ ποιήσει ἐπῄνεσεν· οἰκοῦσι δὲ ἐν τῇ ᾿Ασίᾳ οὗτοι αὐτόνομοι, οὐχ ἥκιστα διὰ πενίαν τε καὶ δικαιότητα […]
[…] ceux auxquels Homère a rendu hommage, en les appelant les hommes les plus justes, qui vivent en Asie, libres, grâce à leur pauvreté et à leur esprit de justice […]
25C’est pourquoi les Abioi apparaissent au nord-est de l’Asie dans la Géographie de Claude Ptolémée (6.15.3, où ils sont associés aux ῾Ιπποφάγοι Σαρμάται) et, à sa suite, au ive siècle, chez l’historien romain Ammien Marcellin (23.6.53, 62) :
Contra hanc gentem sub aquilone dicuntur Abii uersari genus piissimum, calcare cuncta mortalia consuetum, quos, ut Homerus fabulosius canit, Iuppiter ab Idaeis montibus contuetur. […] illud tamen sciendum est inter has nationes paene ob asperitatem nimiam inaccessas homines esse quosdam mites et pios ut Iaxartae sunt et Galactophagi, quorum meminit uates Homerus in hoc versu γαλακτοφάφων Ἀβίων τε δικαιοτάτων <τ’> ἀνθρώπων.
Devant ce peuple <des Hyrkaniens>, au nord, on dit que s’étendent les Abii, peuple très pieux, accoutumé à fouler aux pieds tout ce qui est mortel, que Jupiter regarde depuis les hauteurs de l’Ida, comme le chante de manière si fabuleuse Homère. […] Il faut cependant savoir que, parmi ces peuples, presque jamais atteints en raison de leur cruauté trop grande, il y a des hommes doux et pieux, comme les Iaxartae et les Mangeurs-de-lait, que rappelle le poète Homère dans ce vers : « des Buveurs-de-lait et des Abioi/abioi, très justes parmi les hommes ».
26C’est donc grâce à Alexandre et à son élargissement du monde que les Abioi, toujours associés ou identifiés aux Mangeurs-de-lait ou des chevaux, entrent dans l’histoire et gagnent leur place définitive sur les confins nord-orientaux du monde gréco-romain. Certes, leur image a peu de la réalité antique sibérienne. Les « admirables Trayeurs et Buveurs de lait de cavale Abioi très Justes » sont toutefois un écho de la connaissance que les Grecs pouvaient avoir du mode de vie nomade, semblable de l’Ouest à l’Est, dans la steppe et sur les pentes des montagnes qui la traversent. Ils sont aussi l’expression de la nostalgie des Grecs concernant leurs ancêtres, de leur propre primitivisme et d’un âge d’or passé à jamais.
Sur le chemin des Hyperboréens, au pays du Soleil-Levant : Issêdones, Arimaspes, Griffons
27L’idéalisation hellénistique des peuples du Nord-Est s’est greffée sur une tradition concernant un eldorado nord-oriental, remontant à l’époque archaïque. Au viie siècle avant notre ère, suite aux invasions cimmériennes en Asie Mineure, Alcman, né à Sardes, connaissait des légendes « scythes » et leur cadre septentrional23. Nous n’avons que des fragments très épars, qui permettent difficilement de reconstituer l’image qu’Alcman pouvait avoir des confins. Mais nous savons qu’il chantait déjà le mont Ripas (correspondant aux monts Riphées24) et le peuple des Issêdones, qu’il appelait, sans doute suivant sa prononciation native, lydienne, « Essêdones » ou « Assêdones »25.
28Toutefois, on doit attendre le vie siècle avant notre ère pour avoir une image plus claire du Septentrion, surtout grâce au vol mystique chez les Hyperboréens, raconté en vers par Aristée de Proconnèse26. Ses Arimaspeia sont perdus, mais leur contenu a été évoqué par Hérodote (au ve siècle avant notre ère) et par le philosophe platonicien Maxime de Tyr (iie siècle de notre ère) :
Hérodote 4.13
῎Εφη δὲ ᾿Αριστέης ὁ Καϋστροβίου ἀνὴρ Προκοννήσιος, ποιέων ἔπεα, ἀπικέσθαι ἐς ᾿Ισσηδόνας φοιβόλαμπτος γενόμενος, ᾿Ισσηδόνων δὲ ὑπεροικέειν ᾿Αριμασποὺς ἄνδρας μουνοφθάλμους, ὑπὲρ δὲ τούτων τοὺς χρυσοφύλακας γρῦπας, τούτων δὲ τοὺς ῾Υπερβορέους κατήκοντας ἐπὶ θάλασσαν· τούτους ὦν πάντας πλὴν ῾Υπερβορέων, ἀρξάντων ᾿Αριμασπῶν, αἰεὶ τοῖσι πλησιοχώροισι ἐπιτίθεσθαι, καὶ ὑπὸ μὲν ᾿Αριμασπῶν ἐξωθέεσθαι ἐκ τῆς χώρης ᾿Ισσηδόνας, ὑπὸ δὲ ᾿Ισσηδόνων Σκύθας, Κιμμερίους δὲ οἰκέοντας ἐπὶ τῇ νοτίῃ θαλάσσῃ ὑπὸ Σκυθέων πιεζομένους ἐκλείπειν τὴν χώρην. Οὕτω οὐδὲ οὗτος συμφέρεται περὶ τῆς χώρης ταύτης Σκύθῃσι.
Aristéas de Proconnèse, fils de Kaystrobios, raconte dans son poème épique qu’en proie au délire apollinien, il se vit chez les Issêdones ; au-delà des Issêdones il y a les Arimaspes à un seul œil et au-delà de ceux-ci les Griffons gardiens de l’or et au-delà de ces derniers les Hyperboréens qui touchent à une mer. À l’exception des Hyperboréens, tous <ces peuples>, à commencer par les Arimaspes, sont toujours en guerre avec leurs voisins : les Arimaspes ont chassé de leur pays les Issêdones, les Issêdones <ont chassé> les Scythes, les Scythes ont contraint les Cimmériens qui habitaient au bord de la mer du Sud à quitter leur pays. Ainsi, lui non plus n’est pas en accord avec les <traditions> scythes au sujet de leur patrie.
Maxime de Tyr, Dissertations 38.3 (Si la vertu vient des Dieux) = fr. 1 Bernabé = T 11 Davies = fr. 20 Bolton
᾿Εγένετο καὶ ἐν Προκοννήσῳ ἀνὴρ φιλόσοφος, ὄνομα ᾿Αριστέας· ἠπιστεῖτο δὲ αὐτῷ οὐχὶ σοφία τὰ πρῶτα, διότι μηδένα αὐτῆς διδάσκαλον προὔφερεν. Πρὸς οὖν δὴ τὴν τῶν ἀνθρώπων ἀπιστίαν ἐξεῦρεν λόγον· ἔφασκεν τὴν ψυχὴν αὐτῷ καταλιποῦσαν τὸ σῶμα, ἀναπτᾶσαν εὐθὺ τοῦ αἰθέρος, περιπολῆσαι τὴν γῆν τὴν ῾Ελλάδα καὶ τὴν βάρβαρον, καὶ νήσους πάσας, καὶ ποταμούς, καὶ ὄρη· γενέσθαι δὲ τῆς περιπολήσεως αὐτῇ τέρμα τὴν ῾Υπερβορέων γῆν· ἐποπτεῦσαι δὲ πάντα ἑξῆς νόμαια καὶ ἤθη πολιτικά, καὶ φύσεις χωρίων, καὶ ἀέρων μεταβολάς, καὶ ἀναχύσεις θαλάττης, καὶ ποταμῶν ἐκβολάς· γενέσθαι δὲ αὐτῇ καὶ τὴν τοῦ οὐρανοῦ θέαν πολὺ τῆς νέρθεν σαφεστέραν. Καὶ ἦν πιθανώτερος λέγων ταῦτα ὁ ᾿Αριστέας μᾶλλον μὴ ὤνια ἐξ ἀγορᾶς, ἢ Ξενοφάνης ἐκεῖνος, ἤ τις ἄλλος τῶν ἐξηγησαμένων τὰ ὄντα ὡς ἔχει· οὐ γάρ πω σαφῶς ἠπίσταντο οἱ ἄνθρωποι τὴν ψυχῆς περιπόλησιν, οὐδὲ οἷστισιν ὀφθαλμοῖς ἕκαστα ὁρᾶν, ἀλλὰ ἀτεχνῶς ἀποδημίας τινὸς ᾤοντο τῇ ψυχῇ δεῖν, εἰ μέλλει ὑπὲρ ἑκάστου φράσειν τὰ ἀληθέστατα.
Il y a eu aussi à Proconnèse un philosophe, nommé Aristéas ; au début, on ne lui accorda aucun crédit en tant que sage, parce qu’il soutenait qu’il n’avait eu aucun maître. Voici donc la formule qu’il a trouvée contre l’incrédulité des gens : il raconta que son âme quittait son corps, qu’aussitôt elle s’envolait dans les airs, qu’elle parcourait tour à tour la terre de la Grèce et des Barbares, toutes les îles, les rivières et les montagnes et qu’elle ne s’arrêtait de son vol qu’au pays des Hyperboréens. Elle passait ainsi en revue les lois et les usages politiques, la nature des lieux, les variations des airs et les flux et les reflux de la mer, les embouchures des fleuves. Elle contemplait un ciel bien plus clair que <la terre> d’en bas. Et lorsqu’Aristéas tenait ces propos <qui ne valaient> pas plus que des marchandises sur un marché, il avait plus de crédibilité qu’un Xénophane ou tout autre qui en examinant les choses dit ce qu’elles sont. Car les gens ne croyaient pas franchement à ces envols de l’âme, ni aux yeux qui voyaient toutes les choses ; mais ils pensaient, en gros, que l’âme pouvait avoir besoin d’un tel voyage, si elle voulait dire sur chaque chose ce qu’il y a de plus vrai.
29Ce voyage en Arimaspie ne fut pas effectif27 : Aristéas lui-même l’aurait présenté comme l’expérience d’une transe que les modernes ont interprétée, à tort ou à raison, comme chamanique28. Certes, le poète aurait pu voyager dans la région de la mer Noire et en Asie du Nord, être en contact avec des marchands actifs dans cette région ou avoir connaissance des mythes et légendes ramenés en Asie Mineure par les migrations des peuples cimmériens. Il aurait pu ainsi apprendre l’existence des chamanes de Sibérie ou, peut-être dans d’autres zones du Nord et Nord-Est, à un moment où ces expériences extatiques étaient assimilées à des pratiques apolliniennes ou pythagoriciennes tout à fait grecques. Quelle que soit la réalité concernant le chamanisme d’Aristéas, le voyage en lui-même doit être considéré comme une invention littéraire, reproduisant le vol du dieu solaire Apollon, vers les Hyperboréens29. Au retour, il correspond aux voyages des sages scythes associés à Apollon et à Pythagore, ou encore à un des itinéraires des vierges hyperboréennes, jadis porteuses d’offrandes au sanctuaire de Délos. Le poète a été dès le ve siècle avant notre ère identifié à Aristéas/Aristaios, fils d’Apollon, héros fondateur arcadien par excellence, impliqué dans différents mouvements coloniaux, inventeur de la culture des oliviers, et honoré sur l’agora de Métaponte (en Italie du Sud, au nord de Thurioi, patrie adoptive d’Hérodote)30.
30Les Hyperboréens. Les Hyperboréens, situés au-delà de la destination finale d’Aristéas, étaient une fiction grecque : un peuple idéal, qui aurait échappé à toute contrainte naturelle et sociale symbolisée par le vent du Nord/Nord-Est, Borée31. Il est vrai que certaines descriptions des Hyperboréens incluent des éléments historiques, inspirés des populations celtiques, germaniques, scytho-sarmates ou même mongoles ou chinoises. Toutefois, même dans le cas de Claude Ptolémée, qui situe les Sarmates hyperboréens (Géographie 5.9.16 ; 8.29.31) au-dessus d’une chaîne imaginaire de monts Hyperboréens, au nord de la Caspienne (Géographie 6.14.3), il est impossible de proposer des identifications directes et sûres avec des tribus historiques.
31Les Issêdones. Dans l’itinéraire mental d’Aristéas, à partir de la mer Noire (la mer des Cimmériens) en allant vers le Nord-Est, on rencontrait les Scythes, les Issêdones, les Arimaspes, les Griffons, les monts Rhipées, les Hyperboréens, et l’autre mer — sans doute la mer Extérieure32. La succession spatiale des peuples situés en deçà du Borée, donc dans le monde des humains soumis à la souffrance, est construite d’après la chronologie légendaire des migrations cimmériennes vers l’Asie Mineure. C’est dans ce contexte qu’Aristéas introduisait les premiers renseignements sur les Issêdones et Arimaspes parvenus jusqu’à nous :
Tzetzes, Chiliades 7.679684
Ἰσσηδοὶ χαίτῃσιν ἀγαλλόμενοι ταναῇσι·
καὶ σφᾶς ἀνθρώπους εἶναι καθύπερθεν ὁμούρους
πρὸς Βορέω, πολλούς τε καὶ ἐσθλοὺς κάρτα μαχητάς,
ἀφνειοὺς ἵπποισι, πολύρρηνας, πολυβούτας.
Ὀφθαλμὸν δ’ ἓν ἕκαστος ἔχει χαρίεντι μετώπῳ,
χαίτῃσι λάσιοι, πάντων στιβαρώτατοι ἀνδρῶν.
Les Issêdes, s’enorgueillant de leur longue chevelure.
Et ils disent qu’il y a des hommes, leurs voisins d’au-dessus
vers Boréas, guerriers en grand nombre et vraiment courageux,
qui ont beaucoup de chevaux, sont riches en agneaux et en bœufs.
Chacun a un œil sur son front gracieux,
Couverts de poils touffus, <ils sont> les plus robustes parmi les mâles.
32Les Issêdones sont des Barbares des marges, fiers et beaux selon des critères généralement assignés aux guerriers nomades. Souvent identifiés à des « Scythes » (donc à des Iraniens ou, du moins, à des nomades), ils n’ont été connus des Grecs que par intermédiaire cimmérien, scythe et peut-être perse achéménide : c’est ainsi que l’on pourrait expliquer leur association, plus tardive, avec les Massagètes qui ont entraîné la fin de Cyrus. Leur nom a dû avoir une origine historique, chez des tribus nomades entre le Turkménistan, l’Ouzbékistan et le Kazakhstan actuels33.
33Les Arimaspes et les Griffons. En revanche, la description des Arimaspes — que le poète ne fait pas en son propre nom, mais en l’assignant aux Issêdones — soulève des questions insolubles : nous ne savons pas si les hommes voisins des Issêdones étaient vraiment confondus avec des monstres à un œil sur le front et des poils sur le corps. En effet, les guerriers hors pair, riches pâtres, correspondent à l’image classique des Scythes, alors que les Arimaspes œil-unique font davantage penser aux Cyclopes de l’Odyssée et de la tragédie attique, et, de manière plus générale, à la série des monstres imaginés sur les marges du monde dans plusieurs cultures34. D’ailleurs, alors que la très riche tradition littéraire concernant le combat des Arimaspes avec les Griffons dépend exclusivement d’Aristéas, les peintures et les sculptures ne représentent jamais les Arimaspes comme des monstres, mais toujours comme des nomades du Nord35.
34Les êtres monoculaires, gardiens de l’or, sont des monstres du folklore asiatique ou, du moins, des peuples qui auraient choisi ou auxquels des populations iraniennes auraient donné un nom qu’Hérodote traduit par « borgnes »36. Comme il est impossible aujourd’hui d’identifier une telle tribu, nous ne savons pas si ce sens a pu être déduit exclusivement des contes ou également des pratiques rituelles — c’est-à-dire de danses à masques qui ont pu impressionner les étrangers. Aujourd’hui, les iranistes s’accordent plutôt sur un lien avec le radical du cheval, « aspa », sans doute « ceux qui ont des chevaux parés »37. Leur cannibalisme est extraordinaire même parmi les Scythes, car il est interne au clan, mais il n’est pas, pour autant, à exclure totalement. Il pourrait néanmoins être aussi l’écho de certaines pratiques funéraires sud-sibériennes, à l’occasion desquelles les nomades auraient coupé en morceaux les corps de leurs congénères décédés en été avant de les transporter pour les réenterrer près des camps d’hiver en automne ou au printemps (par exemple dans les tombeaux d’Aymyrlyg, remontant à l’âge du fer)38. Une autre explication du démembrement rituel d’un corps serait d’éviter la pollution du sol lors de la mort d’un chamane39. Ce n’est là qu’un faible indice en faveur de la localisation sibérienne du peuple historique qui aurait inspiré la légende grecque des Arimaspes.
