15. « L’altérité de l’Autre »
Aspects éthiques de la réflexion sur la Weltliteratur à l’ère de la globalisation
p. 267-279
Texte intégral
La littérature, c’est la liberté.
Susan Sontag1
1En demandant, à la manière de la Gretchen du Faust, « comment considères-tu l’altérité des autres ? » (wie hälst du es mit der Andersheit der Anderen ?), le sociologue allemand Ulrich Beck formule une question-clé du cosmopolitisme, qui représente à ses yeux une forme centrale de comportement social au sein du monde moderne globalisé. C’est précisément par sa manière d’envisager « l’altérité de l’Autre » que le cosmopolitisme se distingue nettement des autres tentatives de description des structures globales de la société humaine. Selon Beck, confrontés à la question de l’« altérité », l’universalisme, le multiculturalisme, le libéralisme global, etc., « respectent certes [l’Autre] en tant qu’égal par principe », mais, d’un autre côté, l’idée-même d’« égalité universelle » rend ces modèles explicatifs problématiques car, en fin de compte, elle conduit à sacrifier la « particularité de l’Autre » et à nier l’existence du « contexte propre de la constitution et des intérêts » de chacun2. Par conséquent, ce que Beck considérait comme un problème propre à d’autres principes sociaux tels que le nationalisme s’applique aussi à ces paramètres de l’internationalisme : consciemment ou non, au même titre que le nationalisme, l’internationalisme exclue l’altérité de l’Autre de sa réflexion.
Cosmopolitisme et « dialogue des cultures »
2Par opposition, Beck propose deux termes, le cosmopolitisme et le transnationalisme, qui font de cette altérité la condition même de leur action. Pour lui,
L’ordre d’exclusion national-international [se situe] à l’opposé de l’ordre conceptuel transnational et cosmopolite. La transnationalité recouvre des formes de vie et d’action qui remplacent le ‘ou… ou…’ national par un ‘autant… que…’ co-national. Sont transnationales des formes de vie, de pensée et d’action co-nationales (et, partant, a-nationales) qui traversent les murs de l’État.3
3Selon lui, à partir de ce « nationalisme transnational » se développe « (si tout va bien) une identité ethnique historicisée dans la participation à plusieurs espaces, nationaux, politiques et publics qui se définissent de manière exclusive [et qui] sont à la fois nationalisés, transnationalisés et ouverts de manière cosmopolite »4. La manière donc Beck se représente le cosmopolitisme moderne est sous-tendue par la question de notre comportement vis-à-vis de l’Autre et des paradigmes éthiques qui conditionnent notre manière d’agir. L’existence de l’individu dans le monde moderne globalisé n’est pas déterminée par le paradigme du cloisonnement, mais celui de la coexistence de différentes cultures ; elle n’est pas non plus déterminée par le seul paradigme du global, mais aussi par celui du local et de l’individuel. L’espoir, quelque peu utopique, que nourrit Beck de l’avènement d’un monde moderne cosmopolite n’a pas été sans soulever des critiques ni susciter des tentatives de nuanciation5. Cela dit, que les projets des hommes modernes concernant le monde soient déterminés par un processus de transformation au cours duquel « nos propres racines religieuses et socio-culturelles » sont sans cesse réinterprétées, semble être un fait incontournable aussi pour d’autres théories sociologiques6.
4La vie cosmopolite dans le monde moderne globalisé implique donc une manière d’agir qui s’établit au-delà des structures officielles de la politique et de l’économie globale et que l’on désigne communément par l’expression « dialogue des cultures ». La politique et l’économie poursuivent un processus de globalisation qui mise surtout sur l’harmonisation et l’ajustement du marché. On s’intéresse avant tout à l’échange global de produits les plus homogènes possibles, qui soient donc très reconnaissables et écoulables en grand nombre : de la marchandise produite en série que, dans le monde entier, on retrouve dans les rues commerçantes des grandes et des petites villes, sur Internet, au cinéma et même sur les présentoirs des grandes librairies. Des romans comme Harry Potter sont maintenant proposés au même moment dans le monde entier et atteignent en quelques secondes un public de plusieurs millions de personnes, qui pourront ensuite se définir partout à travers ce document culturel. Ce n’est certes pas un argument contre la diffusion de bestsellers à l’échelle planétaire, et il vaut mieux lire un livre, quel qu’il soit, plutôt qu’aucun. Mais les intérêts marchands et orientés des grands groupes sont décisifs quant à la manière dont ces biens culturels sont reçus et perçus.
