7. La psychologie génétique
La conception brentanienne de l’explication de l’esprit exposée dans les cours d’Anton Marty (Prague 1889)
p. 153-186
Texte intégral
1Nous ne pourrons évaluer la contribution de Brentano à la philosophie et à la psychologie que lorsque ses travaux inédits auront été rendus accessibles et analysés en profondeur. Il sera également utile d’accéder à ceux de son plus proche élève, Anton Marty, qui contiennent souvent des élaborations allant bien au-delà des esquisses que Brentano nous a souvent laissées. À cet égard, la note suivante extraite des manuscrits de Marty portant sur la psychologie est d’un intérêt considérable :
- Le concept < de psychologie descriptive > : j’entends sous ce terme une description analysant [analysierende Beschreibung] nos phénomènes mentaux.
- Cependant, < j’entends > par « phénomène » [Phänomen] ce que nous percevons au sens strict du terme.
- Ce qui n’est par exemple pas le cas pour ce qui concerne le monde extérieur.
- Afin d’être un phénomène [Phänomen], quelque chose doit être en soi [an sich sein] et être saisi comme étant dans une perception immédiate [in unmittelbarer Wahrnehmung als seiend erkannt werden]. Il est incorrect d’opposer les phénomènes [Phänomene] avec ce qui est en soi. Ceci < est > une apparence [Schein] ; non une apparition [Erscheinung] !
- En revanche, quelque chose peut être un phénomène [Phänomene] sans être une chose en soi ; par exemple, le représenté en tant que tel, l’espéré en tant que tel.
- Lorsque l’on dit que les objets sont des phénomènes [Phänomene] de la perception interne [inneren Wahrnehmung], on dit la vérité, bien que « interne » soit, à proprement parler, superflu. Tous les phénomènes [Phänomene] doivent être appelés internes parce qu’ils appartiennent à une réalité [Realität], soit comme parties qui la composent soit comme des corrélats.
- Si l’on appelle la description des phénomènes [Phänomene] psychologie descriptive, on met avant tout en lumière l’examen des réalités mentales [psychischen Realitäten], les réalités de notre monde phénoménal. On ajoute ensuite à cela, dans un second temps, la psychologie génétique.
- La physiologie doit tout particulièrement intervenir dans cette dernière, tandis que la < psychologie > descriptive est relativement indépendante d’elle.
- La < psychologie > descriptive est la partie qui vient en premier. Elle est à la < psychologie > génétique ce que l’anatomie est à la physiologie.
- La valeur de la psychologie descriptive : a) en tant que base de la < psychologie > génétique, b) sa < valeur > intrinsèque découle de la dignité du domaine mental, c) les clarifications au sujet des limites de la connaissance humaine (Locke), en nous rendant familiers avec le matériau complet de nos représentations.
- Difficulté. Signe = désaccord.1
2Cette note est une reprise presque mot à mot du cours que Brentano prononça sous le titre de « Psychologie descriptive ou phénoménologie descriptive » (Deskriptive Psychologie oder Beschreiende Phänomenologie)2 à Vienne pendant le semestre d’hiver de 1888/893. Alors que la note a un contenu extrêmement riche et mériterait un commentaire à bien des égards, nous nous concentrons ici surtout sur l’opposition mise en avant entre deux branches de la psychologie : la psychologie descriptive et la psychologie génétique.
3Parmi les écrits que Brentano a publiés de son vivant, une très rare et brève formulation de la distinction entre ces deux branches de la psychologie se trouve dans un petit écrit paru peu de temps après qu’il ait quitté la faculté de philosophie de Vienne :
Mon école distingue la psychognosie de la psychologie génétique (en analogie lointaine avec la géognosie et la géologie). La première souligne que la totalité des phénomènes mentaux dérive de la combinaison de l’ensemble des éléments mentaux ultimes, de la même manière que l’ensemble des mots résulte des lettres. La réalisation de ce programme pourrait servir de base à une characteristica universalis, comme l’avaient déjà envisagé Leibniz et Descartes avant lui. La seconde nous éclaire sur les lois par lesquelles les phénomènes se produisent et disparaissent. Étant donné que les conditions sont dans une large mesure physiologiques, en raison de la dépendance des fonctions mentales aux processus du système nerveux, on voit comment les recherches psychologiques doivent être ici menées en étroite collaboration avec celles d’ordre physiologique.4
4Maintenant que nous avons accès aux élaborations de la partie descriptive de sa psychologie (Brentano, 1982) ainsi qu’à celle de Marty (2011), nous voudrions en savoir davantage sur l’autre partie, à savoir la psychologie génétique.
5D’après un certain nombre de passages, dont le précédent, il est parfaitement clair que cette partie de la psychologie se fonde sur l’analyse descriptive des phénomènes mentaux et implique la physiologie, mais qu’elle n’est pas aussi exacte qu’une telle description5 et qu’elle représente la partie la plus difficile de la psychologie6. Pourtant, nous voudrions en savoir davantage sur la façon dont la psychologie génétique est traitée et, si possible, sur ses résultats, aussi préliminaires soient-ils.
6Mais à l’heure actuelle les écrits publiés de Brentano ou de Marty ne comportent aucune étude détaillée de la psychologie génétique comparable à celles portant sur la psychologie descriptive7. Alors qu’aucun manuscrit important, traitant spécifiquement de psychologie génétique, n’a été trouvé dans les écrits inédits de Brentano et que ceux de Marty n’ont pas vraiment été organisés suivant des règles d’archive acceptables8, il existe un carnet d’un grand secours pour notre enquête, détenu par un autre étudiant de Brentano, Edmund Husserl, qui contient une copie écrite à la main des cours de Marty portant sur la psychologie génétique9. Je tenterai donc ici d’élaborer la conception que se faisait Brentano de la psychologie génétique par l’examen du contenu de ces cours10.
7Bien que les premières préoccupations de Marty11 renvoient à des problèmes qui concernent les origines et ainsi, d’une certaine manière, le « génétique » en tant que tel, on peut toutefois se demander s’il vaut la peine de prendre en compte ses cours de psychologie génétique. Comme nous l’avons vu, la conception brentanienne de cette partie de la psychologie génétique implique un recours à la physiologie. Il y avait de fait une recherche influente réalisée dans le domaine de la physiologie à Prague, où Marty arrive en 1880 pour y rester jusqu’à sa mort. L’œuvre physiologique d’Ewald Hering (1878) en fournit un exemple. Marty s’appuie notamment sur lui dans son ouvrage traitant du développement historique de la perception des couleurs12. Toutefois, Marty n’était lui-même nullement un physiologiste. À titre indicatif, signalons qu’il ne parvint pas non plus à recevoir un financement suffisant pour fonder un laboratoire de psychologie13. Ainsi, ce que nous trouvons dans ses cours n’a pas vraiment permis de développer la psychologie génétique dans toute son amplitude. Ils représentent davantage une phase préparatoire. Toutefois, on peut difficilement nier l’importance de ce travail. Par conséquent, lorsqu’on se demande si la prise en compte de la seule psychologie descriptive suffit pour comprendre l’entreprise philosophique brentanienne, nous devons prendre en compte la déclaration suivante, relative aux deux parties de la psychologie : « La partie la plus importante est la psychologie génétique [Der wichtigere Teil ist die genetische Psychologie] »14. Compte tenu d’une telle importance15, il vaut la peine d’étudier les cours de Marty dans ce domaine de la recherche en psychologie. Ceci est particulièrement nécessaire lorsque l’on considère que la psychologie est précisément la discipline qui est au cœur de la philosophie selon la conception brentanienne16.
Psychologie empirique et descriptive
8Avant de rentrer dans la discussion des cours de Marty à Prague sur la psychologie génétique, il est utile de dire un mot sur l’orientation brentanienne en psychologie et en particulier sur sa psychologie descriptive (et celle de Marty). Le fait que les cours de Marty sur la psychologie génétique furent précédés par un semestre de cours sur la psychologie descriptive indique la procédure à suivre : partir de la description ensuite se pencher sur l’aspect génétique.
9Selon une histoire officielle qui fait encore aujourd'hui largement consensus, l’acte de naissance de la psychologie moderne, au sens de la psychologie scientifique, coïnciderait avec le refus de tous les présupposés métaphysiques caractéristiques de la psychologie rationnelle ou métaphysique, telle qu'elle était pratiquée par les philosophes jusqu'au dix-huitième siècle. Evidemment, cette interprétation permet d’avancer considérablement dans le temps la date officielle de fondation de la psychologie scientifique et d’écarter quelque peu certaines figures gênantes, ou du moins ambiguës, telles que Herbart ou encore Lotze dont la psychologie reste encore largement métaphysique. Ce n'est donc pas un hasard si Wundt écrit au début du vingtième siècle que : « La psychologie, a pris un caractère réellement scientifique et s’est tenu à l’écart de toute controverse métaphysique »17. Cette déclaration exprime assez bien le climat dans lequel Brentano dut présenter au public ses travaux de psychologie en 1874 (la même année que la première édition des Principes de la psychologie physiologique de Wundt)18. Son point de vue empirique pouvait bien convenir à des lecteurs qui n’acceptaient rien d’autre que les sciences dures. Il n’y a en effet rien d’hypocrite dans l’adhésion de Brentano à ce point de vue. L’expérience est en effet son seul maître19, même si cela n’implique pas pour lui de devoir se tenir à l’écart de toute controverse métaphysique, pas plus que cela n’était le cas pour le père de l’empirisme moderne (et en fait de la psychologie descriptive), John Locke. Dans ses cours, Brentano avait en réalité déjà tenté de démontrer l’immortalité de l’âme20, thème qui devait être traité dans le second volume de sa Psychologie d’un point de vue empirique21. Quoiqu’il en soit, ce sont bien les phénomènes et non les choses ou les essences cachées derrière eux, qui constituent son point de départ. La distinction entre de telles choses et les phénomènes, comme nous l’avions déjà vu, n’a aucune place dans la psychologie de Brentano ou dans sa philosophie en général.
10Les phénomènes mentaux, selon lui, peuvent être distingués des phénomènes physiques de différentes manières. On peut saisir la marque distinctive des phénomènes mentaux en partant de leur relation intentionnelle à un objet22, mais également en reconnaissant que c’est par la perception interne et non par la perception externe (ou l’expérience) que les phénomènes mentaux sont immédiatement accessibles23. Même si ces deux critères, permettant de distinguer les deux sortes de phénomènes, seront maintenus par Brentano, tout comme d’autres aspects de la Psychologie du point de vue empirique, dans ses tentatives de fondation de la psychologie, c’est bien une distinction explicite entre psychologie empirique et psychologie descriptive qui fait défaut dans cet ouvrage. Une fois que Brentano consacra ses cours au développement de la psychologie descriptive, il ne put qu’abandonner son projet initial prévoyant l’écriture d’un second volume à l’ouvrage de 1874, pour se consacrer exclusivement au domaine descriptif de son enquête (bien que ce projet ne fût jamais mené jusqu’à son terme)24.