35Un second indice aurait pu être le griffon, bien attesté dans le répertoire décoratif « scythe » sud-sibérien, en particulier à Pazyryk40. Or, comme on l’a justement rappelé récemment, les Griffons gardiens de l’or de la terre ne sont pas une originalité du Nord-Est41. Connu en Iran et en Égypte dès le IVe millénaire, le griffon est attesté dans l’espace méditerranéen au IIe millénaire avant notre ère, où il se confond avec ce que l’on appelle le « Génie minoen »42. Pendant l’âge du bronze moyen, de tels caractères fictionnels sont attestés en Anatolie et au Proche-Orient. C’est de là que, pendant la période orientalisante, le griffon entre de nouveau dans l’espace grec et c’est depuis l’Iran qu’il a dû arriver jusqu’en Asie centrale et en Sibérie, vraisemblablement vers les vie-ve siècles avant notre ère43. Certes, il y avait un horizon d’attente, car les nomades avaient déjà leurs êtres hybrides, dont leur griffon des steppes, bien mis en évidence par Jean-Paul Francfort44. Son importance exceptionnelle pourrait s’expliquer par des découvertes d’ossements animaux remontant à des époques géologiques antérieures au Quaternaire — comme le protocératops du désert de Gobi, en Mongolie45. Mais ceux-ci ne sont pas indispensables : le griffon n’est autre que le mélange des animaux-rois du ciel et de la terre, l’aigle et le lion. Il a pu donc être inventé de manière relativement indépendante dans différentes cultures, avant de faire l’objet d’autres processus de mélanges interculturels.
36Ainsi, suivant l’hypothèse actuelle la plus convenable, le griffon originaire des steppes s’est vu enrichir de traits iraniens et, dans une certaine mesure, grecs, suite aux contacts avec ces civilisations du Sud. Sa redécouverte par les Grecs chez les nomades de la mer Noire a joué dans l’identification du griffon comme « scythe » : le phénomène est illustré par la chronologie des monnaies qui portent ce symbole, de Téos et Abdère (à partir du ve siècle avant notre ère) jusque dans leur colonie nord-est pontique de Phanagorie, à Panticapée et chez les Sindes (au ive siècle avant notre ère). La forte connotation symbolique de ces êtres, dans toutes les cultures, a également son importance : le griffon est lié à la fois au soleil et au métal le plus brillant, l’or ; les deux semblent resurgir des profondeurs de la terre. En conséquence, la liaison du griffon avec le Nord-Est, c’est-à-dire le point d’où le soleil se lève au solstice d’été, quand il est au comble de sa brillance, et d’où l’on apportait l’or, est tout à fait justifiée dans une perspective mythique et symbolique.
37De l’Oural à l’Altaï : où situer l’Arimaspie ? Quel est donc le pays montagneux que les Grecs auraient assigné aux Arimaspes, entre les Issêdones centrasiatiques et les Hyperboréens du bord de l’océan Nordique ? La seule certitude est qu’il s’agit de montagnes renommées pour l’extraction de l’or. Est-ce que l’Altaï — les montagnes de l’or par excellence, selon ce nom d’origine turque — était déjà connu comme tel dans l’Antiquité ? La réponse ne pourra venir que d’analyses chimiques permettant d’identifier les sources de l’or « scythe ». Toutefois, dans l’état des connaissances actelles, établies sur la base d’études stylistiques, on peut affirmer que si l’or a pu être exploité et vendu à partir du Nord de l’Asie, la métallurgie et l’orfévrerie y sont venues d’ailleurs46. Le travail du métal s’est répandu des régions méridionales — du Caucase du Sud et du Proche-Orient, ensuite de la Grèce et de l’Iran — chez les peuples de la steppe eurasiatique : c’est pourquoi on parle d’art gréco-scythe au nord de la mer Noire et d’influence perse chez les nomades d’Asie.
38Il est également impossible de dire si des informations sur les monts Altaï ont pu transparaître — déjà chez les Perses et ensuite chez les Grecs — sous le nom des monts Riphées. Ces montagnes mythiques, qui auraient séparé les Hyperboréens du monde humain, ont été diversement identifiées par les Grecs, de l’est du Caucase jusqu’aux Alpes. Puisque le nom et le mythe d’une montagne septentrionale infranchissable, jouant le rôle d’axis mundi ou de colonne soutenant le ciel, est d’origine iranienne, l’Altaï (avec le Tian Shian) peut bien être l’une des montagnes du Nord à avoir servi de modèle à ces traditions. Toutefois, aucune distinction parmi les chaînes situées à l’est de la Caspienne, de l’Oural à l’Altaï, n’est assurée avant l’époque moderne.
39En effet, devant la multitude de chaînes montagneuses du Nord de l’Asie chez Ptolémée (fig. 1-2), nous sommes réduits à des hypothèses peu sûres. Ainsi, on pourrait proposer d’identifier les monts Oural avec les montagnes des Alans, des Syèbes et des Anarées (Géographie 6.14.3, 8)47. Les monts Altaï, au-delà de l’Imaon (si celui-ci est à identifier avec le Tian Shian), correspondraient aux Auzakia (qui s’étendent entre 149o-165o E à partir des îles Canaries de l’Atlantique, et 49o-54o N de l’équateur) ou, plus vraisemblablement, aux Annibê (153o-171o E, et 56o-60o N), entre les Abioi homériques et la Sérikè (Mongolie-Chine ; cf. Géographie 6.16.2)48. Les monts Annibê tirent leur nom du peuple des Anniboi (cf. Ammien Marcellin 23.6.64-65 Anniba, Annibi), qui signifirait, selon une étymologie iranienne (avec un suffixe a- privatif) « ceux qui ne sont pas beaux ». Rapportés à un canon esthétique caucasien, les Anniboi pourraient être un peuple mongoloïde49. Il est probable que nous soyons donc aux confins de la Sibérie, peut-être même dans l’Altaï, mais nous ignorons la source de cette information comme la manière dont Ptolémée l’a retravaillée. Autrement dit, même sur la carte la plus rationnelle du monde avant les explorations des xvie-xviie siècles, nous ne sommes pas dans le domaine du réel cartographié, mais dans celui des traditions orales, nécessairement hybrides, mélangeant des vérités diverses, mises en une forme graphique cohérente, selon le bon sens de Ptolémée.
40La Géographie est l’illustration exceptionnelle de l’aboutissement des savoirs antiques sur le monde en général et sur ce que nous appelons la Sibérie dans le sens le plus vague, en particulier. Les VIIe et VIIIe table de l’Asie (fig. 1-2) font une synthèse des utopies nord-orientales aussi critique et « rationnelle » qu’elle pouvait l’être dans l’Antiquité : Ptolémée conserve le souvenir des Abioi homériques, entrés dans l’histoire grâce à Alexandre le Grand ; il les situe au bout du monde, gardant ainsi l’illusion des confins utopiques, entretenue depuis les débuts de l’histoire grecque. Mais il remplace les monstres d’Aristéas, situés aux sources de l’or et du soleil, par une nouvelle image, plus vraisemblable, mais, quelque part aussi moins tolérante de l’Autre. Sa Géographie montre qu’à l’apogée de l’Empire romain, la connaissance occidentale de l’œkoumène a pu s’étendre jusqu’à l’Altaï et que malgré le succès du mythe des Arimaspes, dans des cas exceptionnels comme celui de sa carte, on était bien capable de fournir une image sensée du monde, laissant de côté, à tort ou à raison, ce qui relevait de manière évidente de la fantaisie.
41La représentation ptoléméenne de la Sibérie relève plutôt d’un bricolage intellectuel que d’une approche scientifique. De plus, elle est restée relativement isolée avant l’époque moderne : les Arimaspes ont ainsi continué leur histoire et nourri l’imaginaire. Difficile d’accès car trop dense et trop mathématique, dans une culture qui n’avait pas encore connu le positivisme scientifique, le trésor d’informations compilées dans la Géographie fut presque perdu pendant plus d’un millénaire, en faveur d’élucubrations peu raisonnables, mais crédibles dans les contextes culturels de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge.
Dystopies infernales, pythagoriciennes et judéo-chrétiennes
42L’or, comme le griffon, est un symbole ambigu : il peut évoquer aussi bien l’utopie du Soleil-Levant, que les sombres entrailles de la terre et l’Au-Delà. Les germes de la représentation infernale du Nord-Est remontent aux Arimaspeia d’Aristée de Proconnèse, et sont attestés au plus tard au début du ve siècle avant notre ère, chez Eschyle (Prométhée enchaîné 805-806). Le fleuve Ploutôn, mentionné dans le périple d’Iô sur les marges monstrueuses du monde, est un précurseur de l’« Achérôn » septentrional. Situé tout d’abord au nord-ouest, l’Achérôn et les montagnes de feu dont il prend sa source sont rapportés, au plus tard au viiie siècle de notre ère dans le Nord-Est, au-delà des portes et des Autels (d’Alexandre), voire au-delà d’une « clé » du monde qui sépare l’Au-Delà du monde des vivants. C’est là que Gog et Magog attendent l’apocalypse. De fait, l’identification de notre Sibérie avec un Enfer terrestre s’est constamment appuyée sur l’assonance des noms mythiques et historiques, des Goths et de Gog, et ensuite des Tatares et du Tartare. Elle a duré un millénaire, de la fin de l’Antiquité jusqu’à la conquête russe de la Sibérie.
Un fleuve d’Enfer : du Ploutôn à l’Achérôn du Nord-Est
43L’état fragmentaire des Arimaspeia d’Aristéas ne nous permet pas d’en savoir trop sur la géographie de ses Arimaspes. Toutefois, Eschyle les associe à un fleuve de l’or, dans le périple que Prométhée, enchaîné sur le Caucase, prédit à Iô. L’amante de Zeus transformée en vache fut alors entraînée par la colère d’Héra sur les marges du monde, vers le nord, l’est et ensuite au sud. Sur sa route du Bosphore (auquel elle donna son nom, de « passage de la vache ») vers les bords du Nil (Prométhée enchaîné 790-815), Iô allait atteindre les Champs noirs des Gorgones où habitent les Phorkides « trois vieilles filles qui ont l’aspect des cygnes et qui partagent un seul œil, une seule dent ; le Soleil ne leur envoie jamais son rayon, ni l’astre de la nuit » (v. 794-797). Or, avant de retrouver le Soleil, en Égypte, Iô devait se tenir loin des Griffons et des Arimaspes (v. 803-807) :
ὀξυστόμους γὰρ Ζηνὸς ἀκραγεῖς κύνας
γρῦπας φύλαξαι, τόν τε μουνῶπα στρατὸν
᾿Αριμασπὸν ἱπποβάμον’, οἳ χρυσόρρυτον
οἰκοῦσιν ἀμφὶ νᾶμα Πλούτωνος πόρου·
τούτοις σὺ μὴ πέλαζε.
Garde-toi des Griffons, chiens de Zeus,
au bec aigu, qui n’aboient pas, et de l’armée borgne des cavaliers
Arimaspes, qui habitent sur les bords du fleuve Ploutôn
qui coule l’or.
Ceux-là, ne les approche pas !
44Les Griffons à tête d’oiseau et les Arimaspes borgnes vivaient au bord du fleuve dont le nom et l’attribut (« χρυσόρρυτον… ἀμφὶ νᾶμα Πλούτωνος πόρου/sur les bords du fleuve Plutôn qui coule l’or ») évoquent la richesse de leur pays d’or : impossible pourtant d’affirmer si cette géographie infernale du Prométhée enchaîné remontait déjà à Aristéas50. En revanche, il peut être établi que, dans la tradition pythagoricienne postclassique, on installe l’Enfer ou, du moins, une de ses entrées, dans le Nord de l’œkoumène : c’est sur cette tradition que semble s’être appuyé Cicéron (Tusculanes 2.23), lorsqu’il désignait Eschyle comme pythagoricien.
45Or, lorsqu’un Enfer septentrional réapparaît dans les sources néoplatoniciennes, il est tout d’abord situé au nord-ouest. Son fleuve caractéristique est l’Achérôn. La préférence pour ce nom, expliqué dans la tradition scolaire comme signifiant l’absence de joie51, ne surprend guère, vu la multitude des cours d’eau réels appelés ainsi par les Grecs et considérés comme des voies vers l’Enfer52. L’une des descriptions les plus complètes du pays septentrional des morts, vu par un païen, est donnée dans les Argonautiques orphiques. On y accède par l’océan Hyperboréen (dit Pont de Cronos ou mer Morte) bordant les Riphées-Alpes53. Ici, l’Achérôn, roulant l’or (χρυσορόας ᾿Αχέρων), permet aux hommes les plus justes, voisins des Longues-Vies (Makrobioi) — deux avatars des Abioi homériques et des Hyperboréens — de rejoindre la mort sans peine (v. 1130-1142).
46Cette localisation nord-occidentale de l’Au-Delà convient également aux chrétiens, puisqu’elle réunit les symboles du froid et du noir, associés au Nord, et de la mort, associée à l’Occident : en effet, au moins depuis saint Jérôme, l’exégèse de l’Ancien et du Nouveau Testament a juxtaposé à l’Enfer du feu un Enfer du froid, qui aurait provoqué les grincements de dents des malheureux rejetés le dernier jour dans la Géhenne (Luc 13 : 28 ; cf. saint Jérôme, Commentaire à Job 24, PL 26, 685cd ; Commentaire à Matthieu 10, PL 26, 66c). La première attestation chrétienne d’un fleuve infernal dans le Nord, à l’ouest du Paradis, se trouve dans une révélation attribuée à Paul, élaborée au plus tard au ive siècle54. Comme les autres apocalypses apocryphes, malgré le rejet de son authenticité par saint Augustin (Traité sur l’Évangile de saint Jean 98.8) et Sozomène (Histoire ecclésiastique 7.19.10), ce texte a connu un grand succès et donc une tradition manuscrite extrêmement complexe, avec différentes versions et traductions dans les langues de la chrétienneté antique et médiévale. Selon la version latine longue du manuscrit de Paris (BNF, N. acq. Lat. 1631, datant du ixe siècle), qu’on désigne habituellement par le nom de Visio sancti Pauli, après son ascension au troisième ciel (inspirée d’une brève évocation dans la deuxième épître aux Corinthiens, § 12), Paul aurait vu non seulement le Paradis avec le lac Achérusien et l’Élysée, ses quatre fleuves et la cité du Christ (Vision de saint Paul § 19-30), mais aussi une sorte de Purgatoire (§ 31) et surtout un Enfer de feu et de froid, à l’ouest, au-delà de l’Océan cosmique par rapport au Paradis (Vision de Saint Paul 31b-43d) :
Et profectus sum cum angelo, et tulit me per occasum solis, et uidi principium celi fundatum super flu aque magno, et interrogaui : Quis est hic fluuius aque ? Et dixit mihi : Hic est oceanus qui circuit omnem terram. Et cum fluissem ad exteriora oceani, aspexi, et non erat lumen in illo loco, sed tenebre et tristicia <et> mesticia : et suspiraui. Et uidi illic fluuium ignis feruentem… Et uidi ad septentrionem locum uariarum et diuersarum penarum repletum uiris et mulieribus, et flumen igneum decurrebat in eum. Conspexi autem et uidi foueas in profundo ualde, et in eas animas plurimas in unum, et erat profunditas loci illius quasi tria milia cubitorum, et uidi eas gementes et flentes et dicentes : Miserere nobis, domine ; et nemo misertus est eis.
Et je suis parti avec l’ange ; et il m’a amené par le chemin du soleil couchant et j’ai vu que le fondement du ciel reposait sur un grand fleuve d’eau et j’ai demandé : « Quel est ce cours d’eau ? » Et il m’a dit : « C’est l’Océan qui encercle toute la terre ». Et après m’être échappé au-delà de l’Océan, j’ai regardé et il n’y avait pas de lumière dans ce lieu-là, mais seulement des ténèbres et de la tristesse et de l’affliction : et je m’affligeai. Et j’y ai vu un fleuve de feu bouillonnant… Et au nord j’ai vu le lieu des différentes punitions, plein d’hommes et de femmes, et un fleuve de feu s’y déversait. J’ai regardé avec attention et j’ai vu des fosses très profondes où de nombreuses âmes étaient rassemblées ; la profondeur de ce lieu-là était de presque 3000 coudées et j’ai vu <ces âmes-là> gémissant et pleurant, en disant : Seigneur, aie pitié de nous ! mais personne ne les prenait en pitié…
47À la place du fleuve anonyme de l’Enfer, de la version latine longue, on retrouve, dans une version latine courte (représentée par un texte du manuscrit de Vienne, Nationalbibliothek ms. 362, fo 7v-8v, du xive siècle), le Cocite — fleuve du feu — mais aussi le Styx, le Phlégéton et l’Achéron (à distinguer du lac Achérousien, hérité de la tradition platonicienne du Phédon 112e-114a, et qui devient un prototype du Purgatoire oriental, entourant la cité du Christ)55. Ce passage semble redevable à l’Énéide de Virgile : il est donc impossible actuellement de préciser si ces fleuves ont pu se retrouver aussi dans une version plus ancienne de l’Apocalypse de Paul (qui aurait dans ce cas inclus une esquisse de géographie infernale), ou s’ils ne sont que l’effet de l’enseignement de Virgile, par les grammairiens antiques et médiévaux. Dans tous les cas, avec l’Apocalypse de Paul, l’enfer septentrional est un espace réel, mais cosmique en dehors du monde habité, car au-delà de l’Océan.
