Vie de Maria Wutz, le joyeux petit maître d’école d’Auenthal
Une manière d’idylle1
p. 35-95
Texte intégral
1Qu’elles furent douces, ta vie et ta mort, Wutz, et pareilles à une mer étale, ô joyeux petit maître d’école ! Les ciels tièdes et paisibles d’une arrière-saison n’environnaient pas ta vie de brume, ils l’embaumaient ; chacune de tes époques, c’était le balancement d’un lys, et ta mort, ce fut un lys renversé, dont les feuilles vont se poser sur les fleurs restées debout –2 déjà hors de la tombe tu dormais d’un doux sommeil !
2Maintenant, mes amis, avant toute chose, rassemblons les chaises autour du feu, rapprochons la table de nos genoux, avec sa cruche d’eau, tirons les rideaux et coiffons nos bonnets de nuit ; que nul d’entre nous ne pense plus au grand monde3 de l’autre côté de la rue, ni au Palais-Royal, tout simplement parce que je m’en vais vous conter la paisible histoire du joyeux petit maître d’école – et toi, mon cher Christian, toi dont la poitrine se gonfle au contact des seules joies de l’existence qui résistent au feu, celles de la vie familiale, viens t’asseoir sur le bras du fauteuil à oreilles où je suis installé pour vous narrer cette histoire, et appuie-toi de temps à autre contre moi ! Tu ne me déranges aucunement.
3Les Wutz étaient maîtres d’école à Auenthal depuis le temps des Suédois, et je ne sache pas qu’un seul d’entre eux ait jamais suscité la moindre plainte de la part du pasteur ou de sa communauté. À tout coup, huit ou neuf ans après le mariage, c’étaient Wutz et fils qui exerçaient conjointement la charge, et ils le faisaient avec sagesse : notre Maria Wutz commença ainsi à enseigner l’abc sous son père, la semaine même où il apprit lui-même à épeler, ce qui du reste ne rime à rien. Car le caractère de notre Wutz avait, comme l’enseignement d’autres maîtres, quelque chose de ludique et de puéril ; sinon dans le chagrin, en tout cas dans la joie.
4Enfant déjà, il était un peu puéril. C’est qu’il y a deux sortes de jeux d’enfants, il y en a de puérils et de sérieux – les seconds consistent à imiter les adultes : on joue au marchand, au soldat, à l’artisan – les premiers à singer les animaux. Dans ses jeux, Wutz n’était jamais qu’un lièvre, une tourterelle ou un de ses petits, un ours, un cheval, ou même la voiture à laquelle l’animal est attelé. Croyez-moi, un séraphin ne trouvera pas davantage de sérieux dans nos séminaires et nos amphithéâtres ; il n’y verra que des jeux et même, s’il va jusqu’au bout, des jeux de ces deux sortes-là.
5Cela dit, comme tout philosophe, Wutz avait aussi des affaires et des heures du plus haut sérieux. N’y avait-il pas longtemps – c’était même avant que les prélats brandebourgeois adultes aient osé revêtir quatre ou cinq fils de couleur – n’y avait-il pas longtemps qu’il s’était émancipé de quelques grands préjugés ? Ne s’affublait-il pas, les matins, de ce tablier bleu dans lequel les bons aspirants de la faculté de théologie voient moins souvent l’habit sacerdotal qu’un manteau faustien susceptible de les porter jusqu’à une fonction ; et ne se servait-il pas de cette chasuble bleu de ciel pour remontrer à la domestique de son père tous les péchés qui allaient peut-être la priver de ciel et d’enfer ? – Il s’attaquait même à son père, l’après-midi. Alors en lui faisant la lecture du Prédicateur en chambre de Cober, il trouvait tout son plaisir à introduire ici et là deux ou trois mots, voire des lignes entières de ses propres pensées, lisant ces interpolations dans un même souffle, comme si c’était Monsieur Cober en personne qui s’adressait à son père. Je pense que grâce à ce trait personnel je jette une vive lumière sur lui et sur un autre tour qu’il joua plus tard en chaire : un jour, l’après-midi aussi, il faisait la lecture du sermonnaire aux fidèles à la place du pasteur, mais y glissa tant de produits et d’articles de sa propre maison d’édition qu’il porta préjudice au diable en émouvant ses serviteurs. « Justine », dit-il ensuite à sa femme, vers quatre heures, « as-tu idée, toi qui es assise en bas, sur ta chaise, du sentiment inouï qui vous envahit là-haut, en chaire, surtout quand retentit le cantique ! »
6Si l’on veut se faire quelque idée de ses débuts, il suffit d’interroger son âge avancé. Dans ces années-là, en décembre, il avait pris l’habitude de ne se faire apporter la chandelle qu’une heure après la tombée de la nuit et d’utiliser cette heure à – récapituler son enfance. Chaque jour c’était au tour d’un autre jour. Tandis que le vent obscurcissait ses fenêtres avec des rideaux de neige et que les flammes du feu se montraient à travers les fentes du poêle, il fermait les yeux et faisait descendre sur les prairies gelées la rosée d’un printemps depuis longtemps tombé en poussière. Là, avec sa sœur, il se faisait une maison douillette dans la meule et, rentrant à la maison à l’abri de la voûte architectonique creusée dans la montagne de foin de la charrette, il tentait de deviner, les yeux clos, dans quelle direction on allait à présent. Dans la fraîcheur du soir, au milieu des assauts charmeurs des hirondelles, heureux de sentir ses jambes nues, en déshabillé4, il était cet oiseau qui s’élance de tous côtés en ramageant et, à l’aide d’un bec de bois, il bâtissait pour son petit – un simple coq de bois qu’il avait eu pour Noël et sur lequel étaient collées des plumes – une rotonde de boue où il amassait ensuite, comme dans le nid, de la paille et du duvet pris à quelque lit. Pour une autre séance de palingénésie, un de ces soirs d’hiver, était réservé un des magnifiques dimanches de la Trinité (je voudrais qu’il y en eût trois cent soixante-cinq dans l’année) : le matin, accompagné des mélodies printanières autour de lui et en lui, il traversait fièrement le village en faisant sonner son trousseau de clefs, jusqu’au jardin où, cherchant la fraîcheur de la rosée, il enfonçait son visage brûlant dans les groseilliers ruisselants, se mesurait aux brins d’herbe les plus hauts et de deux doigts faibles malmenait les tiges des roses qu’il voulait cueillir pour en orner la chaire du pasteur. Ce même dimanche de la Trinité – c’était son second plat le même soir de décembre –, le dos au soleil, il écrasait le motet « Rendons grâce au Très-Haut » sur les touches de l’orgue ou les leur arrachait (c’est selon, car il ne pouvait encore faire mieux), en étirant en vain ses courtes jambes pour tâcher d’atteindre le clavier du rez-de-chaussée, tandis que son père tirait les registres pour lui. – Il aurait mêlé les choses les plus disparates s’il s’était encore rappelé ces deux soirs-là ce qu’il faisait en décembre quand il était enfant. Mais il était suffisamment malin pour en attendre un troisième : alors seulement il se remémorait la joie qu’il éprouvait le soir, en pensant au moment où l’on attacherait la chaîne des volets, car il aimait être enfin blotti bien à l’abri dans la grande salle éclairée, sans avoir à trop regarder la salle exposée au-delà des volets, dehors, dans le reflet des vitres ; il se voyait, lui et ses frères et sœurs, espionner, seconder, interrompre leur mère qui était en train de préparer le repas, épier, les yeux bien fermés, retranchés entre les cuisses de leur père, l’arrivée de la chandelle et de sa lumière aveuglante ; et comme ils étaient protégés dans cette petite cabane découpée sur l’immense voûte de l’univers ou bâtie tout contre elle, comme ils étaient au chaud, rassasiés, contents… Et tous les ans, à chaque fois qu’il faisait revenir une charrette des temps de froidure de son enfance, il oubliait et s’étonnait de voir – dès qu’on allumait la chandelle – que la salle qu’il allait chercher comme une sainte maison de Lorette au fond du pays de Canaan de son enfance était celle-là même où il se trouvait maintenant. – C’est du moins ainsi qu’il décrit lui-même ces grands opéras de la mémoire dans ses Promenades rousseauistes, que j’ai là sous les yeux pour ne pas mentir…
7Mais je risque de m’enchevêtrer dans un fouillis inextricable de racines et de ronces si je ne me dégage pas d’un coup en extrayant de sa vie d’adulte une certaine circonstance de la plus haute importance que je m’en vais vous présenter sur-le-champ. Après, le récit avancera proprement a priori. Il accompagnera lentement les différents âges du petit maître d’école, gravissant d’abord avec lui les trois degrés de son ascendant puis le suivant de l’autre côté, sur les trois de son descendant – jusqu’à ce que Wutz, parvenu au pied de la marche la plus basse, disparaisse devant nos yeux dans la tombe.
8J’aurais mieux fait de ne pas choisir cette image. Chaque fois que j’ai contemplé l’échafaud, le catafalque des sept stations de la vie dans les Fragments de Lavater ou l’Orbis pictus de Comenius ou sur un mur – chaque fois que j’ai regardé la créature qui y était peinte s’allonger et s’étirer pour gravir la pyramide de fourmis, jeter depuis son sommet, l’espace de trois minutes, un regard circulaire, puis se ramasser avant de redescendre de l’autre côté et de culbuter, toute ratatinée, dans les limbes qui entourent ce Calvaire – chaque fois que je reviens vers ce visage frémissant, constellé de roses printanières, avide de boire d’un trait tout un ciel et que je songe que ce sont des dizaines et non des milliers d’années qui l’ont racorni, fripé, desséché ainsi, n’y laissant que des espoirs révolus – chaque fois… Et dire qu’en m’apitoyant sur autrui, je monte et descends moi-même ces degrés ! Mais ne nous laissons pas gagner par le sérieux !
9La circonstance importante dont nous avons dit que nous tenons à la rapporter par avance, c’est que Wutz avait non pas acheté – comment eût-il pu ? – mais écrit de sa propre main toute une bibliothèque. Son écritoire était son imprimerie de poche. Tout nouveau produit de la foire dont le petit maître d’école repérait le titre était autant dire écrit ou, pour mieux dire, acheté. Séance tenante, il s’installait à sa table, fabriquait le livre puis en enrichissait une collection déjà considérable qui, comme les bibliothèques des païens, n’était composée que de manuscrits. Par exemple, à peine les Fragments physiognomoniques de Lavater étaient-ils parus que Wutz, ne voulant pas se laisser trop distancer par cette tête féconde, plia son papier au format in-quarto et de trois semaines ne quitta son siège, torturant tant et si bien son cerveau qu’il finit par en expulser le fœtus physiognomonique (il alla alors le coucher sur son rayon de livres) et par avoir rattrapé le Suisse en faisant courir sa plume. Ses fragments wutziens, il les intitula Fragments de Lavater, en leur joignant l’observation qu’il n’avait rien contre la version imprimée, mais qu’il avait l’espoir que son écriture soit aussi, voire plus lisible que des caractères gothiques de médiocre facture. Rien à voir avec ces maudits imprimeurs pirates qui se contentent le plus souvent de prendre l’original et d’en reproduire l’essentiel. Lui n’avait jamais l’original en mains, et de là s’expliquent parfaitement deux faits : premièrement, il arrivait qu’il y ait un hic, et que dans le traité de Feder sur l’espace et le temps, pour donner un exemple, il ne parle que de l’espace qu’on appelle la « cale » sur un navire et de la période dite de la « menstruation » chez les femmes. Et puis il y avait son article de foi : comme, au fil des années, ses étagères avaient fini par se remplir de cette sorte d’écritures, qu’il avait étudiées de long en large, il en vint à croire que ses cahiers étaient les vraies sources canoniques et que les livres imprimés n’en étaient que des copies. La seule chose qu’il déplorait était de ne pouvoir déterminer – pour tous les bailliages au monde – comment et pourquoi l’imprimeur comptable falsifiait et remaniait les écritures au point qu’on aurait pu jurer qu’il y avait deux auteurs, celui de la version imprimée et celui de la version manuscrite, si on ne l’avait pas déjà su par ailleurs.
10Un auteur était-il assez sot pour le narguer en écrivant un ouvrage profond, en in-folio transverse – ou humoristique, en in-seize, que son second, Wutz, accourait aussitôt et disposait sa feuille en transverse ou bien la pliait en in-seize selon le cas.