11Tournons-nous maintenant vers les cours de Marty à Prague portant sur la psychologie descriptive.25 Le trait fondamental que partagent tous les phénomènes psychiques, et qui manquent aux phénomènes physiques, est la relation intentionnelle aux objets.26 Marty caractérise cette relation par le fait que les phénomènes psychiques contiennent des objets. De ce fait, si un objet est représenté, une représentation contient cet objet. Il s’agit de l’objet immanent qui peut ou non correspondre à quelque chose dans la réalité (son objet réel). Marty propose de concevoir le réel en s’appuyant sur la doctrine aristotélicienne des catégories (ibid., p. 18 et sq.). Pour lui, un phénomène mental est un acte et, en tant que tel, est bien réel, mais c’est aussi une relation à quelque chose qui n’est pas réel. En outre, la relation elle-même est bien réelle (ibid., p. 166).
12Alors que la conscience est dans chaque cas conscience de quelque chose, comme nous l’avons déjà indiqué avec la doctrine de la relation intentionnelle, Marty soutient également qu’un phénomène mental est dans chaque cas une conscience de soi. Cela se fonde bien évidemment sur la perception interne qui, selon Marty, participe à notre vie consciente (ibid., p. 11). Toutefois, la perception interne d’un phénomène mental donné ne doit pas être caractérisée comme un phénomène en plus de celui qui est perçu intérieurement. Chaque phénomène mental est davantage une perception interne de lui-même, même s’il se rapporte d’abord à son objet immanent. Ce n’est qu’ensuite qu’il se rapporte à lui-même. À la fin du XXe siècle, il était déjà devenu à la mode d’étendre la description du mental au domaine de l’inconscient27. Contrairement à cette tendance, Marty défend l’idée que cela n’est absolument pas nécessaire. Aussi bien comme cause (ibid., p. 12 et sq.) que comme effet (ibid., p. 13 et sq.), l’inconscient n’est absolument pas un postulat nécessaire pour la psychologie. La psychologie descriptive que promeut Marty est une analyse de la conscience et rien d’autre.
13Il existe trois sortes de phénomènes mentaux, selon Marty (ibid., p. 16 et sq.) : 1) les représentations ; 2) les jugements ; et 3) les phénomènes d’intérêt. Ses cours de psychologie descriptive sont d’une grande importance dans la mesure où ils nous apportent des analyses détaillées pour chacune de ces trois classes, alors que les cours de Brentano dans ce domaine vont difficilement au-delà des représentations et plus particulièrement des sensations. Nous ne ferons ici qu’exposer brièvement ces trois classes.
14Dans le traitement que propose Marty des représentations sensorielles, il identifie trois caractéristiques de leurs contenus, à savoir leur qualité, intensité et localité (ibid., p. 37 et sq.). Un quatrième candidat à mettre au nombre de ces caractéristiques, appartenant essentiellement aux contenus sensoriels, est celui du temps, mais Marty met en garde contre l’idée de leur attribuer un caractère temporel. La représentation des objets dans leur aspect temporel est plutôt attribuée à une « association originaire » (ursprunglische Assoziation), qui se produit dans l’imagination, mais pas dans la seule sensation (ibid., p. 95 et sq.). Marty ne veut pas non plus classer certaines représentations comme concrètes et d’autres comme abstraites, car il pense que la généralité d’une représentation ne découle pas d’une opération spéciale d’abstraction, mais plutôt de la représentation qui est au fondement d’un jugement général ou peut-être d’un intérêt qui peut également être général (ibid., p. 123 et sq.)28. Cependant, le fait que cette conception de l’abstraction n’apparaisse pas dans les travaux ultérieurs de Marty29 indique qu’elle ne doit pas être considérée comme sa position définitive sur le sujet, même si ce n’est pas l’endroit ici pour en discuter davantage.
15Il assigne aux représentations un rôle fondationnel au sein des phénomènes mentaux (ibid., p. 26 et sq.). Alors qu’il y a, selon Marty, des actes de conscience qui ne sont pas eux-mêmes des représentations, ces actes sont dans tous les cas fondés sur les représentations. Par exemple, si nous jugeons, notre jugement n’est pas en lui-même une représentation mais se base sur une représentation. Si nous portons notre intérêt sur quelque chose pour lequel nous avons un sentiment positif ou négatif, ou encore que nous voulons ou auquel nous résistons, l’acte d’intérêt s’appuie sur une représentation. Nous ne pouvons pas juger sans nous représenter ce sur quoi porte notre jugement, pas plus que nous ne pouvons porter notre intérêt sans nous représenter ce sur quoi porte notre intérêt.
16Selon Marty, un jugement est dans chaque cas soit l’acceptation, soit le rejet d’un objet (ibid., p. 17 et sq.). Si on juge que quelque chose existe, on l’accepte. Si on juge que quelque chose n’existe pas, on le rejette. La formulation des jugements au moyen de propositions existentielles est en effet cruciale pour la philosophie du langage de Marty, dans sa tentative de traiter systématiquement les phrases prédicatives, hypothétiques et disjonctives comme des phrases existentielles. Il a bien sûr consacré toute une série d’articles (initialement publiés de 1884 à 1894, reproduits dans Marty 1918) défendant la thèse selon laquelle les formes impersonnelles (comme « il pleut ») doivent être comprises davantage comme des expressions d’acceptation ou de rejet que comme des instances de prédication.
17Au sein de la troisième classe des phénomènes mentaux, les actes consistant à porter son intérêt sur des objets sont identiques pour Marty à ceux de l’amour ou de la haine. Alors que certains philosophes du XXe siècle avaient distingué entre le sentiment et la volonté, Marty soutient que les actes du sentiment et de la volonté appartiennent tous deux à la troisième classe des phénomènes mentaux30. Par ailleurs, tout comme Brentano l’avait défendu dans son travail en éthique (1889), Marty affirme que les phénomènes d’intérêt sont analogues aux jugements de manière significative, particulièrement en ce qui concerne l’évidence. « Si nous regardons l’expérience interne, écrit-il, il est très clair que dans certains cas cette particularité appartient intrinsèquement à nos actes d’amour alors qu’elle est absente dans d’autres actes. L’amour du savoir, par exemple est ainsi sans aucun doute un acte qualifié de correct »31. Cette affirmation fait intervenir un cognitivisme extrême dans le champ de l’éthique.
18Bien que Marty se livre dans ses cours à des descriptions plus approfondies des phénomènes mentaux, ce que nous venons d’esquisser nous apporte la base suffisante pour aborder maintenant ses cours de psychologie génétique.
La théorie des facultés de l’âme et ses difficultés
19Le premier objectif de la psychologie génétique est de clarifier de ce que signifie expliquer (erklären) ou explorer (ergründen) quelque chose. Selon Marty, on peut comprendre cela tout aussi bien de manière inflationniste que de déflationniste. On trouve un sens inflationniste de l’explication dans la tradition de la « psychologie rationnelle » dans laquelle on tente d’expliquer l’essence de l’âme. Nous n’avons toutefois pas plus accès à l’essence de l’âme (Wesen der Seele) qu’à l’essence des choses physiques. On trouve l’autre extrême de la psychologie génétique dans le rejet, formulé par Herbart, de la notion de faculté de l’âme (Seelenvermögen)32. Autant Marty partage les réserves de Herbart à l’encontre de cette tendance à mythologiser ou personnifier les facultés de l’âme33. autant il affirme qu’il est possible de comprendre de manière scientifique cette notion qui s’avère indispensable aux réquisits de la psychologie génétique. Dans les sciences de la nature, il est parfaitement acceptable de parler de forces (Kräfte) et de capacités (Fähigkeiten) des choses physiques. Au lieu de suivre la tradition de la psychologie rationnelle où l’essence de l’âme reste fantomatique et au lieu de suivre la recommandation de Herbart suivant laquelle la notion de faculté de l’âme doit être à tout prix écartée, Marty propose de suivre le modèle qui s’est avéré fructueux dans les sciences de la nature. Suivant ce modèle, un phénomène doit être expliqué en le subsumant sous une loi (Gesezt). Toutes les tentatives visant à identifier les facultés de l’âme, qui se divisent en forces et capacités, doivent être liées aux lois auxquelles se rattachent les événements mentaux.
20Comme pour la division entre les forces et les capacités, Marty nous dit que les premières se trouvent dans la manière dont l’objet produit des effets (Wirkungen), et les secondes dans la manière dont l’objet subit les effets. « De façon tout à fait analogue [avec les sciences de la nature], écrit Marty, on a également le droit, en psychologie, de parler de forces et de capacités, si l’on découvre les lois de succession [Ganz analog wird es auch in der Psychologie berechtigt sein, von Kräften und Fähigkeiten zu sprechen, falls sich hier Gesetze der Aufeinanderfolge finden lassen.] »34
21Marty remarque que rien ne permet d’empêcher une force d’être à l’œuvre dans différentes direction au même moment, comme on peut l’observer dans le cas de la gravité (qui est en réalité une force). En revanche, une capacité ne peut être soumise qu’à un effet à la fois. Un objet physique, par exemple, a la capacité d’occuper l’espace, mais il ne peut occuper qu’un endroit à la fois. Une région de la rétine peut bien avoir la capacité de recevoir un stimulus d’une sensation de différentes couleurs, mais seulement qu’une de ces couleurs à la fois. Marty affirme également qu’une capacité ne découle pas non plus d’une disposition, que celle-ci soi innée (l’instinct) ou acquise (une habileté), mais notons qu’il n’explore pas davantage ces dispositions.
22Dans une théorie des facultés de l’âme, il est possible d’éviter les erreurs suivantes : 1) considérer une faculté comme quelque chose de réel au lieu de seulement reconnaître qu’elle est connectée à quelque chose de réel ; 2) croire qu’à chaque réalité est connectée une faculté spéciale ; 3) parler d’une faculté là où il n’existe aucune loi connue ayant ou subissant des effets ; 4) Parler d’une faculté unitaire dès que l’on trouve une classe d’activités.
23En plus de ces mauvaises applications du concept de faculté, la psychologie génétique doit aussi éviter d’apporter des explications ayant recours à l’inconscient ou à des causes surnaturelles. En ce qui concerne l’inconscient, les détails de son rejet sont clairement exposés dans ses cours de psychologie descriptive35. En ce qui concerne les causes surnaturelles, celles-ci ne doivent pas être rejetées en bloc. Au contraire, les tentatives de démonstration de l’existence de Dieu font partie de la métaphysique autant pour Brentano que pour Marty36. Cependant, « ce n’est pas son rôle, écrit Marty à propos de la psychologie génétique, de chercher s’il y a un Être divin. » Le passage qui suit est encore plus significatif à ce sujet :
Dans tous les cas il est certain que s’il existe une cause première du monde, elle est elle-même le créateur et le garant infaillible de l’ordonnancement du monde, et ce serait une inversion complète si nous acceptions qu’elle intervenait de manière anarchique dans le processus des causes naturelles. On peut affirmer avec assurance que, comme cela se passe dans le monde physique, les événements mentaux se produisent en conformité avec les lois.37
24Il n’y a ainsi pas plus de place pour les miracles dans la psychologie génétique qu’il n’y en a dans les sciences en général.
