9. « Malheur généalogique »
Achille Mbembe penseur postcolonial
p. 147-165
Texte intégral
1L’expression « malheur généalogique » est tirée d’un des premiers essais d’Achille Mbembe, qu’il publia en 1993 sous le titre Écrire l’Afrique à partir d’une faille ; Mbembe l’empruntait lui-même à Michel de Certeau dans L’écriture de l’histoire (1975) :
Il ne faut donc pas prendre prétexte de l’« ex-patriation » pour me demander, à moi – ou à Mudimbe, ou à Appiah, ou à qui que ce soit d’autre pour la circonstance, Mongo Beti, Ngugi wa Thiong’o et les autres – d’où je parle, qu’est-ce que j’écris, et d’où me vient l’autorité de le faire. Il faut simplement comprendre qu’au départ, il y a ce que Michel de Certeau appelait le « malheur généalogique », celui-là qui nous fait tous naître et grandir « quelque part » et nous inscrit, que nous le voulions ou non, dans une lignée qu’il ne nous est possible, ni de choisir, ni, vraiment, de légitimer, ni de nous séparer.1
2Historien et sociologue africain, Achille Mbembe est né au Cameroun et, depuis la publication en 1990 de De la postcolonie, son œuvre qui a fait date, il est l’un des commentateurs les plus importants (du moins les plus reconnus mondialement) de l’Afrique postcoloniale. Dans ce texte, Mbembe relate son enfance passée dans le village de Malandé au Sud du Cameroun, sa prise de conscience progressive de la violence et de la corruption du régime politique du président Paul Biya, son lien complexe et explicitement sensualisé au christianisme, ses premiers textes sur la relation entre l’Église et l’État au Cameroun (Afriques indociles), ainsi que les livres et les gens dont l’influence l’ont profondément marqué – une longue liste d’africanistes de renom comme Bogumil Jewsiewicki, Peter Geschiere, V. Y. Mudimbe et Mamadou Diouf, de même qu’une série d’intellectuels et d’écrivains variés : Gustavo Guttiérez, Paulo Freire, Jean-Marc Ela, Frantz Fanon, Sony Labou Tansi, Ruben Um Nyobé, puis, lors de son séjour à Paris, Foucault, Castoriadis, Elias, de Certeau, Bataille, Derrida, Deleuze et Guattari, Lévinas, Lacan. Il raconte ses désillusions vis-à-vis des gens qui sont au pouvoir et ses constantes querelles avec eux, son départ soudain pour les États-Unis et l’université de Pennsylvanie où il enseignait au moment où il écrivit cet essai, avec un mélange d’intense nostalgie et d’amertume. Comme il l’explique, c’est la tension inhérente à cette situation ambivalente qui marque sa propre « identité » d’Africain. La rupture avec l’endroit où son moi était enraciné est décrite en termes d’« écart » et de « faille ». Toutefois, comme il le note lui-même, le Cameroun avait lui-même déjà préfiguré depuis toujours cette identité partagée et cet exil forcé. Mbembe se dit en effet « originaire, pour ainsi dire, d’un ‘non-lieu’, d’un ‘non-pays’ accidentellement nommé le Cameroun »2.
3Cette « désappartenance » originaire livre à ses yeux la clef de ce que signifie « écrire l’Afrique » et du mode existentiel sur lequel il tente de le faire :
Ne vivant là-bas, du moins pour le moment, et n’étant pas ici, du moins pas encore, il est, dès lors, patent que j’écris et j’essaie de lire l’Afrique à partir d’un écart, d’une faille, d’un éboulement. Je m’efforce de le faire dans la sérénité, sans mauvaise conscience ni sentiment de culpabilité, mais aussi de nier, dans ma façon même d’écrire, cette angoisse et cette inquiétude critique que l’on éprouve face à un objet dont l’existence structure mon propre mode d’être. J’essaie de ne pas vivre mon « malheur généalogique » et ma filiation à l’Afrique en termes de « dette » à rembourser ou de « malédiction » à laver.3
4Anticipant l’analyse de la postcolonie africaine qu’il livrera dans ses œuvres ultérieures, et se référant explicitement à la célèbre méditation de Heidegger sur la question posée par Hölderlin (« À quoi bon des poètes en temps de détresse ? »), Mbembe présente aussi cet essai comme une tentative pour écrire la « nuit-du-monde-africain-postcolonial ». Comme il le note vers la fin du texte, « C’est cette nuit-du-monde-africain-postcolonial qui m’agite et fait trembler ce qui me tient provisoirement lieu d’‘identité’ »4.