5Les théories relatives à une « nouvelle littérature mondiale » qui se sont développées, notamment en Allemagne, à partir des années 1990 dans le sillage du succès croissant des écrivains postcoloniaux partent de prémisses similaires. Kerst Walstra a manifesté un certain scepticisme envers cette « coquille vide » (Worthülse) qu’est le terme « littérature mondiale » (Weltliteratur), soulignant notamment que pour cette nouvelle « sorte de littérature est prédestinée une langue répandue dans le monde entier et dans laquelle les auteurs peuvent faire passer une multiplicité d’expériences culturelles »7. Les diagnosticiens de notre époque qu’il a consultés, comme le sociologue allemand Wolf Lepenies, situent certes aussi l’avenir de la world fiction du côté d’auteurs issus d’une « périphérie culturelle », vivant dans des « mégapoles aux cultures mélangées », mais Walstra soupçonne néanmoins que ces auteurs, suivant les lois économiques du marché, s’attachent à rédiger leurs œuvres dans une langue mondiale – l’anglais. Toutefois, face à cette homogénéité prétendument différenciée, on trouve d’autres programmes visant à élaborer une nouvelle écriture littéraire mondiale, qui comprennent la littérature mondiale comme une culture du « déplacement » (displacement)8. Doris Bachmann-Medick considère ainsi que la nouvelle littérature mondiale est prise dans une tension entre le global et le local :
Un bon exemple de littérature mondiale seraient des textes (littéraires) qui se situent eux-mêmes dans des relations mondiales et dans lesquels sont pensées ou même forgées des déterminations de positions culturelles. […] Plus que jamais, le fondement de ces textes est de traiter d’une altérité expérimentée dans les faits et de conflits culturels vécus personnellement, en allant bien au-delà de l’imagination de mondes vécus, bien au-delà, aussi, d’« archives » mondiales, imaginaires et muséales, des littératures.9
6Elke Sturm-Trigonakis complète ce modèle en y ajoutant le rôle véritablement constitutif du multilinguisme et du mélange linguistique, en tant que ces derniers introduisent une différence directrice (Leitdifferenz) supplémentaire qui, combinée aux critères de la globalisation et de la « glocalisation » (Glokalisierung), rend enfin vraiment possible l’interaction culturelle au sein de la « nouvelle littérature mondiale10. Les approches qui considèrent déjà comme littérature mondiale la simple apparition homogène de phénomènes littéraires globaux ne vont donc pas assez loin. Le fait que soit prescrite de manière normative une position auctoriale (et donc non questionnable) de locuteur s’inscrit en faux contre la représentation d’un dialogue culturel. En effet, la domination d’une seule, ou d’un nombre réduit de puissances (culturelles) mondiales ne conduit en fin de compte qu’à détruire l’idée d’un échange culturel transnational. Dans leur « refus de combattre » (Kampfabsage) qu’ils opposent au « clash des civilisations » (clash of civilizations), Ilija Trojanow, écrivain bulgaro-allemand, et Ranjit Hoskoté, écrivain et journaliste indien, font valoir que :
L’idée selon laquelle la globalisation aurait conduit à un échange plus intense et plus dynamique entre les cultures est fausse. La globalisation capitaliste a un effet négatif sur la diversité. Les langues et les possibilités d’expression artistique sont en voie d’extinction, il ne reste de modes de vie alternatifs que dans les pavés arides produits par l’érudition.11
7C’est ce que redoutait déjà Erich Auerbach, dans son ouvrage précurseur Philologie der Weltliteratur (Philologie de la littérature mondiale) qui date de 1952, donc peu après la remise en cause radicale des structures et de l’histoire de la soi-disant « culture de l’Occident » suite au génocide et au déplacement des frontières territoriales :
Si l’humanité parvient à survivre aux bouleversements qu’entraîne un processus de concentration si brutal, si impétueux et si mal préparé dans les consciences, il faudra s’habituer à l’idée que, sur une terre organisée de façon homogène, seule une unique culture littéraire, voire, dans des délais relativement courts, seules quelques rares langues littéraires, bientôt une seule, peut-être, resteront en vie.12
8À travers ce « processus de concentration », les projets de culture transnationale qui forment depuis toujours une partie essentielle de la pensée humaine (et ce, de manière explicite au moins depuis la fin du XVIIIe siècle) sont profondément remis en question. Cette concentration qu’en 1952 déjà, Auerbach voit représentée dans la domination croissante de l’anglais, conduit à la destruction de la diversité culturelle et contredit ainsi les représentations d’un dialogue culturel. Auerbach le montre clairement à l’exemple de « l’idée de littérature mondiale » dont, constate-t-il, ce processus d’homogénéisation et de concentration serait « tout à la fois la réalisation et la ruine »13.