25Compte tenu de cette tendance à formuler en termes de lois les relations causales du monde physique et du monde mental, il n’est pas étonnant que Marty soit convaincu de l’importance de la psychologie génétique. Connaître ces lois améliore notre contrôle. De ce fait, il souscrit à l’adage de Francis Bacon selon lequel la connaissance constitue le vrai pouvoir. À une époque où la psychologie commençait à peine à se départir des spéculations philosophiques douteuses (ce que l’on peut appeler « la mauvaise métaphysique »), Marty était conscient de la nécessité de connaître les lois psychologiques.
26En voyant ainsi certaines des conditions nécessaires pour le développement scientifique de la psychologie génétique, Marty reconnaît aussi les difficultés que l’on rencontre dans ce développement. La plus grande difficulté repose ici sur notre incapacité d’isoler les différents facteurs de notre vie mentale. La difficulté est aggravée par le fait que les possibilités d’expérimentation sont extrêmement limitées pour la psychologie génétique, même plus que pour la physiologie. Alors que de telles difficultés impliquent une inexactitude insurmontable comme un trait permanent de cette branche de la psychologie, il s’agit néanmoins d’un idéal qui mérite d’être poursuivi. Plusieurs stratégies sont ainsi proposées : par exemple, l’observation des personnes à qui il manque une faculté déterminée, comme les aveugles ou les sourds, ou celles qui sont mentalement moins développées, comme les enfants, les peuples dits primitifs, ou encore les animaux.
27En dépit des difficultés induites par la psychologie génétique et en particulier la nécessité de développements en physiologie, Marty pense pourtant qu’il est possible de formuler des « lois empiriques » (comparables aux lois de Képler sur le mouvement des planètes), qui certes ne peuvent pas être aussi satisfaisantes que les lois « ultimes » (comparables à la loi de la gravité de Newton), mais peuvent néanmoins s’avérer productives pour le moment. Dans la formulation des lois de cette sorte, la psychologie génétique peut tout à fait fonctionner sans dépendre de la physiologie. Cela pourrait après tout être une erreur de s’appuyer sur la physiologie sans du tout prendre compte le mental. À ce niveau, Marty s’accorde parfaitement avec John Stuart Mill : « Aussi imparfaite que soit la science de l’esprit, je n’ai aucun scrupule à affirmer qu’elle est dans un état considérablement plus avancé que la partie de la physiologie qui lui correspond ; et écarter la première pour la seconde me semble être une infraction aux vrais canons de la philosophie inductive… »38.
Dualisme vs monisme
28Selon Marty, la psychologie génétique doit être poursuivie en accord avec un modèle dualiste et non moniste du corps et de l’esprit. On peut observer, selon lui, une interaction entre le corps et l’esprit. L’esprit a des effets sur le corps. De telles relations causales se trouvent dans les actions volontaires dans lesquelles la volonté met le corps en mouvement, mais aussi lorsque l’on se met par exemple en colère et qu’elle se manifeste de manière involontaire par une agitation physique. Il y a aussi ces cas où certaines humeurs ou certains sentiments produisent des réactions physiques, comme par exemple un stress causant une maladie. Le corps produit aussi des effets sur l’esprit. Le cas le plus manifeste se trouve dans les sensations qui sont causées par les processus neuronaux. Il y a également ces cas où des images et des affects sont causés par des états corporels anormaux, par exemple la fièvre. Enfin, la jeunesse et la vieillesse du corps ont des effets sur l’esprit. Bien que de telles interactions soient manifestes dans la vie quotidienne, Marty remarque aussi que des interactions plus précises et plus détaillées ont été observées dans des études sur le cerveau.
29Dans sa reconnaissance d’une interaction psycho-physique, Marty s’opposa à l’un des courants majeurs de son époque. Au XXe siècle, Gustav Fechner traça la voie à la recherche psycho-physique en formulant une loi portant sur la relation entre un stimulus et la sensation qui en résulte39. Bien que cette loi fût construite comme portant sur certaines interactions corps-esprit, elle fut en réalité formulée en opposition à toute forme de dualisme entre le corps et l’esprit. La formulation précise de la loi psycho-physique est largement connue et s’avère être certainement d’un grand intérêt historique, mais la thèse qui l’a motivé continue à être défendue par d’importants penseurs de notre époque. Cette thèse est celle de la théorie du double aspect de l’esprit et du corps, à savoir que la conscience et les processus physiques correspondants sont les deux aspects d’une même chose. Par exemple, si une douleur correspond à un processus neuronal, cela signifie que la douleur et le processus neuronal forment les deux aspects d’un seul et même événement.
30Si la théorie du double aspect de la relation esprit-corps est une sorte de monisme, comme ses défenseurs l’affirment, elle a un certain avantage sur le dualisme. « L’Unité, écrit Marty, est un élément de la beauté et dans de nombreux cas un signe de la vérité [Die Einheit ist ein Element der Schönheit und in vielen Fällen Zeichen der Wahrheit.] »40 Pourtant, il doute que l’on puisse vraiment considérer à juste titre cette théorie comme un monisme permettant d’établir une homogénéité de la réalité. Pour lui, la réalité du monde physique, comme pour de nombreux autres philosophes conscients des avancements réalisés par les sciences de la nature, n’est pas du tout identique aux phénomènes physiques. Alors que les couleurs, par exemple, sont des phénomènes physiques, leur perception est causée par des ondes de lumière. Pour les plus grands physiciens comme pour Fechner : « Tous les processus physiques sont des mouvements locaux. [Alle physischen Prozesse sind lokale Bewegungen]. » Par rapport à cette conception de la physique, Marty écrit :
Mais demandons-nous maintenant si l’homogénéité est vraiment sauvée dans cette conception. Je ne crois pas, car, quoi qu’on en dise, il reste le fait que non seulement les mouvements, mais aussi les jugements etc. se produisent et disparaissent dans le monde. Même si ces états mentaux se tiennent dans la plus étroite connexion avec les mouvements, elles sont néanmoins quelque chose d’une toute autre espèce (ce que Fechner concède lui-même) et quelque chose d’essentiellement et fondamentalement différent [etwas grundwesentlich Verschiedenes]. C’est une incohérence [Inkonsequenz] parce que ni en statique ni en dynamique nous ne pouvons en réalité entendre quoi que ce soit sur la volonté, le sentiment, etc., mais plutôt uniquement des changements dans l’espace, le temps, et le lieu. Nous devons ainsi dans tous les cas ajouter aux lois spatiales des lois d’une toute autre espèce, à savoir des lois de coexistence des phénomènes de conscience [Gesetze der Koexistenz der Bewusstseinserscheinungen] avec les mouvements. Il doit y avoir une loi selon laquelle à tels ou tels mouvements doit être lié un tel jugement (sentiment, etc.). Mais dès que nous concédons l’existence de telles lois – et cette assomption est inévitable – le monisme est cassé en deux et l’homogénéité est rompue.41
31En résumé, il reste une dualité de ces deux aspects. Ce n’est pas étonnant que les défenseurs de cette théorie tentent de construire l’aspect mental de manière quelque peu obscure ou comme quelque chose de moins réel que l’aspect physique. Néanmoins, il subsiste une dualité que personne ne semble capable d’éliminer.
32Est-ce que la théorie du double-aspect a l’avantage de la simplicité par rapport au simple dualisme ? Marty concède que la simplicité serait en effet un avantage considérable, même s’il n’est toujours pas enclin à accorder un tel avantage à cette théorie. Alors que la plupart des mouvements qui se produisent dans le monde corporel sont « d’un côté », c’est-à-dire sans l’aspect mental, seul un petit nombre d’entre eux ont en plus un aspect mental, qui est décrit comme suit (suivant la compréhension que s’en fait Marty) :
Il est naturellement incapable du moindre effet – obscur [schattenhaft] et même davantage – mais ce qui reste remarquable chez lui c’est qu’il arrive en premier et de la façon la plus simple qui soit dans notre conscience, comme le point de départ de toutes nos connaissances (y compris la connaissance physique), et dans lequel sont contenus tous les biens [Güter] que nous connaissons. Ces états [Zustände] d’une espèce si particulière peuvent, dans certains cas exceptionnels, être connectés à une modification inconnue des mouvements. Depuis le départ, ceci mérite certainement d’être considérée comme une hypothèse tout à fait suspecte et complexe [eine ganz verdächtige und komplizierte Hypothese].
La règle d’or de Newton : entia non sunt mutiplicande praeter necessitatem doit certainement être appliquée ici. L’hypothèse d’un nouveau fait [c’est-à-dire de l’esprit selon la théorie dualiste] est bien plus probable ici que celle du monisme. (Ibid., p. 21)42
33L’objection que nous trouvons dans le passage précédent pourrait être réglée en adoptant la thèse selon laquelle tous les mouvements ont en réalité un aspect mental43.
34Il s’agit ici du panpsychisme, thèse qui elle non plus n’est capable d’éviter la dualité de l’esprit et du corps. De toute évidence, elle n’est pas non plus capable de montrer que loin d’être obscur le mental est en réalité au fondement de toute notre connaissance, y compris celle du monde physique44. Selon Marty, le panpsychisme va habituellement de paire avec l’atomisme. On assigne ainsi une âme à tous les atomes. Alors que la conscience de chaque âme est remarquable, des groupes d’atomes constitue les atomes d’une seule personne. Mais dans ce cas, non seulement tous les êtres humains, mais également tous les animaux et les plantes sont conscients. La conséquence suivante est que les choses inanimées et ainsi le monde dans sa globalité sont conscients. Un tel panpsychisme extrême est une conséquence rarement soulignée par la théorie du doubleaspect, mais se trouve en réalité dans certains écrits de Fechner. Il l’appelle la « vue de jour » (Tagesansicht) en opposition à la « vue de nuit » (Nachtansicht), c’est-à-dire le matérialisme45. Marty ne considère pas les conclusions inhabituelles de Fechner comme une simple excentricité, mais plutôt comme une tentative cohérente pour embrasser une théorie que de nombreux auteurs adoptent seulement à contrecœur. Mais en même temps Marty maintient que rien dans l’expérience ne vient soutenir la théorie et qu’elle s’avère, de ce fait, très improbable. Il est par ailleurs, tout à fait inacceptable pour Marty de penser qu’un agrégat de conscience puisse aboutir à une conscience unique. Sa conclusion repose sur la prémisse selon laquelle de nombreuses choses réelles ne suffisent pas à donner une chose réelle. Ainsi il révèle son adhésion à une fondation métaphysique plutôt qu’à une stricte fondation descriptivo-psychologique à la base de sa psychologie génétique.
