Introduction
p. 9-23
Texte intégral
Les marranismes : de la religiosité cachée à la société ouverte
1La conjonction, à la fin du Moyen-Âge, de l’achèvement du processus militaire de la Reconquista et de l’affirmation moderne de l’unité politique, religieuse et linguistique de l’Espagne sous les souverains catholiques a, comme on le sait, entraîné l’abolition du système de relative tolérance qui avait jusque-là prévalu. Les minorités religieuses – juive et musulmane – de la péninsule furent sommées d’opter pour la conversion ou l’exil. Les relaps – judaïsants ou islamisants – relevèrent désormais des tribunaux de l’Inquisition. Le processus s’étendit de l’Europe (Espagne, 1492 ; Portugal, 1496 ; Navarre, 1498) aux possessions coloniales du Nouveau Monde. Nombre de Juifs prendront dès lors le chemin de l’exil, vers le Maghreb et l’Italie, l’Europe du Nord et l’Empire ottoman.
2Ceux qui, restés dans le domaine catholique, entendirent maintenir leur judaïsme seront qualifiés de marranes. Ils développèrent dans la clandestinité, et sous le manteau d’une fidélité affichée à la religion dominante, une pratique religieuse de résistance. Des exemples prouvent que celle-ci a pu se perpétuer quelquefois jusqu’au XXe siècle – parfois à l’insu de ses principaux acteurs. Amputés par la force de la dynamique qui anime une communauté œuvrant au grand jour, et notamment de l’accès au savoir talmudique et à son effectuation halakhique, ces marranes entretinrent des éléments importants de leur système de croyances, de leurs symboles et de leurs comportements antérieurs mais, au fil des générations, en perdirent souvent le sens originel ou le réinterprétèrent. D’où, à côté du maintien très reconnaissable de maints aspects de la pratique juive classique, des syncrétismes souvent non conscients, des créations inattendues, des tabous impénétrables… mais d’autant plus farouchement transmis de génération en génération.
3Les archives de l’Inquisition permettent un regard précis sur ce revers de la conversion forcée. La présence dans une Espagne régie par les statuts de pureté de sang de ces « nouveaux-chrétiens », toujours plus ou moins suspectés de judaïser, toujours traqués par les autorités ecclésiastiques, constitue un facteur aujourd’hui reconnu comme essentiel de la créativité culturelle singulière du Siglo de Oro. Ce marranisme se recomposera en Europe et en Asie mineure, certes, mais aussi au gré de la colonisation, au Brésil notamment, où les nouveaux-chrétiens d’origine ibérique et surtout portugaise seront nombreux parmi les colons, et pour certains judaïseront à la faveur de l’absence de tribunaux d’Inquisition.1
4Par ailleurs, lorsqu’ils auront l’occasion de quitter les frontières de l’Empire espagnol – ou portugais –, ceux qui étaient demeurés fidèles à une forme particulière de judaïsme pourront retrouver le sein d’un judaïsme vivant. Mais, comme le montre l’exemple d’Amsterdam, le retour ne peut qu’être marqué par l’expérience de la duplicité à laquelle on s’arrache : il est toujours difficile de renoncer à une identité enrichie bon gré mal gré du passage par l’altérité. D’où, chez les plus conscients, des drames comme celui d’Uriel da Costa – fils d’un chrétien fervent et d’une marrane judaïsant en secret, lui-même converti au judaïsme à la suite de sa rencontre avec le texte de la Torah, mais désillusionné par le judaïsme rabbinique amstellodamois qu’il a rejoint –, double victime d’un herem (anathème), et qui finira par mettre fin à ses jours. D’où aussi des ruptures conceptuellement élaborées, comme on le voit chez Spinoza. Et, chez tous, un traumatisme collectif généré par le sentiment d’infidélité qui, en ruinant l’appartenance naïve au groupe, inaugure une disponibilité d’esprit et des perplexités identitaires proprement modernes2.
