Résumés
p. 327-334
Texte intégral
Résumé
1Cet ouvrage revient sur les mortifications corporelles des religieuses de l’âge baroque, à l’heure où ces pratiques dévotionnelles sont devenues définitivement anachroniques pour le plus grand nombre. Elles n’évoquent plus que des scènes violentes qu’on rattache volontiers à la légende noire des royaumes espagnols et qui impressionnaient déjà certains voyageurs du XVIIe siècle : disciplines sanglantes, cilices rugueux, couronnes d’épines, plaies suppurantes sont aujourd’hui des images de la barbarie qu’on prête volontiers au temps passé et dont le sens est perdu.
2Loin de vouloir confirmer la sombre réputation des Espagnes en la matière, ce livre s’attache à redonner leur densité à ces pratiques qui ne sont pas, à l’époque, l’apanage des terres du Roi Catholique. Hormis quelques études pionnières et éclatées, l’historiographie du corps religieux, très préoccupée par les pâmoisons de l’extase et les équivoques du corps possédé a, quant à elle, largement occulté ou refoulé l’héritage problématique et plus banal des pénitences, en laissant le champ libre à une interprétation purement spirituelle et paradoxalement très désincarnée de ces pratiques corporelles. À l’évidence, la violence qui s’exerce sur les corps dans les couvents, et hors de la clôture, a d’abord à voir avec la place du corps dans la littérature chrétienne du temps et au rôle que les manuels de prière lui confient dans l’avancement spirituel. Mais, si mortification, pénitence et imitatio Christi sont les trois registres du discours légitimateur de la souffrance que l’on s’inflige, en rester à cette explication nécessaire mais finaliste des pratiques conduit à présenter le travail du corps comme le fruit d’un face-à-face très éthéré entre Dieu et le croyant, coupé de tout contexte social, culturel, politique et uniquement soumis à la temporalité lâche de l’histoire de la spiritualité. Cet état de fait ne saurait contenter l’historien du XVIe siècle, qui a précisément besoin d’incarner cette histoire dans une société en plein bouleversement, celle de la première modernité, pour aller au-delà d’une histoire des représentations, même si les pratiques elles-mêmes restent positivement difficiles à saisir.
3L’hagiographie manuscrite produite par les carmélites déchaussées permet d’avancer dans cette direction. L’ordre réformé à partir de 1562 par Thérèse d’Ávila a une grande réputation d’austérité, malgré le discours modéré de sa réformatrice, peu en rapport, en définitive, avec ses propres pratiques. L’histoire des femmes et les gender studies ont beaucoup travaillé depuis vingt ans sur l’écriture féminine et sur l’autobiographie spirituelle, mais les chroniques conventuelles ne font l’objet d’un surcroît d’attention que depuis quelques années en Espagne, au Portugal, au Brésil, en France ou aux États-Unis. Si ces sources écrites par les religieuses sont les plus proches qu’on puisse trouver de la vie quotidienne du couvent, elles n’en sont pas moins piégeuses et biaisées. Appliquée à dévoiler une sainteté qu’elle postule, soucieuse de placer son sujet dans une tradition ancienne, l’hagiographie n’offre pas une image neutre de la vie quotidienne des religieuses. Elle permet néanmoins d’immerger les pratiques corporelles de prières dans la vie sociale conventuelle, d’appréhender le poids du regard des unes sur les pratiques des autres, de saisir les enjeux mondains de la pratique religieuse.