5Dans le chapitre inaugural de son dernier livre, Sortir de la grande nuit : Essai sur l’Afrique décolonisée (2010), Mbembe revient sur ce texte autobiographique de 1993. Il en offre une version révisée et actualisée qui tient compte de son travail ultérieur aux États-Unis et en Afrique du Sud et de son accession au statut de commentateur parmi les plus importants de l’Afrique postcoloniale. Il livre en même temps une contribution individuelle décisive aux débats entourant le cinquantième anniversaire de la décolonisation de la plus grande partie du continent africain5. La réapparition et la révision de ce texte sont intéressantes en vertu de la décision de Mbembe d’en faire le constat initial et le point de départ de son nouveau livre, mais aussi pour ce qu’il laisse de côté par rapport à la première version. Mbembe conserve la référence inaugurale à la lecture de Hölderlin par Heidegger, mais elle ne fait plus partie d’une réflexion poétisée sur l’être-au-monde de l’Afrique contemporaine. L’accent s’est déplacé, Mbembe met désormais l’Afrique en garde contre le risque d’être séduite par la mythification esthétique du monde à laquelle procèdent les Européens et contre sa collusion avec les pires aspects de l’histoire politique européenne du siècle dernier – une histoire dans laquelle il implique aussi les choix politiques de Heidegger (« ainsi que le fit Heidegger lui-même dans son rapport au projet nazi »)6. Mbembe adopte donc d’emblée un ton politique, de défi, et semble vouloir s’inscrire lui-même clairement au sein de la généalogie de penseurs et d’écrivains postcoloniaux tels que Ruben, Jean-Marc Ela et Fanon. Ruben, en tant que fondateur en 1948 de l’Union des populations camerounaises (UPC), s’avère une figureclé dans cette généalogie esquissée par Mbembe. Par conséquent, se référer à lui est une manière de mettre désormais en avant des liens généalogiques (familiaux) – la tante de Mbembe était la veuve d’un des proches collaborateurs de Ruben au sein du mouvement de résistance camerounais et elle fut assassinée en même temps que lui – et, par extension, son sentiment d’appartenance à l’histoire qui a fait de lui l’écrivain et le penseur qu’il est aujourd’hui : « […] je suis donc […] le produit du premier âge du postcolonialisme – de son enfance et de son adolescence »7. Dans la version réécrite de son essai, Mbembe réduit la sensualisation de sa relation au « corps du Christ » à une brève assertion sur l’importance de la théologie de la libération. Il supprime la longue liste des intellectuels français qui l’ont influencé et met l’accent sur la période qu’il a passée à l’université de Witwatersrand en Afrique du Sud, suggérant d’envisager l’Afrique du Sud de l’après-apartheid comme un laboratoire pour tester une nouvelle forme d’« afropolitanisme », qui serait l’affirmation d’un avenir et d’une nouvelle aube pour l’Afrique dans son ensemble, au moment où celle-ci émerge de la « nuit-du-monde-postcolonial ».
6Mais quel est enjeu de cette réécriture, de cette reprise de son essai autobiographique qui date des débuts de son œuvre ? Sortir de la grande nuit contient une critique impitoyable de l’incapacité de la France à se confronter au postcolonialisme en tant que projet intellectuel et à accepter l’histoire de son propre passé colonial : la France « décolonise sans s’auto-décoloniser »8. Le geste consistant à « écrire l’Afrique », au départ clairement présenté comme une « ré-écriture » de la nation prenant la forme d’un attachement pour le moins ambivalent à ce « non-pays » qu’est le Cameroun, a désormais une portée beaucoup plus transnationale et reflète en cela la propre trajectoire de Mbembe. Cette dimension transnationale se retrouve aussi dans l’insistance sur les flux migratoires entre les nations africaines, et sur le plan de la réponse apportée par l’Afrique aux défis de la mondialisation contemporaine.
7Toutefois, cette voix plus farouchement politique finit par réaffirmer la place du poétique et du mythologique au sein de ces questions, et cette reconceptualisation s’avère devoir beaucoup à la pensée de Jacques Derrida et de Jean-Luc Nancy, surtout pour ce qui est du sens de la mondialisation, de l’Europe, de la décolonisation et du monde. On n’a donc certainement pas affaire, dans ce livre, à un retour simpliste au politique ni à un abandon de Heidegger ou de la French Theory et de ce qu’elle doit à la pensée heideggérienne. Mbembe évoque ainsi la « productivité poétique de la mémoire et du religieux »9 et dans le chapitre suivant, intitulé « Déclosion du monde et montée en humanité », la notionclef est précisément l’idée de « déclosion du monde » due à Nancy et que ce dernier a particulièrement détaillée dans Déconstruction du christianisme.10 Mbembe nuance donc sa description du statut ontologique du sujet africain, qu’il avait théorisé dans son texte le plus célèbre, De la postcolonie,11 et en même temps il exploite les ressources offertes par les autres innovations lexicales de Nancy. Il reformule les concepts de ce dernier en des termes plus explicitement politiques – Nancy repensait notamment la communauté comme un « être-en-commun » dans La communauté désoeuvrée, ou le monde dans La création du monde, ou la mondialisation)12 – et les relie à la pensée de Derrida sur la question d’une « démocratie-à-venir »13.
8Il est donc intéressant de se pencher plus avant sur le premier essai autobiographique de Mbembe et sur la démarche consistant à le « réinscrire » ou le « reprendre » dans son œuvre plus récente. En d’autres termes, il s’agit de comprendre ce que cela signifie aujourd’hui de parler de Mbembe comme d’un « penseur postcolonial ». Comment se situet-il lui-même dans une certaine généalogie intellectuelle de la théorie postcoloniale ? Et, au sein de sa trajectoire, quelle est la lecture la plus féconde de sa relation à ces deux figures privilégiées et influentes (en des sens différents, cela s’entend) que sont Derrida et Ruben Um Nyobè ?
La déconstruction comme autodécolonisation
9On peut partir ici de ce qui est devenu un lieu commun mais qui constitue néanmoins toujours un paradoxe étrange, que Mbembe a commenté lui-même dans une interview publiée dans Esprit en 2006 dans le cadre d’une discussion sur la relation entre ce que l’on nomme French Theory et le postcolonialisme :
Mais il faut ajouter à ceci l’influence des penseurs français de l’altérité comme Merleau-Ponty, Sartre, Lévinas et bien d’autres ; ou encore ce que la pensée postcoloniale doit aux analyses de Foucault, Derrida, voire Lacan. Il s’agit donc d’une réflexion qui est, à plusieurs égards, très proche d’une certaine démarche de réflexion française. Le paradoxe est qu’à cause de son insularité culturelle et du narcissisme de ses élites, la France s’est coupée de ces nouveaux voyages de la pensée mondiale.14
10Laissons pour le moment de côté la critique que Mbembe opère des limites de la théorie postcoloniale en général, critique qu’il reprendra, comme on le verra, dans Sortir de la grande nuit. Le paradoxe qu’il met ici en lumière est que même si la French Theory a été à l’origine des principaux et des plus influents développements qu’a connus la « pensée postcoloniale » – terme que Mbembe préfère à celui de « théorie » car, selon lui, le postcolonialisme n’est en aucun cas un ensemble de pensée homogène ou achevé –, la France est restée notoirement réfractaire à toute réflexion critique sur son propre passé colonial15.