11Un seul livre avait droit de cité chez lui : le catalogue de la foire. Le pasteur avait à en signaler les meilleures pièces d’inventaire en appliquant une main noire dans la marge, et lui s’empressait de prendre sa plume pour rentrer la moisson de Pâques dans la panse de sa bibliothèque avant que ne pointe le regain de la Saint-Michel. Je n’aimerais pas avoir écrit ses chefs d’œuvre. Car notre homme souffrait le martyre – constipation des demi-semaines durant et rhume à l’autre bout – quand le pasteur (son Friedrich Nicolai) lui marquait trop de bonnes choses à écrire et aiguillonnait sa main de sa main marginale. Et son fils se plaignait souvent que, certaines années, son père n’avait même plus le temps d’éternuer, étant toujours en travail et contraint de mettre d’un coup au monde les Considérations de Sturm, édition revue et corrigée, Les Brigands de Schiller et la Critique de la raison pure de Kant. C’était le jour. Le soir, après le dîner, l’excellent homme avait encore à contourner le pôle Sud à la rame, et son voyage de Cook ne lui laissait guère le loisir de lancer deux ou trois paroles sensées à son fils resté en Allemagne. Comme notre encyclopédiste n’avait jamais mis le pied dans l’intérieur de l’Afrique ni même chez un muletier espagnol et qu’il n’avait non plus jamais parlé aux habitants de l’une ni à l’autre, il avait d’autant plus de temps et de talent pour produire sur les deux et sur tous les pays des relations de voyage fournies – j’entends par là des relations sur lesquelles peuvent s’appuyer le statisticien, l’historien de l’humanité et moi-même. La raison ? D’abord, il y a d’autres auteurs de journaux de voyage qui font souvent leurs relations sans le voyage. Ensuite, il n’est de toute façon pas possible de composer des relations autrement, et les auteurs n’ont jamais réellement vu ni traversé le pays dont ils faisaient le dessin : le plus sot d’entre nous aura tout de même retenu de l’harmonie préétablie de Leibniz que l’âme, disons celle d’un Forster, d’un Brydone, d’un Björnstähl – sise sur le tabouret isolant de la glande pinéale calcifiée – ne peut bien sûr rien décrire des Indes du Sud ou de l’Europe que ce qu’elle se représente individuellement et ce que, en l’absence de toute impression extérieure, elle tire de ses cinq filières, telle l’araignée pour faire son fil. Wutz non plus ne tirait son Journal de voyage de nul autre que de lui-même.
12Il écrit sur tout, et si le monde des lettres s’étonne que, cinq jours après l’impression des Souffrances du jeune Werther, il ait pu prendre un vieux plumeau, en tirer un tuyau bien ferme et les écrire au pied levé, ces Souffrances – toute l’Allemagne se mit ensuite à imiter les siennes –, personne ne s’étonne moins que moi de cet étonnement. Car comment ces hommes de lettres pourraient-ils avoir vu et lu les Confessions de Rousseau que Wutz a écrites et qui, au jour d’aujourd’hui, sont encore perdues dans ses papiers ? Or J.-J. Rousseau ou Wutz (c’est tout un) y parle en ces termes de soi, même si l’enveloppe de mots est différente : « Je n’aurais sûrement pas la sottise de prendre une plume et de faire les meilleures œuvres s’il me suffisait de dénouer ma bourse pour les acheter. Mais je n’ai dedans que deux boutons de chemise noirs et un sou crasseux. Par conséquent si je veux lire quelque chose de sérieux, par exemple dans le domaine de la médecine pratique ou de l’histoire universelle des maladies, je suis bien obligé de m’asseoir devant la croisée ruisselante et d’attendre que me tombe une petite idée. Et vers qui pourrais-je me tourner pour surprendre le secret des francs-maçons et tous ses arrière-plans, je veux dire vers quelles autres oreilles du tyran Denys que les deux miennes ? J’écoute attentivement par ces deux orifices que j’ai percés dans ma propre tête et, en relisant de plus près les Entretiens maçonniques que je suis en train d’écrire, en tentant de les bien entendre, je finis par remarquer des tas de choses bizarres, et mon flair me mène loin, je sens même carrément le soufre. De même, comme en fait de chimie et d’alchimie j’en sais autant qu’Adam après la chute, quand il avait tout oublié, j’ai pris un grand plaisir à me forger l’Annulus Platonis, anneau d’argent qui entoure Saturne, la planète de plomb, anneau de Gygès qui a le pouvoir de rendre tant de choses invisibles, les cerveaux comme les métaux. Car j’ose espérer qu’une fois ce livre réellement compris, je saurai définitivement le pourquoi du comment. » – Mais revenons à son enfance.
13Dans sa dixième année, ce fut la métamorphose : il prit la couleur d’un mulâtre et devint pensionnaire et élève de cinquième supérieure à Scheerau. Son examinateur m’est témoin que je ne blanchis pas mon héros en osant rapporter qu’il ne lui restait plus qu’une page avant la quatrième déclinaison et qu’il était capable de débiter sans caler les exceptions thorax, caudex pulexque devant la classe – sauf qu’il ignorait la règle. Parmi toutes les cellules de la pension, une seule était aussi astiquée et rangée que la cuisine d’apparat d’une Nurembergeoise, la sienne. Gens contents, gens ordonnés. Il dénoua sa bourse et acheta pour deux sous de clous dont il constella son logis de sorte à en avoir un pour chacun de ses effets – il mit le temps qu’il fallut pour empiler ses cahiers, mais l’aplomb de leurs tranches faisait penser à un front de bataille prussien, et le soir, au clair de lune, il était vite à nouveau hors du lit, à viser ses chaussures jusqu’à obtenir un parallélisme parfait. – Quand tout était tiré au cordeau, il se frottait les mains, relevait les épaules plus haut que ses oreilles, faisait un bond, secouait la tête à se la décrocher et partait d’un rire phénoménal.
14Avant de prouver encore qu’il était heureux dans son institution, je vais prouver que loin d’être un amusement, c’était là un travail d’Hercule. On pourra supporter cent plaies d’Égypte si on les subit dans sa jeunesse, à l’âge où les plaies et les fractures complexes se résorbent aussi promptement dans l’ordre moral que dans l’ordre physique – le bois vert ne se casse pas aussi facilement en deux que le bois sec. Mais tous les textes le disent : un pensionnat est, selon sa destination primitive, un couvent protestant pour jeunes garçons, et il vaudrait mieux en rester là plutôt que de vouloir transformer un tel pénitencier en pavillon de plaisance, un tel misanthropinum en philanthropinum. Les heureux prisonniers de cette école princière ne sont-ils pas tenus de prononcer leurs trois vœux monastiques ? En premier lieu, le vœu d’obéissance : le gardian ou supérieur des novices ne se lasse pas d’enfoncer l’éperon de mortifications et d’ordres contrariants dans les flancs de ses noirs novices. En second lieu le vœu de pauvreté : ceux-ci ne se gardent et se réservent pas de crudités d’un jour sur l’autre ni d’autres morceaux que la faim, et Carminati n’aurait pas de peine à guérir des hôpitaux d’invalides entiers grâce au suc gastrique surnuméraire des convicts ou pensionnaires. Quant au vœu de chasteté, le troisième, il s’impose de lui-même dès qu’un être humain est obligé de courir et de jeûner toute la journée et ne manque d’autre mouvement que de mouvements péristaltiques. Avant de distribuer des postes importants on fera bien de traiter le citoyen en Jacques. N’y a-t-il vraiment que le novice catholique pour mériter la férule avant de passer moine, que le malheureux garçon de courses de Brême pour devoir se laisser enfumer avant de monter aide dans la boutique ou que l’Indien d’Amérique dissolu pour se voir apprêté et sublimé par l’application de ces deux tortures et de bien d’autres encore que j’ai consignées dans mes cahiers d’extraits, avant d’être fait cacique ? Un pasteur luthérien n’a-t-il pas la même importance ? Et pareils supplices en acte ne sont-ils pas aussi utiles à sa vocation future ? Par bonheur, il en bénéficie ; peut-être n’est-ce que pour lui que, dans les temps anciens, on a entouré les écoles de hauts murs, les conclavistes étant par définition des esclaves d’esclaves ; car les autres facultés ont trop peu à gagner à cette crucifixion et à cet écartèlement de la chair et de l’esprit. – Aussi faire chanter les pensionnaires dans le chœur, dans la rue et aux enterrements reste, en dépit des critiques, un excellent moyen pour faire grandir en eux le moine protestant – et il n’est pas jusqu’à leur blouse noire et à l’enveloppe canonique de leur manteau de More qui ne rappellent le froc. Aussi voit-on pointer sur la tête des élèves de Saint-Thomas à Leipzig, puisqu’il faut bien suspendre une perruque à fanons à tous les religieux, au moins les feuilles séminales d’une petite perruque, dominant le paysage alentour tel un toit à une pente ou deux moitiés d’élytre. Dans les anciens couvents, la science était punition ; seuls les coupables étaient contraints d’apprendre les psaumes latins par cœur ou de copier les textes des anciens. – Les bonnes écoles de pauvres ne négligent pas cette forme de sanction, et on y prescrit toujours un enseignement parcimonieux comme moyen inoffensif de châtier et de mortifier les pauvres élèves…
15Il n’y avait que le petit maître d’école à n’être guère affecté par cette école de la Sainte-Croix ; tout le jour il avait un motif de réjouissance, présente ou future. « Avant de me lever », disait-il, « je pense au petit déjeuner, toute la matinée je pense au déjeuner, à vêpres je vois les tartines du soir et le soir celles d’avant le coucher – et ainsi le pensionnaire Wutz a toujours quelque plaisir en perspective. » Quand il avait bu un bon coup, il disait : « Mon Wutz a trouvé ça bien bon ! », et il se frottait le ventre. Quand il éternuait, il disait : « À tes souhaits, Wutz ! ». Quand dans la rue, exposé aux frimas de novembre, il se sentait glacé jusqu’aux os, il se réconfortait en se dépeignant le poêle bien chaud et savourait la joie loufoque que ses deux mains, bien l’une dans l’autre, soient à l’abri sous son manteau, comme à la maison. Et quand la journée virait à la folie et à la tourmente – les pauvres hères que nous sommes connaissent bien ces jours où la terre entière est à vos trousses, où les tracas jaillissent à chaque pas et vous éclaboussent comme des jeux d’eau facétieux –, le petit maître d’école était assez rusé pour aller se mettre carrément sous l’averse sans se soucier de rien ; non qu’il eût cette résignation qu’on oppose à un mal inévitable, ni l’endurance qui permet de supporter celui qu’on ne sent pas, ni la philosophie qui le digère après l’avoir dilué ou la religion qui le surmonte dans l’attente de la récompense. Non, c’était simplement la pensée de son lit douillet. « Ce soir, dans tous les cas, pensait-il, je serai dans mon lit ; ils auront beau me pincer et me tarabuster toute la journée, je me retrouverai au chaud sous ma couverture, le nez dans l’oreiller, tranquille pour huit heures. » – Et quand, après la dernière station de ce jour de la Passion, il se glissait enfin sous son édredon, il se secouait, ramenait ses genoux jusqu’à son nombril et se disait : « Tu vois bien, Wutz, c’est quand même passé. »
16Dans son art d’être toujours joyeux, Wutz avait un autre paragraphe : c’était une deuxième ruse qui consistait à toujours se réveiller de bonne humeur – ce à quoi il parvenait en en utilisant encore une troisième : toujours se réserver quelque chose d’agréable de la veille pour le lendemain, quelques quenelles au four ou autant de pages du Robinson, qu’il préférait à Homère, pourvu qu’elles soient extrêmement excitantes, ou encore de jeunes oiseaux ou de jeunes plantes qu’il observait le matin pour voir si des plumes et des feuilles leur avaient poussé pendant la nuit.