Qu’est-ce que l’identité culturelle ?
9Le dialogue culturel requiert une attitude qui cherche à relier le propre à l’étranger sans devenir un avec lui. Comme l’a déjà montré notre rapide survol du cosmopolitisme, les modèles culturels « se figent en identités dont on peut être tout à fait sûr qu’elles peuvent nouer un dialogue entre elles et, par le dialogue, s’entendre sur elles-mêmes dans leurs différences »14. Le fait décisif est qu’il s’agit ici d’un locuteur authentique, individuel ; autrement dit, chaque locuteur devient le représentant unique ou du moins particulier d’un modèle culturel déterminé. Les différentes voix au sein du dialogue culturel sont toutes visibles « en même temps et en alternance » dans leur authenticité15.
10On peut se demander à quoi ressemble un individu participant, parmi de nombreux autres, à ce que l’on nomme le « dialogue des cultures ». C’est surtout le concept d’identité, plus exactement de l’identité culturelle en laquelle « se figent » les acteurs individuels du processus de communication cosmopolite, qui pose problème. Le concept d’identité et la manière de comprendre l’identité sont problématiques surtout parce que la représentation d’une identité culturelle est souvent dominée par des critères collectifs : l’identité collective est généralement guidée (comme l’ont montré les études critiques de Thomas Meyer, Lutz Niethammer ou Anne-Marie Thiesse) par des modèles nationaux ou idéologisés, et débouche sur ce que l’on appelle un « fantasme identitaire » (Identitätswahn)16. Au cours de la quête collective d’identité, les mécanismes de « résistance » individuelle sont « court-circuités » au profit d’un idéal identitaire commun. Selon Thomas Meyer, « le fantasme identitaire » « ne veut rien d’autre que l’identité, la même identité dans tous les aspects du vécu (Lebensbezüge) et chez tous les autres »17. Pour Lutz Niethammer, de telles identités collectives finissent souvent par se réduire à des « paroles plastiques » (Plastikworten) pauvres en contenu,18 qui créent de l’uniformité et cherchent à démarquer l’identité de leur propre groupe de celle d’autres groupes en se faisant passer pour un « discours d’élite ». Par le biais de tels modèles identitaires, chaque individu est défini par son rapport au groupe collectif, et l’Autre est à chaque fois « dévalorisé, chassé ou soumis »19.