11C’est pourquoi plusieurs commentateurs ont commencé à retracer différentes lignes généalogiques d’influences de la théorie postcoloniale et ont particulièrement insisté sur ses « racines » en Afrique francophone, ligne généalogique dans laquelle l’œuvre de Derrida joue peutêtre de manière surprenante un rôle central16. La généalogie ainsi retracée mérite qu’on s’y attarde, en particulier à la lumière de la « dette vis-à-vis de la déconstruction » réactivée par Mbembe lui-même dans son dernier livre et, plus généralement, de la question de la dette et de l’influence dans l’évolution de la théorie postcoloniale (y compris, par exemple, ce que Valentin Mudimbe doit à Sartre et Foucault).
12Robert Young a sans doute été le premier, dans son livre de 1990, White Mythologies (Mythologies blanches), à mettre l’œuvre de Derrida en rapport avec des questions postcoloniales, affirmant que le philosophe avait toujours remis en cause les thèse fondatrices de l’idéologie coloniale, et ce dès De la grammatologie puisque son analyse méticuleuse du privilège accordé historiquement à l’oral sur l’écrit (le « logocentrisme » que Derrida loue) dans la tradition métaphysique occidentale prend la forme d’une critique de l’ethnocentrisme17. Robert Young réfute ainsi une vision matérialiste et postcoloniale assez répandue de la déconstruction et resitue l’œuvre de Derrida dans une généalogie anti-coloniale francophone plus militante, aux côtés d’autres écrivains et théoriciens ayant entretenu, ou entretenant encore, des liens biographiques ou intellectuels étroits avec l’Algérie : Hélène Cixous, François Lyotard, Pierre Bourdieu, une liste qu’il étend à des figures plus familières comme Jean-Paul Sartre, Frantz Fanon, Albert Memmi et Abdelkebir Khatibi. On pourrait sans doute lire dans une veine similaire la manière dont Achille Mbembe se réinscrit lui-même dans cette histoire politique et intellectuelle au début de Sortir de la grande nuit . Poursuivant cette généalogie dans un autre essai, intitulé Deconstruction and the Postcolonial, Robert Young fait valoir qu’après avoir quitté l’Algérie pour la France métropolitaine, Derrida a transposé ses expériences de jeunesse dans une attitude permanente de subversion politique et que ses idées furent dès lors reprises par des groupes de migrants et d’immigrés qui les appliquaient à leur propre situation politique18 . On a reproché à Robert Young de ne pas avoir accordé assez d’importance au fait, historiquement attesté, que Derrida ne s’est jamais impliqué dans aucune lutte concrète pour l’indépendance, que ce soit en prenant les armes ou d’une autre manière ; mais on pourrait tout aussi bien faire remarquer, à l’inverse, que la lecture proposée par Robert Young survalorise les aspects autobiographiques (ou peut-être même qu’il les prend trop au mot) et qu’elle démontre le risque de réduire la déconstruction à un ensemble essentiellement thématique de constats programmatiques : dans son empressement à prouver que les critiques matérialistes ont tort et que leur version de l’histoire intellectuelle est erronée, Robert Young propose finalement un autre grand récit alternatif qui produit précisément le type de cohérence thématique qui va à l’encontre d’une lecture déconstructionniste19.
13Dans le cadre plus général d’une interrogation sur l’histoire de la pensée postcoloniale, même si l’on admet le schéma généalogique proposé par Robert Young, on semble bien rester prisonnier d’une pensée binaire et contrastive. En effet, que l’on considère la déconstruction et la théorie postcoloniale comme des modes antagonistes de pensée et d’analyse, ou au contraire comme des théories associées (alléguant alors que l’on n’aurait simplement pas su reconnaître cette complicité), dans les deux cas on justifie son interprétation en se référant à un héritage commun ou à une histoire interdépendante. Les tentatives récentes pour sortir de cette impasse ont donné lieu à des alliances très fructueuses entre la théorie postcoloniale et les théories de la mondialisation, les Subaltern Studies et les études culturelles transnationales. Toutefois, cela pose un autre problème, à savoir que toute compréhension de l’histoire en termes purement dialectiques est nécessairement problématique, car la théorie postcoloniale (ou du moins celle qui prend au sérieux la déstabilisation épistémologique engendrée par la déconstruction) met en question la structure même de tout « récit généalogique ». Comme V. Y. Mudimbe le soulignait déjà dans L’Odeur du père (1982), ce souci de « dépasser » la métaphysique occidentale risque toujours de se résumer à une autre forme de ruse de la raison de la pensée dialectique hégélienne (occidentale) et peut donc facilement être rattachée et assimilée au récit historique généalogique qu’il semblait contester20.
14Il n’est pas inutile de s’attarder quelques instants sur la manière dont l’œuvre de Mudimbe s’intègre dans le récit retracé ici, dans la mesure où il constitue une référence intellectuelle de premier ordre pour Mbembe. Né au Congo belge, qui est devenu le Zaïre après l’Indépendance (et présentement la République Démocratique du Congo), Mudimbe se décrit comme « noir, catholique, africain, et agnostique : intellectuellement marxiste, disposé à la psychanalyse, mais spécialiste de la philologie indo-européenne »21 . Les premiers écrits de Mudimbe s’inspirent explicitement de Foucault ; comme le suggère le titre de son livre le plus célèbre, The Invention of Africa (L’invention de l’Afrique), son but est de déconstruire et reconstruire l’« archéologie » des représentations, ou des représentations déformées de l’Afrique et de sa culture depuis l’Antiquité grecque mais surtout en lien avec les missions coloniales françaises et belges en Afrique22. La question de son adaptation de Foucault est très importante dans le contexte de la « généalogie » francophone supposée du postcolonialisme et elle occasionne souvent une lecture doublement erronée de Mudimbe, d’une part en affirmant qu’il se contente d’emprunter à Foucault un modèle généalogique (imitant ainsi le théoricien critique « occidental » et ses outils), d’autre part en pensant que l’on pourrait assimiler la méthodologie critique de Foucault à la déconstruction. Aux yeux du philosophe africain Dismas Masolo, par exemple, le fait que Mudimbe recoure à des théoriciens tels que Foucault est symptomatique d’une incapacité foncière à fonder ce qu’il nomme son « élégante méthode déconstructionniste » sur le « langage de la vie quotidienne » (idioms of everyday life)23. Comme le dit Masolo « il échoue lamentablement dans ses tentatives pour s’émanciper du cercle vicieux inhérent à la position déconstructionniste »24 . Toutefois, loin d’ignorer les risques liés à sa propre situation de dépendance discursive, Mudimbe dit bien que toute réaffirmation de la subjectivité (en l’occurrence, il s’agit bien sûr d’une subjectivité africaine renouvelée) nécessite de manière centrale une vigilance critique. À cet égard, Mudimbe cite souvent Frantz Fanon comme un point de départ important de son propre travail et, plus généralement, de la théorie postcoloniale. Le cogito africain qu’il promeut avec enthousiasme à la fin de The Idea of Africa implique, dans son affirmation même, à la fois une désarticulation de l’objectivation discursive occidentale et la revendication d’une nouvelle forme d’entremise subjective fondée sur un mode d’invention radicalement différent25.