5Le monde juif connaît à partir du XVIIe siècle des transformations fondamentales qui, puisant à l’expérience marrane, seront à l’origine de phénomènes déterminants pour le développement de formes nouvelles de créativité religieuse. La vague d’enthousiasme messianique qui se développe vers 1650 autour des personnalités de Sabbataï Zvi et de son prophète Nathan de Gaza se diffuse rapidement, de son épicentre dans l’Empire ottoman à l’ensemble de la diaspora, et touche indifféremment tous les milieux sociaux. Elle réactive l’imagerie eschatologique et messianique traditionnelle héritée de la tradition rabbinique à la faveur d’une lecture mystique profondément gnostique, marquée par le système kabbalistique élaboré au siècle précédent3.
6L’effervescence ainsi libérée implique de soi une interrogation sur le statut et les modalités de la praxis religieuse dans le monde qui vient, un sens euphorique de la liberté et donc une instabilité de principe de l’application de la loi religieuse (halakha). La conversion du Messie à l’islam, finalement imposée par les autorités ottomanes, constitue le tournant décisif du mouvement (1666). Loin d’être vue à l’intérieur comme une trahison ou une faiblesse coupable, elle fera l’objet d’une herméneutique sophistiquée la transformant en geste métaphysique héroïque à portée cosmique, le passage à la religion de l’Autre étant censé permettre l’achèvement du processus de (ré) unification de Dieu – du monde – par la destruction de l’Autre Côté, le mal incarné en l’occurrence par l’islam, soit, par équivalence, l’accomplissement de la judéité par sa négation – dans ses formes héritées.
7L’épreuve ayant fait le départ entre les vrais fidèles et les incroyants, ce paradoxe va travailler dès lors dialectiquement l’histoire de ce qui prend figure de mouvement hérétique distinct et plus ou moins clandestin au sein du monde juif. Un dynamisme sans frein, caractérisé dans un premier temps par un antinomisme clairement professé, renverse les valeurs les mieux reçues du judaïsme halakhique : certains sectaires iront jusqu’à proclamer que le commandement religieux (mitsva ) advient par sa transgression (avera). La conversion formelle, à l’exemple de celle qu’a pratiquée le Messie apostat, est la conclusion qui s’impose pour les plus convaincus. Ainsi, c’est sous la pression de facteurs idéologiques strictement endogènes que le cœur de l’orthodoxie peut engendrer un nihilisme mystique se traduisant par son auto-suppression : le marranisme devient vocation eschatologique. Le déchirement librement consenti de la conscience, l’hypocrisie délibérée, sont vécus comme modalité de la liberté longtemps promise à la fin des temps.
8Cet éclatement de l’adhésion naïve à la religion traditionnelle, joint à l’insertion plus ou moins plénière dans une religion étrangère, ouvrent ceux qui les vivent à la complexité et à la pluralité qui marque la modernité naissante. Ce dont témoignera l’évolution par la suite des deux branches du mouvement sabbatéen : les Dönmeh (convertis) en terre ottomane, les frankistes – disciples de Jacob Frank – en milieu chrétien, comme l’a montré l’œuvre de Gershom Sholem, concernant tant le sabbataïsme que le frankisme4 . On a ainsi relevé des traces de leur active présence jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Progressivement assagis après une phase de libertinisme avancé, les uns comme les autres évolueront à l’époque contemporaine dans le sens d’un rapprochement avec les idées libérales, sinon libertaires, quelquefois révolutionnaires du monde contemporain, juif et non juif. Au fil de traditions familiales jalousement gardées, ils feront paradoxalement leurs les objectifs des Lumières et de leur pendant juif, la Haskala.