48Un Achéron infernal, clairement nord-oriental, apparaît seulement dans la Cosmographie d’Aethicus Ister. Ce mystérieux texte, que l’auteur attribue à saint Jérôme mais qui ne peut être antérieur au viiie siècle, s’appuie, entre autres, sur l’Apocalypse de Paul, mais aussi sur l’Apocalypse du Pseudo-Méthode56. Cette dernière, rédigée en syriaque au viie siècle, après la conquête arabe du Proche-Orient, rapidement traduite en grec et ensuite en latin, apporte un élément essentiel pour la fixation de l’Enfer terrestre au nord-est du monde : la légende d’Alexandre le Grand qui a enfermé les peuples maudits de Gog et Magog, au-delà de ses Portes de fer57.
49Ainsi, la Cosmographie d’Aethicus Ister comprend la première description détaillée d’un Enfer désormais entièrement terrestre, en bordure de l’œkoumène, vers le Levant d’été (§ 59) :
Et Acheron fluvius ultra ipsos montes Umerosus adserit fumantem et nebulosum et tam inmenso fetore redentem ita, ut mane et declinante die ad uesperam in ipsis montibus nullus hominum accessus audeat atpropinquare, nisi tantum meridie quando raro radii solis percipiuntur. Tunc enim, inquit, strepitum undarum feruentium quasi in olla uel cacabo[m] cernentes contemplantur. Nam qui oderatum illius fumi postquam radius solis recesserit naribus uel ore senserit uel parum aliquid hauserit, deinceps a nullis medicis curare poterit, sed magis ac magis crudeli morbo turgiscit… Atroque devulsa aquilonis fora, plaga horrenda, Umerosi Chormarces capessunt Olchis Murrenos clemaxo umbri, contenta Acheronis catasta.
Et il affirme qu’au-delà des monts Umerosus, le fleuve Achéron exhale la fumée et les nuages, et qu’il rend une puanteur aussi immense qu’aucun homme n’ose accéder à ces montagnes le matin ou le soir, mais seulement à midi, rarement, quand les rayons de soleil y sont visibles. C’est alors — dit-il — qu’en regardant attentivement, ils observent le vacarme des ondes comme si elles bouillonnaient dans une marmite ou dans un chaudron. Mais si après le coucher du soleil, quelqu’un a senti par les narines ou par la bouche l’odeur de cette fumée ou s’il en a un peu absorbé, désormais il ne pourra être guéri par aucun médecin, mais il se gonflera de plus en plus de maladie cruelle… Dans le noir, l’horrible région, la place de l’Aquilon est déchirée. Les <monts> Umerosi et les Chormaces ont pris les Olches et les Murreni au sommet de l’obscurité, dans la clôture du gril de l’Achéron.
50Malgré son langage imprécis et son sens abscons, la Cosmographie a connu un succès certain au Moyen Âge. Elle semble la source ultime de la présence de l’Achérôn infernal du Nord-Est sur plusieurs cartes, dont les mappemondes de Salway, d’Ebstorf et d’Hereford (qui la cite textuellement) et de la carte décrite dans l’Expositio mappae mundi de Yorkshire58. Cet Achérôn apparaît également sur la carte 1 de Tournai (dite de saint Jérôme, BM Add. 10049 fol. 64r, xiie siècle, fig. 4) et sur une mappemonde apparentée, qui a existé dans le monastère irlandais de Bobbio dès le ixe siècle, et qui nous est connue aujourd’hui seulement par une description (qu’on appelle « Cosmographia », dans le manuscrit de Naples, Biblioteca Nazionale IV.D.21, fol. 12v-20r)59. Or, bien que l’archétype de ces cartes puisse remonter au ve siècle de notre ère, la présence de l’Achérôn et donc d’une zone infernale au nord-est ne peut guère précéder le viiie siècle et la mise en carte, sous l’influence d’Aethicus Ister, du pays de Gog et Magog.
51Quels sont les appuis géographiques de cet Enfer terrestre ? Comme le montre la Cosmographie d’Aethicus (§67b) et les différentes cartes médiévales qui en furent inspirées, le souvenir des Arimaspeia est bien présent tout au long de l’Antiquité et du Moyen Âge : les Griffons restent les gardiens des richesses extraordinaires du Septentrion. Le fleuve Ploutôn est remplacé par l’Achérôn. Il tire sa source des montes Umerosus ou Umerosi d’Aethicus Ister (§59a, cité supra), les Umbrosi d’Hereford, des monts sans nom sur la carte 1 de Tournai, et se déverse dans l’Océan au nord de la Caspienne. Son cours pourrait correspondre à celui de la Volga : il y a, d’ailleurs, une certaine assonance entre l’Achérôn et les noms antiques de la Volga, Rhâ/Oaros. Mais cette hypothèse n’est confirmée par aucun texte. De plus, l’identification des montes Umerosi/ Umbrosi n’est pas plus aisée. Chez Aethicus Ister, l’oronyme est mis en lien avec le nom du lac « <H>umar », un lac d’asphalte à l’extrémité méridionale de la Scythie (§ 67). Les deux noms sont donc d’origine sémite (hébreu ḥēmār, arabe ḥumar-, « bitume, asphalte ») et évoquent le caractère inflammable du bitume, aussi bien dans le lac que dans les volcans des monts Umerosi/Umbrosi, à l’embouchure de l’Enfer (§ 59). On peut être tentés d’identifier ces monts avec l’Oural. Mais, leur volcanisme actif les rapprochent davantage du Caucase oriental ou, au contraire, des chaînes sibériennes beaucoup plus orientales, jusqu’à la presqu’île volcanique du Kamtchatka.
Fig. 4. La première carte dite de saint Jérôme ou de Tournai (copie du xiie siècle, d’après une mappemonde antique du ve siècle ; orientée à l’est) ; la carte clôt un manuscrit conservé actuellement à la British Library (BM Add. 10049, fol. 64 r), reproduite d’après K. Miller, Die ältesten Weltkarten II. Atlas von 16 Lichtdruck-Tafeln, Stuttgart, 1895, Tafel 11.

Fig. 5. La Table de Peutinger (xiie siècle d’après un original antique du ive siècle, orientée au nord), d’après le fac-similé de K. Miller, Weltkarte des Castorius : gennant die Peutingersche Tafel, Ravensburg, 1887 (https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Tabula_Peutingeriana_-_Miller.jpg et http://www.doria.fi/handle/10024/90222) ; détail : la région à l’est de la Caspienne avec le mont Catacas. L’original, conservé à la Bibliothèque nationale autrichienne de Vienne (Codex Vindobonensis 324), est disponible sur http://peutinger.atlantides.org/ethttp://data.onb.ac.at/rec/AC13945113.

52En absence d’une identification crédible, on peut essayer de reconstituer la tradition et donc de retrouver les précédents géographiques de cet Achérôn et de sa montagne. Au ive siècle, dans la même région du Nord-Est, la Table de Peutinger représentait un Fl. Nigrinum, dont le nom s’expliquerait par l’ancienne tradition de la nuit polaire (connue grâce à Aristéas et à Hérodote 4.13sq.). Ce fleuve qui se déverse dans la mer Hyrcanienne (et qui donc pourrait correspondre au Syr-Daria/Iaxartes se jetant dans la mer d’Aral) juxtapose un mons Catacas, représenté par une vignette rouge (fig. 5). Cette forme latine du mont Askata (n) kas de Claude Ptolémée (Géographie 6.13.1, 3 ; 6.14.13, cf. Ascanimia mons d’Ammien Marcellin 23.6.60) nous semble proche des Acheronis catasta (l’estrade de l’Achérôn) d’Aethicus Ister (§ 59, cité supra). Or, si avec Ptolémée on devait être dans le Kashgar (au Turkestan chinois), avec la Table de Peutinger et, à plus forte raison avec Aethicus Ister, nous sommes plus au nord, quelque part en Sibérie. Cette fluidité de l’Extrême-Orient s’explique par l’absence d’informations directes du terrain ainsi que par les recompositions successives savantes aussi bien des cours d’eau (comme le Tanaïs et le Hypanis, qu’on a pu imaginer comme des fleuves coulant d’Inde à la mer d’Azov, voir infra) que des chaînes de montagnes (le Caucase-Pamir-Hindu Kush-Himalaya)60. C’est ainsi que les extrémités du monde, marquées par les Autels d’Alexandre, furent déplacées de l’Est au Nord : on fait ainsi place, sur la carte d’Alexandre mais au-delà des limites de sa civilisation, au pays infernal de Gog et à Magog (Aethicus Ister, § 32.7sq., 39).
Aux frontières de l’Au-Delà
53Si l’Enfer est sur Terre, y a-t-il un moyen pour y passer — ou une fermeture, pour le tenir loin ?
54La clé de la Terre. Sur la même carte 1 dite de saint Jérôme (fig. 4) ainsi que sur la mappemonde d’Hereford (§ 203), il y a un fleuve Cliteron. Or, nous n’avons pas de texte qui fasse mention de ce fleuve. Il est sans doute inspiré d’une mauvaise lecture de la mention du lieu dit « γῆς κλεῖθρον », « clé du monde », chez Pline l’Ancien et par la suite chez son abréviateur paradoxographie Solin. Les deux l’associent aux sources de l’Aquilon (vent du Nord ou du Nord-Est, s’il est l’équivalent du Borée) ainsi qu’aux Arimaspes combattant les Griffons gardiens de l’or :
Pline l’Ancien 7.10
sed iuxta eos, qui sunt ad septentrionem uersi, haut procul ab ipso aquilonis exortu specuque eius dicto, quem locum Ges clith<r>on appellant, produntur Arimaspi, quos diximus, uno oculo in fronte media insignes. quibus adsidue bellum esse circa metalla cum grypis, ferarum uolucri genere, quale uulgo traditur, eruente ex cuniculis aurum, mira cupiditate et feris custodientibus et Arimaspis rapientibus, multi, sed maxime inlustres Herodotus et Aristeas Proconnesius scribunt.
Or, près de ceux qui sont tournés vers le nord, non loin même de ce qu’on appelle la sortie de la grotte du vent du Nord — lieu qu’on appelle γῆς κλεῖθρον — il y a les Arimaspes, déjà mentionnés, remarquables par leur œil unique au milieu du front. Ils portent une guerre continuelle autour des mines avec les griffons, une espèce de bêtes ailées, comme on les présente d’ordinaire, qui extrait l’or des galeries souterraines et le garde avec sauvagerie et avec une avidité étonnante, alors même que les Arimaspes essaient de le leur enlever. C’est ce qu’écrivent beaucoup d’auteurs et, surtout, les illustres Hérodote et Aristéas de Proconnèse.
Solin 15.20-21
Arimaspi circa Gesclithron positi uniocula gens est. Vltra hos et Riphaeum iugum regio est assiduis obsessa niuibus ; Pterophoron dicunt, quippe casus continuantium pruinarum quiddam ibi exprimit simile pinnarum. Damnata pars mundi et a rerum natura in nubem aeternae caliginis mersa ipsisque prorsus aquilonis conceptaculis rigentissima. Sola terrarum non nouit uices temporum nec de caelo aliud accipit quam hiemem sempiternam.
Les Arimaspes, situés près de Gesclithron, sont un peuple de borgnes. Au-delà d’eux et de la chaîne des Rhiphées, il y a une région couverte par des neiges éternelles ; on l’appelle « Pterophoros » parce que la neige qui tombe en continu et a, là-bas, une forme similaire à des flocons. C’est une partie maudite du monde, immergée, par nature, dans un nuage de brouillard permanent, et très endurcie dans les réservoirs mêmes du vent du Nord. C’est la seule terre qui ne connaît pas le changement des saisons et qui ne reçoit du ciel rien d’autre qu’un hiver perpétuel.
55La « clé du monde » est donc un pivot cosmique, frontière entre le monde habité par des humains soumis au terrible Borée/ Aquilon, vent du Nord et du Nord-Est, et ce qu’il y a au-delà des monts Riphées, les Hyperboréens61. Au bord de l’Océan, tel le fleuve Cliteron, elle peut correspondre aux « Portes de la mer » (pilas maris gyrantis), près des « Pis du vent du Nord » (ubera Aquilonis) qui empêchaient l’Océan de se déverser à l’intérieur des terres (suivant Aethicus Ister, Cosmographie § 23, 40, 60, cf. Pseudo-Callisthène, Roman d’Alexandre β 3.29 Bergson p. 206 et γ 30a Parthe p. 430 ; Apocalypse du Pseudo-Méthode 8.7). De plus, au Lever d’été, cette clé pourrait rappeler les portes du jour et de la nuit, par lesquelles le Soleil serait passé tous les matins en revenant de l’autre monde. Cela équivaut à l’articulation entre notre monde et celui d’en-dessous (donc entre l’hémisphère supérieur, des vivants, et l’hémisphère inférieur, des morts) telle qu’on la voit depuis l’époque grecque (cf. Pseudo-Platon, Axiochos 371b). Mais l’identification explicite d’une fermeture de l’Au-Delà n’est attestée qu’au ive siècle de notre ère, dans un hymne à Hécaté-Sélénè-Isis, lune gardienne de l’entrée du Tartare : « ἐν ᾗ | τὸ κλεῖθρον ἠνέῳγε Ταρτάρου » (Papyri magici fr. 9.20 Heitsch = 4.2261 PreisendanzHenrichs = Hymne 11.20 Bortolani)62.
56Certes, il est difficile de suggérer une identification du fleuve Cliteron avec un fleuve réel. Sur la carte 1 de Tournai, il occupe une position intermédiaire, entre le Phase et le Tanaïs (qu’on a tendance à identifier avec le Rioni et le Don) : bien que le cartographe ait complètement omis la mer d’Azov et a fait couler le Cliteron directement dans l’Océan, son parcours nous fait donc penser au Kuban (ancien Hypanis), dans l’extrême Nord-Est du monde gréco-romain, à l’embouchure duquel les Achéménides, avant Alexandre, ont placé une inscription marquant vraisemblablement un bout de leur monde63. Quant aux Autels d’Alexandre — constructions imaginaires, supposées marquer la fin du monde hellénique donc civilisé — , ils sont attestés près de l’embouchure du Tanaïs (Don) dans la Palus Mæotis (mer d’Azov), à l’époque romaine (Claude Ptolémée, Géographie 3.5.12) et surtout à partir de l’Antiquité tardive, d’Orose (1.2) aux cartographes médiévaux64. Pour l’historien toutefois, cette position septentrionale est surprenante, car Alexandre le Grand n’a pu ériger des autels marquant son arrivée à un bout du monde, ailleurs que dans l’Extrême-Orient. De fait, Diodore de Sicile (17.93- 95) évoque l’autel érigé pour les douze dieux de l’Olympe sur le Hyphasis-Vipása, avant de rebrousser chemin vers l’ouest, alors que Pline l’Ancien (6.49, 110 ; cf. Solin 52.6-7) le situe sur l’Iaxartes-Tanaïs. On a donc affaire à une multiplication des Autels d’Alexandre, qui semble s’appuyer sur l’homonymie, voire sur l’identification de l’affluent de l’Indus, le Hyp (h) asis/Hypanis (moderne Bias/Beas), avec le Hypanis du nord du Caucase, ou encore du Tanaïs-Iaxartes avec le Tanaïs-Don.