15L’œuvre de Mudimbe est ainsi traversée par un double mouvement, caractérisé par le choix du terme « reprendre » que Mudimbe emploie pour décrire le processus simultané d’interruption, de reprise, et de réécriture des traditions artistiques africaines qui implique aussi une auto-évaluation critique de la part de la pensée africaine26. Sa critique du marxisme en Afrique en est un bon exemple. Pour Mudimbe, la théorie marxiste est une version parmi d’autres d’une « volonté de vérité » universalisante, mais si elle a échoué en Afrique, c’est parce qu’elle ne répondait pas à la « complexité des dynamiques du vécu dans le lieu réel », et qu’il s’agissait donc d’une « transposition discutable » (questionable translation)27. Mudimbe souligne que cela se vérifiait dans la plupart des pays africains ayant adopté des programmes socialistes après leur indépendance et il affirme sans détour que « les socialismes africains furent une mystification et [que] tout le monde le sait »28. Achille Mbembe a très tôt adopté une position critique similaire concernant les expériences socialistes africaines et, plus généralement, le marxisme africain : « Sans le savoir, je venais, pour mon plus grand bien, d’‘ éviter’le marxisme, ses raideurs positivistes, ses infertilités empiricistes, et finalement son absence d’épaisseur anthropologique. »29
16Cette critique informera l’approche anti-positiviste et les analyses de la société africaine contemporaine, très riches sur le plan sociologique, que l’on trouve dans son travail ultérieur, en particulier dans De la postcolonie. Le sentiment de faire partie d’un héritage politique africain radical continue néanmoins à le hanter, et il est intéressant de revenir sur sa relation à la pensée déconstructionniste en ayant cela présent à l’esprit – une pensée elle aussi souvent prise dans des récits sur des dettes et des généalogies problématiques (on pense ici en particulier à la dette de Derrida envers un certain « esprit du marxisme » dans les Spectres de Marx)30 . Dans ce texte, Derrida traite de l’héritage problématique de la théorie marxiste et du marxisme en général, mais lit Marx dans le contexte d’un raisonnement plus fondamental portant sur le fait que rien de ce qui est hérité ne peut être interprété selon le modèle d’une simple transmission transparente d’informations (Derrida évoque ainsi l’« hétérogénéité radicale et nécessaire d’un héritage »)31. Dans le contexte de sa lecture de Marx, Derrida qualifie ce statut incertain de « spectralité », désignant à la fois le fantôme ou l’« esprit » de Marx et la manière dont on peut concevoir l’ontologie de cette présence spectrale. Comme il le formule, dès que nous avons affaire à un héritage nous sommes confrontés à une aporie : si ces héritages étaient simples, s’ils avaient une signification univoque et transparente, ou s’ils étaient dégagés de la possibilité d’être soumis à une interprétation variable ou contradictoire, nous ne serions plus dans une relation généalogique, radicalement ambivalente, et à la « lisibilité » problématique. Cette logique aporétique informe d’ailleurs la propre écriture de Mbembe.
Autrement responsables
17Mbembe est souvent aussi critique envers le marxisme qu’envers l’indigénisme, les deux principales idéologies politiques en Afrique postcoloniale, quelques formes qu’elles prennent – il les désigne parfois avec une ironie assez désabusée comme « le rouge et le noir ». À l’instar de Mudimbe, Mbembe remarque que la plupart des discours africanistes sont, aujourd’hui encore, sous-tendus par un appel à l’authenticité et à la tradition. Ceci détermine dans une large mesure le tournant que Mbembe a opéré vers la pensée postcoloniale et, de manière plus générale, vers les ressources conceptuelles offertes par la French theory. Mais, comme on l’a vu, il insiste aussi sur la nécessité d’élargir la théorie postcoloniale et de la repenser : selon lui, pour garder toute sa pertinence, elle va en effet devoir répondre de manière plus urgente aux changements de priorités qui accompagnent la politique mondialisée contemporaine et la complexité de la vie quotidienne dans la « postcolonie africaine ». Sa critique concerne trois aspects ; en premier lieu, la tendance de la théorie postcoloniale à privilégier la seule période de la colonisation au sein de l’histoire longue de sociétés anciennement colonisées ; en second lieu, la réunion de la problématique de la résistance (anticoloniale ou autre) et de celle, très différente, de la subalternité ; enfin l’insistance exagérée sur le langage de la « différence » et de l’« altérité », avec pour conséquence la nature close et contraignante de ce discours32.