35En concevant la conscience comme une unité, il insiste en même temps sur le fait que cette unité implique un complexe d’actes, incluant bien sûr la perception interne comme une propriété intrinsèque de chaque acte. Il s’agit d’une unité qui autorise la complexité. Wilhelm Wundt, qui fut le premier à établir un laboratoire de psychologie de même qu’un promoteur d’une version de la théorie du double-aspect, a tenté de concevoir l’unité de la conscience comme une interaction causale de ses éléments, accusant ses détracteurs comme sujets à la confusion46. Mais l’objection de Marty concerne également la conception de Wundt. Concevoir la relation d’un phénomène mental à sa perception interne comme une relation de cause à effet, de façon analogue à la relation des ondes lumineuses à la sensation visuelle, aurait, dit Marty, la plus grave de toutes les conséquences pour la science : « L’évidence intérieure serait détruite et nous devrions devenir la proie à un scepticisme abyssal [Die innere Evidenz wäre vernichtet und wir müßten einen bodenlosen Skepsis anheimfallen »]47. En outre, il y a l’unité des actes qui ont le même objet immanent, par exemple un jugement et sa représentation sous-jacente. Il peut également y avoir une unité de différents actes de conscience qui ont différents objets immanents, comme voir, entendre, juger, etc. et peuvent tous être donnés dans une seule conscience.
36Dans tous ces cas, l’unité de la conscience est une unité réelle et pas seulement une unité collective et certainement pas une unité causale. L’hypothèse que les âmes des atomes peuvent collectivement s’additionner pour produire une seule conscience est par conséquent rejetée. La seule manière de secourir la théorie du double-aspect consiste à faire l’hypothèse que l’on peut attribuer une conscience à un seul atome. Mais un tel centre conscient n’a encore jamais été identifié dans un organisme.
37Alors que pour Marty le monisme est indéfendable, une autre conception possible de la relation entre l’esprit et le corps est celle proposée par l’épiphénoménalisme pour laquelle les phénomènes mentaux ne peuvent être la cause d’états physiques. « Les états mentaux suivraient les états physiques simplement comme des ombres [eben wie ein Schatten den physischen nach] »48. À l’opposé de cette conception Marty maintient que le concept de causalité est dérivé de la perception des phénomènes mentaux et non des phénomènes physiques. « Si nous faisons une inférence, explique Marty en s’appuyant sur un exemple, nous acceptons un jugement à cause [wegen] d’un autre. Il ne s’agit pas ici d’une simple succession [ist kein bloßes Nacheinander], mais plutôt du fait que l’un se produit parce que l’autre se produit [das eine geschieht, weil das andere geschieht] »49. Cette relation causale entre les phénomènes mentaux est directement perçue. Il faut souligner ici que Marty ne veut pas dire qu’un tel transfert est illégitime. Il pense en effet qu’elle ne devrait pas être rejetée et qu’il y a bien une interaction non seulement entre les choses physiques mais aussi entre le corps et l’esprit. Néanmoins, la justification pour l’application du concept de causalité au-delà de la sphère mentale est davantage l’affaire de la métaphysique que de la psychologie. Mais l’origine du concept de causalité dans la perception interne suffit pour montrer que l’épiphénoménalisme est inacceptable.
38Il va sans dire que Marty rejette toutes les formes grossières de matérialisme (telles qu’il les comprend), suivant lesquelles le mental est considéré comme illusoire (dans les travaux de Erasmus Darwin, Carl Vogt et Ludwig Büchner)50. S’il était illusoire, cela voudrait dire que nous nous le représentons alors qu’il n’existe pas. Pourtant, les représentations sont mentales. Et ceci ne peut pas être illusoire. Toutefois, une autre forme de monisme considère qu’il n’existe que le mental et que les choses physiques n’existent pas. Il s’agit bien sûr de l’idéalisme, que Marty attribue à Berkeley, Leibniz et Lotze. Bien que cette conception n’ait pas les conséquences absurdes propres au matérialisme, pour Marty, il n’en demeure pas moins tenable. Selon lui, les sensations requièrent une explication qui suppose de poser une réalité impliquant à la fois la succession temporelle et un aspect analogue à l’espace des contenus sensoriels.
39Alors qu’aucune autre conclusion n’est tirée par Marty si ce n’est celle selon laquelle l’esprit et le corps sont d’une part deux réalités distinctes et sont d’autre part causalement connectées, cela nous conduit à la question de savoir comment l’esprit (ou l’âme) pourrait continuer d’exister après la mort du corps. Sa connexion causale avec le corps est si intime qu’elle devrait exister sans la conscience. « La mort, écrit-il, est un processus chimique qui ne peut pas affecter l’ existence du mental, mais qui affecte l’ activité du mental. La conscience continuera nécessairement d’exister tant que le physique lui restera joint. »51 Marty ne décide pas de la façon avec laquelle cela pourrait se produire. Cette indétermination peut naturellement ouvrir la porte à toutes sortes de spéculations débridées (Phantasterei). Cependant, s’il s’agit de déterminer de manière définitive le type d’incarnation ou de chose analogue qui doit avoir lieu, Marty pense alors que nous serions tout autant confrontés à une telle indétermination dans notre hypothèse d’un monde extérieur, laissant ainsi libre-cours à notre imagination. « Mais ici encore, répond-il, les lois de la logique qui séparent précisément le prouvé du non-prouvé nous protègent contre cela. (…) Abandonner pour cette raison le vrai noyau [den wahren Kern] de la doctrine de l’immortalité atteint par des inférences irréfutables [unumstößliche Schlüsse] serait de la folie [Torheit]. »52 Il est assez raisonnable, selon Marty, d’avoir confiance dans la téléologie du monde et ainsi de n’éprouver aucune peur vis-à-vis de la mort, même si cette téléologie est plus l’affaire de la théologie et de la cosmologie que de la psychologie descriptive et génétique.
40Une autre question qui se pose pour le dualisme de Marty concerne l’origine de l’âme. Il soutient que sa production par la conception n’est pas plus acceptable que sa destruction par la mort. Il rejette également la position selon laquelle elle préexiste dans la mesure où cela ne s’accorde pas avec l’expérience. Il est également problématique de savoir d’où proviennent les entités corporelles, et en dernier ressort les atomes. Le fait qu’il n’existe pas nécessairement implique qu’ils doivent d’une certaine manière avoir une cause. Dans les deux cas Marty recourt au théisme comme l’unique solution, qui semble encore davantage être une affaire de métaphysique que de psychologie. Comme nous l’avons déjà remarqué, la tentative de Brentano de rendre la psychologie scientifique ne signifiait pas l’exclusion de considérations métaphysiques dans ce domaine. Nous avons également vu que le problème de l’immortalité était pour lui l’enjeu culminant de sa psychologie. Peut-être que le théisme et la téléologie du monde auraient eu ici leur place tout autant que l’élaboration d’une psychologie génétique.
Le caractère transitoire et la persistance des phénomènes mentaux
41« Tous les phénomènes psychiques, écrit Marty, ont une production [Enstehen] et une disparition [Vergehen] ». Nul ne contredira la thèse de la production, pas même Kant qui admet que la représentation commence avec l’expérience. Mais la thèse de la disparition n’est par exemple pas acceptée dans l’école de Herbart. Les herbartiens soutiennent qu’une fois apparue une représentation ne peut en réalité pas disparaître. Suivant cette conception, la représentation peut descendre en dessous du seuil de conscience, mais elle ne disparaît jamais totalement. Contre les herbartiens, Marty soutient qu’une telle position impliquerait alors qu’une perception interne devrait descendre en dessous du seuil. Cela serait bien sur tout à fait impossible compte tenu de ce qu’est la perception interne elle-même. Soit les perceptions de ce genre disparaissent, soit elles subsistent à jamais. Manifestement, comme elles ne subsistent pas pour toujours, elles doivent donc disparaître. Marty indique également d’autres aspects très improbables de la position herbartienne. Elle impliquerait qu’un cas d’amour ou de haine subsiste même lorsque la conscience a changé à cet égard. Par exemple, si quelqu’un détestait la bière à la première expérience et que plus tard il commence à apprécier le goût, les herbartiens diraient que la détestation de la bière subsiste en-dessous du seuil de conscience en dépit du changement de l’attrait nouveau pour son goût. Cette conclusion est difficilement acceptable.
42Marty soutient également que la cause qui a permis de produire un certain phénomène mental n’a pas toujours besoin d’avoir le même effet, car elle est limitée par « l’étroitesse de la conscience » (Enge des Bewusstseins). Sous cet intitulé, on peut vouloir dire deux choses différentes, comme Marty l’explique :
1) Notre vie mentale subit une restriction spéciale dans le sens où de temps à autre soit elle est elle complètement éteinte soit elle est réduite aux limites les plus étroites ; ceci arrive normalement dans le sommeil. O peut se demander si toute vie mentale cesse dans le sommeil profond. Mais dans tous les cas, elle subit une énorme limitation. Les psychologues, surtout dans la période récente, ont souvent souligné la transition de la conscience éveillée à la conscience limitée dans le sommeil (par exemple Lotze dans sa Psychologie médicale53).
2) Mais il y a également dans un tout autre sens une limite pour nous à notre vie mentale, et c’est dans ce sens que nous parlons habituellement de l’étroitesse de notre conscience. Dans les états normaux, éveillés, il y a une limite fixe infranchissable par rapport au nombre de phénomènes mentaux que nous pouvons avoir simultanément. Cette limite est différente pour différents individus ; mais même la vie mentale la plus riche est limitée par elle. Aristote avait déjà souligné ce fait. Par la suite, Locke a parlé de narrowness of mind54. Récemment on a même exagéré ce fait en affirmant qu’on ne pouvait avoir qu’ une seule représentation à la fois. Cette affirmation est manifestement réfutée par les faits car, si cela était vrai, nous ne serions absolument pas capables de faire des comparaisons.55
43Ici encore Marty est en désaccord avec les herbartiens qui soutiennent que les représentations opposées ne peuvent pas exister ensemble dans une seule conscience. Selon lui, ceci vaut uniquement dans des situations exceptionnelles. Par exemple, il est impossible d’avoir deux représentations d’un objet qui diffèrent en qualité et qui sont pourtant au même endroit. Mais la série des représentations qui peuvent exister simultanément dans la conscience est plus grande que celle des actes attentionnels ainsi que celle des actes de jugement et d’intérêt.
44La fatigue (Ermüdung) ou l’épuisement (Erschöpflung) sont aussi des facteurs importants dans le caractère transitoire de la conscience. Ceci peut avoir à la fois des causes mentales et physiques. Marty limite sa discussion aux causes mentales. Alors que l’activité mentale, pour l’essentiel, cause l’épuisement, la question reste de savoir si tel est le cas pour tous les phénomènes mentaux. Il s’avère que Marty soutient que seuls les actes d’intérêt sont épuisants.