9C’est sans doute le judaïsme allemand du XIXe siècle qui a le mieux incarné cette volonté de prendre une forme au diapason de son environnement, et donc relu le judaïsme à cette fin. Ce qui prend sa source dans le marranisme, l’hérésie sabbatéenne et la tension entre affirmation de soi et culture environnante doit donc être tenu pour l’un des facteurs essentiels d’explication tant de la complexité de la conscience juive moderne que du rôle joué par les juifs dans les réalités du monde né de la Révolution française. En tant que tel, le marranisme constitue l’un des paramètres de la compréhension, notamment, de phénomènes comme l’assimilation ou les divers efforts de reformulation de la religion juive en contexte moderne. Globalement, le lien paradoxal et fort entretenu par les protagonistes de cette dualité religieuse que fut le marranisme a signifié un dialogue avec la culture chrétienne qui est pour beaucoup dans certaines formes de recomposition de l’identité juive et un rapport au christianisme qui va largement au-delà de la polémique religieuse traditionnelle. Le présent ouvrage interroge ainsi plusieurs formes de marranisme littéraire, en particulier chez Proust et Suarès, sans pour autant considérer le marranisme comme une forme de survivance identitaire choisie.
Au cœur de l’altérité et de la dualité religieuses
10Le marranisme, dans lequel Daniel Lindenberg5 voit la matrice de toutes les figures possibles du juif moderne, c’est donc à la fois un ensemble de croyances et de pratiques hétérodoxes ou à la frontière de deux mondes religieux, un rapport au monde – la « condition marrane » comme réinvention identitaire – et enfin une fonction sociale – les marranes furent des passeurs de frontières, culturelles et religieuses. C’est une histoire théologico-politique aussi, où le sacré et le profane s’entremêlent. C’est un refus du reniement, et une profonde transformation, sociale, religieuse et identitaire. C’est un trait culturel certes incarné dans les mutations forcées du judaïsme, mais transposable dans d’autres aires culturelles, né ici et là dans la tension entre confessionnalisation et pluralisation des sociétés européennes puis s’épanouissant dans la modernité.
11Le constat dressé ci-dessus s’inscrit en réalité dans une réflexion globale sur la conversion, religieuse et identitaire. Celle-ci eut un revers, illustré par les apostasies non sincères et leurs diverses variantes. Car, partant du modèle juif évoqué ci-dessus, l’on retrouve en effet dans les aires civilisationnelles des trois grandes religions du Livre le phénomène que nous qualifions de « marranisme religieux », à savoir des familles ou des communautés qui manifestaient en apparence la foi de leurs contemporains mais qui en réalité judaïsaient, christianisaient ou islamisaient en secret. Ce phénomène a existé dans le monde chrétien, avec le marranisme proprement dit – à savoir des crypto-juifs en pays catholiques – mais aussi avec les phénomènes liés au devenir de catholiques en terre protestante – comme aux Provinces-Unies – ou des îlots réformés en terre catholique romaine… Enfin, on lui connait des incarnations également dans le monde islamique, avec certains chrétiens orientaux, en particulier sous les Almohades, en Afrique du Nord et en Espagne (XIIe -XIIIe siècles) – jusque dans l’Empire ottoman, avec l’avatar du frankisme et du sabbataïsme que furent les Dönmeh d’origine juive.
12Cela a induit des pratiques sociales et religieuses particulières – hétéropraxies, réinventions, survivances, solidarités, réseaux… –, des emprunts, des syncrétismes, des combinaisons religieuses, une culture du secret et de la dissimulation, des jeux de simulation, de faux-semblant, une religion de l’intimité, de la ruse et du camouflage privilégiant les rôles féminins dans la perpétuation des formes – de mère en fille, comme le montrent les archives de l’Inquisition –, des appartenances fluides, la naissance de sectes ou d’hérésies et, surtout, une remarquable aptitude à passer des rites et pratiques d’une religion à l’autre, et donc d’un corpus doctrinal à l’autre.
