Conclusion
p. 277-280
Texte intégral
1Le Maghreb s’affirme pleinement au Moyen Âge comme un acteur des réseaux qui se déploient en Méditerranée, et au-delà dans le cadre de l’économie-monde. On n’y trouve certes pas des pôles d’impulsion de dimension mondiale comme Le Caire ou Venise. Mais ses villes et, de plus en plus, ses ports, jouent un rôle essentiel dans les échanges, qui n’est ni passif ni limité à une simple fonction de redistribution ou de transit pour des produits qui ne feraient que traverser le Maghreb.
2L’existence de liens commerciaux reliant des régions allant de l’Atlantique à la Chine, et de l’Afrique sub-saharienne aux Flandres ne fait pas de doute. L’économie-monde au Moyen Âge résulte de la connexion entre eux de plusieurs réseaux d’échanges, structurés autour d’un ou de plusieurs pôles, qui couvrent des espaces parfois distincts, mais qui aussi peuvent se recouper. De même les acteurs interviennent, selon les cas, sur un seul ou au contraire plusieurs de ces réseaux. Il en résulte des configurations qui ne peuvent se résumer à un simple schéma en termes de centre et de périphéries, mais qui seules peuvent rendre compte de la complexité des échanges dans un espace partagé comme la Méditerranée, et de leurs évolutions. L’ampleur de ces liens est certes très variable selon les époques, et ces réseaux sont loin d’intégrer également tous les espaces en un système unique et hiérarchisé. Il n’en demeure pas moins que le Maghreb s’insère, dès le ixe siècle au moins, dans un vaste réseau aux dimensions du Dār al-Islām et ouvert au sud et à l’est vers l’Afrique sahélienne et l’Asie orientale, puis qui s’élargit à partir du xie siècle à l’Europe chrétienne.
3Dans ce système d’échanges son rôle ne se limite pas à être une simple terre de transit pour l’or africain, comme cela a souvent été affirmé. Le Maghreb est au contraire producteur de marchandises, parfois réputées, qui sont exportées, d’abord vers l’Orient puis de plus en plus vers l’Europe latine. Il est également un marché de consommation qui justifie des importations pour les usages de sa population mais aussi de ses activités de transformation. Il a donc pleinement sa place dans ce que l’on appelle aujourd’hui une division internationale du travail, moteur des échanges à une large échelle. Enfin si les acteurs extérieurs au Maghreb (Andalous, puis Latins) sont souvent plus visibles, et jouent un rôle effectivement moteur dans les échanges maritimes, les Maghrébins ne sont pas pour autant passifs. Ils maîtrisent tout d’abord largement les réseaux du commerce terrestre, dont dépendent l’approvisionnement des ports et le réacheminement des marchandises importées. Ils restent maîtres, surtout, de ces nœuds essentiels des réseaux méditerranéens que sont les ports.
4Progressivement intégrées à l’espace contrôlé par les États, les villes portuaires prennent une importance croissante dans la vie économique, mais aussi politique de la région. Le pouvoir y investit largement, d’abord militairement et de plus en plus pour favoriser au mieux l’activité économique et commerçante. La politique suivie notamment à l’égard des puissances chrétiennes à partir du xie siècle, loin d’être purement passive, montre au contraire la volonté de favoriser l’insertion des ports dans les réseaux d’échanges en Méditerranée. Si les déplacements des musulmans vers les ports chrétiens ne sont pas encouragés, privant ces derniers d’un instrument essentiel d’animation et de contrôle de ces réseaux, les souverains savent jouer des rivalités commerciales entre les puissances européennes pour éviter toute sujétion trop forte ou trop durable. Cela ne signifie pas qu’il n’y a aucune dépendance : l’intégration à cette économie-monde induit par elle-même une situation d’interdépendance, accentuée par l’absence de maîtrise des réseaux d’échanges maritimes, laissée aux mains des Latins, et par la nature des produits exportés. Mais même si les pôles d’impulsion sont ailleurs, les acteurs maghrébins, au premier rang desquels les souverains, disposent néanmoins d’instruments, à la fois économiques et politiques, pour agir sur les réseaux et s’adapter à leurs évolutions.
5Cette intégration à une économie-monde s’opère selon un long processus, et il y a loin du réseau des marchands radhanites du ixe siècle aux complexes réseaux d’échanges du xiiie ou du xve siècle. Ce n’est que peu à peu, après les conquêtes, que les musulmans reconstituent un nouvel espace marchand, à l’échelle du Dār al-Islām, et que les ports s’y affirment comme pôles économiques. De même, c’est progressivement que l’ensemble de l’espace maghrébin intègre les différentes régions en un ensemble relativement unifié et irrigué par des flux hiérarchisés. Ce processus, qui est une des dimensions de l’islamisation du Maghreb (entendue dans un sens large et pas seulement religieux), s’opère d’abord à partir d’un axe méridional avant de progresser vers le nord et la Méditerranée. Dans cette évolution, il peut y avoir au cours de la période des phases de développement ou au contraire de contraction des échanges. Celles-ci sont le résultat à la fois des changements propres au Maghreb et des modifications de la conjoncture politique et économique à une échelle beaucoup plus vaste : les transformations dans le monde africain subsaharien, la fermeture de la route mongole ou la crise de l’industrie textile européenne, comme plus tard la découverte de l’Amérique, ont des effets sur les échanges au Maghreb et l’activité de ses ports. Aucun de ces événements pourtant n’entraîne leur interruption totale. Il convient donc d’être attentif à leurs conséquences sur les réseaux, en analysant comment les différents acteurs réagissent et s’adaptent, et comment cela se traduit dans la structuration des échanges au Maghreb.