18Étant donné son sentiment des limites de la théorie postcoloniale et son rejet du nativisme, ainsi que des modèles politiques occidentaux, néo-libéraux ou marxistes, on peut se demander en quoi consiste encore le discours de Mbembe ou ce qui continue à l’alimenter. En tout cas cette situation a certainement conduit certains commentateurs à faire sur son œuvre des contresens similaires à ceux constatés plus haut relativement à l’œuvre de Mudimbe. Par exemple, Jeremy Weate s’appuie fortement sur le récit généalogique des origines « poststructuralistes » françaises de la théorie postcoloniale pour souligner la dette ambivalente de Mbembe envers cette tradition33. Weate articule sa critique de Mbembe autour d’une simple opposition du « texte » à la « vie », et traduit la manière dont Mbembe insiste sur « le fait d’écrire l’Afrique » (writing Africa) en termes (assez péjoratifs) de « textualisme auto-référentiel » (self-referential textualism). Il prétend ce faisant disqualifier la prétention de Mbembe à avoir quoi que ce soit à dire sur la réalité vécue ou sur les différentes formes créatives de résistance au pouvoir dans l’Afrique contemporaine. Weate semble donc vouloir à tout prix faire dire au texte de Mbembe l’exact opposé de ce qu’il dit en réalité. D’après lui, si seulement Mbembe était capable de se libérer de « l’illusoire économie auto-référentielle du signe », il serait au moins capable de se mettre aux prises avec la réalité vécue, existentielle, de l’Afrique !34 On pourrait contester cette lecture de Mbembe à de nombreux points de vue, mais, de manière intéressante, au moment-clef de son argumentation, Weate fait une analogie explicite avec la déconstruction (quoiqu’il s’agisse là encore d’une compréhension déplacée et réductrice de la déconstruction) :
L’argumentation de Mbembe semble être à la fois une remise en cause implicite de concepts standards de la critique européenne, et un écho du projet déconstructionniste de transcender les structures binaires de la pensée. Ceci soulève à son tour la difficile question des modes d’appropriation théorique à l’œuvre dans sa pensée. En outre, il partage avec la déconstruction le problème de savoir ce qui devrait se produire une fois suspendu le système binaire de la domination et de l’oppression. Quel troisième concept pourrait venir s’y substituer ?35
19Le moins que l’on puisse dire en réponse à cette accusation, c’est que Mbembe partage certainement avec Derrida une profonde méfiance envers toute philosophie de la « transcendance », et une vigilance qui résiste à toute manière synthétique et facile de résoudre les questions liées à la différence (comme la notion de « troisième concept »). Mais alors, comment parvenir à une lecture plus productive de la « dette » de Mbembe vis-à-vis de la déconstruction, surtout à la lumière de l’importance qu’il lui accorde dans son livre récent, Sortir de la grande nuit ?
20Bien que, dans De la postcolonie, Derrida ait une présence fantomatique (et encore), il occupe néanmoins une position de force au début du chapitre intitulé « Du commandement » avec une brève référence à Force de loi. Plutôt que de prendre Mbembe au mot et de considérer que cette référence n’a qu’une portée minimale, lisons de plus près le texte de Derrida en le considérant en relation avec l’argumentation de Mbembe. Dans la partie de Force de loi à laquelle Mbembe fait référence, Derrida démêle la relation entre droit, justice, pouvoir et violence et se concentre sur la tautologie du moment fondateur de la loi, c’est-à-dire la manière dont la légalité de cette violence peut seulement (mais aussi doit) être justifiée et « naturalisée » rétrospectivement par le système juridique qu’elle institue. En fait, nous rappelle Derrida, il n’y a pas de violence « naturelle » ; par exemple, un tremblement de terre n’est pas violent par nature, mais lorsque nous le décrivons comme tel nous utilisons une figure de style ou bien nous parlons de manière symbolique36. Cette naturalisation de la violence est inévitable pour instituer un droit dit « naturel » pour lequel la fin justifie les moyens – la conquête et la domination coloniales en sont les exemples les plus manifestes – mais cette « tautologie performative », pour reprendre les termes de Derrida, n’est pas limitée aux régimes tyranniques car tout système de justice démocratiquement conscient de lui-même est pris dans la même aporie logique du moment fondateur.
21Ce qui est intéressant, c’est que même si Mbembe écarte le texte de Derrida au motif qu’il « traite d’un problème différent », il continue à décrire l’institutionnalisation de la violence en Afrique comme se déployant par étapes successives, exactement à la manière de Derrida (en écho à sa conceptualisation de l’« archi-violence » dans la lecture qu’il fait de Lévi-Strauss dans De la grammatologie, par exemple). Ainsi pour Mbembe, une seconde violence réside dans le processus de légitimation de la domination coloniale, qui fournit le langage pour justifier la première violence (et sa nécessité) et pour s’arroger l’autorité de sa mission d’universalisation. Mbembe voit enfin une troisième violence dans la normalisation et la socialisation de cette autorité à mesure qu’elle pénètre tous les aspects de la vie coloniale. La domination coloniale produit ainsi la figure de l’indigène – une figure de fait totalement « imaginaire » – et, par extension, la croyance dans sa propre maîtrise de la nature et sa mission civilisatrice. D’après Mbembe, après l’indépendance les régimes postcoloniaux se réapproprient ce mode de raisonnement, ou cette rationalité coloniale, et les relations de sujétion sont perpétuées par un processus d’indigénisation de l’État qui avait été mis en branle par le colonialisme. On le voit par exemple à la manière dont des potentats africains s’approprient et « réinventent » des éléments de la tradition ancestrale pour consolider leur pouvoir. Le gouvernement et l’exercice d’un pouvoir violent sont donc indissociables et constituent le prolongement logique des origines violentes sur la base desquelles ils ont émergé. Pour Mbembe, le potentat comme le sujet africain de plus en plus animalisé sont définis par leur dépendance mutuelle vis-à-vis de cette violence systémique.