11Lorsque l’on observe les processus de globalisation culturelle décrits plus haut, on reconnaît aisément que de tels schémas discursifs, mondialement répandus, promeuvent un modèle identitaire collectif prédéterminé. Le danger d’un comportement « délirant », fantasmatique, est toujours présent de manière latente, ou du moins un consensus est toujours garanti autour de ce qu’est un comportement éthiquement et culturellement correct – même si ces groupes eux-mêmes semblent se présenter d’une manière qui leur est propre. Les écarts ou les positions opposées sont tolérés au moins dans la plupart des sociétés du monde occidental, ou plutôt elles trouvent une niche au sein des structures différenciées du collectif formé par la « communauté globale » (global community). Au sein de certains domaines sociaux – la nation, la politique, l’économie, les groupes étatiques et religieux, mais aussi toute forme de jet set, etc. – ce modèle de l’identité collective est sans doute prégnant. Mais les structures identitaires individuelles reconnaissables qui viennent contredire le système collectif présentent d’autres caractéristiques, qui permettent d’expliquer l’existence d’un modèle d’action cosmopolite tel que présenté au début de ce chapitre. Ilija Trojanow et Ranjit Hoskoté critiquent la globalisation culturelle et rejettent à ce titre toute forme de standardisation ; pour eux, l’existence culturelle de l’individu est un processus d’accumulation dynamique :
La représentation d’une identité établie est une chimère. L’existence culturelle est un processus cumulatif. La politique de l’identité cherche à faire entrer chacun de nous dans une case déterminée, sur laquelle sont bien soigneusement inscrites la race, la religion et la nationalité, alors que la vie nous invite et même nous oblige à parcourir sur un grand huit les hauts et les bas des différences. Nous n’avons pas d’identités mais des positions dynamiques.20
12Les modèles identitaires individuels ne sont en rien établis et ils ne sont pas non plus soumis aux aléas des circonstances. La formation de l’identité est un processus qui, dans son développement, suit la dynamique de chaque parcours de vie individuel et dont les dimensions s’élargissent sans cesse. À lire l’analyse très critique que Lutz Niethammer fait des modèles d’identité collective, ce processus de formation de l’identité individuelle ne semble pas en tout cas relever des « structures plastiques » éculées du discours moderne, mais bien plutôt des besoins dialogiques fondamentaux de l’existence humaine :
La question de sa propre identité renvoie à « l’Autre », plus précisément en règle générale à sa pluralité, à sa variabilité et à sa forme collective, un assortiment de forces supérieures et de normes. Comme le sujet ne grandit pas simplement en intégrant depuis tout petit les traditions de ces forces et de ces normes, et qu’il ne les expérimente pas simplement de manière inconsciente, comme des évidences, mais qu’il les rencontre toujours de manière renouvelée, à partir de l’extérieur et depuis une position d’infériorité, il perçoit la différence et entre en relation avec elle. Il tente de connaître ses principes de construction et la compare, d’un regard distancié, à ses propres traditions qui, vues sous cet angle, lui apparaissent désormais elles-mêmes comme des constructions spécifiques.21
13La formation de l’identité est ici une entreprise archéologique ou, pour rester dans le lexique des études littéraires, philologique, dans laquelle les « nouvelles expériences » sont intégrées « dans un programme identitaire et un projet autobiographique élargis ». Chaque sujet a l’occasion de mesurer sa « carte mentale identificatoire » (identifikative mentale Landkarte) et « ce faisant, dans certaines circonstances », de « réinventer/retrouver des valeurs et des éléments culturels oubliés depuis longtemps »22. La traduction et la transformation sont les principaux paramètres qui font que des modèles identitaires ne sont pas ici mis bout à bout ou superposés, mais que, dans un processus d’appropriation subjective, ils se fondent pour former un modèle identitaire finalement hybride. Édouard Glissant qualifie de « métissage », de mélange, ce processus qu’il considère comme constitutif du monde moderne23. Toutefois, le métissage n’est pas (il faut peut-être le souligner, contrairement à ce qu’en dit Glissant) un évènement fortuit mais un acte conscient de confrontation, qui s’accompagne de paradigmes éthiques fondamentaux ; ces paradigmes pourront être la « politesse » (cortesia, selon le terme de George Steiner)24, ou la « raison ». En tout cas, une attitude d’ouverture au dialogue et le souhait d’échanger à propos de sa propre position et de celle de l’étranger constituent des impulsions essentielles à la formation de structures identitaires individuelles. Un individu qui se serait développé de cette manière correspond aux représentations que l’on se fait d’un citoyen du monde de la globalisation car, comme l’indique le philosophe Kwame Anthony Appiah dans son livre The Ethics of Identity, « l’impulsion cosmopolite est au centre de cette perspective […], parce qu’elle considère un monde varié sur le plan culturel et social comme un prérequis à l’autocréation qui est au cœur de toute vie humaine dotée de sens »25.