17Quant au troisième paragraphe de son art d’être joyeux, peut-être le plus mûrement réfléchi, il ne le mit au point que lorsqu’il entra en classe de seconde :
il tomba amoureux. –
18Décrire ce point me tenterait fort… mais comme c’est la première fois de ma vie que je prends mon fusain pour peindre l’amour et en faire un tableau de fleurs, il vaut mieux que je m’interrompe ici et que je ne reprenne mon crayon que demain à six heures, quand le feu sera moins consumé. –
19Si Venise, Rome et Vienne et tout le banc des villes de plaisir se mettaient ensemble pour m’offrir un carnaval qui puisse égaler celui que nous fêtions, enfants, à Joditz, en dansant dans l’obscure salle du presbytère, de huit à onze heures du soir sans interruption (c’était le temps que durait notre carnaval, et il nous faisait même oublier le millet du Mardi gras), eh bien ! ces capitales accepteraient une gageure impossible et ridicule – moins ridicule toutefois que si elles se piquaient de rejouer devant le pensionnaire Wutz ce matin de Mardi gras, avec toutes ses réjouissances carnavalesques où, se présentant sur le coup de dix heures dans la salle de classe et de danse de son père, en visiteur puisqu’il était élève de seconde inférieure, il tomba pour de bon amoureux. En voilà une réjouissance de carnaval – bon petit maître d’école, mais où as-tu donc la tête ? – Toute sa tête était pleine de Justine, que j’éviterai autant que possible d’appeler Justel comme les gens d’Auenthal. Et pendant la danse (peu d’élèves de lycée se seraient mêlés à ces danseurs-là, mais toujours vaniteux, Wutz ne fut jamais orgueilleux) il mit tout de suite le doigt sur ce que Justine avait de plus – sans même se compter lui-même : elle était bien jolie et bien vive ; elle en était déjà à écrire des lettres et à faire des règles de trois et des fractions ; c’était la filleule de la femme du pasteur ; elle avait quinze ans et n’était venue qu’en invitée à ce bal. Simple invité de son côté, il fit ce qu’on fait dans ces cas-là : comme je l’ai dit plus haut, il tomba amoureux. À la première danse, il sentit venir comme une bouffée de fièvre – quand on se mit en ordre pour la seconde et qu’il se trouva en position, sa tête et sa main droite tout occupées du chaud dépôt dans cette dernière, la fièvre monta sans retenue – et la danse finit visiblement de le prendre dans les rets de l’amour. – Quand, pour comble, elle dénoua les rubans rouges de sa coiffe, les laissant flotter d’une manière terriblement négligente autour de son cou dénudé, il n’avait plus d’oreille pour entendre la basse de viole – et quand enfin elle agita un mouchoir rouge en guise d’éventail, le faisant tournoyer tantôt derrière tantôt devant lui, il n’aurait servi à rien que les prophètes, les quatre grands et les douze petits, massés dehors, lui tinssent des sermons à travers la fenêtre : il n’y tint plus. Car un mouchoir, dans une main féminine, l’avait toujours fait céder sur-le-champ et sans la moindre résistance, comme le lion s’enfuit au bruit d’une roue de voiture et l’éléphant à la vue de la souris. Les coquettes de village font de leur mouchoir la même couleuvrine et machine de guerre que de leur éventail les coquettes des villes ; mais les ondulations d’une pièce d’étoffe sont autrement plus séduisantes que cette masse d’armes bariolée qui claque comme un dindon en faisant la roue.
20Notre Wutz a en tout cas une excuse : c’est que, à ce qu’il sache, les lieux de plaisir publics rendent le cœur plus spacieux pour tous les sentiments qui ont besoin de place, l’abnégation, le courage, mais aussi l’amour ; – dans l’exiguïté des bureaux et des cabinets d’étude, des hôtels de ville et des conseils secrets en revanche, nos cœurs se ratatinent comme dans autant de fenils et de fours à sécher.
21Wutz rapporta gaiement son cœur au pensionnat, gonflé et soulevé comme un ballon par le gaz de l’amour ; il ne pipa mot à personne de l’affaire, surtout pas à la porte-enseigne au mouchoir elle-même – non par timidité mais parce qu’il ne désirait jamais rien de plus que le présent ; il était simplement content d’être lui-même amoureux et se souciait du reste comme d’une guigne…
22Pourquoi le Ciel a-t-il fait correspondre le lustre de l’amour avec la jeunesse ? Peut-être parce que c’est justement l’âge où l’on ahane dans des pensionnats, des bureaux ou d’autres lieux de perdition ? L’amour grimpe alors comme un buisson fleurissant le long des fenêtres de ces chambres de torture et, à travers ses ombres indécises, révèle le grand printemps de l’extérieur. Car de vous à moi, Monsieur le préfet, et à vous aussi, Messieurs les maîtres du pensionnat, parions que vous aurez beau faire porter un cilice au joyeux Wutz (au fond il en a déjà un) – lui faire manœuvrer la roue d’Ixion, la pierre philosophale de Sisyphe ou le chariot de votre enfant – le faire à moitié mourir de faim ou le rouer de coups – vous acharner sur lui comme des diables à la suite de ce lamentable pari (dont je ne vous aurais pas cru capables), Wutz restera Wutz et se débrouillera toujours pour faire entrer un petit peu de plaisir amoureux dans son cœur, à plus forte raison pendant les vacances d’été ! –
23Or ses vacances caniculaires ne sont sans doute nulle part plus précisément décrites que dans ses Joies de Werther, lesquelles, à peu de chose près, n’ont qu’à être recopiées par ses biographes. – Il y raconte comment le dimanche, après vêpres, il rentrait à Auenthal, s’apitoyant sur les gens qu’il croisait dans les rues et qui, eux, étaient obligés de rester. Une fois hors de la ville, sa poitrine se dilatait en même temps que le ciel découvrait sa voûte devant lui ; pris d’une demi-ivresse au milieu du concert des oiseaux, il goûtait une double félicité en suivant tantôt les sopranos ailés tantôt sa propre inspiration. Pour donner un dérivatif à ses énergies vitales débordantes, il piquait souvent un galop d’un demi-quart d’heure. Ayant toujours ressenti peu avant et peu après le coucher du soleil comme une voluptueuse griserie, un vague désir – la nuit, cette sorte de mort prolongée, élève l’homme en lui prenant la terre –, il retardait sa descente sur la terre d’Auenthal jusqu’au moment où le soleil tissait ses ultimes rayons d’or sur les épis des derniers champs de blé avant le village et en brodait la tunique bleue du marcheur, dont l’ombre passait la rivière et se déplaçait comme une créature géante sur la pente de la montagne. Wutz entrait ensuite en chancelant dans le village, au son de l’angélus qui tintait comme du fond du passé, et il voulait du bien à tout le monde, même au préfet du pensionnat. Faisant alors le tour de la maison familiale, apercevant le reflet de la lune dans la lucarne du pignon et, par une fenêtre du rez-de-chaussée, sa Justine en train d’apprendre, comme tous les dimanches, à disposer une lettre… Ah ! s’il avait pu, en ce quart d’heure de paradis, faire d’un seul coup reculer et la salle et les lettres et le village de cinquante pas et tracer autour de lui et de l’épistolière une vallée de Tempé ombreuse et solitaire – ah ! si dans cette vallée il avait été donné à son âme enivrée qui avait déjà étreint tous les êtres en chemin, de se jeter aussi dans les bras de cet être beau entre tous, et à lui et elle, au ciel et à la terre de s’abîmer et de se fondre en un de ces moments de transport, un de ces foyers de l’exaltation humaine…
24C’était fait à onze heures du soir ; et avant cela les choses ne se passaient pas mal non plus. Il parlait à son père, en réalité à Justine, de son programme d’études et de son influence politique ; il opposait aux blâmes dont son père ponctuait la correction des lettres de la jeune fille le poids du critique qu’il était, et comme il rentrait tout fraîchement de la ville, il y allait ici et là d’un trait d’esprit – bref, au moment de s’endormir, il n’entendait, dans le délire et la danse de son imagination, que la musique des sphères.
25Toi bien sûr, mon bon Wutz, tu peux arborer les joies de Werther parce que ton monde extérieur et ton monde intérieur s’adaptent toujours exactement l’un à l’autre, se refermant sur toi comme les deux valves d’un coquillage sur le crustacé ; pour nous en revanche, pauvres diables qui sommes là assis près du poêle, le monde extérieur est rarement le ripiéniste et le choriste de notre joie intime, ou alors tout au plus quand l’âme du violon a chaviré et que nous n’émettons plus que sons discordants et grinçants ; ou encore, pour user d’une autre métaphore, c’est quand nous avons le nez bouché qu’un éden à la voûte toute fleurie s’étale devant nous, sans que nous puissions le humer.
26À chaque visite, le petit maître d’école apportait aussi à sa Jeanne, Thérèse, Charlotte, Marianne, Clarisse, Héloïse, Justel deux cadeaux : c’étaient un pain d’épice et un souverain. Et j’ai bien l’intention de m’expliquer passablement sur les deux cas.
27Les souverains, il les fabriquait à compte d’auteur ; mais si la chancellerie impériale fabrique ses princes et comtes avec un peu d’encre, de parchemin et de cire, lui utilisait un matériau beaucoup plus précieux : de la suie, de la graisse et vingt couleurs différentes. En effet, le pensionnat se chauffait en faisant brûler les encadrements d’une quantité de souverains qu’il copia et représenta tous à l’aide desdits éléments comme s’il était leur ambassadeur. Il passait une extrémité de mèche sur une feuille in-quarto, puis l’enduisait de la suie du poêle – plaçait ensuite cette feuille du côté noirci sur une autre blanche des deux côtés – mettait un quelconque portrait de prince sur les feuilles superposées – saisissait ensuite une fourchette cassée et en promenait une des dents, en appuyant bien, sur le visage et le corps du potentat – – et grâce à cette pression le souverain de la feuille noire passait sur la blanche : il était multiplié par deux. De la sorte, il prit de fort bonnes copies de tout ce qui siégeait sous une couronne européenne, même s’il faut bien dire – et je ne l’ai jamais caché – que son greffoir avait à ce point rayé et troué la tsarine (la précédente) et nombre de princes héritiers qu’ils ne furent bientôt plus bons qu’à prendre le même chemin que leurs cadres. Cependant la feuille in-quarto noircie à la suie n’était que le couvoir ou le bain d’eau-forte de ces glorieux souverains ou, si l’on préfère, leur frayère, leur écloserie – leur étang de croissance –, tandis que leur machine à apprêter, c’était la boîte de couleurs de Wutz ; il s’en servait pour colorier des lignées entières de souverains, et tous les godets étaient utiles pour habiller un seul grand prince alors que les princesses héritières tiraient du même le rouge de leurs joues, celui de la pudeur et celui de leur fard. – – Il faisait ainsi cadeau de ces beautés régnantes à celle qui régnait sur son cœur et qui ne savait que faire de cette galerie de portraits historiques.
28Quant au pain d’épice, elle savait mieux s’y prendre : elle le mangeait. Je tiens qu’il est difficile d’offrir un pain d’épice à sa bien-aimée dans la mesure où on le consomme souvent soi-même avant l’instant clef. Wutz n’avait-il pas déjà déboursé trois sous pour le premier ? N’avait-il pas déjà le rectangle brun en poche et ne l’avait-il pas déjà transporté jusqu’à une heure d’Auenthal et du moment fixé pour l’adjudication ? Ne tirait-il pas le doux ex-voto tous les quarts d’heure de sa poche pour s’assurer qu’il avait bien toujours ses quatre angles ? Et c’était bien là le malheur : car, chaque fois qu’il voulait apporter cette preuve par l’évidence, il amputait le gâteau d’une ou deux petites amandes insignifiantes ; – et la manœuvre se répétait – jusqu’au moment où se posait à lui non pas le problème de la quadrature du cercle mais la question de savoir comment rétablir le cercle devenu carré, et alors il mordait les quatre angles droits bien proprement, obtenait un octogone, puis un hexadécagone – un cercle n’est-il pas un polygone infini ? – jusqu’à ce que le polygone obtenu à la suite de tous ces ajustements mathématiques ne pût plus être produit devant aucune jeune fille – et que Wutz dît en sautant en l’air : « Bah ! je le mange moi-même », et sitôt soupiré, la figure géométrique était engloutie. – Il est peu de maîtres écossais, de sénats académiques et d’aspirants à la maîtrise à qui on ne ferait pas un vrai plaisir en leur dévoilant grâce à quel deus ex machina Wutz se tirait d’affaire – – c’était grâce à un second pain d’épice qu’il empochait toujours pour en faire un voisin de palier ou plutôt de poche du premier. C’était parce qu’il mangeait l’un que l’autre arrivait à bon port, protégé par son jumeau comme par un mur coupe-feu ou une garde royale. Mais il dut reconnaître par la suite que – pour ne pas apporter un simple fragment ou un simple atome à Auenthal – il fallait multiplier semaine après semaine les troupes royales et les pains d’épice.