13On touche là aux frontières entre deux mondes religieux, à leur intersection au sens mathématique – à la fois partie de l’un et partie de l’autre. Car le marranisme a produit des religions – ou des formes de religion – réinventées, souvent appauvries et altérées, mais originales aussi, hybrides, relativistes voire transgressives et forcément œcuméniques, tolérantes sur le plan de l’observance des prescriptions et des dogmes – accommodantes, dirait-on aujourd’hui. Il s’est caractérisé par des frontières religieuses poreuses, brouillées ; il a reformulé une religion dissociée entre l’apparence et l’intériorité, le public et le privé, le social (le monde des hommes) et le familial (le monde des femmes), entre un Israël spirituel et une Babylone métaphorique.
14Dès lors que se déploie un essai de synthèse, certes hérétique au regard des deux religions, parce que ni authentiquement chrétien, ni véritablement juif, apparaît un ensemble de développements religieux, riche de nombre de variantes, où certains ont vu une forme de « théologie marrane » ou « théologie converso »6. Ainsi, un Uriel da Costa pratiquait, dès avant sa fuite du Portugal pour Amsterdam, une religion juive marranisée truffée d’éléments non bibliques7, tandis que se développait une littérature religieuse de l’entre-deux, gorgée de références eschatologiques – les allusions sont nombreuses à une attente rédemptrice des temps prophétisés, une délivrance, une « consolation » des maux vécus, d’où le succès des discours messianiques produits par des marranes8.
15Ainsi, le système théologique d’Isaac la Peyrère accordait-il aux nouveaux-chrétiens un rôle central en tant qu’agents providentiels des temps messianiques, où s’accomplirait un salut final commun par la fusion des deux religions9. En même temps s’élaboraient de curieuses contiguïtés syncrétiques, comme la dévotion commune entre les « deux mères de Dieu », Marie et Esther – Esther, l’archétype de la condition marrane, l’« héroïne pour laquelle les marranes ont toujours manifesté une dilection et une dévotion caractéristiques, puisqu’ils retrouvaient l’écho de leurs propres tribulations dans l’histoire de celle qui, selon le récit biblique, “n’avait pas fait connaître son peuple ni son origine” (Est. 2,10), pouvait être exaltée à l’égal de la Vierge, et que Moïse, plus ou moins assimilé à Jésus en même temps qu’il remplaçait celui-ci à titre de figure centrale de la religion marranique, était du coup tenu, au fond assez “logiquement”, pour le fils de la reine de Perse »10.
Les modalités du marranisme
16L’objectif du présent ouvrage est d’examiner ces différentes modalités du marranisme, comme fait social et religieux, comme survivance, tout autant que de mener une réflexion sur l’application du concept de marranisme à d’autres domaines historiques et contextuels que ceux dans lesquels il est né – alors que certains ne le conçoivent qu’adaptable au domaine du judaïsme. Il suppose de comparer les pratiques du secret qu’il a suscitées, les facultés de conservation mais aussi de trahison sociale engendrées, les rapports de domination qu’il a induits ou subis, la dialectique à laquelle il s’est confronté, entre pureté et impureté. Pour construire cette comparaison, il faut notamment déterminer avec rigueur le type de contrainte qui détermine le marranisme, entendu comme résilience consciente au-delà de la conversion plus ou moins acceptée, et le différencier d’une pure et simple rémanence de comportements hérités de la religion antérieure – au risque, sinon, de voir le concept se diluer. Peut-on, en effet, considérer comme relevant du marranisme et non simplement du syncrétisme le maintien de tel aspect de la religion aztèque dans le christianisme mexicain, ou de traits du paganisme slave au sein de l’orthodoxie russe ?