Susan Sontag et la littérature mondiale
14En tant que « prérequis à l’auto-création », l’éthique du cosmopolitique constitue le fondement de la formation d’un individu libre et autodéterminé. La décision de s’ouvrir à l’étranger et de laisser entrer « l’altérité de l’Autre » en soi et pour soi débouche sur un modèle de vie qui garantit en fin de compte la liberté de l’individu. L’essayiste et romancière américaine Susan Sontag l’a clairement montré lorsque, recevant le 16 octobre 2003 le prix de la Paix des libraires allemands (Friedenspreis des Deutschen Buchhandels) elle a retracé sa biographie – et sa démonstration permet au modèle d’un cosmopolitisme éthiquement fondé que nous discutons ici de ne pas rester une simple théorie absconse.
15Au-delà des faits biographiques, elle développe dans son discours un contre-modèle au discours dominant sur la guerre et la violence qui avait pris des proportions effrayantes aux États-Unis suite au 11 septembre 2001. Dans ce contexte, son autoportrait intellectuel n’a rien d’un discours banal déterminé par la politique officielle, il ne trahit pas non plus une constante mise sous tutelle politique, mais relève plutôt de la présence atemporelle de modèles de perception liés à la littérature mondiale. En lien avec la catégorie morale de la conscience, la littérature mondiale représente un fondement essentiel et existentiel de l’engagement intellectuel de Susan Sontag :
J’aime à penser que je ne représente que la littérature, une certaine idée de la littérature, et que la conscience, une certaine idée de la conscience ou du devoir.26
16Pour Susan Sontag, la littérature esquisse des mondes qui opposent aux simples constructions politiques et sociales l’idéal d’un cosmopolitisme tant moral qu’esthétique et qui contrecarrent ainsi le discours dominant : « Une des tâches de la littérature consiste à formuler des questions et à bâtir des contre-affirmations aux platitudes pieuses du moment. »27 Comme contre-modèle aux schémas explicatifs politiques et monocausaux de l’après-11 Septembre, elle attribue aux modes de représentation de la littérature, plus complexes, la capacité de représenter de manière suffisamment différenciée les structures sociales et idéologiques de la société humaine, car « la littérature peut nous dire ce qu’est le monde »28. Ce savoir différencié concernant la composition du monde permet de laisser les autres et l’Autre entrer en soi et de s’oublier soi-même « au moins de temps en temps »29. L’intérêt de Susan Sontag pour les œuvres de la littérature mondiale ne tient pas à leur description concrète du quotidien ou de la guerre mais bien plutôt aux questions éthiques ainsi visées : « La littérature m’intéresse moins comme porteuse de lumières que de sagesse. Telle que je me la représente, la grande littérature nous apprend à mieux comprendre la conditio humana. »30 Dans son esquisse biographique, Susan Sontag montre que s’occuper de littérature est le seul moyen de percer l’hermétique structure collective du national et d’affirmer que la liberté intellectuelle de l’individu monadique est une nécessité éthique des sociétés modernes, même après le 11 septembre 2001 :
Cet accès à la littérature, à la littérature du monde, avait permis d’échapper à la prison de la vanité nationale, au philistinisme, à l’inévitable esprit de clocher, aux enseignements ineptes, aux destinées imparfaites et à la malchance. La littérature avait été le passeport vers une vie plus large, je veux dire, vers le territoire de la liberté.
La littérature avait été la liberté. Et, tout spécialement à une époque où les valeurs de la lecture et de la vie intérieure sont si dangereusement remises en cause, la littérature est toujours la liberté.31
17La littérature mondiale devient ici la garante de la liberté individuelle, qui provient elle-même d’un intérêt spécifique pour la culture universelle. Que la littérature soit conditionnée transnationalement ne mène pas (du moins pas pour Susan Sontag) à une accumulation de savoir mobilisable, mais à la formation d’une conscience cosmopolite, lien nécessaire entre l’engagement social individuel et la vie humaine collective.