29Il serait passé en première si son père n’avait alors quitté notre planète pour une autre ou pour quelque satellite. Il pensa donc imiter cette promotion en sautant de son banc d’élève de seconde à la chaire du maître. Von Ebern cependant, le seigneur qui avait l’église en fief, s’interposa entre les deux pièces de mobilier, tenant par la main un cuisinier vieilli à son service afin de l’installer dans des fonctions pour lesquelles il présentait tous les gages puisqu’il s’agissait, comme dans sa place antérieure, de fouetter des cochons de lait à mort5, puis de les apprêter, sans bien sûr les manger. Dans une note que j’ai rédigée pour la Révision de l’institution scolaire et qui a recueilli l’approbation de M. Gedike, j’ai déjà fait observer que tout petit paysan renferme un embryon de maître d’école que quelques années de paraphrases au service de l’Église suffisent à développer – que si l’ancienne Rome a arraché des consuls à leur charrue et au sillon pour les envoyer dans le monde, les villages d’aujourd’hui peuvent en faire autant avec des consuls scolaires – que comme, en Angleterre, on juge les gens de sa condition, de même on peut, chez nous, leur former le jugement à l’école, et que celui auquel nous devons chacun le plus de science, c’est justement en même temps celui qui nous ressemble le plus, c’est-à-dire nous-même – et que si une ville entière (Norcia sur les pentes des Apennins) veut se laisser diriger par les quatre illettrés du conseil municipal (li quatri illiterati), on doit bien pouvoir faire gouverner et rosser la jeunesse d’un village par un seul – et enfin qu’on n’avait qu’à réfléchir à ce que j’avais dit dans le texte. Comme ici la note elle-même est le texte, ce que je veux simplement dire, c’est ce que j’ai dit : une école de village est bien assez pourvue ainsi. On y compte en effet : premièrement, le gymnasiarque qui n’est autre que le pasteur et qui, un hiver après l’autre, revêt sa robe pour inspecter l’école et y répandre la terreur – deuxièmement, dans la salle de classe elle-même, le recteur, le vice-recteur et le sous-recteur que rassemble l’enseignant en une seule personne – troisièmement, pour les classes inférieures, la femme du maître à qui l’on peut par excellence confier la callipédie de l’école des filles, son fils, dans le double emploi de maître de troisième et de petit gredin à qui ses élèves doivent faire force de legs et de dons pour qu’il les dispense de réciter leurs leçons et qui, en l’absence du directeur, peut avoir sur les bras le vicariat impérial de l’ensemble de la circonscription scolaire protestante – quatrièmement enfin, toute une fourmilière de collaborateurs, à savoir les écoliers eux-mêmes car, ici comme à l’orphelinat de Halle, les élèves des classes supérieures sont déjà de taille à être les maîtres des classes inférieures. – Et puisque, ces derniers temps, s’est élevé de tant de cabinets d’étude un cri en faveur de l’école du concret, les communautés et les directeurs d’école l’ont entendu et ont docilement apporté leur pierre. Les communautés n’ont sélectionné pour occuper leurs chaires que des culs pédagogiques qui avaient déjà siégé sur des selles de tisserands, de tailleurs et de savetiers et dont on pouvait en conséquence espérer quelque chose – et effectivement ces hommes-là, qui fabriquent redingotes, bottes, nasses de pêcheur et tout ce qui s’ensuit devant leur auditoire attentif, ont tôt fait de vous transformer une école nominale en école concrète où l’on vous administre des leçons sur les choses fabriquées. Quant au maître d’école, il n’est pas en reste et médite jour et nuit sur les moyens de délivrer un enseignement concret : parmi les tâches qui incombent à un chef de famille adulte ou à ses domestiques, il n’y en a guère auxquelles il n’occupe et n’entraîne sa stoa de village, et toute la matinée on voit son séminaire expéditionnaire entrer et sortir à la course, couper du bois, porter de l’eau, etc., de sorte que le maître finit par ne guère faire d’autre école que l’école du concret et qu’il gagne sa modeste pitance à la sueur – du front de ses écoliers… Et ne me dites pas qu’il existe également des écoles négligées et de mauvais maîtres à la campagne ; il suffit que la majorité d’entre elles offre réellement tous les avantages que je viens de leur attribuer.
30Je ne voudrais pas, pour excuser l’aberration de mon étoile fixe, en provoquer une autre. Von Ebern aurait donc bien pris son cuisinier pour l’investir maître d’école s’il avait pu lui trouver un successeur capable. Mais comme il ne put en dénicher un et qu’il s’avisa que c’était peut-être même une innovation que de pourvoir à la charge de la cuisine et de l’école au moyen d’une même personne – alors que c’est tout le contraire ; la séparation et le dédoublement du service de l’école et de celui du seigneur en a été une bien plus grande et plus ancienne après qu’au ixe siècle le pasteur de l’église fieffée avait eu aussi à servir de domestique et de palefrenier à son seigneur et patron6, et avant que les deux fonctions ne fussent disjointes comme beaucoup d’autres – comme donc sa recherche fut vaine, il garda le cuisinier et nomma l’élève, qui avait été assez intelligent dans l’intervalle pour rester amoureux.
31Je m’appuie entièrement sur les attestations élogieuses que Wutz obtint du surintendant et que j’ai entre les mains, pour dire que son examen fut peut-être un des plus rigoureux et des plus brillants dont j’aie jamais entendu parler à époque récente. Wutz n’eut-il pas à réciter son Pater en grec – et en sus le Symbole d’Athanase en latin – pendant que l’honorable commission qui l’examinait brossait ses culottes de velours à l’aide d’un écouvillon ? Le candidat ne sut-il pas énumérer un par un tous les livres de la Bible sans trébucher sur les tasses à café et les fleurs peintes du plateau où était servi le déjeuner de son examinateur ? Ne lui fit-on pas catéchiser un petit mendiant qui n’avait en tête que le sou à gagner et qui, au lieu d’être reçu à son examen comme son sous-examinateur, donna des réponses bêtes à manger du foin ? N’eut-il pas à plonger les pointes de ses doigts successivement dans cinq récipients d’eau chaude entre lesquels il dut déterminer lequel avait l’eau ni trop chaude ni trop froide pour la tête d’un enfant à baptiser ? Et n’eut-il pas finalement à acquitter la somme de trois florins et trente-six sous ?
32Le 13 mai, il sortit élève du pensionnat et rentra chez lui maître d’école en titre : la chrysalide noire de l’interne se déchirait pour libérer un papillon multicolore de chantre.
33Le 9 juillet, il était au pied de l’autel d’Auenthal avec Justel pour faire bénir son couple.
34Ah ! Cet intervalle élyséen qui s’écoula entre le 13 mai et le 9 juillet ! – Pareil âge d’or de huit semaines ne tombera jamais plus du Ciel pour aucun autre mortel, il n’y a que le petit maître d’école pour avoir vu étinceler le ciel tout entier répandu en rosée sur les prairies constellées de la terre. – Tu te berçais dans le pur éther, te voyant à travers la terre transparente environné de ciel et de planètes, en apesanteur, tandis qu’à nous autres, pensionnaires de la nature, n’échoient jamais huit semaines pareilles, pas même une. C’est à peine si nous avons droit à une pleine journée où le ciel au-dessus de nous et en nous ne colore son azur que de la pourpre vespérale et du rose de l’aurore – où nous passons à tire-d’aile au-dessus de la vie, tout nous portant comme dans un rêve heureux – où le torrent impétueux et indomptable des choses, au lieu de nous malmener, de nous broyer, ballotter, fracasser sur ses cataractes et dans ses tourbillons, nous berce sur ses vagues scintillantes et nous emporte sous des arceaux de fleurs – à un jour dont nous cherchons en vain le frère parmi les jours passés et qui nous inspire au soir de tous les autres le regret de n’en avoir plus jamais vécu de pareil.
35Cela nous fera du bien à tous si je décris maintenant sans plaindre mes mots ces huit semaines d’ivresse, ces deux jolis mois de mai. Ils ne se composaient que de jours tous identiques. Pas un nuage ne montait derrière les maisons. Toute la nuit, tout en avançant, la pourpre du couchant demeurait au bas de l’horizon, au point où le soleil avait défleuri telle une rose en lançant ses derniers feux. À une heure, les alouettes faisaient déjà retentir leurs chants, et la nature jouait et improvisait tout le restant de la nuit sur l’harmonica des rossignols. Les mélodies du dehors investissaient ses rêves, et le rêveur survolait des arbres en fleurs auxquels les vrais arbres qui se dressaient devant sa fenêtre ouverte prêtaient leur haleine embaumée. Ce rêve du point du jour le poussait doucement du sommeil au réveil, comme le murmure de la mère au-dessus du lit de l’enfant. La poitrine impatiente de se désaltérer, il allait s’exposer au vacarme de la nature, alors que le soleil était en train de créer la terre à nouveau et que tous deux faisaient jaillir les flots mugissants d’un océan de volupté en s’épanchant l’un dans l’autre. Il se détournait alors de cette éruption matinale de vie et de liesse pour rentrer dans sa chambrette obscure et y recouvrer ses forces dans des plaisirs plus menus. Et là encore, tout le réjouissait, une fenêtre éclairée et une qui ne l’était pas, la pièce impeccablement balayée, le petit déjeuner payé sur les revenus de sa fonction, sept heures parce que ce n’était pas l’heure de l’école, sa mère qui se félicitait tous les matins de ce qu’il soit devenu maître d’école et qu’elle n’ait pas été obligée de quitter cette maison familière.
36Tout en buvant le café et en coupant le pain, il taillait des plumes pour sa Messiade, qu’il était même en train de finir de chanter à l’époque, les trois derniers chants exceptés. Il mettait le plus grand soin à tailler ses plumes épiques de travers, c’est-à-dire soit comme des pieux, soit sans fente, soit avec une fente supplémentaire qui les faisait éternuer ; car comme tout devait être rédigé en hexamètres, en hexamètres inintelligibles, le poète qui, malgré tous ses efforts, était dans l’incapacité de parvenir à quoi que ce soit d’inintelligible – lui en tout cas saisissait toujours instantanément vers, pied et mètre –, le poète avait donc dû dans l’urgence recourir à un stratagème : il écrivait des hexamètres totalement illisibles, ce qui est tout aussi licite. Cette licence poétique lui permettait de prévenir la compréhension le plus naturellement du monde.
37À onze heures, il mettait le couvert pour ses oiseaux, puis pour lui-même et pour sa mère. Il y avait plus de choses dans la table à quatre tiroirs que dessus. Il tranchait le pain, donnant à sa mère la croûte blonde bien qu’il n’aimât pas la brune. Hélas ! Mes amis, pourquoi ne sait-on pas manger aussi joyeusement à l’hôtel de Bavière ou place du Römer, à Francfort, qu’à la table à quatre tiroirs de Wutz ? – Aussitôt le déjeuner terminé, il ne faisait pas des hexamètres mais des cuillers à pot. Ma sœur en a même une douzaine de chez lui. Tandis que sa mère nettoyait ce qu’il sculptait, ils ne restaient pas sans nourriture spirituelle. Elle lui racontait par le menu sa vie et celle de son père, qu’il connaissait mal parce que sa formation académique l’en avait tenu éloigné – et lui, il déroulait modestement devant elle le plan de campagne et le croquis de son futur ménage car il ne pouvait se lasser de remâcher l’idée qu’il allait être chef de famille. « Je vais monter mon ménage de la manière la plus rationnelle » –, disait-il, « j’aurai un cochon de lait que j’engraisserai pour les jours de fêtes ; les épluchures de pommes de terre et de betteraves s’accumulent tellement qu’on l’engraissera du même coup sans trop savoir comment – pour l’hiver il faudra aussi que mon beau-père me rentre une petite charrette de menu bois et que je garnisse et rembourre la porte de la salle – c’est que voyez-vous, mère, nous autres, nous avons nos travaux pédagogiques en hiver, et là on ne supporte pas d’avoir froid. » – Le 29 mai, il y eut en plus, après ces conversations, un baptême – son premier –, ce fut aussi son premier revenu, et il s’était préparé dès le pensionnat un grand registre de recettes – vingt fois il examina et compta les quelques sous comme s’il y en avait eu de nouveaux à chaque fois. – Il était en grande tenue à côté des fonts baptismaux alors que les spectateurs occupaient la galerie et la loge seigneuriale dans leurs hardes de tous les jours. – « J’y aurai mis du mien », dit-il une demi-heure après la cérémonie en s’offrant une chopine de bière à cette heure inaccoutumée. J’attends de son futur biographe quelques indications pragmatiques qui me permettent de comprendre pourquoi Wutz s’était confectionné seulement un livre de revenus et non pas aussi un livre de dépenses, et pourquoi il y avait prévu des colonnes pour les louis d’or, les gros sous et les petits alors que jamais l’école ne lui rapporta aucun des premiers.