17Car la clandestinité peut évidemment donner lieu à des phénomènes qui rappellent le marranisme. S’agissant de l’islam par exemple, il faut apprécier dans cette perspective la compréhension du phénomène, extrêmement complexe, des sectes, avec toutes les précautions que suppose l’emploi de ce terme. Le monde musulman a englobé des minorités ethnico-religieuses et les a enkystées dans la mesure où elles relevaient de la catégorie, établie par la sharia, des peuples du Livre. Il a par ailleurs amené à des conversions plus ou moins spontanées. On ne peut exclure que divers aspects dénoncés comme hérétiques par l’orthodoxie sunnite, caractérisant tant la théologie que la pratique sociale des sectes et autres mouvements mystiques soient à expliquer, au-delà de virtualités propres à l’orthodoxie islamique, par une résistance ethnico-religieuse trouvant son substrat dans les religions supplantées – christianisme, zoroastrisme, hindouisme, bouddhisme, chamanisme. Il semble clair par exemple que le soufisme, toujours mal vu, sinon persécuté par l’orthodoxie sunnite, doit certains de ses caractères – et certainement dans ses modalités crypto-zoroastriennes – aux religions iranienne et indienne dans le champ historique desquelles il naît.
18Il convient évidemment d’évaluer la part de cette explication par le maintien du passé relativement à celle qui implique créativité et nouveauté. Ainsi, le type de contrainte exercé sur une population pour que l’on soit fondé à parler de son marranisme doit-il être discuté : est-il le fait de la puissance publique et/ou d’une hiérarchie cléricale, de l’intérêt socio-économique, du conformisme culturel – l’un n’excluant pas l’autre… ? Faute de construire la notion, on s’expose à la voir utiliser de manière quasi métaphorique… Cet ouvrage questionne donc la frontière entre ce que nous qualifions de marranisme religieux et les phénomènes de syncrétisme, universellement connus des historiens des religions. Il s’interroge aussi quant à savoir si l’on ne peut parler de marranisme stricto sensu que consécutivement à une contrainte, au-delà de la conversion forcée. En effet, la situation que désigne le terme répond selon nous à l’ambivalence née du choix opéré par des individus qui ont pris le parti, pour des motifs divers, d’accepter et donc d’intérioriser une partie de cette contrainte. Se situant là aux sources de la multiplicité des identités caractéristique de la modernité, on postulera que ce que nous nommons ici marranisme religieux ne peut être que moderne, par nature.
Un modèle transposable ?
19Considérant que le marranisme juif – largement questionné, quant à lui, par une abondante littérature – peut servir de matrice à notre interrogation comparative, cette comparaison n’a de sens que si l’on s’entend sur la définition suivante du marranisme : à savoir qu’il s’agit là du nœud d’une pluralité culturelle où celui qui a été contraint de renier sa religion d’origine accepte d’entrer en dialogue avec la religion qui lui est imposée, et la conjugue de manière créative avec son appartenance première, construisant par là un modèle original caractéristique des recompositions du religieux de la société moderne.
20Nombre de questions émergent de ce postulat : elles sont discutées par les auteurs qui ont contribué à cette enquête collective. Questions méthodologiques, d’abord : le concept de marranisme s’applique-t-il à d’autres sociétés que celles enculturées dans le monothéisme ? Quelle comparaison est-elle possible entre les modes de fonctionnement souterrains des communautés marranes – solidarités transnationales, réseaux… ? Quels furent ensuite les effets religieux du marranisme ? Cette question suppose d’analyser le rôle des convertis comme réformateurs ou modernisateurs religieux, voire comme promoteurs de formes diverses d’hétéropraxie ou d’hétérodoxie. Le marranisme induit un appauvrissement du corpus et des pratiques religieuses, et donc des réélaborations et des réinventions, qui ont également retenu l’attention des auteurs.
21En quoi, aussi, le marranisme religieux s’interprète-t-il peut-être de manière privilégiée par rapport à la lente émergence, à partir du XVIe siècle, de l’État moderne, unificateur, centralisateur, obsédé par une volonté de coloration uniforme de la sphère publique ? Trouve-t-on là l’une des racines de la séparation des sphères que l’on connaîtra dans nos sociétés contemporaines, où la gestion d’un espace privé du religieux permet, parfois par la ruse et le contournement, l’expression d’un entre-deux ? Comment, enfin, interroger la face cachée, clandestine, d’une société ? Ce qui amène à questionner le secret comme fondement de l’intimité – for intérieur versus apparence – et comme fondement de la culture familiale et communautaire – le masque social, la duplicité atavique. Quels furent les codes culturels spécifiques aux communautés marranes – langage, codes, signes… ? Le marranisme apparaît-il comme un comportement consubstantiel à l’émergence d’une sphère privée ?