18Dans sa dernière intervention publique, lorsqu’elle reçut le Literary Award le 7 avril 2004, Susan Sontag est encore revenue sur cet aspect de la littérature comme possibilité de représenter des images complexes du monde :
Dans notre culture dégénérée, presque tout nous invite à simplifier la réalité, à mépriser la sagesse. Il y a beaucoup de sagesse dans le précieux héritage de la littérature, de la littérature mondiale, qui peut continuer à nous nourrir et qui livre une contribution irremplaçable à notre humanité en formulant une vision des sentiments humains et des contradictions sans lesquels il n’y a de vie ni dans la littérature ni dans l’histoire.32
19Pour Susan Sontag, la littérature mondiale représente un potentiel d’expérience décisif, le seul vecteur pour transmettre la complexité de l’existence humaine et pour ouvrir l’individu à l’expérimentation d’altérités culturelles. Pour Sontag, la possibilité qu’offre le contact avec la littérature mondiale de prendre conscience d’autres mondes et ainsi d’ouvrir un étranger à ce qui nous est propre, permet de réaliser un sentiment fondamental de liberté individuelle. À ses yeux, une vie dans la société, une vie sociale, n’est possible qu’à partir de cette liberté. Dans la solennité de son discours de remerciement, dans lequel elle attribue à la seule littérature mondiale le fait de permettre de vivre dans la liberté intellectuelle et personnelle, se retrouve quelque chose du sérieux « non ironique » qui était nécessaire pour qu’« une petite fille asthmatique, entichée de livres, issue d’une famille qui faisait peu de cas de l’éducation », puisse surmonter « une jeunesse dans le sud de l’Arizona et dans les banlieues de Los Angeles », selon les termes de son fils David Rieff33.
***
L’éthique de la littérature mondiale et la littérature comparée
20On peut à bon droit se demander en quoi l’éthique de la formation de l’identité individuelle se rapporte aux problèmes de la littérature comparée du XXIe siècle. Le projet autobiographique de Susan Sontag montre en tout cas que la formation de l’individu ne répond pas seulement à des influences climatiques ou sociales fortuites, mais qu’il s’agit tout autant d’un processus guidé, et influencé de l’extérieur. En l’occurrence c’est la littérature, la littérature mondiale qui a contribué à l’évolution et à la libération de Susan Sontag. En cela, son cas n’est pas exceptionnel. Comme beaucoup d’intellectuels contemporains – il faudrait citer ici, entre autres, non seulement Edward Said, mais aussi des écrivains et des penseurs comme Anthony Kwame Appiah, Homi K. Bhabha, Édouard Glissant, Amin Maalouf, Arundhati Roy – Susan Sontag se voyait exclue des évidences de la coexistence collective. En tant qu’intellectuelle elle vivait, au sens figuré, dans une sorte d’exil diasporique (même si elle reçut les plus hautes distinctions et fut reconnue en tant qu’essayiste de premier plan aux États-Unis). Cela lui imposait, mais lui permettait aussi, d’entrevoir des versions alternatives de l’individualité et de les laisser irriguer sa propre évolution. Dans son cas comme dans d’autres, la littérature mondiale servit de médiatrice entre ces différents projets d’individualité ; elle lui offrait la possibilité de s’échapper hors des limites étroites de sa province et de vivre de manière exemplaire les mécanismes d’assimilation et d’appropriation de l’Autre. Ce sont toujours les réalisations artistiques individuelles et leur ancrage dans un contexte global plus large qui font le véritable intérêt de l’étude de la littérature mondiale.
21Dans le contexte des discussions françaises sur la « littératuremonde » et en référence à Albert Camus, Édouard Glissant a qualifié la littérature mondiale, objet central de la pensée comparatiste, de « solitaire et solidaire »34, soulignant ainsi la coexistence de la poésie et de la politique, de l’individu et de la société. De fait, dans un monde global, l’identité de l’individu qui écrit doit sans cesse trouver un nouvel ancrage entre des paradigmes sociaux et esthétiques. Pour la littérature comparée, cela implique de ne pas seulement étudier les conditions esthétiques de l’art, mais aussi, à partir de là, de s’interroger sur les prémisses éthiques de l’action de la littérature mondiale. Alors seulement la pensée comparatiste à l’époque de la globalisation deviendra un acte vraiment moral : un acte qui, issu du domaine esthétique, prenne en compte la question des valeurs communes de l’existence humaine et, ainsi, devienne politique.