45Dans le cadre de travail de la psychologie génétique Marty traite aussi des habitudes (Gewhonheit). Alors que tout le monde semble plus ou moins s’accorder avec la définition que donne Jacob Fries de l’habitude comme « l’influence que la répétition d’états actifs ou passifs d’un être donné a sur la résurgence future de cet état »56, Marty s’oppose à la distinction qui en résulte et qui a prévalu dans la théorie de l’habitude, à savoir la distinction entre une habituation active et passive57. La première est connue comme exercice (Übung), et la deuxième comme la désensibilisation (Abstumpfung). Mais la deuxième « n’est pas une conséquence de l’habituation, mais de lois complètement différentes »58.
46Bien qu’il y ait des lois spéciales de l’habituation pour les différents domaines des actes mentaux (représentation, jugement, et intérêt), il y a selon Marty des lois générales qui s’appliquent à tous les domaines. Il formule certaines de ces lois de l’habitude de la façon suivante :
1) Pour s’exercer, l’habitude dispose d’actes similaires ou identiques à ceux qui ont déjà eu lieu.
2) Un seul acte a déjà un effet sur l’habituation ; en effet, il peut parfois, lorsqu’il est particulièrement remarquable, établir par lui-même une habitude très forte. Aristote remarque déjà (dans son éthique), que parfois un acte installe [pflantzt] une habitude plus forte que plusieurs dans certains cas. Une impression qui été expérimentée une fois reste pour toujours dans la mémoire, et ainsi une seule décision peut aussi donner une nouvelle direction à la vie éthique dans sa globalité – vers le bien ou vers le mal. La répétition est tout de même un moyen puissant et fréquent pour établir une habitude forte, et c’est ce que nous avons couramment en tête lorsque l’on parle d’habitude. La persistance prolongée d’un acte est équivalente à la répétition.
Par l’exercice d’actes opposés une habitude existante est affaiblie ou supprimée. Du même coup, la formation d’une habitude plus forte est empêchée [verhindert].
Chaque acte laisse une trace derrière lui. Mais cette trace est le plus souvent faible ; elle nécessite un renforcement par la répétition. Si des actes opposés alternent continuellement, une inclination plus déterminée ou une réceptivité ne peuvent pas être développées dans une direction ou une autre.
3) Même les conditionnements les plus forts décroissent et avec le temps ils disparaissent quand l’exercice est délaissé. Aristote pense que la destruction d’une habitude s’explique toujours par l’exercice d’actes opposés, mais cela ne semble pas correct. Nous devons bien supposer que les forces, qui sont actives en nous, agissent contre la persistance de l’effectivité d’une habitude [der Erhaltung der Wirksamkeit der Gewohnheit] mais ne tombent pas dans notre conscience. Les processus qui renouvellent l’organisme n’ont manifestement pas la force [Kräfte] de produire dans d’autres circonstances quelque chose qui correspond totalement à ce qu’il y avait auparavant. S’il n’y a pas d’opposition à une loi dissimilative [dissimilierenden Gesetze] dans le domaine mental, cela doit conduire progressivement vers la destruction de ce qui a été acquis (le temps n’a pas d’effet destructeur).
4) Nous parlions déjà des degrés de force de l’habitude [Stärkegraden der Gewohnheit] ou (ce qui est identique) d’un renforcement de l’aptitude [Steigerung der Fertigkeit]. Mais une habitude plus forte en est une que nous appelons toujours pleinement active même dans des circonstances défavorables (…). J’appelle une habitude « mature » lorsqu’un phénomène, qui est égal et pas simplement similaire au précédent, est produit.
Mais on doit bien distinguer la durée de la force ; la force et la durée de l’habitude sont totalement dépendantes [ganz unabhängig] l’une de l’autre. Une habitude momentanément plus faible peut effectivement se maintenir plus longtemps qu’une habitude momentanément plus forte, et inversement. (La mémoire : rapide et volatil – lente et persistante). En dépit de la différence des deux propriétés, ces forces ont néanmoins des effets sur les deux. (…)
5) Nous avons parlé ci-dessus de circonstances favorables et défavorables. Favorable correspond notamment au caractère similaire de la situation, défavorable à son caractère non-similaire. Une habitude sera facilement effective dans certaines conditions similaires, difficilement effective dans des conditions non-similaires (examen – parler sans notes). Il est essentiel à une habitude forte qu’elle soit effective sans exceptions.
Dans la maturité mentionnée plus haut et dans la conquête sur les situations défavorables, dont il est maintenant question, réside ce que nous appelons la facilité dans l’activation d’une habitude [die Leichtigkeit im Wirken einer Gewohnheit].
6) Parmi les circonstances défavorables pour l’effectivité [Wirksamkeit] d’une habitude on trouve également la fraicheur [Frische] et le pouvoir accru [erhölte Kraft] du système nerveux (…). Parmi les circonstances défavorables on trouve l’épuisement du système nerveux (après des nuits sans sommeil, etc.). Cela est analogue dans le domaine du caractère. (Pour cette raison un ascétisme excessif est inapproprié, car ainsi < il en résulte > également une moins grande résistance contre les tentations).
7) Autant la force que l’endurance de l’habitude ne dépendent uniquement des circonstances mentionnées ci-dessus, mais aussi sur des dispositions individuelles dont la nature particulière n’a pas encore été explorée. Cette disposition change aussi chez une même personne au cours de la vie. Par exemple, la jeunesse est favorable à toutes les habituations, la vieillesse y est défavorable. Il est aussi bien connu que les habitudes acquises durant la jeunesse sont les plus tenaces. Les tendances, les préjugés, les associations linguistiques (la langue maternelle !) – la vivacité des sentiments dans l’écoute répétée de la langue maternelle simplement parce que cette association fonctionne simplement avec beaucoup de force. Concernant l’endurance de telles impressions on raconte des choses tout à fait singulières. (Un italien – après avoir appris sa langue maternelle – vint dans sa jeunesse en France et plus tard en Amérique. Il avait appris les deux langues en séjournant dans ces pays. En Amérique, il tomba mortellement malade et il se passa la chose suivante : il commença par oublier l’anglais, puis également le français et ne finit par ne plus parler que l’italien qu’il avait quasiment oublié.)
8) Ces dispositions individuelles inexplorées impliquent aussi qu’une personne acquiert plus facilement cette habitude alors qu’une autre acquiert plus facilement cette autre habitude, surtout dans le domaine des représentations et des affects.
9) Aucune habitude n’est complètement indestructible. Pourtant, il arrive que si les conditions appropriées pour la destruction ne sont pas données, une habitude devient si forte qu’elle agit sans exceptions, c’est-à-dire comme un instinct. Dans ce cas, on dit que les actes en question sont devenus une seconde nature. Les préjugés, les inclinations et aussi les représentations peuvent être de cette sorte.59
47L’habitude, comprise en accord avec ces lois générales, dit Marty en conclusion, « apporte une certaine constance dans la vie mentale [bringt eine gewisse Konstanz in das psychische Leben] »60, et peut être considérée de cette manière comme un contrepoids au caractère transitoire des phénomènes qui constituent une telle vie. Quoi qu’il en soit, nous devons garder à l’esprit que ces lois de l’habitude, loin d’être ultimes, peuvent être considérées comme des lois empiriques bien qu’elles se limitent par ailleurs à des causes purement mentales. En aucun cas Marty ne souhaite affirmer que la liste de ces lois est exhaustive.
La genèse des phénomènes mentaux
48En ce qui concerne la genèse des représentations, nous devons examiner leurs différentes classes. Marty rejette la thèse selon laquelle il existe des idées innées et soutient par ailleurs que les représentations deviennent abstraites par le jugement et l’intérêt. En outre, l’origine des sensations ressort du domaine des sciences de la nature. Mais les représentations qui se produisent par l’imagination et la mémoire doivent être analysées par la psychologie génétique.
49Les lois d’association des idées sont traditionnellement considérées comme permettant de rendre compte de l’origine des représentations. Mais selon Marty aucune des tentatives menées pour formuler de telles lois n’ont été concluantes. Comme nous l’avons déjà vu, Marty défend la doctrine de l’association originale qui lui permet de rendre compte de la représentation des phénomènes de succession temporelle. Dans les psychologies associationnistes antérieures, seule l’association acquise était prise en compte. Mais Marty trouve que de telles psychologies que l’on trouve d’Aristote à Hume et dans des contributions plus récentes ne sont pas parvenues à formuler les lois de l’association acquise. Il pense néanmoins que Aristote identifie correctement l’habituation comme la clé de leur formulation et prend ainsi la loi suivante comme la plus fondamentale : « Une représentation dont on a déjà fait l’expérience ou qui lui est similaire est appelée dans la conscience, si tous ou certains des phénomènes psychiques similaires, parmi d’autres phénomènes antérieurs qui leurs sont connectés, sont actuellement donnés. »61 Une adhésion à cette conception de l’association exige plusieurs révisions des théories antérieures. Selon Marty, la loi de l’association des opposés d’Aristote doit être rejetée puisque les opposés sont corrélatifs (par exemple nord-sud, grand-petit) et s’incluent ainsi mutuellement. Pour cette raison les représentations générales de la cause et de l’effet ne sont pas associées. Il est bien sûr possible que les représentations de causes particulières soient associées avec celles d’effets particuliers, mais c’est seulement parce qu’elles sont contiguës. Hume soutenait qu’il y a une loi d’association des idées de cause et d’effet seulement parce qu’il n’a pas réussi à saisir la nature de la causalité. Lorsqu’il y a contiguïté dans le temps ou l’espace, elles sont représentées ensemble. Nous pouvons bien sûr ici nous rappeler de l’association originale. Les premières notes d’une mélodie sont encore retenues pendant que la suivante arrive. Ainsi lorsque des notes similaires sont de nouveau représentées, la suivante est également représentée. L’association entre les représentations similaires, selon Marty, ne se produit également que là où il y a contiguïté.
50La genèse des représentations conceptuelles qui a été en réalité un problème crucial pour la philosophie moderne est brièvement thématisée par Marty de la façon suivante :
- L’établissement initial d’une pensée conceptuelle [begrifflichen Gedankens] apparaît en particulier, lorsque plusieurs représentations intuitives [anschauliche Vorstellungen] s’accordent dans certaines parties [Teilen] et diffèrent dans d’autres. Ici les caractéristiques communes [Gemeinsame] peuvent apparaître aussi bien que les caractéristiques distinctives [Untersheidende]. Ce qui est donné de manière immuable ne devient pas un objet d’abstraction et de pensée conceptuelle. Afin d’être élevée au rang de concept, la partie de l’intuition en question doit être tantôt donnée, tantôt ne pas être donnée et être tantôt connectée avec cette différence-ci et tantôt avec cette différence-là [bald gegeben, bald nicht gegeben sein, und bald mit dieser und bald mit jener Differenz verbunden sein] (« couleur », « intensité », etc.). Ce n’est seulement qu’une application de la loi générale [eine Anwendung des allgemeinen Gesetzes] qui change et l’interruption attire l’intérêt et l’activité de remarquer [das Bemerken]. Ce qui est nouveau se distingue, le contour die Kontur] gagne la compétition, etc. Ce n’est qu’une conséquence de ce qui a été dit si, lorsque plusieurs moments d’égalité sont donnés, ils s’excluent et se voilent mutuellement pour ainsi dire. Nous remarquons facilement qu’il y a dans un cas une différence ou une égalité, mais beaucoup moins ce qu’il y a à l’intérieur de celui-ci ou de celui-là. De ce fait, ceci est surtout avantageux pour l’abstraction si un seul moment d’égalité est donné parmi rien d’autre que des moments d’inégalité ou inversement.