38Après la cérémonie et la digestion, il se fit porter la table dehors, sous le griottier, s’y installa et, reprenant sa Messiade, se mit à ciseler encore quelques hexamètres illisibles. Même pendant qu’il était occupé à ronger et limer son os de jambon, il limait encore tel ou tel pied épique, et je sais très bien que c’est à cause de la graisse de porc que certains chants ont l’air si bien huilés. Dès qu’il vit le soleil quitter la rue pour s’étendre sur le mur des maisons, il donna à sa mère l’argent nécessaire au ménage et s’élança dehors. C’est là, en pleine nature, qu’il se peignit tout à son aise ce qu’allait être sa nouvelle vie, l’automne, l’hiver, aux trois grandes fêtes carillonnées, au milieu des écoliers et au milieu de ses propres enfants. –
39Et encore n’ai-je décrit là que des jours de semaine ! Le dimanche, lui, flamboie dans une gloire qu’un retable d’autel aurait peine à contenir. – De façon générale, aucune âme de ce siècle ne se fait une aussi haute idée du dimanche que celle qui habite les chantres ou les maîtres d’école ; je ne m’étonne pas du tout qu’un jour comme celui-là, qui est pour eux un vrai jour d’audience, ils ne soient pas capables de rester modestes. Même notre Wutz ne pouvait se dissimuler ce que cela représente : jouer de l’orgue, seul, parmi des centaines de personnes – remplir une véritable fonction héréditaire en jetant le manteau de couronnement ecclésiastique sur les épaules du pasteur et en tenant le rôle de son valet de fantaisie ou de son More domestique – exercer l’autorité territoriale sur tout un chœur inondé de soleil et, en sa qualité de maître de ce chœur, trônant à l’orgue, régenter la poésie d’une communauté mieux que le pasteur n’en commande la prose – et, après le prêche, donner ou plutôt lire à pleine voix et sans façon7, du haut de la tribune, de véritables ordres princiers… En vérité, on pourrait penser que c’est le moment ou jamais de crier à mon Wutz : « Rappelle-toi ce que tu étais il y a quelques mois ! Songe qu’il n’est pas donné à tous de devenir chantres et profite de cette avantageuse inégalité des conditions sans en abuser et sans nous mépriser, moi et mes auditeurs qui sommes assis près du poêle. » – – Mais, non, sur mon honneur, le bon petit maître d’école n’a rien de tout cela en tête. Les paysans n’avaient qu’à être assez intelligents pour voir ce qu’il y avait au fond de ton cœur sans fiel, tout de miel, petite chose bouffonne qui sourit et trottine en se frottant les mains. Et qu’y auraient-ils surpris ? De la joie, rien que de la joie, dans les deux ventricules et dans les deux oreillettes. Depuis le chœur, bonne petite chose que j’aime de plus en plus avec le temps, tu ne faisais que compter tes futurs élèves, garçons et filles assis sur les chaises de l’église, les installant tous par avance dans ta salle de classe, autour de ton nez minuscule, et te promettant d’éternuer tous les jours avec ce dernier, une fois le matin et une fois l’après-midi, après avoir prisé, rien que pour avoir le plaisir de voir tout ton pensionnat bondir comme possédé du démon et s’écrier : « Dieu vous vienne en aide, Monsieur le chantre ! » Les paysans auraient encore lu au fond de ton cœur la joie que tu éprouvais à composer des chiffres in-folio aussi longs que ceux de l’horloge du clocher quand, tous les dimanches, tu imprimais au tableau d’affichage noir le numéro de la page à laquelle le public trouverait le cantique suivant – ce que nous autres auteurs donnons à l’impression est de qualité bien plus médiocre ; on y aurait aussi trouvé la joie de commencer avant ton beau-père et ta fiancée quand tu entonnais les cantiques, et enfin l’espoir de boire la lie un peu acide du calice quand tu serais seul. Un être supérieur doit t’avoir voulu autant de bien que celui qui tient ici la plume, car c’est justement au cours de ton lustre édénique de huit semaines qu’il inspira au noble patron de l’église l’idée de venir communier, et celui-ci fut suffisamment avisé pour remplacer le vin de communion, une fort passable imitation de la boisson qu’on présenta à Jésus sur sa croix, par des larmes du Christ tout droit sorties de sa cave ; quelle céleste douceur envahit tous tes membres une fois bue la lie !… Et voilà que je retombe dans un style exclamatif ; – pourquoi donc ce joyeux cœur de petit maître d’école me remplit-il, et vous remplit-il peut-être aussi, de tant de joie ? – Est-ce peut-être hélas ! que nous, nous n’en connaissons jamais d’aussi pleine parce que la pensée de la vanité terrestre pèse sur nous et nous oppresse, nous qui avons déjà discerné la terre noire des cimetières sous les gazons fleuris sur lesquels le petit maître d’école passe sa vie à sautiller ? –
40Ce vin de communion moussait encore le soir dans ses veines. Et c’est cette ultime heure de son sabbat que j’ai encore à décrire. Il n’avait le droit d’aller se promener avec Justine que le dimanche. Avant, il dînait chez son beau-père, sans grand profit ; sa faim de loup s’apaisait dès le bénédicité, avant de s’évanouir totalement au moment des hors-d’œuvre. Si j’arrivais à déchiffrer sa Messiade, je pourrais en tirer tout le portrait d’une certaine soirée, car il l’y a insérée telle quelle, au sixième chant, à l’instar de tous ces grands écrivains qui tissent toujours le fil de leur vie dans leurs opera omnia, femmes, enfants, champs et bétail compris. Il pensait que cette soirée se trouvait aussi dans la Messiade imprimée. Je suppose que dans la sienne on en trouverait un récit épique : les paysans qui cheminaient lentement sur les talus en mesurant la croissance des récoltes et saluaient d’une berge à l’autre le nouveau chantre qu’on leur avait affecté en bonne et due forme – les enfants qui jouaient du chalumeau avec des roseaux et soufflaient dans des flûtes à quatre sous, et tous les buissons, les calices de fleurs, dans l’herbe et sur les arbres, qui formaient des orchestres complets où l’on reconnaissait chants, bourdonnements et ronronnements – le tout enfin qui devenait aussi solennel que si la terre elle-même avait célébré un dimanche, les collines et les forêts vaporeuses délimitant ce cercle magique, le soleil disparaissant au nord sous un arc de triomphe illuminé, la lune se levant à l’inverse au midi à travers son arc blême. Ô père de la lumière ! Dans combien de couleurs, étincelantes, resplendissantes, tu sertis ta pâle terre ! – Le soleil se ramassa alors en un seul rayon rouge qui se conjugua au reflet du couchant sur le visage de la fiancée ; et celle-ci à laquelle n’étaient familiers que les sentiments muets, dit à Wutz qu’enfant elle avait souvent désiré être sur les montagnes pourpres du couchant et de là s’abîmer avec le soleil dans les beaux pays colorés en rouge qui étaient derrière. Tandis que sa mère sonnait l’angélus, il posa son chapeau sur ses genoux et, sans joindre les mains, laissa son regard fixer le point rouge du ciel où le soleil avait disparu puis descendre le fleuve qui roulait des ombres profondes. Il avait l’impression que la cloche du soir sonnait la paix au monde et la sonnait une seconde fois pour son père – pour la première et la dernière fois de sa vie son cœur s’éleva au-delà de la scène terrestre – et il lui sembla entendre parmi ces sons vespéraux une voix qui lui criait qu’il allait mourir de plaisir… Dans son transport il étreignit sa fiancée et dit : « Comme je t’aime ! Je t’aimerai éternellement ! » On percevait des sons de flûte et des voix humaines qui descendaient le fleuve et se rapprochaient ; hors de lui, il se pressa contre sa fiancée, prêt à s’anéantir à l’unisson ; il crut que cette musique céleste allait aspirer leurs deux âmes hors de la Terre pour les exhaler tels des parfums et les déposer comme des étincelles de rosée sur les prairies de l’Éden. Les voix chantaient :
« Oh ! qu’elle est belle la Terre de Dieu
Et digne qu’on y vive joyeux !
Avant de devenir cendre
Je veux jouir de cette belle Terre. »
41C’était une barque en provenance de la ville ; elle transportait quelques flûtes et quelques jeunes gens qui chantaient. Lui et Justine marchaient le long de la berge à la hauteur de la barque. Ils se tenaient par la main, et Justine essayait de reprendre le chant à mi-voix ; que de paradis à côté d’eux ! La barque contourna une langue de terre plantée d’arbres. Justine arrêta alors Wutz avec douceur de sorte à ce qu’ils ne la suivissent plus et, l’embarcation ayant disparu un moment hors de leur vue, elle se jeta à son cou et lui donna un premier baiser rougissant… « Ô inoubliable premier juin ! », écrit-il. – Ils accompagnèrent et écoutèrent de loin la musique sur l’eau ; des rêves folâtraient autour d’eux. Puis elle dit : « Il est tard, la rougeur du couchant s’est déjà bien éloignée de l’autre côté et tout est silencieux au village. » Ils rentrèrent à la maison ; il ouvrit les fenêtres de la salle inondée de lune et traversa à pas feutrés en souhaitant à voix basse bonne nuit à sa mère, qui dormait déjà. –
42Tous les matins l’idée se levait en lui, lumineuse comme le jour, qu’il s’était encore rapproché d’une nuit du 8 juin, jour de son mariage ; et dans la journée, la joie de n’avoir pas encore épuisé les jours célestes qui s’étaient interposés entre lui et son lit nuptial, ne le quittait pas. Sa tête hésitait, comme l’âne métaphysique, entre deux picotins d’avoine, le présent et l’avenir ; sauf qu’il n’était ni âne ni scolastique et paissait et picotait les deux à la fois… En vérité, les hommes devraient toujours se garder d’être des ânes quels qu’ils soient, indifférentistes ou de bois ou de Balaam, et j’ai mes raisons pour le dire… Je vais m’interrompre ici car il me faut à présent décider si je dessine encore ces noces ou pas. Ce ne sont pas les crayons de couleur qui me manquent, j’en ai des bouquets. –
43Pour être franc, je n’ai participé ni à ses noces ni aux miennes. Je vais donc les décrire au mieux et – pour m’éviter de rester bredouille – m’en faire une partie de plaisir.
44Je ne vois pas de lieu ou plutôt de page imprimée mieux approprié(e) pour faire réfléchir mes lecteurs à ce que j’endure. Car cette magie des régions suisses au milieu desquelles je me prélasse – ces figures d’Apollon et de Vénus auxquelles mon regard reste accroché – cette auguste patrie pour laquelle je donne une vie qu’elle a d’abord anoblie – ce lit nuptial dans lequel j’entre, tout cela n’est que – peinture à l’encre et à l’encre d’imprimerie, produite par la main d’autrui ou la mienne propre. Et toi, ô ma toute céleste à qui je reste fidèle et qui me reste fidèle, avec qui je me promène certaines nuits arcadiennes de juillet, j’assiste au coucher du soleil et au lever de la lune, au nom de qui j’aime toutes tes sœurs, si seulement – si seulement tu existais. Mais tu n’es que le tableau qui orne l’autel, et je ne te trouve pas.
45Sans doute, on n’offrait aussi au Nil, à Hercule et à d’autres dieux que des simulacres de vierges. Mais eux en avaient possédé de réelles avant.
46Il nous faut regarder ce qui se passe dans l’école et sur le lieu de la fête dès le samedi afin d’avoir un premier avant-goût, comme lors de la cérémonie du recueillement la veille du grand jour ; nous n’en aurons pas le temps le dimanche ; la Création ne s’est-elle pas déroulée, à ce que disent les anciens théologiens, en six jours de semaine successifs et non en une seule minute afin que le livre de la nature puisse être feuilleté progressivement et que les anges en aient ainsi une meilleure vue d’ensemble ? Le samedi donc, on est frappé de voir le fiancé aller et venir à la course entre deux corps pieux, le presbytère et l’école, pour transporter quatre fauteuils du premier dans la seconde. Il se fit prêter à usage ces structures par le pasteur pour y faire asseoir le commodant lui-même en tant qu’il était son prince-évêque, l’épouse du commodant, qui était la marraine de la fiancée, le vice-préfet du pensionnat et la fiancée elle-même. Je sais aussi bien que d’autres combien peu défendable est pareil luxe locatif de la part du fiancé. Il est vrai que ces gigantesques sièges de location (hommes et fauteuils ont maintenant rapetissé) portaient leurs faux toupets sur siège et dossier, papillotés à l’aide de crin de bœuf, que des voies lactées de clous jaunes enfilées sur des cordons également jaunes zigzaguaient ici et là comme des éclairs, et il est certain qu’on était aussi moelleusement assis sur les bords de ces chaises que si on avait eu un double coccyx. Mais j’ai déjà dit que je n’entends pas donner en exemple ce luxe de coccyx déployé par le créancier et débiteur même si, d’un autre côté, toute personne qui a consulté le Paris de Schulz, conviendra avec moi que la dissipation qui règne au Palais-Royal et dans toutes les cours est à l’évidence autrement plus grande. Et comment mettre pareils méthodistes de l’observance rigoureuse du côté du fauteuil de grand-père de Wutz, avec son repose-tête, si j’ajoute qu’il saisit la terre avec quatre griffes léonines en bois mariées à quatre barreaux de bois transversaux – consoles où aiment à se percher de gais pinsons et de joyeux bouvreuils – , que son chignon, une peau de cuir fleurie, évoque une plus que superbe semelle, qu’il tend deux bras de bois poilus, amaigris comme des bras humains par l’âge, pour accueillir celui qui l’occupera ?… Il est possible que ce point d’interrogation frappe celui qui n’aura pas suivi ma longue période.