57Les Portes d’Alexandre. Entre les Autels de l’Est et ceux du Nord, les historiens et ensuite les romanciers d’Alexandre ont établi une série de « portes », de « pivots » ou de « clés de la terre » — c’est-à-dire de passages verrouillés qui enfermaient et protégeaient le monde civilisé des invasions barbares, de la même manière que les « portes de la mer » le coupait de l’Océan. Derrière ces portes se trouvent les peuples barbares, voire monstrueux, inaccessibles à Alexandre lui-même (cf. Pline l’Ancien 7.11 ; Denys le Périégète 1034-1041) et identifiés par la tradition judéo-chrétienne comme Gog et Magog (voir infra). Or, si dans la Cosmographie d’Aethicus, les Portes d’Alexandre restent localisées vaguement près du vent du Nord (§ 39-40), les historiens antiques attestent trois identifications possibles pour ce que l’on appelle, à tort ou à raison selon les occurrences, les « Portes Caspiennes ». Ainsi, suivant l’itinéraire reconstitué d’Alexandre le Grand, les Portes Caspiennes prennent leur nom du mont Caspius (c’est-à-dire du Caucase) et se situent dans la région de Ray, près de Téhéran (cf. Isidore de Charax, Étapes parthes § 7 Müller ; Pline l’Ancien 6.43 ; Arrien, Anabase 3.19.265). Toutefois, au ier siècle., lors de l’expédition de Corbulon, envoyé par Néron dans le Caucase, les Romains ont voulu marcher dans les pas d’Alexandre le Grand sans toutefois pouvoir atteindre des régions aussi nord-orientales que le Macédonien. Suivant Pline l’Ancien (6.30, 40-45, 76), on a alors désigné les « Portes Caucasiennes », correspondant au passage de Dary’a, près de Tibilissi, comme « Portes Caspiennes ». Cet usage, conservé jusque dans les documents triomphaux, est généralisé dans l’historiographie romaine66. La mémoire d’Alexandre est récupérée encore une fois par l’empereur byzantin Héraclius, contemporain de Chosroès I Anushiravan (531-579), qui avait construit les fortifications de Derbent, près de la Caspienne : leur nouvelle identification avec les « Portes Caspiennes » apparaît pour la première fois clairement dans la Chronique de Frédégaire (IV.66 p. 153 Krusch ; cf. Théophane le Confesseur 316, 1 de Boor ; Godefroi de Viterbe, Panthéon 22.28.). Une preuve indirecte de cette évolution est que Ptolémée, dans sa Géographie, avait bien marqué la différence entre les Kaspiai Pylai (Géographie 1.12.5, 6.2.7) de l’itinéraire d’Alexandre, les Sarmatikai Pylai (5.9.15) de Dary’a et les Albaniai pylai (5.12.6) à Derbent. Après la fin de l’Antiquité, lorsque les enjeux politiques de l’identification des Portes Caspiennes et donc de la récupération de la mémoire d’Alexandre eurent disparu, ces localisations sont apparues comme des hésitations, enregistrées telles quelles sur les cartes. Le but était désormais seulement cartographique et eschatologique : dessiner le pays de Gog et Magog, entre l’Extrême-Nord et l’Extrême-Est de l’orbe terrestre.
Gog et Magog
58Une présentation, aussi succincte fût-elle, de l’imaginaire infernal de la Sibérie ne peut se passer de la géographie de Gog et Magog : si l’on peut toujours douter de l’association des Abioi ou des Arimaspes avec l’espace altaïque et sibérien, il est en revanche certain que Gog et Magog, de même que certains peuples historiques qui ont été identifiés avec eux, ont bien été localisés au-delà du Caucase, en Sibérie. De fait, l’histoire de ces peuples monstrueux est un excellent cas d’étude pour le rôle des transferts de savoirs et croyances dans l’établissement d’une carte mentale du monde, avant les explorations du terrain. Cette histoire pourrait s’écrire en deux étapes : primo, l’étape de la spatialisation mythique, quand Gog et Magog ne sont que des noms, ou des mythes, situés sur les confins septentrionaux d’un monde centré sur Jérusalem ; secundo, l’étape de l’interprétation et de l’interaction historique, quand on les fait entrer dans la réalité du monde. Les deux temps se superposent, à l’époque romaine impériale, quand certains préfèrent s’en tenir à une interprétation descriptive du message biblique, alors que d’autres essayent de donner à ce dernier un sens dans l’histoire vécue.
59Gog et Magog — des Barbares sur les confins septentrionaux du monde. Les origines de Gog et Magog remontent au livre biblique de la Genèse (10.2) et à sa « Table des nations ». Cette première carte mentale du monde suit la généalogie des fils de Noé, survivants du Déluge. Parmi les descendants du troisième fils de Noé, Japhet, on trouve Gomer (que l’on identifie généralement avec un ancêtre mythique des Cimmériens ou des Cappadociens67) et Magog (dont le peuple devrait se situer près de celui de Gomer, donc au sud du Caucase). Cette dernière identification s’appuie traditionnellement sur des parallèles grecs et arméniens, suggestifs des sources éventuelles de la « Table des nations » : ainsi, Strabon (11.14.5) situe un pays « Gôgarênè » au nord de la Médie, entre les Ibères, les Chalybes et les Mossynèques (« Γωγαρηνήν, πέραν οὖσαν τοῦ Κύρου, Χαλύβων δὲ καὶ Μοσυνοίκων ») ; son information est reprise dans l’épitomè d’Étienne de Byzance, où la Gôgarênè est un petit pays entre les Colques et les Ibères (Γωγαρηνή, χωρίον μεταξὺ Κόλχων καὶ ᾿Ιβήρων τῶν ἀνατολικῶν). Or, le nom caucasien est reconnaissable dans Gugark’, province septentrionale de la Grande Arménie (Ananyas de Širak, Ašxarhac̕oyc̕ V.22 Hewsen). Par ailleurs, un oronyme et un toponyme Gogh sont attestés dans le Caucase, au pays des Tayk, près du fleuve Cyros, depuis l’Histoire arménienne de Moïse de Chorène (2.6, 8, 3.60) jusqu’aux voyageurs des xviiie-xixe siècles68. On peut donc supposer qu’un nom réel de la région du Caucase a pu être connu, via des intermédiaires grecs et sémitiques, d’un auteur de la Genèse ; si ce toponyme n’est pas la source réelle de Magog — qui pourrait tout aussi bien être dérivé d’un nom commun, désignant par exemple le noir du Septentrion et du danger eschatologique —, il a toutefois pu influencer son histoire biblique et exégétique.
60La localisation septentrionale de Magog est confirmée dans le livre d’Ézéchiel (38-39), qui mentionne Gog, prince dans le pays de Magog, près de Gomer69. Avec cette identification, Ézéchiel s’inscrit dans la série des prophètes bibliques qui annoncent l’arrivée d’un grand ennemi d’Israël à partir des confins nordiques (Jérémie 1 : 14-16 ; 4-6 ; cf. Isaïe 13 ; Joël 2 : 20). C’est sur sa prophétie que s’appuie la tradition postérieure, et, avant tout, l’Apocalypse de Jean (20.7-8), dans laquelle « les nations qui sont aux quatre coins du monde » apparaissent toutes désignées par le nom de « Gog et Magog » (ἔθνη τὰ ἐν ταῖς τέσσαρσιν γωνίαις τῆς γῆς, τὸν Γὼγ καὶ Μαγώγ), comme si les autres peuples liminaires, mentionnés dans la prophétie d’Ézéchiel, s’étaient effacés en faveur de ces noms mystérieux. En effet, même à l’époque où les interprétations historiques de ces noms devenaient dominantes, certains exégètes de l’Ancien Testament ont préféré s’en tenir au sens d’ennemi barbare, du Nord voire de tous les coins du monde : pour ne donner que des exemples du domaine latin, à la fin du ive et au début du ve siècle, c’est le cas de saint Augustin qui conteste l’identification restrictive avec les Gètes et les Massagètes (Sur la Cité de Dieu 20.11) ou encore celle de saint Jérôme qui doute de leur identification avec les Goths (Questions hébraïques sur la Genèse 10.2).
61Un moment essentiel dans l’histoire de Gog et Magog est leur inscription dans la liste des peuples enfermés par Alexandre le Grand au-delà des Portes Caspiennes, dans le grand Nord/Nord-Est. La plus ancienne référence conservée aujourd’hui est due au Pseudo-Callisthène (Roman d’Alexandre 3.26), au iie-iiie siècle de notre ère70. Sa liste de peuples barbares fut reprise dans la tradition syriaque — entre autres dans l’Apocalypse du Pseudo-Méthode (8.10)71. Or, la traduction latine du Pseudo-Méthode a servi de source à la Cosmographie d’Aethicus Ister, grâce auquel Gog et Magog furent constamment situés aux « Pis du vent du Nord/Nord-Est » sur une grande partie des cartes médiévales, avec ou sans une identification historique. C’est ce qui explique la présence de Gog et Magog dans le quart nord-oriental du monde sur la carte 1 de Tournai (fig. 4), sur la Cottoniana (fig. 6) et sur les mappemondes d’Ebstorf (fig. 7) et de Hereford (fig. 8), sur l’Atlas catalan (fig. 9) et même au xve siècle, sur la mappemonde Borgia du Vatican (fig. 10).
Fig. 6. La mappemonde « anglosaxonne », dite aussi Cottoniana, British Library, Tib. B. V. (xie siècle, orientée à l’est), reproduite d’après P. McGurk, D. N. Dumville, M. R. Godden, A. Knock (éd.), An Eleventh-Century Anglo-Saxon Illustrated Miscellany : British Library Cotton Tiberius B. V, Pt 1. Early English Manuscripts in Facsimile 21, Copenhagen, 1997 ; également disponible sur https://i.pinimg.com/ originals/0e/c9/7a/0ec97ad9ee6efaebd8 c4712fbad76139.jpg.

Fig. 7. Fac-similé de la mappemonde d’Ebstorf (ca. 1300, orientée à l’est), détruite pendant la Seconde Guerre mondiale, ici reproduite d’après la reconstitution de H. Kugler (éd.), Die Ebstorfer Weltkarte I Atlas, Berlin, 2007, disponible sur http://www.landschaftsmuseum.de/Seiten/Museen/Ebstorf1.htm.

Fig. 8. La mappemonde d’Hereford (ca. 1300, orientée à l’est) (https://upload.wikimedia. org/wikipedia/commons/4/48/ Hereford-Karte.jpg) ; une édition digitale complète est disponible sur The DM Hereford Map (Hereford Cathedral, 2018) : http://hereford.digitalmappa.org/workspace/#965fe731.

62Parallèlement à cette géographie mythique chrétienne, une seconde tradition d’origine biblique identifie les dix tribus perdues d’Israël aux peuples septentrionaux de l’au-delà de la muraille d’Alexandre et, finalement, à Gog et Magog. La légende, racontée dans le Deuxième Livre des Rois, 17 : 23-41, a une base historique, dans la déportation des Samaritains par Sargon II d’Assyrie. Mais l’identification progressive des dix tribus avec Gog et Magog n’est qu’un effet de l’antisémitisme médiéval : au xe siècle, la Chronique de Tabari situe les dix tribus derrrière les Portes d’Alexandre72 ; au xiiie siècle, le dominicain Hugues Ripelin de Strasbourg fige cette confusion entre les deux menaces du Nord, dans son manuel scholastique :
Compendium Theologicae Veritatis 7.10
Gog et Magog, decem tribus ultra montes Caspios clausae, tamen ita quod bene possent exire si permitterentur, sed non permittuntur a regina Amazonum, sub cuius regno et ditione vivunt. Has dicunt Judei ab fine saeculi exituras et venturas in Hierusalem et cum suo Messya ecclesiam exstructuras. Alii dicunt, quod per Gog et Magog intellegitur exercitus Antichristi, qui in fine saeculi veniet ecclesiam expugnare.
Gog et Magog, les dix tribus enfermées au-delà des montagnes Caspiennes, pourraient bien sortir si on le leur permettait, mais ils n’ont pas la permission de la reine des Amazones, sous l’ordre royal de laquelle ils vivent. Les Juifs disent que ces tribus vont sortir et venir à Jérusalem à la fin des siècles et vont élever le Temple avec leur Messie. D’autres disent que par Gog et Magog on comprend l’armée de l’Antéchrist, qui viendra conquérir l’église à la fin du siècle.
63Au-delà de leurs histoires et buts différents, les deux traditions eschatologiques, juive et chrétienne, s’accordent sur l’image du Nord-Est : un pays d’au-delà la fin du monde et des temps, d’où surgissent tous les monstres de l’histoire tardo-antique et médiévale.
64Gog et Magog et les peuples historiques du Nord de l’Asie. Si le pays de Magog est au nord, près de Gomer, il ne peut appartenir qu’aux nomades iraniens des steppes : au Ier siècle de notre ère, alors que le prestige des Portes d’Alexandre le Grand dans le Nord était suffisamment grand à Rome pour que les Portes Caspiennes soient déplacées dans le Caucase (cf. supra), l’historien juif de langue grecque Flavius Josèphe est le premier auteur — dont nous avons conservé l’œuvre — à proposer l’identification scythe de Magog, et à mentionner le danger des déferlements de la tribu scythe des Alains au-delà des Portes73. Après les identifications présumées avec les ennemis d’Israël, la voie est désormais ouverte aux identifications explicites avec les peuples migrateurs qui ont fini par détruire l’empire de Rome : d’ailleurs, à partir du milieu du iiie siècle, la menace apocalyptique de Gog se matérialise dans les invasions des Goths74. L’assonance des noms (Ma) Gog-Goth a assuré le succès de cette équivalence, au moins jusqu’au xiie siècle, quand Godefroi de Viterbe (Panthéon 27.1) juxtaposait encore les origines germaniques-teutones des Goths et leur parenté biblique avec Magog, fils de Japhet.
Fig. 9. L’Atlas catalan (ca. 1375), conservé à la BNF espagnole 30 (d’après https://commons.wikimedia. org/wiki/File:1375_Atlas_Catalan_Abraham_Cresques.jpg et http://archivesetmanuscrits.bnf.fr/ark:/12148/cc34905r)

Fig. 10. La mappemonde Borgia du Vatican (xve siècle, orientée au sud) [d’après A.E. Nordenskiöld, A Fifteenth Century Map of the World engraved on metal, which is preserved in Cardinal Stephan Borgia’s Museum at Velletri, Stockholm, 1891 ; reproduction en couleurs https://upload. wikimedia.org/wikipedia/ commons/e/eb/Mapa_de_Borgia_ XV.jpg].

65Par la suite, plusieurs autres vagues effrénées de Barbares du Nord-Est allaient rappeler à l’Orient et à l’Occident chrétiens la menace biblique : à la fin du ive siècle, saint Jérôme (Épîtres 77.8) identifie Gog et Magog avec les Huns. Connue au viie siècle d’Isidore de Séville (Étymologies 9.2.66, 67), de la Légende syriaque d’Alexandre et du Pseudo-Éphrem le Syrien (Sermon sur la fin du monde75), cette tradition reste vivante jusqu’au xiiie siècle, chez Gervais de Tilbury (Divertissements pour un empereur 2.16). La place des Huns fut toutefois concurrencée par les Khazars, qui ont envahi le Caucase entre le viie et le viiie siècle et ont été identifiés comme fils de Magog dans des sources syriaques et géorgiennes76. L’identification avec les Huns connaît toutefois un dernier revirement, à cause des Hongrois, qu’on présente comme les Gog et Magog des ixe-xe siècles (dans la Lettre sur l’origine des Hongrois de Remi d’Auxerre, PL 131, 963-968) au xve siècle (la Chronique des Hongrois de Johannes de Thurocz).
66Pour l’Apocalypse du Pseudo-Méthode et d’autres textes apocalyptiques rédigés au moment de l’expansion de l’islam, Gog et Magog sont avant tout à identifier avec les Arabes77. Pourtant, tout au long du Moyen Âge, les Turcs ont le plus focalisé la peur occidentale de Gog et Magog : la Cosmographie d’Aethicus Ister (§ 32, 39, utilisée comme source des mappemondes d’Ebstorf et Hereford) et certaines versions de la Lettre du prêtre Jean à l’empereur byzantin Manuel Comnène (lue et mise en carte à partir du xiie siècle dans l’Occident latin78) sont les sources majeures de cette image apocalyptique des Turcs. Ceux-ci ne sont sérieusement concurrencés que par les Tartares. Or, ces cruels envahisseurs de l’Europe nord-orientale ne sont pas seulement les descendants de Gog et Magog (qu’on retrouvait dans le nom des Mongols > Magogoles), comme les présentaient, entre autres, Marco Polo et le chroniqueur de Louis IX, Jean de Joinville. Ils sont aussi les descendants des dix tribus perdues d’Israël (par exemple chez Matthieu de Paris, Chronica Maiora IV 77f. et Riccoldo da Monte di Croce, Pérégrination en Terre Sainte 10.35-48). Bien évidemment, cette généalogie n’a rien d’historique : elle est la conséquence de l’identification antisémite des dix tribus avec Gog et Magog et, plus généralement, de l’idée que le pire vient nécessairement de la Tartarie — pays qui porte dans son nom même son essence infernale.
En guise de conclusion : réalités et mirages du Paradis et de l’Enfer sibériens
67Des bons sauvages d’Homère aux peuples du Tartare, le Nord-Est de l’œkoumène apparaît constamment dans la tradition antique et médiévale comme un autre monde — pour le meilleur et pour le pire. La faible réception de la Géographie de Ptolémée n’a pas su freiner les représentations extrêmes de cette partie de l’Asie. Que nous enseignent ces images fantastiques de la Sibérie sur les Occidentaux (méditerranéens ou européens) qui en ont parlé, sans la connaître directement ?