- Une pensée conceptuelle est renouvelée : a) si les conditions qui entrainaient sa première occurrence sont à nouveau données. b) Mais elle peut se répéter sans que ces conditions soient entièrement données, en raison de l’habitude. Il y a une association des pensées [Gedankenassoziation] comme il y a une association des intuitions [Anschauungsassozation]. En effet, la plupart des choses que l’on prend habituellement pour une association des intuitions est en réalité une association des pensées. Les lois de l’une sont analogues aux lois de l’autre. Les deux phénomènes [Phänomene] sont essentiellement des cas d’habitude. Dans les associations de pensées il y a aussi une tendance à suivre les chemins habituels et à s’en rapprocher. Les circonstances favorables n’ont pas besoin d’avoir une relation intrinsèque [innere Beziehung] à la pensée, mais plutôt d’être seulement en relation avec à elle grâce à la contiguïté [Kontinguität]. (…) Dans ce cas, l’influence des mots est particulièrement étendue et spécialisée. Grâce aux mots nous maîtrisons le cours habituel de nos pensées [den gewohnten Gedankengang].62
51Alors que le rôle que Marty attribue à la contiguïté confère une certaine cohérence à son traitement de la genèse des représentations, il est curieux de parler ici d’abstraction. Car l’approche des concepts généraux qu’il propose dans sa psychologie descriptive semblerait rendre inutile une telle notion. À cet égard, on peut seulement signaler ici que le texte que nous examinons n’était en aucun cas un travail achevé et qu’il aurait dû certainement être révisé.
52Comme pour la genèse des jugements, Marty soutient qu’un certain nombre de représentations émergent en suivant une contrainte aveugle. Les perceptions externes et les souvenirs sont pour lui des jugements qui apparaissent de cette manière, contrairement à la perception interne, qui est toujours immédiatement évidente. Mais de mauvaises généralisations surviennent lorsque des jugements similaires, à savoir ceux qui concernent des instances particulières, se produisent ou se sont déjà produits. Il y aussi les jugements, dit Marty, qui se produisent parce qu’ils procurent du plaisir ou s’accordent avec une passion dominante. Les inférences sont des jugements qui sont causés, c’est-à-dire motivées, par d’autres jugements. Bien sûr ils peuvent ou non être corrects. Au final, un jugement peut être motivé par de simples représentations, comme cela se produit dans les jugements analytiques. Le jugement qu’il n’y a pas de carrés ronds, par exemple, émerge des représentations de carré et de rond.
53Par rapport à la genèse des phénomènes d’intérêt, Marty affirme que chaque représentation est dans une certaine mesure, quoique nous ne le remarquions parfois difficilement, suivie d’un amour ou d’une haine que l’on qualifie de correcte. Si l’intérêt s’élève à un degré extraordinaire, il devient esthétique et la représentation correspondante superbe. Pourtant, il reconnaît aussi qu’il y a des plaisirs aveugles et des déplaisirs à l’intérieur du domaine d’intérêt. De tels phénomènes, s’inscrivant dans le cours des désirs, servent pour l’essentiel à la préservation de l’individu et de l’espèce, bien qu’ils puissent se produire sans la moindre conscience de cette finalité. D’autres phénomènes d’intérêt résultent de jugements plutôt que de simples représentations. C’est de cette manière que les phénomènes de volonté apparaissent selon Marty. « La volonté [Wille], écrit-il, est un désir qui est modifié d’une façon particulière par la conviction que ce qui est désiré se produira réellement comme une conséquence du désir. »63
54Les phénomènes d’intérêt, selon Marty, se produisent de façon analogue aux jugements. Lorsque de tels phénomènes sont qualifiés de corrects, leur production est analogue à celle des jugements analytiques. Il en va de même pour les phénomènes d’intérêt qui surviennent de manière aveugle, par l’instinct ou l’habitude, tout comme surviennent les jugements aveugles. En outre, à chaque fois que nous aimons ou détestons quelque chose parce que nous aimons ou détestons quelque chose d’autre, cela fonctionne de manière analogue à l’inférence dans la sphère du jugement.
55La remarque suivante est d’un intérêt considérable pour saisir la relation qu’entretenait Marty avec les autres membres de l’école de Brentano :
Au final, on doit se rappeler ici qu’il y a – et ceci est tout à fait propre au domaine des sentiments [Gefühle] – comme une sorte de chimie des sentiments [Chemie der Gefühle]. Il n’y a rien de semblable dans le domaine des représentations et des jugements ; ici c’est seulement la composition mécanique [mecanische Zusammensetzung] qui peut être dérivée des éléments et dans laquelle les éléments sont encore reconnaissables. En ce qui concerne l’unification des stimuli mixtes [gemischten Reize], ce sont de toutes nouvelles lois qui valent [gelten] ici, différentes de celles qui valent pour les stimuli isolés. Du plaisir et du déplaisir qu’amène l’écoute d’un son, on ne peut dériver quel plaisir ou déplaisir est produit par le fait que plusieurs sons sonnent ensemble. Les sentiments que suscitent l’unification de la pensée et les vers [Vers], ne sont pas séparables [nicht trennbar].64
56Juste une année après que Marty ait écrit cela, Christian von Ehrenfels publie son article si influent sur les qualités de Gestalt. Selon cet étudiant de Brentano, il existe des touts que nous nous représentons, par exemple les mélodies, qui présentent une qualité supplémentaire à celle des parties qui constituent de tels touts65. Cela signifie que, contrairement à la proposition de Marty dans l’extrait ci-dessus, les phénomènes d’intérêt ne sont pas les seuls phénomènes mentaux qui participent à la chimie de qui est observé ici. Alors que la notion des qualités de forme apparaît dans les travaux des autres étudiants de Brentano, Marty la rejette en bloc66. Etant donné que la théorie de la représentation est pour Marty la base de l’esthétique et que la théorie du jugement la base de la logique, il considère la théorie de l’intérêt comme la base de l’éthique. Pour cette raison, il estime les considérations sur le libre-arbitre comme relevant de réflexions éthiques, bien qu’il ait clairement indiqué dans le cadre de travail de la psychologie génétique que la loi générale de la causalité n’autorisera aucune forme d’indéterminisme.
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57Nous voyons ainsi que Marty est tout à fait enclin à formuler différentes thèses et même des lois, fut-ce empiriques, plutôt que des lois ultimes, pour la psychologie génétique. À travers ces notes, il semble difficile de ne pas remarquer la présence de la psychologie descriptive brentanienne. Nous avons également vu de quelle manière sa psychologie génétique contraste avec trois approches du mental qui comptent parmi les plus importantes au XXe siècle, à savoir celles de Herbart, Fechner et Wundt. Il s’agit d’une psychologie génétique qui ne dissimule aucunement les enjeux métaphysiques et en montre même la pertinence pour l’éthique. Compte tenu de tous ces liens, il est assez compréhensible que Brentano et Marty aient insisté sur l’importance de cette branche à part entière de la psychologie. Mais la question reste de savoir comment leur orientation aurait pu être complétée par l’expérimentation. Bien que Marty fasse assurément un effort pour satisfaire l’exigence de Brentano d’élaborer la psychologie à partir de l’expérience, il peut difficilement être considéré comme un expérimentateur. Et cela vaut éalement pour Brentano. Tous les deux furent néanmoins convaincus que la psychologie devait avoir une composante expérimentale pour devenir scientifique. La question de savoir comment cette composante de la psychologie pourrait ou a pu être développée pourrait recevoir une réponse par l’examen des travaux de rentaniens, tel que Franz Hillebrand et ses élèves, qui furent davantage à leur aise dans un laboratoire que Brentano et Marty. Quoi qu’il en soit, l’exposé précédent des cours de Marty sur la psychologie génétique devrait sensiblement aider à remplir une page qui avait été laissée vierge jusqu’à maintenant.
Notes de bas de page
1 Ce passage est extrait d’un ensemble de manuscrits inédits d’Anton Marty portant sur la psychologie rassemblés par Oskar Kraus qui avait prévu à une certaine époque de les publier. Ils sont conservés (sous la signature IIIb/40) au Fonds documentaire d’Anton Marty, aux Archives Masaryk de l’Académie Tchèque des Sciences (fond Antona Martyho, Masarykův Archív České akademie věd, Praha).
2 Le manuscrit inédit de ce cours se trouve sous la signature Ps 77 dans les manuscrits de Brentano, F. (1888/89, Deskriptive Psychologie oder beschreibende Phänomenologie, Harvard : Houghton Library).
3 Voir Brentano, F. 1982, Deskriptive Psychologie, Baumgartner, W. & Chishlom, R. (éds.), p. 129 où un fragment du texte original est présenté. Nous n’avons pas inclu, dans la citation ci-dessus, un point ajouté par Brentano, suivant lequel il aurait pris en compte ses cours de psychologie descriptive de l’année précédente (ces derniers ayant la signature Ps 76 dans ses manuscrits inédits : Brentano, F. (1887/8), Deskriptive Psychologie, Harvard : Houghton Library). Marty ajoute également, en appendice de cette note, une longue remarque sur Kant qui est critiqué pour sa distinction entre phénomène et chose en soi.
4 Brentano, F. 1895, Meine letzten Wünsche für Östrerreich, Stuttgart, Cotta, p. 34. Il est important de noter que Brentano en déduit que la psychologie descriptive (psychognosie) obtient en réalité de l’aide de la part de la physiologie dans la théorie des sensations.
5 Brentano 1982, op. cit., p. 4 et sq. ; Marty 2011, Deskriptive Psychologie, Antonelli, M. & Marek, J. C. (éds.), Würzburg, Königschausen & Neumann, p. 6.
6 Brentano 1982, op. cit., p. 28.
7 C’est pour cette raison que la distinction brentanienne entre psychologie descriptive et psychologie génétique n’a toujours pas reçu l’attention qu’elle mérite. Voir Mulligan, K. (éd.) 1990, Mind, meaning, and metaphysics : the philosophy and theory of Anton Marty, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, p. 12, p. 25 ; Simons, P. 1990, « Marty on time », dans Mulligan (éd.), op. cit., p. 16 ; Jacquette, D. 2004, « Introduction : Brentano’s philosophy », dans Jacquette (éd.) 2004, The Cambridge Companion to Brentano, Cambridge, Cambridge University Press, p. 9, p. 19 ; Mulligan, K. 2004, « Brentano on mind », in Jacquette (éd.), op. cit., p. 67 & sq.& p. 75, 77 ; Rollinger, R. 2004, « Brentano and Husserl », dans Jacquette (éd.), op. cit., p. 258. Aucune des contributions figurant dans le volume édité par Fisette, D. et Fréchette G. (2013, Themes from Brentano, Amsterdam/New York, Rodopi) ne discute cette distinction.