47Quant au service de table en étain que le fiancé alla encore chercher chez son prince-évêque, le public pourra, mieux qu’auprès de moi, faire sa connaissance auprès de l’huissier si jamais il est mis aux enchères. Les invités de la noce savent du moins que la saladière, la saucière, le plateau à fromages et le moutardier étaient une seule et même assiette qu’on récurait avant chaque nouvel usage.
48Tout un Nil et tout un Alphée se déversèrent sur chaque latte du plancher de la salle et allèrent lécher chacun des pieds de lit et le montant de la fenêtre, entraînant la bonne terre du jardin et laissant l’habituel dépôt en se retirant – du sable. Les règles du roman exigeraient que le petit maître d’école s’habille et aille s’étendre dans une prairie sous une couverture ondoyante d’herbe et de fleurs pour s’y abîmer dans une suite infinie de rêves d’amour – mais il plumait des poulets et des canards, coupait du bois pour le café et pour le rôti, tranchait les rôtis eux-mêmes, exposait les plats du dimanche dès le samedi. C’étaient cinquante ordonnances culinaires que tout à la fois il décrétait et appliquait, ceint du tablier bleu de sa belle-mère, et il sautait partout, en arrière et en avant et d’un coin à l’autre, la tête hérissée de papillotes, les cheveux ramassés et relevés comme la queue d’un écureuil car, disait-il, « je ne me marie pas tous les dimanches ».
49Rien n’est plus fâcheux que de voir et d’entendre mille et un signes précurseurs et avant-coureurs d’un minuscule plaisir, mais rien n’est plus doux que d’en être soi-même un. L’affairement, quand nous le partageons et ne nous contentons pas de le voir, fait du plaisir qu’il prépare un fruit semé, arrosé et cultivé par nous-même ; de plus il trompe les spasmes de l’attente.
50Mais rien que pour relater celui-là, bonté divine ! c’est tout un samedi qu’il me faudrait. Je n’ai fait que jeter un coup d’œil furtif dans la cuisine de Wutz, et pourtant – Quel remue-ménage ! Que de fumée ! – Pourquoi meurtre et mariage sont-ils aussi proches l’un de l’autre que les deux commandements qui les concernent ? Si un mariage princier rappelle déjà souvent les noces de sang de Paris pour les humains, pourquoi un mariage bourgeois fait-il faire les frais de l’union à la volaille ?
51Mais personne sur le lieu de la fête ne passa ces deux jours de joie la mine plus grise et plus chagrine que les deux pinsons et les trois bouvreuils. Le fiancé, qui aimait la propreté autant que les oiseaux, les incarcéra tous après une battue à coup de tablier et de bonnet de nuit et les contraignit à quitter leur salle de bal pour aller rejoindre quelques chartreuses de fil de fer et pendre au mur, bondissant de-ci de-là dans leurs mansardes.
52Wutz rapporte tant dans son Histoire des origines wutziennes que dans son Livre de lecture pour le Cours moyen qu’à sept heures du soir, tandis que le tailleur essayait culotte, gilet et habit neufs au dieu Hymen, tout reluisait, tout était tiré au cordeau et flambant neuf, en dehors de lui-même. Quelle incroyable paix émane de chaque chaise, de chaque table d’une pièce aussi étincelante qu’à l’état neuf ! Quand règne le chaos, on a l’impression qu’on vient d’être congédié et qu’on n’a que le matin pour quitter le logis.
53Le soleil et moi, nous ne nous arrêterons pas dans notre course à sa nuit (ni à la suivante) ; retrouvons-le le dimanche alors que, tout empourpré et électrisé à la pensée du paradis qui s’annonce, il dégringole en hâte l’escalier et est accueilli par cette riante salle des noces que nous avons tous mis tant de peine et d’encre à parer hier en utilisant eau de toilette – mouchoir de Vénus et houppette à farder (serpillière) – poudrier (seau à sable) et autre gréement de toilette. Il s’était réveillé sept fois cette nuit-là pour sept fois se réjouir par avance de la journée qui allait suivre, et s’était levé deux heures plus tôt pour les savourer toutes deux minute après minute. J’ai l’impression d’entrer aux côtés du maître d’école, et voici toutes les minutes de la journée qui s’étagent devant nous comme les alvéoles d’une ruche – il les vide l’une après l’autre de leur miel, chacune apportant son nouveau calice mellifère. Même pour une rente viagère le chantre est incapable d’imaginer sur toute la surface de la terre de maison où ce ne serait pas maintenant dimanche, où ne régneraient pas soleil et joie. Incapable ! – Ce qu’il ouvrit en bas en second après la porte, ce fut une fenêtre haute par où il laissa s’échapper de la salle de l’hyménée un papillon qui ondoyait dans les airs – paillette d’argent flottante, papier de cristal autour d’un bouquet, tout le portrait d’Amour. Ensuite il donna à manger à l’orchestre ailé qui occupait les cages pour libérer une journée qui s’annonçait turbulente et, s’emparant du violon de son père, il fit s’envoler par la fenêtre les notes des danses qui l’avaient conduit du carnaval au mariage. Cinq heures sonnent, mon cher, ne nous précipitons pas ! Il faut encore disposer sans un pli les deux aunes de cette cravate (tu t’y enroules comme tu obtins jadis ta fiancée, en dansant, ta mère tenant l’autre bout) ainsi que le ruban du catogan. Nous avons encore deux bonnes heures avant que retentissent les cloches. Je serais prêt à donner le fauteuil de grand-père et le poêle dont je suis l’assesseur pour pouvoir nous transformer, moi et mes auditeurs, en sylphides diaphanes et voleter avec toute cette confrérie à la suite du frétillant fiancé, jusqu’au jardin. Nous ne troublerions pas sa paisible joie. Nous le verrions y cueillir, pour un cœur féminin qui n’est ni un cœur de diamant ni un cœur français, non des fleurs de diamant ou de France mais des fleurs vivantes – secouer leurs feuilles pour faire tomber les coccinelles et les gouttes de rosée brillantes et s’amuser à attendre de voir la trompe de l’abeille que le sein de la fleur va nourrir une ultime fois – penser aux dimanches matin de son enfance, aux plates-bandes qu’il franchissait d’une enjambée trop courte et à la surface froide du pupitre de la chaire sur lequel le pasteur déposait son bouquet. Rentre chez toi, fils de ton prédécesseur, et garde-toi, le 8 juin, de tourner la tête vers le couchant où le champ des morts écrase maint ami sous six pieds de morne terre ; tourne la vers le levant où tu apercevras le soleil, la porte du presbytère et ta Justine en train de s’y glisser pour que sa marraine lui fasse une jolie coiffure et la lace. Je vois bien que mes auditeurs aimeraient se volatiliser encore et voleter à nouveau en sylphides autour de la fiancée, mais elle s’en formaliserait.
54Il avait enfin sur lui l’habit bleu ciel – c’est la couleur de la livrée chez les meuniers et les maîtres d’école –, l’habit à boutonnières noires, et la main maternelle occupée à lisser tous les plis, et il n’avait plus qu’à prendre son chapeau et son livre de cantiques. Et à présent – je sais fort bien ce que sont les fastes, les fastes d’un mariage princier, les coups de canon, les illuminations, les parades et les coiffures qui les accompagnent, mais jamais je ne les comparerais au mariage de Wutz. Suivez donc cet homme des yeux, voyez-le prendre la voie solaire et céleste qui le mène à sa fiancée et regarder l’autre voie, de l’autre côté, celle du pensionnat, en se disant : « Qui l’eût dit il y a quatre ans ! » Suivez-le donc des yeux ! N’est-ce pas du reste ce qu’est en train de faire la domestique du presbytère d’Auenthal, tout en portant son seau d’eau ? N’est-elle pas en train d’accrocher ce fastueux costume, jusqu’à la moindre frange, dans les compartiments de son cerveau et de sa garde-robe ? Le fiancé ne présente-t-il pas des bouts de nez et de chaussures poudrés ? Les battants rouges de la porte, chez son beau-père, ne sont-ils pas grands ouverts pour l’accueillir, tandis que la fiancée enfin libérée par la coiffeuse se glisse par la petite porte de la cour ? Et ainsi meublés et poudrés, ne se heurtent-ils pas l’un à l’autre sans avoir le cœur de se souhaiter le bonjour ? Car tous deux ont-ils jamais vu de leur vie quelque chose de plus fastueux et de plus élégant qu’eux-mêmes ce jour-là ? Au milieu de cet embarras bien excusable, n’est-ce pas une chance que le petit frère ait taillé un long éclat de bois qu’il tend maintenant à sa sœur pour qu’elle enroule autour, comme autour d’un échalas de pied de vigne, la tige fleurie et la houppe parfumée destinées à la boutonnière du chantre ? Les dames jalouses resteront-elles mes amies si je trempe encore mon pinceau pour leur peindre cette fois la parure de la fiancée, l’or chatoyant de ses cheveux en guise d’aigrette tremblante, les trois médaillons dorés sur sa poitrine, ornés des portraits miniatures des empereurs germaniques8 et, plus bas, les lingots d’argent fondus dans ses boutons ?… Mais j’aurais presque envie de jeter mon pinceau à la tête de quelqu’un quand je pense que les coquettes et autres suppôts du diable sont bien capables de se moquer de mon Wutz et de sa bonne accordée dès l’impression. Croyez-vous donc dans vos villes, âmes vénales, distillées et tatouées, qui toisez et aimez tout chez les hommes hormis leur cœur, que nous restons impassibles à ce spectacle, moi et la plupart de mes lecteurs, que nous ne donnerions pas, en nous riant, toutes vos joues tendues, vos lèvres grimaçantes, vos yeux dévastateurs, leurs flammes d’esprit et de convoitise, et vos bras prêts à répondre au premier hasard et même vos tirades sentimentales pour une seule scène où l’amour se réfracte dans la pourpre matinale de la pudeur, où l’âme innocente se dénude aux yeux de tous excepté aux siens, où mille et un combats intérieurs animent son visage transparent, bref où mon couple de fiancés lui-même soit sur les planches, au moment où ce vieux luron de beau-père fit preuve de bon sens en s’emparant de leurs deux têtes frisées et couronnées de fleurs blanches et les réunissant pour un baiser ? Et mon cher Wutz qui rougit de joie ! – Ma chère Justine qui rougit avec pudeur ! –
55D’ailleurs, à qui pareilles choses inspireront-elles avant ses noces une réflexion plus approfondie et par la suite un jeu plus fin qu’au présent biographe lui-même ?