22Une allusion tout aussi brève mais éloquente à Derrida apparaît dans l’essai plus ancien Écrire l’Afrique à partir d’une faille. À propos du théologien de la libération Gustavo Gutiérrez, Membe déclare
Il m’a aidé aussi à le [= le christianisme] concevoir comme un récit critique des pouvoirs, des potentats et des autorités, une poétique sociale, un songe subversif et un souvenir partisan, la mise en acte d’un langage qui, pour reprendre les termes de J. Derrida traitant d’autre chose, vous engage à assumer cette sorte de responsabilité qui vous acquitte d’avance de toute autre responsabilité.37
23La manière dont Derrida comprend la responsabilité implique d’être une responsabilité double, qui se fonderait paradoxalement sur l’impossibilité de la responsabilité, au sens juridique traditionnel du terme38. La relation que Mbembe entretient à l’histoire spécifique de l’Afrique et à la généalogie dans laquelle il s’inscrit lui-même pourrait être lue comme une sorte de responsabilité « déconstructive » et en ce sens ses écrits se distancient explicitement à la fois du postcolonialisme « matérialiste » (avec ses assertions indiscutées sur la fonction représentative du langage en général) et du discours politique radical en dépit de l’héritage anti-colonial dans lequel ils s’enracinent.
24À cet égard, le texte de Derrida sur Le Monolinguisme de l’autre peut être lu comme un parallèle intéressant à la thèse de Mbembe sur la « souveraineté coloniale » car il permet de faire ressortir certains points communs sous-jacents entre ces deux projets respectifs. Un des axes d’enquête de Derrida concerne la relation entre le colonialisme et le sentiment de propriété de la langue que l’on parle, ou le problème de savoir comment la langue est utilisée comme un moyen d’appropriation de soi et des autres. Comme il le dit, et selon la logique déconstructionniste de « la violence originaire », il n’y a rien de tel que la propriété. La culture et le colonialisme sont liés l’un à l’autre dans ce que Derrida nomme une « colonialité essentielle », ce qui signifie que si le colonialisme est le processus consistant à s’approprier l’Autre comme une version de soi-même et à réinscrire l’altérité en tant qu’identité, alors toute culture, dans la mesure où elle est monoculturelle, est essentiellement coloniale. L’effectivité politique de la déconstruction fonctionne dès lors à deux niveaux. Au premier niveau, elle offre les moyens de décoder différentes « symboliques d’appropriation » (dont le colonialisme est peut-être pour lui la forme exemplaire). À un autre niveau, comme on l’a vu précédemment, elle ouvre la voie à des interventions politiques stratégiques fondamentales et même fondatrices. La manière ambivalente dont Derrida est à la fois inclus dans et exclu de ce texte suggère une relative incertitude quant à l’endroit où il faut le situer par rapport à d’autres sources théoriques de Mbembe. Mais au moment où celui-ci écrit Sortir de la grande nuit, il reconnaît certainement beaucoup plus ouvertement sa dette intellectuelle, en même temps que son texte se caractérise par un interventionnisme plus politique. C’est sans doute au niveau de l’intervention stratégique (fondatrice) que l’on voit le mieux la réappropriation décidément politique de Derrida et de Nancy opérée dans Sortir de la grande nuit.
25À cet égard, le concept privilégié est, aux yeux de Mbembe, la « déclosion », néologisme utilisé principalement par Nancy pour relire les motifs chrétiens chez de nombreux penseurs et dans de nombreuses traditions littéraires. Comme le souligne Mbembe, dans le texte de Nancy, ce terme désigne l’acte d’ouvrir quelque chose qui n’est pas seulement fermé, mais aussi enfermé, un enclos par exemple. Il s’agit donc d’une action profondément transformative, c’est en même temps un avènement, ou une « éclosion ». Comme le résume Mbembe, « l’idée de déclosion inclut celle d’éclosion, de surgissement, d’avènement de quelque chose de nouveau, d’épanouissement »39. Le terme de « déclosion » est donc un mot de liaison paronomastique qui relie l’« éclosion », la « déclosion » et la « décolonisation », rattachant la manière (post-) phénoménologique dont Nancy repense l’être et le monde à l’anti-colonialisme radical de Fanon et de ses successeurs, dans la mesure où la décolonisation consiste essentiellement à revendiquer un monde et une place au sein du monde. Cette analyse de Mbembe permet un retour à la force politique créative, cachée et négligée, de la philosophie de la négritude de Léopold Senghor, dont la vision du futur de l’Afrique a souvent été discréditée en tant que régressive ou essentialiste – sans doute par rapport aux voix de penseurs comme Césaire et Fanon. Toutefois, c’est précisément la réflexion de Senghor sur l’universalisme (c’est-à-dire, sur la manière dont nous pouvons penser la spécificité de l’Afrique en relation avec la question de l’humanisme universel) qui fait étroitement écho à la conceptualisation par Nancy de l’« être-en-commun », ou de la singularité et de la différence, qui existe toujours dans une nécessaire relation de « partage ». C’est ainsi que Mbembe rapproche Fanon et Senghor :
De cette mise en commun dépendent, à ses yeux, la renaissance du monde et l’avènement d’une communauté universelle métisse, régie par le partage des différences, de ce qui est unique, et à ce titre, ouverte à l’entier. Dans le cas de Fanon comme dans celui de Senghor, c’est du monde entier que nous sommes héritiers. En même temps, le monde – et donc cet héritage – sont à créer. Le monde est en création, et nous avec.40
26Pour Jean-Luc Nancy, le christianisme (et plus généralement la religion monothéiste) joue un rôle déterminant dans les valeurs universalistes qui structurent la manière dont l’Occident conceptualise « le monde » et la signification du monde (« le sens du monde »), et cela informe une certaine compréhension communément acceptée de la nature de la globalisation contemporaine. Derrida développe une argumentation similaire dans Foi et savoir, reliant les traditions monothéistes (abrahamiques) de l’Occident plus spécifiquement au langage et à la latinisation du christianisme41. Derrida forge le terme « mondialatinisation » pour décrire le caractère inséparable de la pensée occidentale sur « le monde » et la propagation du christianisme romain à travers le monde. Mbembe se tourne vers la pensée de Derrida sur l’Europe, telle qu’il l’a développée en particulier dans des textes comme L’Autre cap, dans lequel il tente de réfléchir sur l’Europe en termes d’un double registre42. Cela impliquerait de rester fidèle aux idées et aux principes fondateurs de l’universalisme occidental sans pour autant retomber dans les mêmes structures d’exclusion développées par l’eurocentrisme, avec sa longue complicité historique avec le colonialisme. Pour Mbembe, Derrida est le penseur par excellence (et peut-être même le seul) qui lit l’histoire impériale de l’Europe en termes de relations entre domination souveraine et animalisation (de l’autre de l’Europe), ou de « thématique du loup »43. L’analyse de Derrida correspond étroitement à la manière dont Mbembe discute lui-même du pouvoir politique contemporain en Afrique en termes d’animalité44 . Cela ne veut toutefois pas dire que Mbembe se contente d’adopter une position anti-européenne lorsqu’il met Derrida ou Nancy au service de sa propre pensée postcoloniale. Dans l’interview parue dans Esprit, citée plus haut, Mbembe avait précisément évoqué ce point :
La pensée postcoloniale n’est pas une pensée anti-européenne. […] Elle appelle l’Europe à vivre ce qu’elle dit être ses origines, son avenir et sa promesse, et à vivre tout cela de façon responsable. Si, comme l’a toujours prétendu l’Europe, cette promesse a véritablement pour objet l’avenir de l’humanité dans son ensemble, alors la pensée postcoloniale appelle l’Europe à ouvrir et à relancer sans cesse cet avenir, de façon singulière, responsable de soi, de l’autre, et devant l’autre.