8 Les matériaux regroupés dans IIIb/40 (op. cit.) sont assez abondants, mais les pages ne portent aucun numéro d’archive. Alors que certaines pages, dont la note citée en ouverture de l’article, ont été placées dans des dossiers qui indiquent qu’ils portent sur la psychologie descriptive, de tels dossiers n’existent pas pour la psychologie génétique.
9 Marty, A. 1889, op. cit.. Selon l’information fournie par Bokhove, N. et Raynaud, S. (1990, « Bibliography of works by and on Anton Marty », dans Mulligan (éd.), op. cit., pp. 237-284), le semestre de l’été 1889 consitute la première occasion pour Marty de donner un cours sur la psychologie génétique. Il fit de même lors des semestres d’été 1891, 1893, 1895, 1900, 1904, 1906, 1908, 1910 et 1912, qui furent à chaque fois précédés par des cours portant sur la psychologie descriptive lors des semestres d’hiver. Les notes qui sont utilisées ici comme source sont écrites de la main de la femme de Husserl (Malvina Husserl). Elle en acheva la rédaction à noël 1891. Elles furent copiées à partir de celles de Carl Deetjen, qui fut vraisemblablement un étudiant de Marty, bien que très peu de choses soient connues à son sujet. J’utilise ici la transcription de ces notes réalisée par Karl Schumann.
10 Même s’il y a certainement un léger risque à ce que les positions formulées dans ces cours ne soient pas systématiquement représentatives de celles de Brentano, on peut se consoler par le fait que la philosophie du langage de Marty ne diffèrent pas vraiment des doctrines brentaniennes jusqu’à une période tardive de son oeuvre. La première approche de Marty vis-à-vis de la philosophie du langage (Rollinger, R. 2009, « Brentano’s logic and Marty’s early philosophy of language », dans Baumgartner, W. & al. (éds.) 2009, Die Philosophie Anton Martys (Brentano Studien 12), Dettelbach, Röll, et Rollinger, R. 2010, Philosophy of language and other matters in the work of Anton Marty : Translation and analysis. Amsterdam/New York : Rodopi) et de la psychologie descriptive (Rollinger, R. 2012, « Anton Marty on intentionality », dans Salice, A. (éd.) 2012, Intentionality : historical and systematic perspectives, Munich, Philosophia, p. 145-174) reflète l’orientation de Brentano dans ces domaines, tandis que son ontologie tardive diverge de celle de Brentano et appelle à des révisions à la fois pour la psychologie descriptive que pour la philosophie du langage (Rollinger, R. (à paraître), « Brentano and Marty on logical names and linguistic fictions : a parting of ways in the philosophy of language », dans Cesalli, L. & Friedrich, J. (éds.) (à paraître), Anton Marty & Karl Bühler : between Mind and language, Basel, Schwabe.
11 Marty, A. 1867, Die Lehre des hl. Thomas über Abstraktion der sinnlichen Ideen aus den sinnlichen Bildern, Manuscrit inédit (noté IIIa/19), Fonds Documentaire d’Anton Marty, Archives Masaryk de l’Académie Tchèque des Sciences, Prague ; 1875, Über den Ursprung der Sprache, Würzburg, A. Stuber (trad. angl. « On the origin of language » dans Rollinger, R. 2010, op. cit.) ; 1879, Die Frage nach dem Entwicklung des Farbensinnes, Vienne, Carl Gerold’s Sohn.
12 Hering, E. 1878, Zur Lehre vom Lichtsinne, Vienne, Carl Gerold ; Marty, A. 1879, op. cit., p. 112 & sq.
13 Voir la lettre de Guido Adler à Alexius Meinong du 12 novembre 1887, dans Eder, G. J. (éd) 1995, Alexius Meinong und Guido Adler. Eine Freundschaft in Briefen, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, p. 117 et le rapport sur l’équipement expérimental à Prague dans Krohn, W. O. 1892, « Facilities in experimental psychology at various german universities », American Journal of Psychology, 4, p. 589. Brentano rencontra le même problème à Vienne. Parmi ses étudiants, Meinong rencontra davantage de succès à cet égard en établissant un laboratoire de psychologie à Graz, Néanmoins, Meinong se démarqua de façon importante de l’enseignement orthodoxe de Brentano et eut des élèves (par exemple Stefan Witasek et Vittorio Benussi) qui développèrent sa propre orientation en psychologie. Toutefois, Franz Hillebrand, un élève orthodoxe de Brentano et Marty, parvint à établir un laboratoire de psychologie à Innsbruck en 1897.
14 Marty 1889, Genetische Psychologie, Notes de cours inédites d’après un cahier de notes de Husserl, copiées par Carl Deetjen (Q10), Leuven, Archives Husserl. p. 1. Je citerai ici les pages de Marty (1889) seulement là où les citations sont données. Compte tenu du fait que le manuscrit qui nous concerne ne sera probablement jamais publié, j’ai pris la liberté d’en citer de nombreux passages.
15 Cette importance est clairement soulignée par Brentano dans un travail préparatoire à la psychologie descriptive (Ps65/55052-53) : « La psychologie génétique générale traite également de la question du matérialisme, de la corruption et de l’immortalité de l’âme [Die allgemeine genetische Psychologie behandelt auch die Frage des Materialismus, der Verbung, des Ursprungs und der Unsterblichkeit der Seele]. » De telles questions sont d’une importance capitale pour Brentano, importance qui n’est comparable à ses yeux qu’avec la question de l’existence de Dieu. Au début de son De Anima (402a 1-4), Aristote écrit : « Toute connaissance est, à nos yeux, une chose belle et admirable ; pourtant nous préférons une connaissance à une autre, soit en raison de son exactitude, soit parce qu’elle traite d’objets d’une valeur supérieure et plus dignes d’admiration ; pour ces deux motifs, il est raisonnable de placer l’étude de l’âme au premier rang. » (trad. fr. J. Tricot, 1934, Paris, Vrin). Pour le premier point la psychologie descriptive serait remarquable, alors que la psychologie génétique le serait pour le second.
16 Marty, A. 1916, Gesammelte Schriften, Vol. I/1, Eisenmeier, J. & al. (éds.), Halle a. S., Max Niemeyer pp. 235-255, trad. angl. « What is philosophy ? » dans Rollinger 2010, op. cit.
17 D’après le discours que Wundt prononça pour le 100e anniversaire de la naissance de Fechner (1901, Gustav Theodor Fechner. Rede zur Feier seines hunderjährigen Geburstages, Leipzig, Wilhelm Engelmann), cité dans Wernekke, H. 1914, « Translator’s Preface », dans Fechner, G. T. 1914, On life and death after death, Chicago/Londres, Open Court p. 10.
18 Wundt fut le principal rival de Brentano en psychologie. En dépit de cette simultanéité dans la parution de leur principal ouvrage de psychologie, celui de Wundt (1874, Grundzüge der physiologische Psychologie, Leipzig, Wilhelm Engelmann) connut plusieurs éditions successives et fut traduit dans plusieurs langues durant sa vie. L’ouvrage de Brentano (1874, Psychologie vom empirischen Standpunkte, Leipzig, Duncker & Humblot) était déjà épuisé en 1911 lorsqu’il publia une nouvelle édition d’une partie seulement de son livre. Dans un manuscrit datant à peu près de 1904 (Ps 25/50327 Vergleich zwischens Brentanos und Wundts Psychologie, Harvard, Houghton Library) Brentano déclare que dans aucune de ces éditions l’auteur en question fut en position d’accomplir un travail complet : « Aussi quiconque compare les deux ouvrages, poursuit-il, verra comment j’ai senti la difficulté des problèmes particuliers bien plus que Wundt qui pouvait se déplacer de manière complaisante d’une tâche à l’autre... [Auch wer die beiden Bücher vergleicht, wird ersehen, wie viel mehre ich als Wundt die Schwierigkeit der einzelnen Probleme fühlte, der darum selbstzufrieden auc noch zu anderen Aufgaben weiter schreiten… konnte]. » Dans le passage omis de cette citation, Brentano dresse la liste de certaines œuvres ambitieuses ultérieures de Wundt dans un certain nombre de domaines de la philosophie et des sciences. Bien que Brentano ne témoigne pas particulièrement ici d’une âme charitable en se félicitant notamment du faible nombre de ses publications, on peut dire ici à sa décharge que l’histoire lui aura davantage été favorable qu’à Wundt qui est traité de nos jours simplement comme une figure historique et non comme un philosophe, tandis que Brentano a reçu une attention bien plus considérable par rapport aux problèmes philosophiques, et tout particulièrement celui de l’intentionnalité. À l’exception de l’article classique Titchener (1921, « Brentano and Wundt : empirical and experimental psychology », American Journal of Psychology, 32, pp. 108-120) et les quelques remarques éparses de Rancurello (1968, A study of Franz Brentano : his psychological standpoint and his significance in the history of psychology, New York/London, Academic Press), très peu de choses ont été publiées sur la relation entre Wundt et Brentano, même si rien d’un haut niveau universitaire ne puisse être écrit sur le sujet tant que les manuscrits de Brentano et probablement d’autres sources complémentaires n’auront été examinés.
19 Brentano, F. 1874, op. cit., p. V ; Brentano, F. 2008, Veröffentlichte Schriften. Vol. 1 : Schriften zur Psychologie, Binder, T. & Chrudzimski, A. (éds.), Frankfurt a. M., Ontos, p. 3.
20 Cela avait déjà été réalisé dans la première partie du semestre d’hiver de l’année 1869/70. Comme nous le savons de Stumpf (1919, « Errinnerungen an Franz Brentano », dans Kraus, O. 1919, Franz Brentano. Zur Kenntis seines Lebens und seiner Lehre, Munich, C. H. Beck, p. 105 & sq.), Brentano avait introduit à cette époque son cours de logique en tentant de démontrer l’immortalité de l’âme.
21 Le second volume ne fut jamais publié. Bien que Brentano réalisât quelques progrès dans son écriture (voir l’ouvrage de 1874 catalogué sous la côté Ps 53), il fut laissé à l’état de manuscrit depuis lors.
22 Brentano 1874, op. cit. p. 115 & sq. ; Brentano 2008, op. cit., p. 106, sq.
23 Brentano 1874, op. cit., p. 118, sq. ; Brentano 2008, op. cit., p. 108, sq.
24 L’annonce de ce travail (Brentano, F. 1899, Vom Urspung sittlicher Erkenntis, Leipzig, Duncker & Humblot, p. vi, p. 56 ; Brentano 2010, Sämtliche veröffentlichte Schriften. Vol. III : Schriften zur Ethik und Ästhetik, Binder, T. & Chrudzimski, A. (eds.), Frankfurt a. M., Ontos, p. 21, p. 66) semblerait indiquer qu’il était presque achevé et qu’il allait être publié dans un futur proche. Pourtant, on ne trouve, dans les manuscrits de Brentano, que le début d’un tel travail (Brentano 1890, op. cit.).