22L’originalité de ce livre réside donc dans le comparatisme et la volonté d’examiner aussi la question pour des périodes plus tardives que celles auxquelles le marranisme est assigné généralement : il propose ainsi une objectivation des phénomènes rencontrés, lus au travers d’une grille comparative, tout autant qu’une réflexion d’ensemble sur le caractère opératoire de cette comparaison et de notre hypothèse de travail. Il ne peut pourtant échapper à deux déterminations : que le marranisme juif constitue une matrice fondamentale de la question qui nous occupe ici, et qu’il apparaît tout à la fois comme un phénomène intrinsèquement moderne.
23Catastrophe sur le plan social et spirituel, l’expulsion de la péninsule ibérique fut en effet dans le même temps, on l’a dit, la clé de l’entrée des juifs dans l’ère moderne, ou l’équivalent juif de la sortie du Moyen-Âge que signifièrent la Renaissance et l’Humanisme. Le marranisme est dès lors terriblement moderne parce qu’il intériorise l’appartenance, la privatise, offrant à la mémoire un rôle religieux essentiel – Nathan Wachtel parle ainsi, dans un très beau livre, de la « foi du souvenir ».
24Empruntant souvent davantage à la religion publique qu’à la religion secrète et privée, il a produit des interactions originales, faisant de la question identitaire un enjeu central, mais repensé, retravaillé, et développant des tensions entre identité et changement – ou transformation –, un phénomène d’autant plus complexe à appréhender que l’identité elle-même n’est jamais figée, mais dynamique, mouvante. Le marranisme met ainsi en jeu aussi les tensions entre le nom, l’apparence, et l’assignation identitaire. Le marranisme est enfin une contre-histoire des oubliés de l’histoire, dont le secret ne produit pas de trace directe, ou si peu – des mémoires difficiles, blessées, occultées, enfouies, amputées, développant une culture de l’oralité, du code, de « l’astuce mnémotechnique »11. Il se comprend dans les limbes de l’oubli, de l’exil ou du désert, géographique et métaphorique, dans la précarité du refuge, réel ou intérieur, personnel ou familial, et enfin dans les eaux troubles des territoires perdus.
25Avec Jacques Revel, on peut voir trois registres de la condition marrane : le secret, d’abord, où sont contraintes de se réfugier des pratiques réprouvées et des dévotions parfois bricolées ; l’interpénétration de deux mondes, ensuite, celui de l’avant et celui de l’après de la conversion ; la mémoire, enfin, comme un impératif sans lequel aucune transmission n’est possible – une transmission incertaine de la tradition, certes, mais surtout une transmission de la mémoire elle-même. Comme l’écrit Jacques Revel, « la foi du souvenir ne renvoie, au fond, à rien d’autre qu’à elle-même parce qu’il lui revient d’assurer, à travers les générations, entre les membres dispersés d’une communauté dissimulée, une continuité imprescriptible alors même qu’elle est plus précaire »12.
26Ces trois registres peuvent aussi se comprendre comme trois manières de concevoir la fidélité, et même une double fidélité : fidélité à la religion d’origine, mais aussi à l’expérience singulière tissée dans la clandestinité. Dans le célèbre propos de Jacques Derrida sur la figure du marrane (« Si l’on appelle marrane, par figure, quiconque reste fidèle à un secret qu’il n’a pas choisi, là-même où il habite chez l’habitant ou chez l’occupant… », écrit-il13), le terme essentiel est ainsi, peut-être, celui de « fidélité » – une fidélité comme responsabilité, et comme choix, face à l’insécurité du secret, face à l’infidélité de la religion publique imposée, face à la conversion vue comme une imposture. Il fait immanquablement songer à l’aventure tragique et emblématique de Judas dit le Fidèle, ce marrane évoqué par Spinoza, qui fut brûlé en 1644 à Valladolid et mourut sur le bûcher en chantant la gloire de son Dieu14.