***
Remember Ruben
27Mais alors, comment peut-on lire la dette que Mbembe avoue envers Ruben et le souvenir poétisé qu’il donne de lui à la fois dans l’essai précoce « Écrire l’Afrique à partir d’une faille » et dans sa réécriture dans Sortir de la grande nuit, où la logique « déconstructionniste » de sa pensée postcoloniale est plus ouvertement mise en avant ? Ruben sert de point de cristallisation d’une sorte d’impératif double mais contradictoire. Inscrire sa mémoire est à la fois un acte de commémoration et un moyen de se libérer d’un passé dont l’histoire fonctionne toujours potentiellement comme un enclos, un moyen de contenir l’identité. Si l’écriture est donc pour Mbembe un acte consistant à honorer un attachement essentiel à Ruben, à la tradition politique qu’il représente et au pays qui l’a fait, il affirme en même temps la nécessaire dissolution, ou « déclosion » de ce lien. En effet, on pourrait dire que Ruben représente l’« objet » irrécupérable que l’Afrique est devenue pour Mbembe après son départ du Cameroun.
28Mais peut-être pouvons-nous maintenant lire plus à profit la présence permanente de Ruben dans son texte et dans sa pensée comme celle d’un objet « spectral », d’une manière similaire à celle dont Derrida parle de l’indécidabilité radicale de l’ontologie des présences fantomatiques dans Spectres de Marx, en particulier le fantôme de Marx, ou « l’esprit du marxisme » lui-même. Dans Écrire l’Afrique, Ruben est décrit comme une sorte de fantôme, ni présent ni absent, ni ici ni là, une trace de la « nuit-du-monde-africain-postcolonial » qui se situe à la source même de l’écriture de Mbembe, ou de Mbembe comme écrivain. Il est l’abîme, la faille dans laquelle ou de laquelle la démarche d’Écrire l’Afrique de Mbembe peut émerger, une écriture qui ne peut commencer qu’après avoir dissipé les mythes de l’authenticité et ceux des promesses illusoires des politiques radicales. Écrire l’Afrique est donc une responsabilité (postcoloniale) différente, qui va au-delà la responsabilité de la représentation nationaliste entendue comme le fait de parler « pour » son peuple, ou pour son pays, ou pour son lieu d’origine45 . En ce sens, le Ruben de Mbembe indique la nécessité pour l’Afrique d’être autre que soi-même, de regarder vers le futur et au-delà de soi-même – ce que Mbembe propose vers la fin de Sortir de la grande nuit sous la forme d’un « afropolitanisme » déterminé et tourné vers l’extérieur – et, comme Derrida le rappelle dans Spectres de Marx, l’indécidable temporalité des fantômes regarde toujours à la fois vers le futur et vers le passé. La « poétique » de cet « écrire l’Afrique » se trouve donc en dernier ressort au cœur d’un programme politique très fort :
L’afropolitanisme n’est donc pas la même chose que le panafricanisme ou la Négritude. L’afropolitanisme est une stylistique et une politique, une esthétique et une certaine poétique du monde. C’est une manière d’être au monde qui refuse, par principe, toute forme d’identité victimaire […]. C’est également une prise de position politique et culturelle par rapport à la nation, à la race et à la question de la différence en général.46
29La décolonisation comme « déclosion » signifie que l’Afrique non seulement se libère de l’héritage permanent du colonialisme sous toutes ses formes et revendique fortement et activement sa place au sein du monde contemporain, mais qu’elle honore aussi les fantômes du passé, ces figures présentes-absentes qui continuent à hanter son histoire et qui ne sont pas encore si lointaines. Si, comme l’affirme Mbembe, « écrire l’Afrique » autrement implique une certaine provincialisation de l’Europe et de l’Occident dans la mesure où l’on conteste la marginalisation du continent africain dans le monde contemporain globalisé et où l’on assure sa « montée en humanité », alors il s’agit aussi d’un geste de défi et d’affirmation consistant à demander ce que le monde peut, de cette manière, apprendre de l’Afrique.
Notes de bas de page
1 Achille Mbembe, « Écrire l’Afrique à partir d’une faille », Politique Africaine, 1993, vol. 51, p. 87.
2 Ibid., p 88.
3 Ibid., p. 89.
4 Ibid., p. 97.
5 Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit : Essai sur l’Afrique décolonisée, Paris, La Découverte, 2010.