25 Pour une analyse détaillée de la psychologie descriptive de Marty, voir Rollinger, R. 2012, op. cit..
26 Marty 2011, op. cit., p. 18 et sq.
27 Les herbartiens avaient promu le concept d’inconscient, comme ce fut également le cas de Eduard von Hartmann, dans son ouvrage de 1870 (Philosophie des Unbewussten, Berlin, Carl Duncker), et que Marty mentionne parmi d’autres (2011, op. cit., p. 11).
28 Cette conception s’inspire de Brentano, même si aussi bien Brentano que Marty ont continué à développer leur approche pour rendre compte des représentations abstraites, comme nous pouvons le voir dans Brentano 2013.
29 Par exemple, Marty, A. 1908, Untersuschungen zur Grundlegung der allgemeinen Grammatik und Sprachphilosophie, Halle a. S., Max Niemeyer.
30 Marty 2011, op. cit., p. 21 et sq.
31 Marty, A. 2011, op. cit., p. 152.
32 À Prague, qui représentait alors une place forte de l’herbartisme – comme nous pouvons le voir dans Lindner, G. 1869, Lehrbuch der empirischen Psychologie als induktiver Wissenschaft, Vienne, Gerold ; 1871, Ideen zur Psychologie der Gesellschaft als Grundlage der Socialwissenschaft, Vienne, Gerold ; 1890, Manual of empirical psychology as inductive science, Boston, D. C. Heath & Company ; et Volkmann, W. 1884/5 (3e éd.), Lehrbuch der Psychologie vom Standpunkte des Realismus und nach genetischer Methode, vols. I-II, Cöthen, Alfred Schulze –, il était particulièrement important pour Marty d’écarter tout rapprochement avec ce courant en psychologie. Remarquons que dans ses écrits publiés, il n’est pas rare d’observer Marty se lancer dans des polémiques contre l’herbartisme, tout particulièrement dans le domaine de la linguistique et de la philosophie du langage, entre autres avec les écrits de H. Steinthal et M. Lazarus. Il faut rappeler ici l’influence importante de Herbart sur l’ensemble de l’Empire Austro-hongrois ainsi qu’en Allemagne (et même en Grande-Bretagne et aux États-Unis).
33 Voir Herbart, J. H. 1850, « Lehrbuch zur Psychologie », dans Johann Friedrich Herbarts sämtliche Werke, vol. V, Hartenstein, G. (éd.), Leipzig, Leopold Voss. Toutefois, il existe bien dans la psychologie de Herbart une tendance à parler de chute, d’émergence, suppression et fusion. Cette tendance, selon Marty, ne pose pas moins de difficulté que les excès de la psychologie des facultés.
34 Marty 1889, op. cit., p. 2. Marty mentionne ici en passant Gustav Kirchhoff comme étant le physicien qui ne fait pas la distinction entre les forces et les capacités et « qui pense que toute la tâche de la physique consiste à décrire [der meint, die Ganze Aufgabe der Physik bestehe darin, zu beschreiben] ». Voir Kirchhoff, G. 1883, Vorlesungen über mathematische Physik, Leipzig, B. G. Teubner. Il y a également le psychologue et philosophe, Hans Cornélius, qui formulera plus tard (1897, Psychologie als Erfahrungswissenschaft, Leipzig, B. G. Teubner) l’idée que la tâche de la psychologie est analogue à celle de la physique, du moins dans la conception avancée par Kirchhoff, et qui s’opposera dans une certaine mesure à l’école de Brentano. La correspondance de Marty avec Cornélius et les manuscrits dans lesquels il critique l’orientation psychologique de Cornélius (ce matériau non publié est archivé sous la côte IIIa/22) fait partie d’un ensemble de matériaux qui n’ont pas encore été publiés. Au sujet de l’opposition entre Cornélius et Husserl (lui-même élève de Brentano), voir Rollinger, R. 1991, « Husserl and Cornélius », Husserl Studies, 8, pp. 33-56 (une version révisée se trouve dans Rollinger, R. 2008, Austrian phenomenology : Brentano, Husserl, Meinong, and others on mind and object, Frankfurt a. M., Ontos, p. 189-220). L’opposition entre Cornélius et Meinong (encore un autre élève de Brentano) est discutée dans Rollinger, R. 1993, Meinong and Husserl in the school of Brentano, Dordrecht/Boston/Londres, Kluwer, pp. 74-80. Il s’avère que même si Cornélius est vu comme un « philosophe mort » selon certaines perspectives contemporaines, ses positions furent d’un intérêt considérable pour l’école de Brentano. À première vue parce qu’il était considéré comme un représentant de la psychologie positiviste revendiquant un rapport étroit aux faits empiriques de la vie mentale. Évidemment cette position était en concurrence directe avec l’orientation brentanienne.
35 Voir Marty 2011, op. cit., pp. 11-15.
36 Voir Brentano, F. 1929, Vom Dasein Gottes, Kastil, A. (éd.), Leipzig, Felix Meiner. Comme cela est bien connu, Brentano fut ordonné prêtre au début de sa carrière mais quitta l’Église officiellement en 1873 en raison de son rejet de la doctrine de l’infaillibilité papale, bien que ses doutes sur la doctrine de la révélation soient bien plus profonds. Marty fut également prêtre, mais il en vint à épouser les positions théologiques de Brentano et ne put continuer à exercer sa prêtrise.
37 Marty 1889, op. cit., p. 4.
38 Mill, J. S. 1974, System of logic, ratiocinative and inductive, being a connected view of the principles of evidence and the methods of scientific investigation, dans The collective works of John Stuart Mill, vols. VII-VIII, Toronto, University of Toronto Press/Londres, Routledge & Kegan Paul. VI, iv, § 2.
39 Brentano était évidemment bien conscient de la psycho-physique de Fechner et de la loi que ce dernier formula à son fondement – « La loi de Weber » (das webersche Gesetz). Pour de plus amples discussions sur son opposition à Fechner au sujet de la mesure des sensations, voir Antonelli, M. 1999, « La controversia Brentano-Fechner ; Un capitolo di storia della psicofisica », Teoria & Modelli (new series), 4 (1/2), pp. 73-97, et Seron, D. 2013, « The Brentano-Fechner controversy on the measurement of sensation », dans Tanasescu, I. (éd.), Franz Brentano et la philosophie (Revue Roumaine de Philosophie 55), Bucharest, Editura Academiei Romane. Nous discutons plus loin le rejet du panpsychisme de Fechner par Marty.
40 Marty 1889, op. cit., p. 18.
41 Marty 1889, op. cit., p. 20.
42 La phrase latine dans cet extrait signifie que les entités ne doivent pas être multipliées au-delà de ce qui est nécessaire. Cette formulation du rasoir d’Occam est défendue dans Marty 1908, op. cit., p. 49, 230, 387, 691, et pourtant dans des œuvres ultérieures Marty trouvera nécessaire de poser l’existence d’entités non-réelles. Autrement dit, Marty et Brentano ont pleinement souscrit au rasoir d’Occam, mais sont entrés en conflit à propose de ce dont on doit poser l’existence. Néanmoins, nous sommes ici dans une phase de la pensée de Marty où les seuls objets non-réels qu’il autorise sont les objets immanents. Pendant cette phase, Brentano et lui-même étaient en accord sur ce sujet.
43 Une autre possibilité pourrait être également celle développée plus tard sous le nom d’« émergentisme », qui n’avait pas encore été découverte à l’époque de Marty. Mais le concept de propriétés émergentes avait déjà été formulé dans Lewes, G. H. (1875, Problems of life and mind. First series : foundations of a creed, vol. II, London : Trübner & Co.) même si les cours de Marty de psychologie descriptive et génétique ne contiennent aucune référence à cet ouvrage.
44 Selon Marty, notre connaissance du monde physique est seulement possible à partir de la connaissance de nos sensations qui sont mentales. Nous pouvons bien sûr formuler des hypothèses sur les objets physiques au-delà du mental, mais de tels objets sont néanmoins analogues aux contenus de nos sensations.
45 Fechner, G. T. 1879, Die Tagesansicht gegenüber der Nachansicht, Leipzig, Breitkopf und Härtel.
46 Wund, W. 1874, op. cit., p. 862.
47 Marty 1889, op. cit., p. 26.
48 Marty 1889, ibid., p. 34.
49 Marty 1889, ibid., p. 35.
50 Voir Gregory, F. 1977, Scientific materialism in nineteenth century Germany, Dordrecht, D. Reidel, et Reed, E. S. 1997, From soul to mind : the emergence of psychology from Erasmus Darwin to William James, New Haven/London, Yale University Press.
51 Marty, 1899, op. cit., p. 41.
52 Marty 1889, ibid., p. 43.
53 Voir Lotze, R. H. 1852, Medicinische Psychologie oder Physiologie der Seele, Leipzig, Wiedmann. Marty avait rédigé sa thèse sous la direction de Lotze, comme l’avait fait Carl Stumpf.
54 Marty cite en anglais et de façon inexacte l’expression utilisée par Locke dans son Essay concerning human understanding qui est en réalité « the narrow mind of man » (II. x. § 1).
55 Marty 1889, op. cit. p. 53.
56 Fries 1828/31, Neue oder anthropologische Kritik der Vernunft, vols. I-III, Heidelberg, Mohr und Zimmer, vol. 1, p. 166 (repris de façon légèrement modifiée dans Marty 1889, ibid., p. 59)
57 Marty attribue en particulier cette erreur à Adolf Horwicz, bien qu’il soit difficile de lire la référence précise dans le manuscrit de Marty. Il est probable qu’il s’agisse de Horwicz 1872/75, Psychologische Analysen auf physiologischer Grundlage. Ein Versuch zur Begründung der Seelenlehre, vols. I-II/1-2, Halle, C. E. M. Pfeffer.
58 Marty, 1889, ibid., p. 59.
59 Marty 1889, ibid., pp. 60-63.
60 Marty1889, ibid., p. 66.
61 Marty 1889, ibid., p. 74.
62 Marty 1889, ibid., p. 121 et sq.
63 Marty 1889, ibid., p. 126.
64 Marty 1889, ibid., p. 129.
65 En 1896, von Ehrenfels devint le collègue de Marty à Prague, où il fit de la théorie des qualités de forme (Ehrenfels 1890, « Über Gestaltqualitäten », Vierteljahrsschrift für wissenschaftliche Philosophie, 14, pp. 249-292), mais également d’une théorie non-cognitiviste des valeurs (proche des premières positions de Meinong et de l’école autrichienne d’économie), le cœur de son enseignement. Inutile de dire qu’en tant qu’élève orthodoxe de Brentano, Marty fut profondément mécontent de la présence de von Ehrenfels. En ce qui concerne le traitement des qualités de forme dans l’école de Brentano, voir Smith, B. (éd.) 1988, Foundations of Gestalt theory, Munich/Vienne, Philosophia Verlag.
66 Marty 1908, op. cit., p. 109 et sq.
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