Notes de bas de page
1 Susan Sontag, « Acceptance Speech. Dankesrede », in Friedenspreis des Deutschen Buchhandels 2003 : Susan Sontag. Ansprachen aus Anlaß der Verleihung, Francfort-surle-Main, MVB, 2003, p. 60. Je remercie Pascale Rabault-Feuerhahn de m’avoir invité à un colloque sur les « Modèles interprétatifs des postcolonial studies : le comparatisme en question » qui a eu lieu le 17 mai 2008 à l’École normale supérieure (Paris) et lors duquel les réflexions que je développe ici ont pu être présentées et discutées pour la première fois.
2 Ulrich Beck, Der kosmopolitische Blick oder : Krieg ist Frieden, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2004, p. 77.
3 Ibid., p. 98.
4 Ibid., p. 99.
5 Pour une critique de Beck, voir Ludger Pries, Die Transnationalisierung der sozialen Welt, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2008, p. 350 et Peter Goßens, « ‘Lessings Universalismus’. Weltliteratur und Kosmopolitismus im Zeichen der Globalisierung », in Lessing Yearbook XXXVII : Proceedings of the Tuscon Lessing Conference 2007, Göttingen, Wallstein, 2008, pp. 23-37.
6 Pries, Die Transnationalisierung der sozialen Welt, op. cit., p. 357.
7 Kerst Walstra, « Eine Worthülse der Literaturdebatte ? Kritische Anmerkungen zum Begriff Weltliteratur », in Manfred Schmeling (éd.), Weltliteratur heute. Konzepte und Perspektiven, Wurtzbourg, Königshausen & Neumann, 1995, pp. 179-208, ici p. 206.
8 À ce propos voir Peter Goßens, « Eine ‘Karte der Menschheit ? Über die Koordinaten globalisierter Weltliteratur », in Ulf Reichardt (éd.), Die Vermessung der Globalisierung. Kulturwissenschaftliche Perspektiven, Heidelberg, Winter, 2008, pp. 215-233.
9 Doris Bachmann-Medick, « Multikultur oder kulturelle Differenzen ? Neue Konzepte von Weltliteratur und Übersetzung in postkolonialer Perspektive », in ibid (éd.), Kultur als Text. Die anthropologische Wende in der Literaturwissenschaft, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1996, pp. 262-298, ici p. 273.
10 Elke Sturm-Trigonakis, Global Playing in der Literatur. Ein Versuch über Neue Weltliteratur, Wurtzbourg, Königshausen & Neumann, 2007, pp. 108 sq.
11 Ranjit Hoskoté, Ilija Trojanow, Kampfabsage. Kulturen bekämpfen sich nicht – sie fließen zusammen, aus dem Englischen von Heike Schlatterer, Munich, Zurich, Blessing, 2007, p. 29. À la théorie du « clash des civilisations », I. Trojanow et R. Hostoké opposent l’idée que les diverses cultures sont vouées à se fondre les unes dans les autres, selon un processus qui peut certes être parfois conflictuel, mais qui n’en est pas moins inéluctable ; l’identité comme la civilisation découlent de ce processus dynamique. La théorie du « clash des civilisations » n’est en fait qu’une tentative vaine et mortifère de le stopper.
12 Erich Auerbach, « Philologie de la littérature mondiale », traduit de l’allemand par Diane Meur, in Christophe Pradeau, Tiphaine Samoyault (éds.), Où est la littérature mondiale, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2005, pp. 25-37, ici p. 26 (en allemand : Erich Auerbach, « Philologie der Weltliteratur », in Walter Muschg, Emil Staiger (éds.), Weltliteratur. Festgabe für Fritz Strich zum 70. Geburtstag, Berne, Francke, 1952, pp. 39-52, ici p. 39).
13 Ibid.
14 Amin Nassehi, « Dialog der Kulturen – Wer spricht ? », Aus Politik und Zeitgeschichte 28/29, 10 juillet 2006, pp. 33-38, ici p. 34.