68Tout d’abord, on retient qu’en dépit du caractère excessif de ces projections, il y a eu, à certains endroits et surtout à certaines époques, des contacts indirects entre les habitants des bords de la Méditerranée et de la mer Noire et les nomades de cette région recluse. La steppe septentrionale eurasiatique a toujours été un couloir de circulation des peuples et des savoirs79. Selon les opinions les plus répandues parmi les archéologues actuels, aux ive et iiie millénaires avant notre ère, les similitudes de la culture Yamna (au nord de la mer Noire) avec, d’une part, la culture de la céramique cordée (au nord de l’Europe) et, d’autre part, la culture d’Afanasievo (au sud de la Sibérie) pourraient s’expliquer par des déplacements de populations, qui ont peut-être déterminé même la diffusion de certaines langues indo-européennes par la steppe septentrionale80. L’histoire continue au iie millénaire avec les migrations supposées des porteurs des cultures Abashevo (sur la Volga) et Sintashta (dans l’Oural) ainsi que Srubnaya (au nord de la mer Noire et de la Caspienne) et Andronovo (en Sibérie) de l’Europe de l’Est vers l’Altaï81. En sens contraire, le phénomène culturel Seima-Turbino semble se répandre de l’Altaï vers le Nord de l’Europe82. Certes, la tentation est grande de mettre ces déplacements de groupes hypothétiques, reconstitués désormais sur la base de recherches archéométriques et génétiques, en rapport avec les légendes grecques sur les migrations des Cimmériens et des Scythes : le lien ne peut guère être prouvé mais les deux types de données — archéologiques et littéraires — s’accordent au moins sur la relative facilité des mouvements et des contacts sur la ceinture de la steppe eurasiatique, lorsque des facteurs environnementaux et historiques ne s’y sont pas opposés.
69Ce couloir septentrional explique une série de connaissances grecques, romaines et ensuite médiévales assez étonnantes sur le Nord de l’Asie, à certains moments de l’histoire. Les informations nous sont parvenues aujourd’hui, dans la mesure où elles ont convenu à l’image que les puissants de l’Occident voulaient donner de leur monde. Il ne fait guère de doute qu’une conquête, comme celle d’Alexandre et de ses successeurs, a apporté une quantité importante de connaissances sur l’Asie. Elle a aussi incité à la réorganisation des savoirs anciens, utiles à l’expression du pouvoir — comme dans le cas des Abioi homériques, localisés dans le Nord-Est de l’Asie. Mais elle a aussi fait oublier certains savoirs qui ne servaient pas suffisamment la promotion du roi. Le cas de la mer Caspienne, correctement représentée comme une mer fermée et distinguée de la mer Hyrcanienne avant Alexandre le Grand et ensuite à l’époque romaine impériale, donc chez Hérodote et chez Claude Ptolémée, est une excellente illustration de la manière dont des vérités géographiques peuvent être transmises d’Est en Ouest et même aboutir jusqu’à nous, si elles ne sont pas volontairement manipulées dans une perspective politique83.
70Quels sont les renseignements véridiques parvenus de la Sibérie aux bords de la Méditerranée, avant les expéditions des xviie-xviiie siècles84 ? Au-delà des traits faciles à deviner, car communs à tous les nomades de la steppe, on peut citer le froid glacial et certaines pratiques ethniques. Leur transmission nous aide à mettre en avant quelques traits généraux de l’histoire des savoirs géographiques et ethnographiques. Ainsi, ces renseignements remontent aux sources les plus anciennes et n’ont pas été améliorés par des apports postérieurs, bien au contraire. Il n’y a donc pas de progrès linéaire dans la découverte occidentale du monde. Des données anciennes justes peuvent être fossilisées et réinterprétées en l’espace de plusieurs siècles : c’est le cas des chutes perpétuelles de neige « en flocons », mentionnées par Hérodote (4.7, 31) et peut-être même par Aristéas de Proconnèse lui-même85. L’information fut figée ultérieurement, chez Pline l’Ancien (4.88-89) et Solin (16-17) dans le toponyme « Pterophoros ». La « région appelée Pterophoros » (« πτερόν » = « plume » + « φερ-/φορ- » = « porter ») « en raison de la chute ininterrompue de la neige, par ressemblance avec les flocons// … adsiduo niuis casu pinnarum similitudine Pterophoros appellata regio… » pourrait être la première représentation de la Sibérie au sens large du quart nord-oriental du monde.
71Toujours chez Hérodote, les Argippéens chauves vivant près de l’arbre dit « pontique » nous font penser aux nomades turco-mongols dans leurs yourtes, au nord de l’Asie centrale (4.23) :
Μέχρι μὲν δὴ τῆς τούτων τῶν Σκυθέων χώρης ἐστὶ ἡ καταλεχθεῖσα πᾶσα πεδιάς τε γῆ καὶ βαθύγαιος, τὸ δ’ ἀπὸ τούτου λιθώδης τ’ ἐστὶ καὶ τρηχέα. Διεξελθόντι δὲ καὶ τῆς τρηχέης χῶρον πολλὸν οἰκέουσι ὑπωρείην ὀρέων ὑψηλῶν ἄνθρωποι λεγόμενοι εἶναι πάντες φαλακροὶ ἐκ γενετῆς γινόμενοι, καὶ ἔρσενες καὶ θήλεαι ὁμοίως, καὶ σιμοὶ καὶ γένεια ἔχοντες μεγάλα, φωνὴν δὲ ἰδίην ἱέντες, ἐσθῆτι δὲ χρεώμενοι Σκυθικῇ, ζώοντες δὲ ἀπὸ δενδρέων. Ποντικὸν μὲν οὔνομα τῷ δενδρέῳ ἀπ’ οὗ ζώουσι, μέγαθος δὲ κατὰ συκέην μάλιστά κῃ· καρπὸν δὲ φορέει κυάμῳ ἴσον, πυρῆνα δὲ ἔχει. Τοῦτο ἐπεὰν γένηται πέπον, σακκέουσι ἱματίοισι, ἀπορρέει δὲ ἀπ’ αὐτοῦ παχὺ καὶ μέλαν, οὔνομα δὲ τῷ ἀπορρέοντί ἐστι ἄσχυ· τοῦτο καὶ λείχουσι καὶ γάλακτι συμμίσγοντες πίνουσι, καὶ ἀπὸ τῆς παχύτητος αὐτοῦ τῆς τρυγὸς παλάθας συντιθεῖσι καὶ ταύτας σιτέονται· πρόβατα γάρ σφι οὐ πολλά ἐστι· οὐ γάρ τι σπουδαῖαι αἱ νομαὶ αὐτόθι εἰσί. ῾Υπὸ δενδρέῳ δὲ ἕκαστος κατοίκηται, τὸν μὲν χειμῶνα ἐπεὰν τὸ δένδρεον περικαλύψῃ πίλῳ στεγνῷ λευκῷ, τὸ δὲ θέρος ἄνευ πίλου. Τούτους οὐδεὶς ἀδικέει ἀνθρώπων (ἱροὶ γὰρ λέγονται εἶναι), οὐδέ τι ἀρήιον ὅπλον ἐκτέαται· καὶ τοῦτο μὲν τοῖσι περιοικέουσι οὗτοί εἰσι οἱ τὰς διαφορὰς διαιρέοντες, τοῦτο δέ, ὃς ἂν φεύγων καταφύγῃ ἐς τούτους, ὑπ’ οὐδενὸς ἀδικέεται. Οὔνομα δέ σφί ἐστι ᾿Αργιππαῖοι.
Jusqu’au territoire de ces Scythes (sc. Royaux), toute la terre décrite est une plaine féconde ; après, elle est pierreuse et rocheuse. Après la traversée d’une longue portion de rocailles, habitent au pied des hautes montagnes des hommes dont on dit qu’ils sont tous, hommes et femmes également, chauves de naissance ; et ils ont tous le nez camus et le menton proéminent. Ils parlent une langue à eux, mais utilisent des vêtements scythes. Ils tirent les produits de leur existence des arbres. Pontique est le nom de l’arbre qui les fait vivre : il n’est guère plus grand qu’un figuier ; il donne un fruit de la taille d’une fève, à noyau. Lorsque ce fruit devient mûr, ils le passent à travers des tissus ; il en sort <un jus> dense et noir et le nom de ce liquide est « aschy ». On le lèche ou on le boit en le mélangeant à du lait ; de la drêche de ce vin, ils font des galettes et ils s’en nourrissent. En effet, ils n’ont pas beaucoup de bétail, car là-bas les pâturages ne sont pas bons. Chacun séjourne au pied d’un arbre ; pendant l’hiver, l’arbre est entouré d’une couverture de feutre blanc, alors que pendant l’été il est sans couverture. Personne ne fait une injustice contre ces hommes — car on dit qu’ils sont sacrés — et ils n’ont aucune arme de guerre. Ainsi sont-ils, pour leurs voisins, des arbitres dans les disputes et, quiconque, en fuite, trouve refuge auprès d’eux, est à l’abri de toute injure. On les appelle Argippéens.
72Marqués, dès leur naissance, d’un signe naturel d’appartenance ethnique, ces chauves, hommes sacrés du Septentrion, apparaissent comme des monovores ayant organisé toute leur vie en fonction de ce mystérieux arbre qui pousse sur leurs terres rocailleuses, au-delà des Boudines, au-delà du désert de sept jours, des Thyssagètes86, des Iyrkai chasseurs cavaliers87 et des autres Scythes « ἀποστάντες »/ « qui se sont séparés »88. Cette série d’ethnonymes déroulée par l’historien au nord des Scythes nord-pontiques n’est pas un récit de voyage réel. C’est sans doute une compilation d’Hérodote ou de ses sources, à partir de traditions hétéroclites. Celles-ci contenaient des bribes de connaissances sur des routes de migrations et d’échanges transcaspiennes et transouraliennes, atteignant peut-être l’Altaï89. Toutefois, il convient de rester prudent et de reconnaître qu’il est difficile de croire qu’Hérodote aurait fait ici état d’une véritable « route du bronze », voire même de l’or, de l’Altaï ou de l’Oural jusqu’à la mer Noire90. Dans ces conditions, il est dangereux de proposer des identifications directes entre peuples hérodotéens et cultures archéologiques, sur la base de ce supposé itinéraire : s’il est indéniable que des informations relativement précises sont parvenues à Hérodote, il ne faut oublier ni les déformations inhérentes à la tradition orale, par des intermédiaires inconnus à jamais, ni les manipulations d’Hérodote, qui adapte volontairement l’information reçue à sa propre image du monde et à son histoire91.
73Ainsi, les Argippéens/Argimpéens ou plutôt les « Orgimpéens » (donc « ceux qui placent autour » de l’autel du Feu une jonchée de végétaux, plutôt que « ceux aux chevaux brillants », selon les interprétations récentes de Georges-Jean Pinault et Véronique Schiltz92) ne correspondent peut-être pas tout à fait à un seul peuple, bien réel. Ils ressemblent plutôt à un groupe idéalisé, un avatar historique des Hyperboréens mythiques (4.32-36). Si tel était le cas, il serait donc inutile de chercher à identifier les Argippéens avec une culture archéologique précise93. Nous pensons que la tradition orale, les sources d’Hérodote ou l’historien lui-même ont pu réunir dans une identité unique des caractéristiques plus ou moins réelles, appartenant à plusieurs groupes ethniques et sociaux, vaguement situés au-delà du Caucase et même de l’Oural, au-delà de tous les peuples avec lesquels un quelconque témoin vivant aurait pu entrer en contact. Les traits du visage et la coiffure rasée font penser plutôt à des Mongols et donc à des peuples de l’Altaï, qu’aux Finno-Ougriens de l’Oural94. Aussi, la description des tentes qui seraient installées autour de troncs d’arbres renvoie aux yourtes ou aux tchoums, soit à cause de leur armature (treillis) ou couverture végétale, soit en raison des rituels chamaniques utilisant des arbres95. D’ailleurs, le caractère sacré, s’il n’est pas simplement une reprise du statut mythique des Hyperboréens, pourrait correspondre plutôt à une caste (de chamanes ?) qu’à un groupe ethnique à part.
74Le mystérieux arbre pontique est, dans tous les cas, un véritable arbre de la vie, puisqu’il offre non seulement l’abri mais aussi la nourriture et la boisson de ces hommes, qui ont besoin de si peu pour mener une vie heureuse. D’un point de vue botanique, l’hypothèse la plus attrayante, formulée dès le xixe siècle, est celle de l’identification de cet arbre avec le cerisier ou le merisier à grappes (prunus padus). Son nom a toutes les chances d’être un calque phonétique grec sur un mot iranien comme « panthika », qui signifierait l’arbre du voyageur, du nomade (« ce qui appartient à la route »/ « uialis »). En revanche, le nom du fruit (« aschy »), gardé tel quel dans les Histoires, pourrait être dérivé d’un mot d’origine turcoaltaïque et signifier « nourriture »96. Véronique Schiltz a récemment publié la conclusion d’une brève enquête, lors de laquelle elle a constaté, dans l’Altaï et le Touva, la persistance de l’usage des fruits ou de baies rouges, en jus ou en poudre, mêlées au fromage séché lait de jument (l’ancien hippakè)97.
75Si elles sont véridiques, ces histoires de noms sont une preuve que de la Sibérie à la mer Noire, toute la steppe du nord de l’Azov, du Caucase et de la Caspienne formait un couloir naturel de mobilité des peuples et des savoirs. Mais ces savoirs ne sont pas transmis directement, sans hybridations et réinterprétations. Ils sont adaptés aux connaissances et aux attentes des médiateurs culturels, suivant les aléas de l’histoire politique, économique, environnementale. Comme toujours dans l’histoire des transferts, les situations de conflits ne signifient pas l’absence des échanges : au contraire, c’est du temps des confrontations des Grecs avec les Perses et des Romains avec les Parthes que nous avons les informations les plus fiables sur l’extrême Nord-Est. En revanche, l’extension maximale des empires — d’Alexandre, de Rome ou des Barbares des steppes — tout en favorisant les communications, ne garantit pas une image plus juste du monde. Car dans les sociétés prémodernes, le rapport au savoir n’est pas « scientifique », basé sur une collecte complète et cohérente de données vérifiables ; c’est le sens commun et la subjectivité personnelle qui déterminent ce qui mérite d’être retenu, réinterprété ou rejeté. Autrement dit, l’image de l’Autre et de son pays inaccessible dit au moins autant sur celui qui la forge que sur celui qu’elle est supposée refléter.
76La formation des mythes utopiques et dystopiques occidentaux concernant la Sibérie confirme également ce paradigme des transferts des savoirs. Dans la Grèce archaïque et classique, on savait quelque chose des Barbares et des richesses extraordinaires du Levant d’été. Alexandre le Grand marque un moment de rupture — autant qu’une rupture est possible dans la tradition classique : l’extrême Nord-Est, non conquis, est d’abord intégré au monde connu (avec la mise en carte des Abioi et l’établissement des Autels) et ensuite isolé en dehors de l’espace-temps. Il devient le réceptacle des peurs barbares, verrouillé à jamais sur les bords de l’orbis terrarum dominé par les Romains. Le christianisme transpose les dangers historiques en menaces eschatologiques. On peut se demander comment les esprits les plus éclairés de l’Occident ont pu croire, pendant des millénaires, à l’existence d’autant de monstres. Mais même à l’époque où les satellites ont cartographié chaque centimètre de la Terre et l’ont rendu accessible à tous les connectés au réseau global de l’internet, la lointaine Sibérie, de froid et de feu, de gens et de richesses sans pair, reste, avant tout, un fantasme : on idéalise ses paysages et ses richesses, on s’épouvante à la mémoire des déportations. On connaît aujourd’hui bien la force du savoir. On ne doit jamais oublier le pouvoir des mythes.
Notes de bas de page
1 Voir dernièrement Aleksandr Podosinov, Kuda plaval Odissej ? O geografičeskih predstavlenijah arhaičeskoj èpohi, Moskva, 2015.
2 Nous n’avons pas ici la prétention de l’exhaustivité. Des inventaires plus complets de sources, traduites, existent : par ex. V.V. Latyšev, Izvestija drevnih pisatelej, grečeskih i latinskih, o Skifii i Kavkaze, Sankt-Peterburg, 3 vol, 1890- 1906 ; M.I. Rostovtseff, Iranians and Greeks in South Russia, Oxford, 1922 ; M. Rostowzew, Skythien und der Bosporus 1. Kritische Übersicht der schriftlichen und archäologischen Quellen, Berlin, 1931 ; R. Hennig, Terrae incognitae : eine Zusammenstellung und kritische Bewertung der wichtigsten vorkolumbischen Entdeckungsreisen an Hand der darüber vorliegenden Originalberichte, Leiden, 1944-19562 ; G. Coedès, Textes d’auteurs grecs et latins relatifs à l’Extrême Orient, Hildesheim-New York, 1977 ; P. Aalto, T. Pekkanen, Latin Sources on North-Eastern Eurasia, 2 vols, Wiesbaden, 1975-1980 ; W.P. Lindegger, Griechische und Römische Quellen zum peripheren Tibet I, Zürich, 1979 ; I.V. Kuklina, Ètnogeografija Skifii po antičnym istočnikam, Leningrad, 1985 ; I.V. Pʹânkov, Srednjaja Azija v antičnoj geografičeskoj tradicii. Istočnikovedčeskij analiz, Moskva, 1997 ; M.V. Skržinskaja, Drevnegrečeskij folʹklor i literatura o Severnom Pričernomorʹe, Kiev, 1991 ; P. Kochanek, Die Vorstellung vom Norden und der Eurozentrismus. Eine Auswertung der patristischen und mittelalterlichen Literatur, Mainz, 2004 ; L. Chekin, Northern Eurasia in Medieval Cartography, Turnhout, 2006 ; A. Dan, « La plus merveilleuse des mers » : recherches sur la représentation de la mer Noire et de ses peuples dans les sources antiques d’Homère à Ératosthène, thèse, université de Reims, 2009 ; S. Rausch, Bilder des Nordens. Vorstellungen vom Norden in der griechischen Literatur von Homer bis zum Ende des Hellenismus, Berlin, 2013.