6À cet égard le xie-xiie siècle constitue une coupure fondamentale, qu’il ne faut pas analyser en termes de déclin comme cela a souvent été fait, mais plutôt de reconfiguration des réseaux, de déplacement des pôles et des centres de gravité, aussi bien à l’échelle du Maghreb et de l’Islam qu’au-delà. Il marque, avec l’essor des ports du nord de l’Italie, l’irruption d’un nouvel acteur, particulièrement dynamique, qui crée de nouveaux réseaux dont les pôles sont désormais sur la rive nord-occidentale de la Méditerranée et qui rayonnent à la fois vers l’Orient, le Maghreb et l’Europe. Il en résulte une recomposition de l’espace des relations commerciales du Maghreb, qui se détache rapidement de l’Égypte (laquelle regarde désormais davantage vers l’est) et se recentre sur la Méditerranée occidentale. Deux réseaux se constituent alors, fortement liés entre eux : l’un, terrestre, animé par les acteurs maghrébins et l’autre, maritime, par les acteurs latins, les deux étant mis en relation par les ports. C’est l’adaptation des acteurs maghrébins à cette nouvelle configuration, leur capacité à s’intégrer dans les réseaux mis en place par les Latins, qui expliquent en grande partie le dynamisme de ces villes littorales, mais aussi les évolutions de leur activité au cours des quatre derniers siècles du Moyen Âge, fortement marquées par les changements de la conjoncture en Méditerranée, voire au-delà.
7Mais si le Maghreb parvient au xiie siècle à trouver sa place dans ces nouveaux réseaux, c’est parce que l’infrastructure portuaire y était déjà bien développée et que les villes maritimes étaient fortement intégrées aux espaces intérieurs. En ce sens, au-delà des changements générés par l’expansion latine, la tendance plus ancienne et continue vers une littoralisation de l’espace maghrébin plonge ses racines dans les premiers siècles de la domination musulmane. Ce processus de migration des centres économiques et politiques vers la mer est lent, et plus ou moins précoce selon les régions. Il connaît des moments d’accélération sous l’impulsion de certaines dynasties mais résulte aussi d’un mouvement plus diffus de formation de réseaux marchands par des acteurs économiques. Il est également plus abouti à l’est qu’à l’ouest, où Marrakech et Fès, mais aussi dans une moindre mesure Tlemcen, restent éloignées de la mer. Partout cependant les ports deviennent des pôles majeurs, qui structurent un espace plus ou moins vaste de relations d’échanges, mais aussi dans bien des cas de domination politique.
8Il y a là une des clés de compréhension de l’organisation de l’espace maghrébin et de ses évolutions. L’axe des piémonts du Tell, qui avait pendant les premiers siècles de l’Islam abrité les principaux pôles urbains et constitué l’armature du pays, devient ainsi progressivement une périphérie plus ou moins bien contrôlée depuis les villes situées plus au nord. Le poids durable des tribus, dont l’historiographie a trop souvent voulu faire l’explication majeure sinon unique des changements dans l’intérieur du Maghreb à partir du xie siècle, ne se comprend ainsi que dans la mesure où l’espace utile pour le pouvoir s’est déplacé vers les régions littorales, et où seul le contrôle de certains axes stratégiques (notamment d’accès aux routes de l’or) importe désormais véritablement. De même, la hiérarchie entre les ports dépend de leur capacité à la fois à concentrer les flux (à plus ou moins grand rayon) venant de l’intérieur et à s’intégrer dans les réseaux du commerce maritime. C’est une des explications du poids de Tunis, notamment au xiiie siècle, mais aussi de l’affirmation à certaines époques d’autres villes du littoral comme Bougie, Alger ou Ceuta — et donc plus largement des compétitions politiques pour le contrôle de l’espace maghrébin. Le Maghreb n’a pas une vocation « naturelle » à s’intégrer à l’espace méditerranéen plutôt qu’à un autre. Mais les évolutions politiques et économiques, et en particulier le formidable essor des échanges maritimes, ont mené précocement à cette « méditerranéisation », pour reprendre le néologisme proposé par Jean-Claude Garcin. Il en est résulté un développement parfois considérable des ports, qui se sont affirmés alors, et de manière durable, comme des pôles majeurs de structuration de l’espace aussi bien politique qu’économique du Maghreb.
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