56Le vacarme que font les enfants et les tonneliers dans la rue, celui que font les critiques de Leipzig l’empêchent de tout décrire ici par le menu, les riches parements et triples manchettes avec lesquels le fiancé ponctuait sur l’orgue chaque vers du motet – l’aile d’ange en bois à laquelle il accrocha sa coiffure de prince-électeur dans le chœur – le nom de Justine qu’il grava sur le pédalier – son plaisir et son désir au moment où ils se donnèrent la main droite devant le calendrier liturgique (qui est la bulle d’or ou la constitution impériale régissant le mariage) et où, comme à l’abri d’un paravent, il se mit à taquiner de son annulaire à lui le creux de sa main à elle – enfin l’entrée dans la salle des noces où se retrouvèrent les personnes et les autorités peut-être les plus importantes et les plus distinguées du village : un pasteur, l’épouse de ce pasteur, un vice-préfet et une fiancée. On ne manquera pas d’applaudir si j’allonge maintenant la jambe pour passer d’un bond sur le banquet de noces, sur les réjouissances nuptiales et sur tout l’après-midi et aller voir quelle est la tonalité de la soirée – le vice-préfet ne donne-t-il pas déjà la note en ouvrant telle ou telle danse ? En vérité, ils sont déjà tous déchaînés – Un brouillard sec de tabac et un bain de vapeur de soupe planent autour de trois lumignons et séparent les invités par des bancs de brume – Le violoncelliste et le violoniste sont moins occupés à racler les boyaux d’autrui qu’à remplir les leurs – Aux appuis des fenêtres, c’est tout Auenthal qui s’agite comme les spectateurs de la galerie et, à trente pas de l’orchestre, la jeunesse du pays danse, ma foi, fort joliment – La vieille bonne du village crie ses principaux ragots en direction de la femme du pasteur, laquelle expectore les siens comme on tousse et éternue, chacune voulant satisfaire ses désirs d’annaliste la première et voyant l’autre installée sur le trône avec déplaisir – Le pasteur rappelle un disciple préféré de Jean, le disciple préféré que les peintres représentent avec une coupe à la main : il rit plus haut qu’il ne prêche – Le vice-préfet sillonne l’espace à l’allure d’un élégant et ne se laisse rattraper par personne – Quant à mon Maria, il barbote et pique des plongeons dans les quatre fleuves du paradis, se laissant soulever et balancer par les lames puissantes d’un océan de délices. Seule l’unique demoiselle d’honneur (dont l’épiderme et l’âme étaient de nature trop délicate pour une condition aux mains calleuses) n’entend les tambours de la joie qu’assourdis par un écho et qu’étouffés par une pièce de crêpe semblable à celle qu’on dépose sur les cadavres royaux, et son muet ravissement gonfle sa poitrine solitaire d’un soupir. – Mon maître d’école (on souffrira qu’il fasse son numéro à deux reprises dans mon tableau de cuisine) sort, sa moitié au bras, sur le seuil, et sous le globe d’hirondelle duveteux faisant fonction de dessus de porte9, il lève les yeux vers un ciel morne qui luit faiblement, se disant que tous les grands astres le contemplent d’en haut et l’observent par sa fenêtre, comme les gens d’Auenthal… Traverse gaiement ta goutte de temps dans ta barque, avant qu’elle ne s’évapore ; toi, tu peux alors que nous, nous ne le pouvons pas tous, ni la demoiselle d’honneur de tout à l’heure. – Ah ! Si, comme toi, un matin de noces, j’avais trouvé le papillon inquiet, arraché aux fleurs, trouvé comme toi l’abeille au fond du calice, comme toi l’horloge du clocher arrêtée à sept heures, comme toi encore le ciel muet en levant la tête et le bruyant paradis en la baissant, eh bien ! je n’aurais pu m’empêcher de penser que ce n’est pas sur ce globe ballotté par la tempête, où les vents vont jusqu’à fouiller nos humbles fleurs, qu’on peut trouver le lieu de repos où nous baignerions dans leurs paisibles effluves, ni un œil sans poussière, un œil sans ces gouttes de pluie que ces tempêtes projettent sur nous – et même si j’avais tenu tout contre mon cœur la resplendissante déesse de la joie, je n’aurais pas manqué de porter mon regard jusque vers ces petits tas de cendres auxquels son étreinte, native du soleil et non de nos zones glaciaires, avait déjà réduit les pauvres humains ; – et puisqu’il a suffi du tableau que je viens de faire de cette grande réjouissance pour me laisser si triste, si jamais tu m’en faisais descendre une autre, poussée sur un astre, telle une fleur, ô main paternelle capable de plonger de hauteurs infinies jusqu’aux profondeurs de la Terre, je ne pourrais que laisser tomber sur toi les gouttes de la joie et détourner des hommes mes yeux trop faibles…
57Au moment où je parle ainsi, les noces de Wutz sont passées depuis longtemps, sa Justine est vieille et lui-même repose au cimetière ; le fleuve du temps les a écrasés et ensevelis sous quatre ou cinq épaisseurs de limon, lui et toutes ces journées radieuses ; – nous enterrant nous aussi, ce dépôt monte de plus en plus haut ; encore trois minutes, et il atteindra le cœur et nous recouvrira, moi comme vous.
58Que surtout personne n’exige de moi que, dans cet état d’esprit, j’ouvre son Manuel de vie joyeuse et livre les nombreuses joies du maître d’école, en particulier celles de Noël, de la fête patronale et de l’école – peut-être feront-elles l’objet d’un post-scriptum posthume qui suivra éventuellement. Aujourd’hui, il n’en est pas question ! Aujourd’hui, il vaut mieux que nous voyions le joyeux Wutz une dernière fois vivant, puis mort, et qu’ensuite nous nous éloignions.
59J’étais bien passé une trentaine de fois devant la porte de sa maison, mais je n’aurais pas su grand-chose de notre homme si l’an dernier, le 12 mai, la vieille Justine ne s’était pas trouvée sur le seuil et si, me voyant remplir mes tablettes de notes en marchant, elle ne m’avait pas lancé : « Vous n’écririez pas aussi ? » – « Que fais-je d’autre, ma chère ? », répliquai-je, « j’écris des livres tous les ans et ensuite je livre le tout au public. » – « Dans ce cas », continua-t-elle, « veuillez prendre la peine d’entrer voir mon vieux une petite heure. Lui aussi écrit, sauf qu’il est dans un bien triste état. »
60Peut-être les soins avaient-ils fait rentrer à l’intérieur la dartre large comme un écu qu’il avait sur la nuque ou peut-être était-ce la vieillesse, mais il avait eu une attaque qui lui avait paralysé le côté gauche. Il était assis sur son lit, adossé à une pile d’oreillers, avec tout un étalage devant lui, sur l’édredon, que je vais spécifier sans tarder. Le malade, comme le voyageur – qu’est-il d’autre d’ailleurs ? –, lie rapidement connaissance avec tout le monde ; le pied et l’œil si près de mondes plus sublimes, on ne fait plus de cérémonies dans la galère d’ici-bas. Il déplora que sa vieille n’ait pu mettre la main sur quelqu’un qui écrive qu’à l’instant, bien qu’elle ait dû se mettre à chercher il y avait déjà trois jours. « Il m’en faut un », dit-il, « pour se charger de ma bibliothèque, la mettre en ordre, en faire l’inventaire et pour annexer à la description de ma vie, qui est dans tous mes livres, le récit de mes dernières heures, si leur heure a bien sonné. Ma vieille n’est pas savante et j’ai laissé partir mon fils à l’université de Heidelberg pour trois – semaines. »
61Le semis de ses rides et des traces de petite vérole mettait sur sa petite figure ronde de toutes joyeuses taches de lumière, chacune faisant penser à une bouche souriante. Mais que ses yeux lancent ces éclairs, que ses sourcils et les coins de sa bouche soient parcourus de ces tressaillements et ses lèvres de ces frissons, ce n’était certes pas pour me plaire, non plus qu’à ma sémiotique.
62Je m’en vais tenir maintenant ma promesse de spécification. Il y avait sur l’édredon un bonnet d’enfant en taffetas vert dont un ruban était arraché, un fouet d’enfant habillé de paillettes d’or défraîchies, un anneau d’étain, une boîte contenant des livres miniatures au format in-128, une pendule, un cahier d’écriture graisseux et un piège à pinsons de la longueur d’un doigt. C’étaient les décombres, les fruits tardifs des jeux puérils de son enfance. La salle du trésor qui renfermait ces antiquités grecques – c’étaient les siennes – avait toujours été sous l’escalier – car dans une maison, qui sert de pot et de serre à un unique arbre généalogique, les choses demeurent pendant des lustres à leur place sans qu’on y touche ; – et comme c’était un principe de la constitution impériale qui régnait chez lui depuis l’enfance que de conserver ses jouets dans l’ordre historique et que personne que lui ne jetait de l’année un coup d’œil sous l’escalier, il put encore, le jour de recueillement qui précéda celui de sa mort, disposer ces urnes funéraires d’une vie déjà morte autour de lui et, puisqu’il ne lui était plus possible de se réjouir de l’avenir, jouir à rebours du passé. Entrer au temple des antiques de Sans-Souci ou de Dresde et tomber à genoux face à l’esprit universel de la belle nature dans l’art, cela, petit Maria, tu ne pouvais certes le faire ; mais tu as pu regarder sous l’escalier obscur où se trouvait le tabernacle qui contenait, telle une arche, les antiquités de ton enfance, et les rayons de cette enfance ressuscitée en éclairaient les recoins sombres comme, sur les tableaux, ceux de l’enfant Jésus éclairent l’étable ! Ah ! Si des âmes plus grandes que la tienne savaient extraire de toute l’orangerie de la nature autant de sucs et de parfums que tu en tires de la feuille verte et déchiquetée à laquelle le destin t’a suspendu, ce ne sont pas de feuilles mais de jardins entiers que nous jouirions, et les âmes meilleures et, disons-le, plus heureuses ne s’étonneraient plus qu’il puisse exister de joyeux petits maîtres d’école.
63Wutz dit en tournant la tête vers le rayon de livres : « Quand je me suis épuisé à lire et à corriger mes ouvrages sérieux, je contemple pendant des heures ces petits riens, et j’espère bien que personne n’y verra de honte pour un auteur. »
64Que je sache, le monde est en cet instant surtout curieux de se voir communiquer le catalogue raisonné de ces pièces d’art et de ces riens, que le malade lui-même m’a communiqué. L’anneau d’étain, il le tenait de la demoiselle du précédent pasteur : elle le lui avait glissé au doigt comme gage alors qu’elle avait quatre ans et qu’un camarade de jeux était en train de célébrer leur union en tout bien tout honneur – le méchant étain le souda à elles plus solidement que des métaux plus nobles ne soudent de plus nobles personnes, et ils réussirent à faire tenir leur mariage cinquante-quatre minutes. Plus tard, sous l’uniforme noir du pensionnat, chaque fois qu’il la voyait à la promenade au bras étique de quelque élégant moucheté, les plumes de sa coiffure s’inclinant comme des étendards, il repensait à l’anneau et au bon vieux temps. Au demeurant, j’ai pris une peine inutile jusqu’à présent à cacher qu’il tombait amoureux de tout ce qui ressemblait à une femme ; tous les humains de l’espèce joyeuse font de même, et s’ils en sont capables, c’est peut-être parce que leur amour se tient à égale distance de ses deux extrêmes, empruntant aux deux, à la manière de la gorge qui fait le lien et le créole entre les attraits platoniques et épicuriens. – Comme il aidait son père à remonter l’horloge du clocher, à l’instar des princes héritiers qui jadis accompagnaient leur père aux assemblées de la Diète, ce menu rien put lui donner l’idée de percer un coffret en bois laqué et d’en sculpter une pendule, qui ne marcha jamais mais qui, comme maint corps d’État, avait ses poids suspendus et ses engrenages dentelés, retirés au socle d’un cheval de bois de Nuremberg et ainsi voués à un usage plus relevé. – Le bonnet d’enfant vert, bordé de dentelle, seul vestige de sa tête d’enfant, à l’âge de quatre ans, était le buste et le moulage de ce petit Wutz qui s’était métamorphosé en un grand. Les habits de tous les jours donnent une image beaucoup plus vive d’un mort que son portrait ; – c’est pourquoi Wutz contemplait maintenant ce vert avec un mélange de plaisir et de nostalgie, ayant l’impression de voir briller sous les glaces de la vieillesse le gazon vert d’une enfance depuis longtemps ensevelie sous la neige. « Si j’avais seulement », disait-il, « cette chemise de flanelle que l’on m’attachait toujours sous les bras ! » – Je connais le premier cahier d’écriture du roi de Prusse et celui du maître d’école Wutz, et comme je les ai eus tous deux en mains, je suis en mesure de juger que le roi écrivait plus mal, adulte, et le petit maître d’école, enfant. « Maman », dit-il à sa femme, « regarde un peu l’écriture de ton mari ici (dans le cahier d’écriture) et là-bas (sur son chef d’œuvre calligraphique qu’il avait cloué au mur en guise de certificat) ! Mais c’est que je m’aime à me croquer, Maman ! » Il ne se vantait jamais que devant sa femme. J’estime à tout son prix cet avantage qu’offre le mariage à l’époux d’un second moi devant lequel il peut faire son propre éloge, de tout cœur et sans le moindre scrupule. En vérité, il faudrait que le public allemand joue le rôle de ce second moi pour nous autres auteurs ! – La boîte était une bibliothèque remplie d’opuscules lilliputiens au format d’almanachs miniatures, qu’on pouvait dire édités par lui-même dans son enfance dans la mesure où il avait recopié dans chacun un verset de la Bible, puis l’avait broché, avant de conclure tout simplement : « Et un bien joli Cober10 de plus ! » D’autres auteurs sont capables d’en faire autant, mais seulement quand ils sont grands. Quand il me parla de ses travaux de jeunesse, il laissa tomber cette remarque : « Enfant, on est un vrai bouffon, mais à l’époque déjà on voyait poindre le bourgeon qui allait donner l’écrivain, bien sûr sous une forme encore immature et ridicule », et il sourit de contentement en contemplant celle qu’il avait sous les yeux. – Il en allait de même du piège à pinsons : l’éclat de bois long comme un doigt qu’il enduisait de bière et qui lui servait à engluer les mouches par les pattes, n’annonçait-il pas le piège long comme un bras derrière lequel il passait ses heures les meilleures l’automne et sur lequel les pinsons, eux, passaient les pires leurs ? À l’oiseleur il faut quelque chose de rare : une âme paisible et réjouie du dedans.