3 Cf. M. Kiessling, « Emodon », RE 5 (1905), col. 2502-2504. Pour les identifications faites jusqu’à aujourd’hui, voir, après H. Humbach, S. Ziegler, Ptolemy, Geography, Book 6. Middle East, Central and North Asia, China I, Wiesbaden, 1998, et M.G. Schmidt, Die Nebenüberlieferung des 6 Buchs der Geographie des Ptolemaios. Griechische, lateinische, syrische, armenische und arabische Texte, Wiesbaden, 1999 : C. Rapin, « On the Way to Roxane : the Route of Alexander the Great in Bactria and Sogdiana (328-327 BC) », in G. Lindström, S. Hansen, A. Wieczorek, M. Tellenbach (éd.), Zwischen Ost und West – Neue Forschungen zum antiken Zentralasien, Darmstadt, 2013, p. 43-82 ; C. Rapin, « Du Caucase au Tanaïs : les sources de Quinte-Curce à propos de la route d’Alexandre le Grand en 330-329 av. J.-C. », dans M. Mahé, J. Trinquier (éd.), Les Historiae Alexandri Magni de Quinte-Curce, Paris, 2014, p. 141-186 ; C. Rapin, « Alexandre le Grand en Asie Centrale. Géographie et stratégie de la conquête des Portes Caspiennes à l’Inde », in C. Antonetti, P. Biagi (éd.), Moving East and Back to West : With Alexander in India and Central Asia, Oxford, 2017, p. 37-121 ; I. Tupikova, M. Schemmel, K. Geus, Travelling along the Silk Road : A new interpretation of Ptolemy’s coordinates, Berlin, 2014.
4 C’est l’interprétation, par ex., de Poseidonios (87 F104 = fr. 277a Eldestein-Kidd = fr. 45 Theiler) ap. Strabon (7.3.1-3), cf. Eustathe, Commentaire à l’Iliade ad loc. vol. 3 p. 425 van der Valk ; Didymos (ap. Étienne de Byzance, s.v. « Ἄβιοι ») ; Celsus, Ἀληθὴς λόγος 1.16a (cf. Origène, Contre Celsus 1.16) ; Lucien (Icaroménippe § 11, Comment il faut écrire l’histoire § 49) ; Philostrate, Héroïque 3.29 ; Épiphanios, Panarion vol. 3 p. 512 Holl.
5 Suivant, par ex. Porphyre, Questions homériques (Schrader II.183, ad Il. 13.3-6).
6 Voir un inventaire quasi complet chez A. Ivantchik, « Die hellenistischen Kommentare zu Homer Il. 13. 13-6. Zur Idealisierung des Barbarenbildes. Ephoros und die Philologen der alexandrinischen Schule », in B. Funck (éd.), Hellenismus. Beiträge zur Erforschung von Akkulturation und politischer Ordnung in den Staaten des hellenistischen Zeitalters : Akten des internationalen Hellenismuskolloquiums, 9.14. März 1994 in Berlin, Tübingen, 1996, p. 671-692, et A. Ivantchik, Am Vorabend der Kolonisation. Das nördliche Schwarzmeergebiet und die Steppennomaden des 8.-7. Jhs. v. Chr. in der klassischen Literaturtradition : Mündliche Überlieferung, Literatur und Geschichte, Berlin-Moskau, 2005, p. 18-52. Pour une tentative de classement de ces attestations, voir A. Dan, « La plus merveilleuse des mers »… Nous nous appuyons sur l’édition, avec testimonia, de l’Iliade, de M.L. West (Teubner 1998-2000), et l’édition de H. Erbse, Scholia Graeca in Homeri Iliadem (scholia uetera) III, Berolini, 1974.
7 Cf. les lexiques d’Hésychios et Photius, s.v. « ἱππάκη ».
8 Voir A. Ernout, A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine. Histoire des mots, Paris, 2001 (réimpr. 4e éd. révisée en 1985, 1re éd. 1932), s.v. « mulgeo », et P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris, 1999 (1re éd. 1968), s.v. « ἀμέλγω ».
9 Voir E. Lévy, « Les Origines du mirage scythe », Ktema 6 (1981), p. 57-68 ; F. Hartog, Mémoire d’Ulysse. Récits sur la frontière en Grèce ancienne, Paris, 1996, p. 104sq. ; cf. aussi Le Miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, 1980 ; S. West, « Introducing the Scythians : Herodotus on koumiss (4.2) », Museum Helveticum 56 (1999), p. 76-86. Plus généralement, J.-S. Romm, The Edges of the Earth in Ancient Thought. Geography, exploration, and fiction, Princeton, 1992 ; J. Skinner, The Invention of Greek Ethnography : from Homer to Herodotus, Oxford, 2012.
10 Sur ce fragment et sur 196 Nauck2= 329 Mette (mentionnant les Gabioi, voir infra), représentant la tradition sur laquelle s’appuie, au siècle suivant, l’historien Éphore, voir I.V. Kuklina, « Ἄβιοι v antičnoj literaturnoj tradicii », VDI 3 (1969), p. 120-130 ; cf. aussi A. Ivantchik, Am Vorabend…, p. 31 n. 48.
11 Voir, outre la bibliographie citée n. 1, B.A. Rubakov, Gerodotova Skifija. Istorikogeografičeskij analiz, Moskva, 1979 ; A.A. Nejhardt, Skifskij rasskaz Gerodota v otečestvennoj istoriografii, Leningrad, 1982, A.I. Dovatur, D.P. Kallistov, I.A. Šišova, Narody našej strany v « Istorii » Gerodota : teksty, perevod, kommentarij, Moskva, 1982, passim. Aussi infra n. 12.
12 Voir K. Trüdinger, Studien zur Geschichte der griechischrömischen Ethnographie, Bale, 1918 (surtout p. 140-141), et, plus récemment, K.E. Müller, Geschichte der antiken Ethnographie und ethnologischen Theoriebildung III, Wiesbaden, 1972-1980, p. 244sq. ; A.O. Lovejoy, G. Boas, A Documentary History of Primitivism and Related Ideas in Antiquity, Baltimore, 1935, p. 117sq., p. 288sq., p. 315sq. Cf. S. Montiglio, « Wandering Philosophers in Classical Greece », JHS 120 (2000), p. 86-105.
13 Cf. Hésiode, Travaux et Jours v. 109-120, Platon, Lois 679a.
14 Odyssée 9.297, cf. Euripide, Cyclope v. 117sq., surtout v. 122. Sur le lait dans le monde grec et la dualité de sa perception, voir, à la suite de B.D. Shaw, « Eaters of Flesh, Drinkers of Milk », AS 13-14 (1982-1983), p. 5-31, J. Auberger, « Du prince au berger, tout homme a son content de fromage », Revue des études grecques 113.1 (2000), p. 1-41, et « Le Lait des Grecs : boisson divine ou barbare ? », Dialogues d’histoire ancienne 27.1 (2001), p. 131-157 ; voir aussi D. Braund, « Greeks, Scythians and Hippake, or “Reading Mare’s-Cheese” », in G.R. Tsetskhladze (éd.), Ancient Greeks West & East, Leiden, 1999, p. 521-530 ; plus généralement, C. Mauduit, La Sauvagerie dans la poésie grecque d’Homère à Eschyle, Paris, 2006.
15 Par ex. Lucien, Ménippe ou la Nekyomantie § 7 ; Plutarque, Propos de table 660e Stephanus.
16 Voir J.-F. Kindstrand, Anacharsis : The legend and the apophtegmata, Uppsala Stockholm, 1981.
17 Pour les problèmes de dérivation des Gabioi à partir d’Abioi (avec la particule « γε / γ’ » ou par corruption de « τ’ ῎Αβιοι »), voir S. Reece, « The ῎Αβιοι and the Γάβιοι. An Aeschylean solution to a Homeric problem », AJPh 122.4 (2001), p. 465-470 ; A. Ivantchik, Am Vorabend…, p. 39.
18 Voir P. Chantraine, Dictionnaire…, s.v. « ἀ- : préfixe négatif (privatif) » et « ἁ- : préfixe copulatif ».
19 Cf. H. Seiler, dans B. Snell, H. Erbse (éd.), Lexikon des frühgriechischen Epos I, Göttingen, 1979, s.v. « ῎Αβιοι (ἄβιοι) ».
20 Diophantos 805 F2 = Alexander Polyhistor 273 F14 ap. Étienne de Byzance s.v. « ῾Υλαία » ; cf. Hérodote 4.59.
21 Pour l’identification de l’Oxus avec le Tanaïs : par ex., Aristote, Météorologiques I 13, 350a ; Hécatée d’Abdère, FGrHist 264 F13 ap. Ps. Scymn. 860-873 Müller = 861- 874 Diller = fr. 15b Marcotte ap. Ps.-Arrien, Périple du Pont-Euxin § 78 Podossinov ; cf. Strabon 2.4.6. Pour l’identification de l’Iaxartes avec le Tanaïs : par ex. Aristote, Météorologiques I 13, 350a ; Strabon 2.5.31 ; 11.1.5 ; 11.2.1 ; 11.7.4, suivant Polykleitos de Larissa FGrHist 128 F7 ; Pline l’Ancien 6.49 (cf. 6.36) ; Arrien, Anabase 3.30.8 ; cf. Quinte-Curce 6.4.18.
22 Arrien, Anabase 4.1.1 et ap. Eustathe, Commentaire ad loc. ; cf. Quinte-Curce 7.6.11 ; Itinéraire d’Alexandre § 95 ; Scholia ad Il. 13.6 AT.
23 A. Ivantchik, « Un fragment de l’épopée scythe : “le cheval de Colaxaïs” dans un partheneion d’Alcman », Mélanges en l’honneur d’Edmond Lévy, Ktèma 27 (2000, paru en 2002), p. 257-264 (=in Am Vorabend…, p. 162-168) ; cf. A.V. Zaikov, « Alcman and the Image of Scythian Steed », in C.J. Tuplin (éd.), Pontus and the Outside World. Studies in Black Sea history, historiography and archaeology, Leiden, 2004, p. 69-84.
24 Le nom signifierait « montagne » en tatare, voire en tibétain, selon W.J. Beckers, « Das rätselhafte Hochgebirge des Altertums, die sogennante Rhipäen », Geographische Zeitschrift 20.9/10 (1914), p. 534-557 (p. 537-538), ou encore dans les langues scythes, selon A. Ivantchik, « La Datation du poème l’Arimaspée d’Aristéas de Proconnèse », AC 62 (1993), p. 35-67 (p. 54 n. 51 ; = « O datirovke ‘poèmy Arimaspeja’ Aristeja Prokonnesskogo », Vestnik drevnej istorii 189/2 [1989], p. 29-49), qui reprend une théorie de E.A. Grantovskij.
25 Fr. 90 Page = 162 Calame ap. Scholies à Sophocle, Œdipe à Colone v. 1248 p. 53, 6 de Marco ; fr. 156 Page = 192 Calame ap. Étienne de Byzance s.v. « ᾿Ισσηδόνες » : « ᾿Ισσηδόνες· ἔθνος Σκυθικόν. ῾Εκαταῖος † ᾿Ασίαι. ᾿Αλκμὰν (F 136A) δὲ μόνος ᾿Εσσηδόνας αὐτούς φησιν· εὑρίσκεται δὲ ἡ δευτέρα παρ’ ἄλλοις διὰ τοῦ ε. λέγονται καὶ ᾿Ισσηδοί τρισυλλάβως. ἔστι καὶ᾿Ισσηδών πόλις/peuple scythe. Hécatée dans l’Asie. Alcman ne les appelle que ‘Essêdones’. La deuxième forme se trouve chez d’autres à cause du ‘e’. Ils sont aussi nommés ‘Issêdoi’, en trois syllabes. Il y a aussi une ville Issêdôn ». Le texte pose néanmoins des problèmes philologiques : voir A. Dan, « La plus merveilleuse des mers »…, p. 260 n. 953 ; cf. A. Silberman, « À propos des Issédons : Hérodote (4.21-27) et les témoignages latins correspondants », RPh 116/64.1-2 (1990), p. 99-110.
26 Pour sa datation au vie siècle, voir A. Dan, « Quand Apollon portait en vol au-delà des Scythes », Aristej 6, 2012, p. 68-90 ; cf. A. Ivantchik, « La Datation du poème l’Arimaspée… ». Hécatée de Milet, auteur de la première description systématique du monde, en prose, mentionnait aussi les montagnes mythiques du Septentrion (1 F194 ap. Strabon 7.3.6) et les Issêdones (1 F193 ap. Étienne de Byzance s.v. « ᾿Ισσηδόνες »), sans pour que nous puissions reconstituer le contexte.
27 Contra J.D.P. Bolton, Aristeas of Proconnesus, Oxford, 1962 ; cf. A. Alemany i Vilamajó, « Els ‘Cants arimaspeus’ d’Arísteas de Proconnès i la caiguda dels Zhou occidentals », Faventia 21.2 (1999), p. 45-55.
28 L’image d’Aristéas en tant que chamane d’inspiration finno-ougrienne ou, plus généralement, nord-asiatique, avait été entérinée progressivement par les prestigieuses études de K. Meuli, « Scythica », Hermes 70 (1935), p. 121-176, et E.R. Dodds, The Greeks and the Irrational, Berkeley-Los Angeles, 1951, p. 141sq., suivis par E.D. Phillips, « The Legend of Aristeas : Fact and fancy in Early Greek notions of East Russia, Siberia, and Inner Asia », Artibus Asiae 18.2 (1955), p. 161- 177, et « A Further Note on Aristeas », Artibus Asiae 20.2/3 (1957), p. 159-162, C.M. Bowra, « A Fragment of the Arimaspea », CQ NS 6.1/2 (1956), p. 1-10 ; une nouvelle impulsion dans la même direction du chamane non-grec avait été donnée par M. Eliade, « Zalmoxis », History of Religions 11.3 (1972), p. 257-302, etc., suivi par I.P. Culianu, Psychanodia I. A Survey of the evidence concerning the ascension of the soul and its relevance, Leiden, 1983, p. 26-27 ; cf. aussi son article sur « Le vol magique dans l’Antiquité tardive (Quelques considérations) », RHR, 198.1 (1981), p. 57-66. Cf. aussi M.A. Levi, I Nomadi alla frontiera : i popoli delle steppe e l’antico mondo grecoromano, Roma, 1989 p. 108-137, qui y ajoute des éléments d’ethnographie altaïque. Après la réponse de K. Dowden (« Deux notes sur les Scythes et les Arimaspes », RÉG 93 [1980], p. 486-492) à la thèse historicisante de J.D.P. Bolton, M. Martin (« Le Matin des HommesDieux. Étude sur le chamanisme grec II. Les ‘chamanes grecs’ », in Folia Electronica Classica 8 [2004], sur http://bcs.fltr.ucl.ac.be/fe/08/chamanes.html [vu le 30 décembre 2008]) revient encore à la formule originaire de Meuli. Dans une approche plus moderne, des spécialistes de l’histoire des religions ont pourtant essayé d’expliquer la personnalité d’Aristéas dans un cadre méditerranéen et d’en faire une figure mystique grecque, seulement analogue à celle d’un chamane sibérien : voir, notamment, W. Burkert, « Γόης. Zum griechischen Schamanismus », RhM 105 (1962), p. 36-55 ; J.-P. Brown, « The Mediterranean Seer and Shamanism », Zeitschrift für die alttestamentliche Wissenschaft 93.3 (1981), p. 374-400. Voir aussi D. Ogden, Magic, Witchcraft, and Ghosts in the Greek and Roman Worlds : A sourcebook, Oxford, 2002, p. 14, qui essaye de pousser encore plus loin l’approche structuraliste et de déceler dans la légende d’Aristéas plusieurs légendes indépendantes concernant des déplacements de l’âme ; dans une perspective religieuse, M. Attyah Flower, The Seer in Ancient Greece, University of California, 2008, offre désormais une image plus hellénocentrique du μάντις (par ex. p. 231, pour une différence entre la Pythie et les chamanes) ; une synthèse de ces « accommodations » modernes du chamanisme est présente chez A. Bierl, « Le “Chamanisme” et la comédie ancienne. Recours générique à un atavisme et guérison (avec une application à l’exemple de la Paix d’Aristophane) », Methodos 7. La comédie d’Aristophane et son public (2007), sur http://methodos.revues.org/docannexe642.html (vu le 30 décembre 2008) ; voir aussi A. Coscia, « Iatromanti, Sciamani, uomini divini ? Aristea di Proconneso e la tradizione pitagorica », in Sottili Corrispondenze. Figure, simboli, miti, luoghi d’incontro tra Oriente e Occidente, p. 61-80. Sur le chamanisme nord-est asiatique ancien, voir surtout H.-P. Francfort, « Art, Archaeology and the Prehistories of Shamanism in Inner Asia », in H.-P. Francfort, R. N. Hamayon (éd.), The Concept of Shamanism : uses and abuses, Budapest, 2001, p. 243-275 ; Alessandro Saggioro, Luca Arcari (éd.), Sciamanesimo e Sciamanesimi. Un problema storiografico, Roma, 2015, S. Yatsenko, « Shamans of Ancient Iranian Nomads : artifacts and iconography », in D. Gheorghiu, E. Pásztor, H. Bender, G. Nash (éd.), Archaeological Approaches to Shamanism. Mind-Body, nature, and culture, Cambridge, 2017, p. 243-262. Contre le chamanisme grec, voir surtout L. Zhmud, Wissenschaft, Philosophie und Religion im frühen Pythagorismus, Berlin, 1997, p. 107-116 (avec bibliographie).