6 Ibid., p. 32.
7 Ibid., p. 36.
8 Ibid., p. 47.
9 Ibid., p. 52.
10 Jean-Luc Nancy, La Déclosion (Déconstruction du Christianisme I), Paris, Gallimard, 2005.
11 Achille Mbembe, De la postcolonie : Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000.
12 Jean-Luc Nancy, La Communauté désoeuvrée, Paris, Christian Bourgois, 1990 ; La Création du monde, ou la mondialisation, Paris, Galilée, 2002.
13 Voir par exemple Marie-Louise Mallet (éd.), La Démocratie à venir : autour de Jacques Derrida, Paris, Galilée, 2004.
14 Esprit, décembre 2006. Eurozine online journal http://www.eurozine.com/journals/esprit/issue/2006-12-15.html (consulté le 21 janvier 2011).
15 De manière intéressante, la fracture révélée par ce paradoxe fait écho à la polarisation marquée du champ des études postcoloniales en général, qui tend à être divisé entre, d’un côté, les critiques inspirés par les théories de ce que l’on nomme de manière approximative le poststructuralisme français, et d’un autre côté ceux qui sont sceptiques vis-à-vis de ce qu’ils perçoivent comme une orientation a-politique et textualiste et qui se prononcent pour une nécessaire prise en considération des conditions de vie dans les cultures postcoloniales.
16 Voir notamment Pal Ahluwalia, « Out of Africa : post-structuralism’s colonial roots », Postcolonial Studies, vol. 8, no. 2, 2005, pp. 137-154, et Jane Hiddleston, Poststructuralism and Postcoloniality, Liverpool, Liverpool University Press, 2010.
17 Robert Young, White Mythologies : Writing History and the West, Londres, Routledge, 1990.
18 Robert Young, « Deconstruction and the Postcolonial », in Nicholas Royle (éd.), Deconstructions : A User’s Guide, Basingstoke, New York, Palgrave, 2000, pp. 187-210.
19 Pour une analyse des tensions conceptuelles dans la lecture que Robert Young propose de Derrida, voir Michael Syrotinski, Deconstruction and the Postcolonial : At the Limits of Theory, Liverpool, Liverpool University Press, 2007.
20 Valentin Yves Mudimbe, L’Odeur du père : Essai sur les limites de la science et de la vie en Afrique noire, Paris, Présence Africaine, 1982, p. 44.
21 V. Y. Mudimbe, « Préface », in Parables and Fables : Exegesis, Textuality, and Politics in Central Africa, Madison, University of Wisconsin Press, 1991, p. X.
22 V. Y. Mudimbe, The Invention of Africa : Gnosis, Philosophy and the Order of Knowledge, Bloomington, Indiana University Press, 1988.
23 Dismas Masolo, African Philosophy in Search of Identity, Bloomington, Indiana University Press, 1994.
24 Ibid., p. 188.
25 V. Y. Mudimbe, The Idea of Africa, Bloomington, Indiana University Press, 1994.
26 V. Y. Mudimbe, « Reprendre », in Susan Vogel, Ima Ebong (éds.), Africa Explores : 20th Century African Art, New York, Center for African Art, 1991, p. 276.
27 V. Y. Mudimbe, « Marxist Discourse », in Parables and Fables, op. cit., p. 192.
28 Ibid., p. 183.
29 Mudimbe, Ecrire l’Afrique, op. cit., p. 78.
30 Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993.
31 Ibid., p. 40.
32 Mbembe, Sortir de la grande nuit, op. cit., p. 140.
33 Jeremy Weate, « Postcolonial theory on the brink : a critique of Achille Mbembe’s On the Postcolony », African Identities 1/1, 2003, pp. 1-18.
34 Ibid., p. 17.
35 Ibid., p. 17.
36 Jacques Derrida, Force de loi, Paris, Galilée, 1994, p. 80.
37 Mbembe, « Écrire l’Afrique », art. cit., p. 77.
38 Voir par exemple Jacques Derrida, Politique de l’amitié, Paris, Gallimard, 1994.
39 Mbembe, Sortir de la grande nuit, op. cit., p. 68.
40 Ibid., pp. 70-71. On trouvera une relecture importante et originale de l’« imagination politique » de Senghor qui va dans le même sens de ce que l’on propose ici, dans Gary Wilder, The French Imperial Nation-State : Négritude and Colonial Humanism Between the Two World Wars, Chicago, Chicago University Press, 2005.
41 Jacques Derrida, Foi et savoir, Paris, Seuil, 2001.
42 Jacques Derrida, L’Autre cap, Paris, Écrire l’Afrique, Éditions de Minuit, 1991.
43 Mbembe, Sortir de la grande nuit, op. cit., p. 75.
44 Voir aussi le bref essai de Mbembe « La République et sa Bête : à propos des émeutes dans les banlieues de France », Africultures 60, oct. -déc. 2005, pp. 176-181.
45 Dans une démarche similaire de critique de la transparence auto-proclamée du discours gauchiste bien-pensant, Gayatri Spivak fait la distinction fameuse (en revenant aux termes employés par Marx en allemand), entre la représentation comme Darstellung (fait de brosser le portrait) et comme Vertretung (fait de représenter au sens de remplacer par procuration), lorsqu’elle discute la question de la représentation des groupes subalternes dans son essai « Can the Subaltern Speak ? », in C. Nelson, L. Grossberg (éds.), Marxism and the Interpretation of Culture, Londres, MacMillan, 1988, p. 295.
46 Mbembe, Sortir de la grande nuit, op. cit., p. 232.
Auteur
Professeur (Marshall Chair) de langue et littérature françaises à l’université d’Aberdeen. Spécialiste de littérature comparée, de littérature africaine francophone, de théorie postcoloniale et de philosophie contemporaine. Singular Performances : Reinscribing the Subject in Francophone African Writing, University of Virgina Press, 2002 ; Deconstruction and the Postcolonial : At the Limits of Theory, Liverpool, Liverpool University Press, 2007 ; « Globalization, mondialisation and the immonde in contemporary Francophone African literature », Paragraph 37 (2), 2014, pp. 254-272.
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