15 Ibid., p. 37.
16 Thomas Meyer, Identitätspolitik. Vom Mißbrauch kultureller Unterschiede, Francfort-surle-Main, Suhrkamp, 2002 ; Lutz Niethammer, Kollektive Identität. Heimische Quellen einer unheimlichen Konjunktur, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 2000 ; Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales. Europe XVIIIe-XXe siècles, Paris, Seuil, 2001.
17 Meyer, Identitätspolitik, op. cit., p. 43.
18 Niethammer, Kollektive Identität, op. cit., pp. 33-35.
19 Meyer, Identitätspolitik, op. cit., p. 43.
20 Trojanow, Hoskoté, Kampfabsage, op. cit., p. 227.
21 Niethammer, Kollektive Identität, op. cit., p. 52.
22 Pries, Die Transnationalisierung der sozialen Welt, op. cit., p. 350.
23 Édouard Glissant, Traité du Tout-monde. Poétique IV, Paris, Gallimard, 1997, p. 15.
24 George Steiner, Von realer Gegenwart. Hat unser Sprechen Inhalt ? Mit einem nachwort von Botho Strauß, aus dem Englischen von Jörg Trobitius, Munich, Hanser, 1990, p. 196.
25 Kwame Anthony Appiah, The Ethics of Identity, Princeton, Princeton University Press, 2005, p. 268.
26 Susan Sontag, « La littérature est la liberté. Remerciement pour le Friedenpreis (prix de la Paix). Prononcé le 12 octobre 2003, en la Paulskirche, à Francfort », in Garder le sens mais altérer la forme (trad. de l’anglais par Anne Wicke), Paris, Christian Bourgeois, 2008, pp. 235-248, ici p. 236.
27 Ibid., p. 249.
28 Ibid.
29 Ibid., p. 250.
30 Sacha Vema, « Die amerikanische Misere [Gespräch mit Susan Sontag] », Die Zeit Nr. 9, 21 février 2002.
31 Sontag, « La littérature est la liberté », art. cit., p. 248.
32 Susan Sontag, « Dankesrede zur Verleihung des Literary Award (7. April 2004) », Frankfurter Allgemeine Zeitung Nr. 305, 30 décembre 2004, p. 39.
33 David Rieff, « Vorwort », in Susan Sontag, Zur gleichen Zeit. Aufsätze und Reden, Munich, Vienne, Hanser, 2008, pp. 14-22, ici p. 20.
34 Édouard Glissant, « Solitaire et solidaire. Entretien avec Édouard Glissant », in Michel Le Bris, Jean Rouaud (éds.), Pour une littérature-monde, Paris, Gallimard, 2007, pp. 77-86.
Auteur
Enseignant au département de littérature comparée de l’université de Bochum. Spécialiste de l’histoire de la littérature comparée, en particulier de la notion de Weltliteratur et de ses réappropriations historiques et contemporaines. Weltliteratur. Modelle transnationaler Literaturwahrnehmung im 19. Jahrhundert, Stuttgart, J.-B. Metzler, 2011 et (éd. avec M. Schmitz-Eman), Weltliteratur aus der DDR. Relektüren, Berlin, Chr. A. Bachmann, 2014 ; Articles « Weltliteratur » (pp. 138-143) et « Eurozentrismus und Komparatistik » (pp. 155-158) du Handbuch Komparatistik. Theorien, Arbeitsfelder, Wissenspraxis (éd. R. Zymner, Achim Hölter), Stuttgart, Metzler, 2013.
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Une histoire de transferts culturels
Hoai Huong Aubert-Nguyen et Michel Espagne (dir.)
2015
Les intraduisibles du patrimoine en Afrique subsaharienne
Danièle Wozny et Barbara Cassin (dir.)
2014
Le cinéma près de la vie
Prises de vue sociologiques sur le spectateur du xxie siècle
Emmanuel Ethis
2015
L'hellénisme de Wilhelm Von Humboldt et ses prolongements européens
Sandrine Maufroy et Michel Espagne (dir.)
2016