29 Cf. Diodore 2.47 ; Antoninus Liberalis, Métamorphoses § 20, citant Boios et Simmias de Rhodes.
30 Voir A. Ivantchik, « La Datation du poème l’Arimaspée… » et A. Dan, « Quand Apollon… » (avec bibliographie).
31 Voir H. Daebritz, « Hyperboreer », RE 16 (1914), col. 258-274 ; J. Romm, « Herodotus and Mythic Geography : The case of the Hyperboreans », TAPhA 119 (1989), p. 97-113 ; Ph. Zaphiropoulou, « Hyperboreoi », LIMC Suppl. (1997), p. 641- 643 ; Ts. Lazova, The Hyperboreans. A study in the Paleo-Balkan tradition, Sofia, 1996 ; T.P. Bridgman, Hyperboreans. Myth and history in Celtic Hellenic contacts, New York London, 2005, p. 47sq.
32 Hérodote (4.13, 25sq., cf. 3.116), Damastès de Sigée (5 F1 ap. Étienne de Byzance s.v. « ῾Υπερβόρειοι ») et, à leur suite, Strabon (11.6.2), Pomponius Mela (2.2), Pline l’Ancien (4.88-89, 6.19, 50) et Pausanias (1.24.6).
33 Pour quelques tentatives d’identification des Issêdones avec des cultures archéologiques de l’Asie centrale, entre le Sud de la Russie, le Turkménistan, l’Ouzbékistan et surtout le Kazakhstan, voir A. Corcella, Erodoto. Le storie IV. La Scizia e la Libia, Roma, 2001, ad IV.25.7-8, p. 254, et A. Alemany i Vilamajó, « Els “Cants arimaspeus”… », p. 49-50 n. 13. L’équivalence avec les Wusun des sources chinoises, aussi séduisante soit-elle, n’est pas garantie, en raison du décalage chronologique significatif et de l’ambiguïté de l’ethnique dans les sources chinoises mêmes. Cf. V. Schiltz, « L’Asie profonde d’Hérodote. Scythes, Issédons, Iyrques, Argippéens », in J. Jouanna, V. Schiltz, M. Zink (éd.), La Grèce dans les profondeurs de l’Asie. Cahiers de la villa « Kérylos » 27. Actes du XXVIe colloque de la villa Kérylos, 9 et 10 octobre 2015, Paris, 2016, p. 1-46.
34 Pendant un temps, on a pensé que « œil-unique » (invoqué par Hérodote 4.27) fut le véritable sens premier de l’ethnique d’origine iranienne : cf. G. Hinge, « Herodot zur skythischen Sprache : Arimaspen, Amazonen und die Entdeckung des Schwarzen Meeres », Glotta 81 (2005), p. 86-115 (en ligne sur http://herodot.glossa.dk/arimasp.html), et A. Alemany i Vilamajó, « Els “Cants arimaspeus”… », p. 49 n. 12. Désormais il convient de se rapporter à l’étymologie de G.-J. Pinault, « La langue des Scythes et le nom des Arimaspes », CRAI 152 (2008), p. 105-138 ; cf. V. Schiltz, « L’Asie profonde d’Hérodote… ».
35 L’inventaire iconographique de X. Gorbunova, « Arimaspoi » est encore partiel. La tradition littéraire, étudiée par J.D.P. Bolton, s’étend au-delà de l’Antiquité. Ainsi, même si les Arimaspes semblent avoir été généralement confondus, à l’époque médiévale, avec les Cyclopes-Monoculi, leur souvenir est conservé, par leur nom, par un hydronyme dérivé de leur nom ou par l’évocation de leur combat légendaire, chez Julius Honorius A38 (GLM Riese) = Pseudo-Aethicus 1.38 Riese, dans le Liber glossarum de la fin du viiie siècle, s.v. « Ari[s]maspus : fluvius a<u>rifluus » (Glossaria latina, éd. J.-M. Lindsay), chez Bède le Vénérable, Explication de l’Apocalypse 3.21, au ixe siècle chez Raban Maur, De universo/De rerum natura 12.4 (De regionibus) 335b, 342c, etc., dans PL vol. 111 Migne), chez le Ps. Ovidius, De mirabilibus mundi : « Arimaspus. Omnis in hac gente fert unica lumina fronte ». Ils sont présents dans la tradition cartographique, à partir de la carte 1 de Tournai (dite de saint Jérôme), sur la mappemonde d’Hereford (xiiie siècle), la mappemonde Vercelli (Archivio Capitolare, xiiie siècle), sur la première mappemonde en T « des Psaumes », la carte de Matthieu de Paris (Cotton Nero DV pt. I fol. IV London). Il convient de rappeler aussi les mentions des Arimphaei/Aremphaei (combinaison des Arimaspes et des Rhipées [?]) : présents déjà chez Pomponius Mela (1.117), chez Pline l’Ancien (6.19, 34), et chez Solin (17.13), ils réapparaissent, à la suite de cette tradition latine, sur une copie de la carte de Saint-Victor (Munich, Bayerische Staatsbibliothek CLM 10058 fol. 154v) et sur la deuxième carte des Psaumes (British Library Add. 28681 X.9.1 fol. 9).
36 Voir, par exemple, Jonathan Ratcliffe, Arimaspians and Cyclopes : The mythos of the One-Eyed Man in Greek and inner Asian thought. Sino-Platonic Papers 249 (2014).
37 Voir G.-J. Pinault, « La langue des Scythes… » ; cf. É. Pirart, « Le nom des Arimaspes », Boletín de la Asociación Española de Orientalistas 34 (1998), p. 239- 260, qui arrivaient à une traduction différente : « les fils de l’étoile dont les chevaux sont fixes » (c’est-à-dire de l’étoile Polaire).
38 E.M. Murphy, J.-P. Mallory, « Herodotus and the Cannibals », Antiquity 74 (2000), p. 388-394.
39 J. Bendezu-Sarmiento, H.-P. Francfort, A. Ismagulova, Z. Samashev, « Post-Mortem Mutilations of Human Bodies in Early Iron Age Kazakhstan and Their Possible Meaning for Rites of Burial », Antiquity 82 (2008), p. 73-86.
40 Par ex. S.I. Rudenko, Frozen Tombs of Siberia. The Pazyryk burials of Iron Age horsemen, Berkeley-Los Angeles, 1970 ; C. Meyer, Greco-Scythian Art and the Birth of Eurasia. From Classical Antiquity to Russian modernity, Oxford, 2013, p. 111-112.
41 Voir les inventaires de A.M. Bisi, Il Grifone. Storia di un motivo iconografico nell’antico Oriente mediterraneo, Roma, 1965 ; A. Pasquier, « Le Griffon dans l’orfévrerie gréco-scythe », CRAI 119 (1975), p. 454-467 ; C. Deplace, Le Griffon. De l’archaïsme à l’époque impériale. Étude iconographique et essai d’interprétation symbolique, Bruxelles-Rome, 1980, et M. Leventopoulou, « Gryps », LIMC Suppl. (1997), p. 609-611.
42 Voir Ch. Delplace, « Le griffon créto-mycénien », AC 36.1 (1967), p. 49-86, et Ch. Sambin, « Génie minoen et génie égyptien, un emprunt raisonné », BCH 113.1 (1989), p. 77-96.
43 Voir T. Hayashi, « Griffin Motif : from the west to east Asia via the Altai », Parthica 14 (2012), p. 49-64.
44 H.-P. Francfort, « Ancient Altai Culture and Its Relationship to Historical Asian Civilizations », in Preservation of the Frozen Tombs of the Altai Mountais, Paris Unesco, 2008 ; H.-P. Francfort, « L’aigle qui marche et le cerf qui vole : images d’hybrides ornithologiques en Asie centrale ancienne », in P. Linant de Bellefonds, A. Rouveret (dir.), L’homme-animal dans les arts visuels. Image et créatures hybrides dans le temps et dans l’espace, Paris, 2017, p. 222-237. Cf. A.V. Zaporožčenko, D.V. Čeremisin, « Arimaspy i grify : izobrazitelʹnaja tradicija i indoevropejskie paralleli », VDI 1 (1997), p. 83-90.
45 A. Mayor, M. Heaney, « Griffins and Arimaspeans », Folklore 104.1/2 (1993), p. 40-66 ; A. Mayor, The First Fossil Hungers. Paleontology in Greek and Roman Times, Princeton-Oxford, 2001, p. 15-53.
46 Or, c’est à partir de l’aire culturelle Seima-Turbino que la métallurgie semble avoir été importée en Chine, entre la fin du iiie et le début du iie millénaire avant notre ère : L. Meicun, X. Liu, « The Origins of Metallurgy in China », Antiquity 91/359 (2017), p. 1-6 (https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.15184/aqy.2017.177).
47 Les Anarées rappellent les Énarées/Anairées d’Hérodote (1.105, 4.67) et d’Hippocrate, Sur les airs, eaux, lieux, § 21-22 : voir M. Donat, Skythische Schamanen ? Die Nachrichten über Enarees-Anarieis bei Herodot und Hippokrates, Abhandlung zur Erlangung der Doktorwürde der Philolosphischen Fakultät I der Universität Zürich, 1993. Leur nom peut être interprété comme étant dérivé du radical « nar/homme » avec un « a » privatif, les désignant donc comme eunuques, mais pourrait également correspondre à une racine indo-européenne « *en-h2nor- » signifiant « avoir de la force à l’intérieur » : cf. M. Brust, Die indischen und iranischen Lehnwörter im Griechischen, Innsbruck, 2005, p. 258.
48 Pour les monts Auzakia, dans lesquels prend sa source le fleuve Oichardès (moderne Tarim, au nord-ouest de la Chine), voir W. Tomaschek, « Auzakia », RE 2 (1896), col. 2623.
49 W. Tomaschek, « Anniboi », RE 1 (1894), col. 2258-2259.
50 Pace J.D.P. Bolton, Aristeas…, p. 44sq. (surtout p. 64).
51 Cf. « ᾿Αχέρων δὲ παρὰ τὰ ἄχεα εἴρηται » : Cornutus, Sur la nature des dieux p. 74 Lang ; Scholies à Apollonius de Rhodes 2.351-352a ; Photius s.v. ; Suda s.v. ; ᾿Αχέρων <ἀχαίρων, « sans joie » : Servius, Commentaire à l’Énéide 6.107 : « Acheron fluvius dicitur inferorum, quasi sine gaudio ».
52 Il y avait des fleuves nommés « Achérôn » dans la Thesprotie d’Épire (Ps.-Scylax § 30, Strabon 7.7.5, Pline l’Ancien 4.4), en Triphylie d’Élide (Strabon 8.3.15), près de l’Héraclée du Pont (moderne Ereğli, chez Apollonios de Rhodes 2.743-745), en Italie près de Cumes ou des Acerunti de Lucanie (Strabon 6.1.5, Pline l’Ancien 3.61, 73) ; un marais achérusien existait même en Égypte, près de Memphis (Diodore de Sicile 1.96.7).
53 Cf. F. Vian, Les Argonautiques orphiques, Paris, 1987, p. 40.
54 Voir dernièrement C.-C. Kappler, R. Kappler, « Apocalypse de Paul », in F. Bovon, P. Geoltrain (dir.), Écrits apocryphes chrétiens I, Paris, 1997, p. 775- 826 ; L. Jiroušková, Die Visio Pauli : Wege und Wandlungen einer orientalischen Apokryphe im lateinischen Mittelalter unter Einschluß der alttschechischen und deutschsprachigen Textzeugen, Leiden, 2006 ; J.N. Bremmer, I. Czachesz (éd.), The Visio Pauli and the Gnostic Apocalypse of Paul, Leuven, 2007. Plus généralement pour les développements médiévaux, C. Carozzi, Le voyage de l’âme dans l’au-delà d’après la littérature latine (ve-xiiie siècle), Rome, 1994, p. 265-290, et Eschatologie et au-delà ; recherches sur l’Apocalypse de Paul, Aix-en-Provence, 1994 (édition, traduction, commentaire).
55 Suivant l’édition de Th. Silverstein, Visio Sancti Pauli. The history of the Apocalypse in Latin together with nine texts, London, 1935, p. 153 L. 7-11 : Et uidit ibi locum terribilem, et non erat lumen in illo, sed tenebre et mesticie et suspiria. Et nomen loci eius Cochiton ; et alia tria flumina que confluunt secum Stix, Flegeton et Acheron. Et erant stillicidia super peccatores uelut mons igneus. Pour le rôle de l’Apocalypse de Paul dans l’invention du Purgatoire, voir J. Le Goff, La naissance du Purgatoire, Paris, 1981.
56 M.W. Herren, The Cosmography of Aethicus Ister, Turnhout, 2011, p. XXXIII-LXXIII.
57 Voir les éditions de G.J. Reinink, Die syrische Apokalypse des Pseudo-Methodius, Lovanii, 1993, p. 24-25 ; W.J. Aerts, G.A.A. Kortekaas, Die Apokalypse des Pseudo-Methodius. Die ältesten griechischen und lateinischen Übersetzungen, Lovanii, 1998, p. 117-118. Pour les antécédents syriaques (la Légende et le Poème d’Alexandre) ainsi que la réception syro-arabe, voir E. van Donzel, A. Schmidt, Gog and Magog in Early Syriac and Islamic Sources. Sallam’s quest for Alexander’s Wall, Leiden-Boston, 2009, p. 16sq. Pour la réception grecque, P.J. Alexander, The Byzantine Apocalyptic Tradition, Berkeley-Los Angeles-London, 1985.
58 Éditée par P. Gautier Dalché, « Décrire le monde et situer les lieux au xiie siècle : l’Expositio mappe mundi et la généalogie de la mappemonde de Hereford », MEFRM 113.1 (2001), p. 343-409.
59 Cosmographia IV.6, selon la lecture de Patrick Gautier Dalché, que nous remercions pour avoir mis à notre disposition ce texte. Voir son article : P. Gautier Dalché, « Eucher de Lyon, Iona, Bobbio : le destin d’une mappa mundi de l’Antiquité tardive », Viator 41 (2010), p. 1-22.
60 Voir, avec bibliographie, A. Dan, « The First of the Bêta : Notes on Eratosthenes’ invention of geography », in Ch. Rico, A. Dan (éd.), The Library of Alexandria. A cultural crossroads of the Ancient world. Proceedings of the Second Polis Institute Interdisciplinary Conference, Jerusalem, 2017, p. 165-222.
61 W.P. Lindegger, Griechische und Römische Quellen… I, p. 63-64 et n. 14-16, qui suppose également sa présence chez Aristéas, l’interprète comme « Luftröhre/ Atemweg der Erde », voire « Ursprungshöhle des Nordwinds » ; voir aussi A. Dan, « La plus merveilleuse des mers »…, 2.1.4.d.
62 Voir L.M. Bortolani, Magical Hymns from Roman Egypt. A study of Greek and Egyptian traditions of divinity, Cambridge, 2016, p. 243-279.
63 C’est notre interprétation de l’inscription fragmentaire récemment découverte sur le site de Sennoj (traditionnellement identifié avec Phanagorie), publiée pour la première fois par V.D. Kuznecov, A.B. Nikitin, « Drevnepersidskaja nadpisʹ iz Fanagorii », in Fanagorija. Rezulʹtaty arheologičeskih issledovanij 6, Moskva, 2017, p. 154-159. Pour les différentes locations des Portes d’Alexandre, voir encore A.R. Anderson, « Alexander at the Caspian Gates », TAPhA 59 (1928), p. 130-163, et F. Pfister, « Studien zur Sagengeographie », Symbolae Osloenses 35 (1959), p. 5-39 (« II. Die Kaspischen Pforten », p. 22-28).