Notes de bas de page
1 N. Wachtel, La Foi du souvenir. Labyrinthes marranes, Paris, Seuil, 2001.
2 Y. Yovel, L’aventure marrane. Judaïsme et modernité, Paris, Le Seuil, 2011.
3 G. Scholem, Sabbataï Tsevi. Le Messie mystique 1626-1676, Paris, Verdier, 1983.
4 G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive, Paris, Payot, 1968.
5 D. Lindenberg, Figures d’Israël : l’identité juive entre marranisme et sionisme (1648-1998), Paris, Hachette, 1997, p. 10.
6 N. Wachtel, « Théologies marranes », dans Annales. Histoire, Sciences Sociales 1/2007, 62e année, pp. 69-100 ; Richard H. Popkin, Isaac La Peyrère (1596-1676). His Life, Work and Influence, Leyde, E. J. Brill, 1987 ; Br. Rosentock, New Men : Conversos, Christian Theology and Society in Fifteenth Century Castile, Londres, University of London, 2002.
7 Isr. S. Révah, « La religion d’Uriel da Costa, marrane de Porto, d’après des documents inédits », dans Id. (éd.), Des marranes à Spinoza, Paris, Vrin, 1995, pp. 77-108.
8 S. Usque, Consolaçam á s tribulaçoens de Israel, Coïmbre, França Amado, 1901-1908.
9 N. Wachtel « Théologies marranes », art. cit.
10 M. Kriegel, « Le marranisme », Annales. Histoire, Sciences Sociales 2/2002, 57e année, p. 326.
11 D. Lindenberg, op. cit., p. 38.
12 J. Revel, « Une condition marrane ? » dans Annales. Histoire, Sciences Sociales, 57e année, n° 2-2002, p. 345.
13 J. Derrida, Apories, Paris, Galilée, 1996, pp. 139-140.
14 B. Spinoza, « Lettre 76 », dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, p. 1291.
Auteurs
Licencié en philosophie (université catholique de Louvain), licencié en orientalisme (université catholique de Louvain), et agrégé de l’enseignement secondaire supérieur. Il est actuellement chercheur à la Fondation de la mémoire contemporaine, rattachée au Centre interdisciplinaire d’étude des religions et de la laïcité de l’université libre de Bruxelles. Il achève un ouvrage sur l’immigration illégale en provenance de Belgique de réfugiés juifs en Palestine sous mandat britannique (1946-1947). Il a notamment publié Qu’est-ce que l’antisémitisme ? Quelques éléments de réponse (Bruxelles, 2012).
Professeur, titulaire de la chaire d’histoire des Juifs et du judaïsme à l’université de Lausanne. Il est directeur de l’Institut Religions Cultures Modernité. Il s’intéresse à la question de la construction des groupes et des identités sociales à l’ère de la nationalisation des sociétés européennes, ainsi qu’au rôle rempli par les héritages religieux dans ce cadre. Il a notamment publié Mémoire juive et nationalité allemande. Les juifs berlinois à la Belle Époque (Paris, P. U. F., 2000).
Directeur de recherches au Fonds national de la Recherche scientifique (Belgique) et professeur ordinaire à l’université libre de Bruxelles, où il a dirigé le Centre interdisciplinaire d’étude des religions et de la laïcité. Parmi d’autres ouvrages, il a publié Orientalisme et études juives à la fin du XIXe siècle, avec Philippe Pierret (Bruxelles, 2004) et assuré la direction scientifique de Théologies de la guerre (avec Alain Dierkens, Bruxelles, 2006).
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