65On conçoit aisément pourquoi c’était un vieil almanach qui lui prodiguait le plus grand réconfort dans sa maladie, avec les méchantes estampes de ses douze mois. Chaque mois de l’année, sans avoir à soulever son chapeau devant l’inspecteur d’une galerie ou à frapper à la porte d’une collection de tableaux, il savourait plus de plaisir pictural et artistique que d’autres Allemands qui soulèvent et frappent. Il parcourait les vignettes de onze mois – laissant de côté celle du mois où il était lui-même – et son imagination prêtait aux scènes gravées sur bois tout ce qui lui et leur était nécessaire. Qu’il se sente bien ou mal, il éprouvait évidemment un regain de tonus à se voir escalader ici et là l’arbre noir déplumé qui figurait sur le tableau hivernal de janvier et à se placer (en imagination) sous le ciel chargé de nuages qui y pesait sur la terre et qui, à la manière d’un ciel de lit, refermait sa ligne courbe sur le sommeil hivernal des prés et des champs. – Le mois de juin s’étirait autour de lui avec ses longs jours et ses longues herbes lorsqu’il faisait couver la gravure de juin à son imagination, un paysage où de petites croix censées figurer les oiseaux traversaient à tire d’aile le papier imprimé gris et où le graveur avait réduit le feuillage fourni à des squelettes de feuilles. Mais quand on a de l’imagination, on se fabrique une relique miraculeuse à partir de la moindre rognure, à partir d’une mâchoire d’âne une source ; les cinq sens ne vous fournissent que les cartons, que les traits sommaires du plaisir ou du déplaisir.
66Le patient sautait la page du mois de mai parce qu’il l’avait de toute façon dehors, autour de la maison. Les fleurs de cerisier dont le joli mai pique sa chevelure verte, le muguet odorant qu’il étale sur sa gorge comme la rose qu’on met à sa boutonnière, il ne les sentait pas – il avait perdu l’odorat –, mais il les regardait et en avait quelques exemplaires dans un plat près de son lit de malade.
67Je voulais mettre une distance de cinq ou six pages entre nous, moi-même et mes auditeurs, et le triste moment qui voit la mort s’avancer en présence de nous tous vers le lit de malade de notre ami, plonger lentement ses mains glacées dans sa poitrine chaude et y surprendre un cœur battant joyeusement, le saisir et l’arrêter pour toujours. J’ai réussi à atteindre mon but, mais en fin de compte elle arrive, cette minute, avec celle qui l’accompagne.
68Je restai là tout le jour, et le soir venu je m’offris à veiller. Son intense activité cérébrale, les tressaillements de son visage m’avaient donné la ferme conviction que l’attaque se répéterait au cours de la nuit. Il n’en fut rien, ce qui nous fit grand plaisir à moi comme au petit maître d’école. Il m’avait dit – et on peut lire la même chose dans son dernier opuscule – que rien n’était plus beau ni plus facile que de mourir par une belle journée. L’âme percevait encore le soleil à son zénith à travers les paupières closes, et elle quittait son corps desséché pour s’élever dans le vaste azur de lumière qui était dehors, alors que devoir laisser la chaleur du corps dans une nuit résonnant de hurlements lugubres, entreprendre la longue descente vers la tombe dans cette solitude, avec l’immense nature elle-même à son chevet et ses yeux clos de mourante – ce serait une mort trop dure.
69À onze heures et demie du soir les deux meilleurs amis de jeunesse de Wutz s’approchèrent une dernière fois de son lit, comme pour prendre congé de lui : c’étaient le sommeil et le rêve. À moins que vous ne restiez plus longtemps, que ce soit vous qui, en amis des hommes, veniez enlever l’être assassiné des mains sanglantes de la mort pour le prendre dans vos bras maternels et l’emporter en le berçant à travers les froides cavernes souterraines jusqu’au lumineux pays où un soleil neuf et de nouvelles fleurs du matin lui donnent le souffle du réveil à la vie ? –
70J’étais seul dans la chambre – je n’entendais que la respiration du malade et le tic-tac de ma montre qui égrenait sa brève vie – Le disque jaune de la pleine lune qu’on voyait au sud, large et bas, répandait comme du givre sa lumière funèbre sur les brins de muguet de l’homme, sur la pendule arrêtée, le bonnet vert de l’enfant – Le discret cerisier qui se dressait devant la fenêtre, peignait sur un fond de clarté lunaire un arbre d’ombre frémissant au mur de la chambre – Dans le ciel silencieux fusait parfois la torche d’une étoile filante, qui s’évanouissait ensuite comme un être humain – Il me revint à l’esprit que c’était dans cette même pièce, aujourd’hui tendue de noir et devenue l’antichambre du tombeau, que le malade s’était installé, il y aurait quarante-trois ans demain, ce 13 mai qui avait inauguré ses huit semaines élyséennes – Je voyais que celui à qui, à l’époque, ce cerisier avait prodigué senteurs et rêveries, gisait maintenant là, privé d’odorat, absorbé par un rêve pesant, qu’il allait peut-être quitter cette pièce dès aujourd’hui, et que tout était fini, tout, et que rien ne reviendrait… et à cette minute Wutz tendit son bras valide vers quelque chose, comme s’il cherchait à retenir un ciel en train de lui échapper – – et à cette minute tremblante, le mécanisme de ma montre produisit un déclic et l’aiguille passa, puisqu’il était minuit, du 12 au 13 mai… C’était comme si la mort elle-même avait mis ma montre à l’heure, je l’entendais broyer l’homme et ses joies entre ses mâchoires, et le monde et le temps, pris dans un torrent de pourriture, semblaient s’émietter en se précipitant dans le gouffre !…
71Je repense à cette minute à chaque minuit, en entendant le déclic produit par le mécanisme de ma montre. Puisse-t-elle ne plus jamais revenir dans la ronde de celles qui me restent à vivre !
72Le mourant – combien de temps méritera-t-il encore ce nom ? – ouvrit deux yeux brûlants et me considéra longuement avant de me reconnaître. Il avait rêvé qu’il était enfant, oscillant sur un parterre de lys qui s’était soulevé sous lui – puis ce parterre s’était évanoui et transformé en une nuée de roses qui, prenant son essor, s’était éloignée avec lui, traversant des aurores dorées, surplombant des champs de fleurs vaporeux – le soleil lui avait souri avec un visage de jeune fille tout blanc et l’avait éclairé avant de plonger enfin vers la nuée qui le portait en prenant la forme d’une vierge enveloppée de rayons, et il avait eu peur de ne pouvoir l’enlacer et la toucher de son bras gauche paralysé. – – Et c’est ce qui l’avait tiré de son dernier ou plutôt de son avant-dernier rêve ; car la vie est déjà un long rêve sur lequel l’imagination brode les menus rêves versicolores de la nuit, comme des fleurs.
73Le courant entraînant la vie jusqu’à sa tête se fit de plus en plus rapide et de plus en plus large : il se croyait tout le temps rajeuni ; il prenait la lune pour le soleil, voilé par les nuages ; il eut l’impression d’être un de ces anges qui volent au-dessus des fonts baptismaux, suspendu à un arc-en-ciel par une chaîne de renoncules, se balançant après l’arc infini, poussé vers le soleil, par-dessus des abîmes, par la petite compagne de quatre ans qui lui avait donné l’anneau… Vers quatre heures du matin, il ne nous voyait plus bien que l’aurore emplît déjà la chambre – ses yeux regardaient fixement devant eux – des tressaillements couraient sur son visage – un ravissement ouvrait sa bouche en un sourire de plus en plus net – des fantaisies printanières que n’a pas connues cette vie, que ne fera pas non plus connaître l’autre, jouaient avec son âme défaillante – et finalement l’ange de la mort fit tomber le blême linceul sur son visage et, derrière cet abri, arracha l’âme florissante, avec ses racines les plus profondes, de la serre du corps, remplie de terre organisée… Mourir est sublime ; derrière de noires draperies, la mort accomplit son miracle, seule, en silence, et travaille pour l’autre monde tandis que les mortels sont là, les yeux humides mais mornes, à côté de la scène surnaturelle…
74« Ô bon père », dit sa veuve, « si quelqu’un t’avait dit il y a quarante-trois ans que le 13 mai, le jour même qui marqua le début des tes huit semaines, on t’emporterait ! » – « Ses huit semaines commencent à nouveau », dis-je, « mais elles dureront plus longtemps. »
75Quand je m’en allai à onze heures, la terre était à mes yeux comme sacrée, et j’avais l’impression que des morts marchaient à mes côtés ; je levai les yeux vers le ciel, comme si je n’avais pu chercher le défunt que dans une direction au milieu de l’éther sans fin ; et quand j’eus gravi la colline d’où l’on domine Auenthal, que je me retournai une fois encore pour contempler le théâtre de ces souffrances et que seule la maison endeuillée était sans voile parmi toutes celles qui étaient empanachées de fumée, quand je vis le croque-mort occupé à creuser la tombe là-haut, au cimetière, et que j’entendis les cloches d’enterrement en pensant que c’était la veuve qui, les yeux ruisselants, tirait sur la corde dans le clocher silencieux, je sentis notre néant à tous et me promis de mépriser une vie si insignifiante, de la mériter et d’en jouir. –
76Heureux es-tu, mon cher Wutz ! Car quand je vais à Auenthal et que je cherche ta tombe sous l’herbe, m’affligeant de ce que la larve de papillon de nuit qui y est enterrée s’en échappe avec des ailes, que cette tombe soit devenue un lieu où s’ébattent, où creusent, rampent, tournent en rond ou rongent les vers de terre, les escargots, les fourmis, les chenilles tandis que tu reposes, toi, profondément au-dessous d’eux tous, sur ton lit de copeaux, la tête rigide, sans que la caresse du soleil ne traverse tes planches ni tes yeux obturés par un linge enduit de colle, heureux es-tu de ce que je peux dire maintenant : « Quand il avait encore la vie, il en jouit plus gaiement que nous tous. »
77Il suffit, mes amis – il est minuit, le déclic à ma montre vient d’annoncer un jour nouveau, nous rappelant qu’il est deux sommeils, celui de la nuit courte et celui de la longue nuit…
Notes de bas de page
1 Sauf mention contraire, les notes de bas de page sont de la plume de Jean Paul. Le lecteur pourra, s’il le souhaite, consulter les commentaires de la traductrice en fin d’ouvrage, rapportés aux pages correspondantes du texte (ndt).
2 Nous avons opté pour le maintien des tirets, nombreux dans les textes de Jean Paul. Ils peuvent bien sûr avoir des significations diverses suivant le contexte, marquer tantôt une échappée sur l’indicible (dans l’ordre métaphysique ou poétique), tantôt relever du dialogue avec le lecteur, lui réservant une surprise dans la suite du récit ou une respiration humoristique, ou encore lui désigner le lieu où s’exercer à la lecture active, en complément du texte. À une époque qui constitue une sorte d’avant-garde de la réflexion esthétique européenne, notamment quant aux interactions entre auto-référentialité et dialogicité de la littérature, ils sont en tout cas des outils indispensables à l’efficace du texte (ndt).
3 En français dans le texte (ndt).
4 En français dans le texte (ndt).
5 On sait qu’ils ont meilleur goût quand on les tue à coups de verge.
6 Voir le Droit ecclésiastique de Langen, p. 534.
7 En français dans le texte (ndt).
8 Dans certaines contrées d’Allemagne les jeunes filles portent trois ducats au cou.
9 En français dans le texte (ndt).
10 Le Prédicateur en chambre de Cober a plus d’esprit à lui seul (même s’il est souvent loufoque) que vingt sermons éculés comme on les entend communément maintenant.
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