64 Par ex. la carte avec la mission de saint André, Vat. Reg. Lat. 571-V fol. 71v, xie-xiie s. ; la carte de Saint Victor (Munich, Bayerische Staatsbibiothek CLM 10058 fol. 154, xiie siècle) ; la mappemonde d’Ebstorf 4.5 ; la carte I des Psaumes ; voir F. Pfister, « Studien zur Sagengeographie », Symbolae Osloenses 35 (1959), p. 5-39 (« I. Denkmäler Alexanders », p. 8-22).
65 Voir W.F. Standish, « The Caspian Gates », Greece & Rome 17 (1970), p. 12-24.
66 Par ex. Tacite, Annales 6.33 (Caspia via) ; Histoires 1.6 (claustra Caspiarum) ; Suétone, Néron 19.2 ; Flavius Josèphe, Guerre des Juifs 7.7.4 ; Antiquités juives 18.4.4 ; saint Jérôme, Épîtres 77.8 ; Orose 1.2.40 ; Procope, Guerres 1.10.4, 9, etc. ; Isidore de Séville, Étymologies 14.8.6 ; voir aussi la carte 1 de Tournai et la carte d’Hereford (§ 218). Pour une liste plus complète, voir A.R. Anderson, « Alexander at the Caspian Gates » ; pour la prudence nécessaire à l’historien dans l’analyse de ces textes, A.B. Bosworth, « Arrian at the Caspian Gates : a study in methodology », CQ 33.1 (1983), p. 265-276.
67 Voir A.I. Ivantchik, Les Cimmériens au Proche-Orient, Fribourg-Göttingen, 1993, p. 130sq.
68 Voir A.R. Anderson, Alexander’s Gate, Gog and Magog, and the Inclosed Nations, Cambridge Ma, 1932, p. 5-7 ; S. Bøe, Gog and Magog : Ezekiel 38-39 as pre-text for Revelation 19,17-21 and 20,7-10, Tübingen, 2001, p. 208-210 ; E. van Donzel, A. Schmidt, Gog and Magog…, p. 3sq.
69 Voir W.A. Tooman, Gog of Magog. Reuse of Scripture and compositional technique in Ezekiel 38-39, Tübingen, 2011, avec bibliographie.
70 Pour la genèse du Roman grec d’Alexandre et sa tradition, voir encore F. Pfister, « Studien zum Alexanderroman », Würzburger Jahrbücher für die Altertumswissenschaft 1 (1946), p. 29-66 (=Kleine Schriften zum Alexanderroman, Meisenheim am Glan, 1976, p. 17-52) ; dernièrement, K. Nawotka, The Alexander Romance by Ps.-Callisthenes. A historical commentary, Leiden-Boston, 2017.
71 Cf. supra n. 54.
72 Chronique de Tabari I, trad. sur la version persane par H. Zotenberg, Paris, 1867, p. 523 partie I chap. Cxii fin.
73 Flavius Josèphe, Antiquités juives 1.123 ; cf. Guerre des Juifs 7.7.4 ; Hégésippe, Guerre des Juifs 5.60 ; Josèphe ben Gorion XCVI ; Benjamin de Tudela 2.736. Cf. Chronicon Paschale p. 46, 279 Dindorf. Cf. E. van Donzel, A. Schmidt, Gog and Magog…, p. 10-12.
74 Saint Ambroise de Milan, Sur la foi 2.16, 138 PL 16, 611-612 : Gog iste Gothus est… ; saint Jérôme, Commentaire à Ézéchiel 11 Praef. ; Questions hébraïques sur la Genèse 10.2 mentionné supra ; Eucher de Lyon, Instructions à Salonius 2 ; Isidore de Séville, Histoire des Goths 1 ; 66 ; Etymologies 9.2.27 : Magog, a quo arbitrantur Scythas et Gothos traxisse originem ; 9.2.89 : Gothi a Magog filio Iaphet nominati putantur, de similitudine ultimae syllabae… .
75 E. van Donzel, A. Schmidt, Gog and Magog…, p. 25-26.
76 Ibid., p. 22sq., 44sq.
77 Ibid. p. 26sq.
78 Voir les sources chez G. Brunet, La légende du Prêtre Jean, Bordeaux, 1877 ; B. Wagner, Die « Epistola presbyteri Johannis » lateinisch und deutsch : Überlieferung, Textgeschichte, Rezeption und Übertragungen im Mittelalter, Tübingen, 2000 ; K. Brewer, Prester John : the legend and its sources, Surrey UK, 2015.
79 Voir par ex. H. Parzinger, Die frühen Völker Eurasiens. Vom Neolithikum bis zum Mittelalter, München, 2006 ; H. Parzinger, « The “Silk Roads” Concept Reconsidered : about transfers, transporation and transcontinental interactions in Prehistory », The Silk Road 5.2 (2008), p. 7-15. Pour des analyses scientifiques, voir E.N. Chernykh, « Formation of the Eurasian “Steppe Belt” of Stockbreeding Cultures : viewed through the prism of archaeometallurgy and radiocarbon dating », Archaeology Ethnology & Anthropology of Eurasia 35/3 (2008), p. 36-53.
80 Les thèses de Marija Gimbutas sont désormais confrontées à des analyses génétiques : Ch. Keyser et al., « Ancient DNA Provides New Insights into the History of South Siberian Kurgan People », Hum Genet 126 (2009), p. 395-441 ; W. Haak et al., « Massive Migration from the Steppe Was a Source for Indo-European Languages in Europe », Nature 522 (2015), p. 207-211 (DOI 10.1038/nature14317). Il est cependant nécessaire de rester prudent sur l’identification linguistique et, à plus forte raison, ethnique des individus et des groupes dont on peut observer scientifiquement les déplacements : H.-P. Francfort, « The Archaeology of Protohistoric Central Asia and the Problems of Identifying Indo-European and Uralic-Speaking Populations », in Ch. Carpelan, A. Parpola, P. Koskikallio (éd.), Early Contacts between Uralic and Indo-European : Linguistic and archaeological considerations. Papers presented at an international sympostion held at the Tvärminne Research Station of the University of Helsinki 8-10 Januayr 1999, Helsinki, 2001, p. 151-168.
81 Par ex. L. Koryakova, A.V. Epimakhov, The Urals and Western Siberia in the Bronze and Iron Ages, Cambridge, 2007.
82 Par ex. Z.V. Marchenko, « Radiocarbon Chronology of Complexes With Seima-Turbino Type Objects (Bronze Age) in Southwestern Siberia », Radiocarbon 59.5 (2017), p. 1381-1397 (https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1017/RDC.2017.24).
83 Hérodote (1.200sq., 4.40) savait parfaitement que la Caspienne était une mer fermée ; toutefois, un doute persistait sur sa source septentrionale. En 323 av. J.-C., Alexandre le Grand aurait envoyé un certain Hérakleidès vérifier la possibilité d’une ouverture de la Caspienne sur l’Océan (Aristoboulos, FGrHist 139 F54 ap. Arrien, Anabase 7.16.1-2). Son rapport serait parvenu à Patroklès (BNJ 712 F1 ap. Strabon 2.1.6), qui fut à son tour envoyé en 285/284 av. J.-C par Seleukos I Nikator et Antiochos I réaliser le circuit de cette mer (BNJ 712 T3a-b, F4c ap. Strabon 2.1.17 et Pline l’Ancien 6.58, 2.67). C’est lui, Patroklès, qui a clamé que la Caspienne était un golfe de l’Océan (BNJ 712 F 4b ap. Strabon 11.11.6 ; 712 F8a ap. Strabon 11.6.1). Ératosthène a contribué à la très large diffusion de cette information, en l’inscrivant vraisemblablement dans sa Géographie (cf. Strabo 2.1.17 ; 11.1.5, etc. ; Agathémère 1.3 ; Mela 38-39 ; Pline l’Ancien 2.167-168 ; 4.36 ; Quinte-Curce 6.4 ; Sénèque, Hercules furiosus 1206 ; Denys le Périégète 718f. ; Argonautiques Orphiques 1045-1075). Ainsi, bien que Ptolémée soit revenu au modèle hérodotéen d’une mer fermée (cf. Géographie 6.9-14, 8.23), la plupart des cartes prémodernes ont suivi Ératosthène et donc ont représenté la Caspienne de manière erronnée, comme un golfe de l’Océan. De manière analogue, il semble que les sources d’Aristote (Météorologiques 2.1.10, 354a1-5) savaient distinguer entre les mers Caspienne et Hyrcanienne : cette dernière aurait alors pu correspondre à la mer d’Aral.
84 Pour l’histoire de l’exploration et de la conquête russe de la Sibérie, voir J. Forsyth, A History of the Peoples of Siberia, Russias’ North Asia Colony 1581- 1990, Cambridge, 1992 ; Ch. Witzenrath, Cossacksand the Russian Empire, 1598- 1725. Manipulation, rebellion and expansion into Siberia, London-New York, 2007 ; I. V. Naumov, The History of Siberia, London-New York, 2006 ; A. Wood, Russia’s Frozen Frontier. A history of Siberia and the Russian Far East 1581-1991, London-New York, 2011. Pour l’histoire de la cartographie, voir L.A. Goldenberg, « Russian Cartography to ca. 1700 », in D. Woodward (éd.), History of Cartography III.2. Cartography in the European Renaissance, Chicago, 2007, p. 1852-1903 ; V. Kivelson, Cartographies of Tsardom, the Land and Its Meanings in Seventeenth-Century Russia, Ithaca-London, 2006.
85 Cf. H. Treidler, « Pterophoros », Real-Encyclopädie 46 (1959), col. 1499-1501. Voir aussi W.P. Lindegger, Griechische und römische Quellen… I, p. 63 et n. 13, qui tente de reconstituer une forme remontant sans doute à Aristéas et apparentée à des toponymes de la tradition chinoise.
86 Les autres sources littéraires mentionnant ce peuple dérivent toutes, de manière directe ou indirecte, d’Hérodote 4.23 et 123. Pour une étymologisation iranienne de l’ethnonyme, voir F. Cornillot, « De Skythès à Kolaxaïs », Studia Iranica 10 (1981), p. 7-52 (p. 47), qui l’explique comme « *tirž-aką-t(a) », par analogie avec « *aką-tirž- », « détenteur du carquois de flèches », racine du nom des Agathyrses.
87 Cet ethnonyme est corrompu en « Turcae » et « Tyrcae » chez Pomponius Mela (1.116) et Pline l’Ancien (6.19). Pour le rapprochement avec l’hydronyme moderne Ugra, affluent du fleuve Oka (à son tour affluent occidental de la Volga), voir M.N. Pogrebova, D.S. Raevskij, « K voprosu ob “otloživšihsja skifah” (Herod., IV, 22) », VDI 1/188 (1989), p. 40-65 (p. 49 n. 28). Pour la reconnaissance des Iyrkai dans la culture archéologique de Dyakovo/jakov lob (entre Volga et Oka), voir le débat présent chez K.A. Smirnov, « Gerodot o naselenii volgo-okskogo meždurečʹja », Sovjetskaja arheologija 4 (1987), p. 40-43.
88 Voir les discussions d’identifications littéraires et archéologiques chez A. Corcella, Erodoto. Le Storie IV…, p. 250-251.
89 Voir les propositions formulées pendant le xxe siècle, pour l’identification avec les cultures archéologiques caspo-ouralo-altaïques, chez A. Corcella, Erodoto. Le Storie IV…, p. 249sq., ad 4.22-27. Pour les présentations géographiques et archéologiques de la région, voir, très généralement, les études réunies dans D. Sinor (éd.), The Cambridge History of Early Inner Asia 1, Cambridge, 1990 ; I. Bourgeois et alii, Ancient Nomads of the Altai Mountains : Belgian-Russian multidisciplinary archeological research on the Scytho-Siberian culture, Brussels, 2000.
90 Contra la majeure partie de la bibliographie plus ancienne, dont N.L. Členova, « Predystorija “torgovogo puti Gerodota” (iz Severnogo Pričernomorʹja na Ju Ûžnyj Ural) », Sovjetskaja arheologija 1 (1983), p. 47-66 (avec bibliographie archéologique) ; aussi N.A. Leypunsakay, « Olbian-Scythian Trade : Exchange issues in the sixth to fourth centuries BC », in D. Braund, S.D. Kryzhitskiy (éd.), Classical Olbia and the Scythian World, Oxford, 2007, p. 121-133 (p. 126-127).
91 Pour des hypothèses d’identification des peuples parsemés sur cette route de l’Oural jusqu’à l’Altaï dans l’œuvre d’Hérodote, voir Th. David, « La Transition de l’âge du bronze à l’âge du fer au Kazakhstan central », Dialogues d’histoire ancienne 3 (1977), p. 115-196, et J. Bendezu-Sarmiento, Archéologie de la mort, nécropoles, gestes funéraires et anthropologie biologique des populations Andronovo et Saka de l’âge du Bronze à l’âge du Fer au Kazakhstan : iie et ier millénaires av. J.-C., thèse, université de Paris I, 2004 (inédite) ; parmi les études littéraires succédant indirectement au travail pionnier de S. Casson, « Herodotus and the Caspian », Annual of the British School at Athens 23 (1918-1919), p. 175-193, cf. B.A. Rybakov, Gerodotova Skifija…, p. 192 ; A.I. Dovatur, D.P. Kallistov, I.A. Šišova, Narody…, p. 144-148 ; A.A. Nejhardt, Skifskij rasskaz Gerodota…, p. 136-137. Ainsi, la question de l’identification des cultures altaïques et sibériennes parmi les peuples scytho-sarmates d’Hérodote reste ouverte, malgré des concordances indéniables : voir S.I. Rudenko, Kulʹtura naselenija centralʹnogo Altaja v skifskoe vremja, Moskva, 1960, et, plus généralement, à H. Parzinger, Die Skythen, München, 2004, et Die frühen Völker Eurasiens. Vom Neolithikum bis zum Mittelalter, München, 2006.
92 G.-J. Pinault, « La langue des Scythes… », p. 121-123 ; V. Schiltz, « L’Asie profonde d’Hérodote… », p. 28.
93 Pace I.V. P’jankov, « Putʹ k argippejam. (Drevnie puti na Ural) », Vestnik novgorodskogo gosudarstvennogo universiteta 9 (1998, disponible sur http://admin.novsu.ac.ru/uni/vestnik.nsf/All/69E4ED3F11F96655C3256727002E7B9B), et les autres auteurs inventoriés, avec leurs hypothèses, chez A. Corcella, Erodoto. Le Storie IV…, ad loc.
94 Cf. récemment, avec des arguments linguistiques en faveur de la thèse mongole, O. Ünal, « On the Language of the Argippaei : an ancient predecessor of Mongolic », Central Asiatic Journal 60.1/2 (2017), p. 19-50.
95 Voir E.D. Phillips, « The Argippaei of Herodotus », Artibus Asiae 23.2 (1960), p. 124-128, et N.L. Členova, « Predystorija “torgovogo puti Gerodota”… », passim. Pour des illustrations de ces tentes traditionnelles des nomades turco-mongols, voir A. Andrews, Nomad Tent Types in the Middle East 1-2, Wiesbaden, 1997 (Beihefte zum Tübinger Atlas des vorderen Orients B 74/1/1) ; dernièrement, I. Oktiabrskaïa, G. Lacaze, Ch. Stépanoff, « La yourte turco-mongole », in Ch. Stépanoff, C. Ferret, G. Lacaze, J. Thorez (dir.), Nomadismes d’Asie centrale et septentrionale, Paris, 2013, p. 87-90.
96 Nous pensons à la racine du lexème ouïgour et chagataï « aš », apparenté à différents mots désignant des aliments en général ou bien les céréales et la viande : voir M. Räsänen, Versuch eines etymologischen Wörterbuchs der Türksprachen, Helsinki, 1969, p. 29-30 s.v. Voir plus généralement W. Tomaschek, « Argippaioi », Real-Encyclopädie 3 (1895), col. 719-721 ; A.I. Dovatur, D.P. Kallistov, I.A. Šišova, Narody…, p. 250-251 ; H. Mühlenstein, « Kirschmus und Kahlköpfe », in A. Etter (éd.), O-o-pe-ro-si. Festschrift für Ernst Risch zum 75. Geburtstag, Berlin-New York, 1986, p. 561-564. Contra, proposant un rapprochement avec l’arbre du café désigné de la même manière par Ctésias 688 F45, supposant — ce qui nous semble invraisemblable — une dérivation du nom du pays égyptien de Punt, ainsi qu’une origine iranienne pour le nom du fruit, voir E. Herzfeld, Zoroaster and His World II, Princeton, 1947, p. 554-557.
97 V. Schiltz, « L’Asie profonde d’Hérodote… ».
Auteur
ORCID : 0000-0001-6468-9327
Chercheur au CNRS (laboratoire Archéologie d’Orient et d’Occident), Paris.
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