4Les pratiques pénitentielles des religieuses sont indissociables des évolutions de la société du temps. En premier lieu, elles sont tributaires des soubresauts de la sphère religieuse : les tensions eschatologiques, les débats théologiques suscités par les réformes alimentent la violence. L’entreprise de disciplinarisation sociale mise en place après le concile, les modèles de sainteté et les normes de comportement proposés aux fidèles tentent de modeler les pratiques pénitentielles. En second lieu, compte tenu de l’étroite imbrication entre vie sociale et spirituelle, comprendre les mortifications des carmélites déchaussées implique également de revenir sur les pratiques médicales du temps, sur la hiérarchisation de la société ibérique et sur l’ethos nobiliaire, de sorte que les pratiques dévotionnelles des religieuses ne sont pas épargnées par la vie à l’extérieur de la clôture. Mais surtout, l’hagiographie permet de rendre compte des difficultés et des apories du travail du corps : modèles de sainteté inimitables, discours contradictoires, normes ambiguës, l’hagiographie montre à quel point la régulation du corps passe par des accommodements, des arbitrages des négociations avec les règles de vie qui ne peuvent avoir lieu qu’au sein de la communauté religieuse elle-même. En passant d’une analyse des pratiques prises pour elle-même à l’herméneutique des pratiques dans les interactions quotidiennes des religieuses, on ne fait que confronter leurs dévotions à une contradiction centrale dans l’institution conventuelle, destinée à produire des saintes en cultivant la norme et l’uniformité. Cette tension, décuplée par les enjeux sotériologiques de la pratique religieuse, fait de la présentation de son corps aux autres un outil ambigu de distinction et de pouvoir. Celui-ci n’est plus la pâte molle que laisse deviner une analyse exclusivement préoccupée par la discplinarisation de la société, mais un outil difficilement maîtrisable de construction de la réputation de sainteté.
Resumen
5Retomamos en este trabajo las mortificaciones corporales de las religiosas de la edad barroca, en un momento en que tales prácticas penitenciales se han vuelto inequívocamente anacrónicas para la mayoría. Hoy solo evocan escenas violentas vinculadas de buen grado con la leyenda negra de los reinos españoles que tanto impresionaron ya a algunos viajeros del siglo XVII : disciplinas sangrantes, ásperos cilicios, coronas de espinas y llagas supurantes son en la actualidad imágenes de la barbarie asociadas naturalmente a tiempos remotos y cuyo sentido se ha perdido.
6Esta obra, lejos de querer ratificar la lóbrega reputación de las Españas en este campo, intenta devolver su densidad a unas prácticas que no eran, en aquella época, patrimonio de las tierras del Rey Católico. Exceptuando algunos estudios pioneros y fragmentarios, la historiografía del cuerpo religioso, especialmente atenta a los espasmos de éxtasis y a los equívocos del cuerpo poseído, ha ocultado o reprimido ampliamente la herencia problemática y más banal de las penitencias, dejando el campo libre a una interpretación puramente espiritual y, paradójicamente, muy desencarnada de dichas prácticas corporales. Evidentemente, la violencia ejercida sobre el cuerpo en los conventos y fuera de la clausura, tiene relación en primer término con el lugar asignado al cuerpo en la literatura cristiana de la época y con el papel que desempeña, según los manuales de oración, en el crecimiento espiritual. Pero, aunque la mortificación, la penitencia y la imitatio Christi sean los tres registros del discurso legitimador del sufrimiento que uno puede infligirse a sí mismo, limitarse a esta explicación, necesaria pero finalista de las prácticas, nos lleva a plantear el trabajo del cuerpo como el resultado de un cara a cara muy etéreo entre Dios y el creyente, escindido de todo contexto social, cultural y político, únicamente sometido a la temporalidad laxa de la historia de la espiritualidad. Semejante estado de cosas no puede satisfacer al historiador del siglo xvi que necesita, justamente, encarnar esta historia en una sociedad en plena transformación, la de la primera modernidad, para ir más allá de una historia de las representaciones, aunque las propias prácticas sean difíciles de aprehender de forma positiva.
7La hagiografía manuscrita producida por las carmelitas descalzas permite avanzar en esta dirección. La orden reformada en 1562 por Teresa de Ávila goza de una gran reputación de austeridad, a pesar del discurso moderado de su reformadora, que guarda poca relación, en definitiva, con sus propias prácticas. La historia de las mujeres y los gender studies llevan veinte años trabajando sobre la escritura femenina y la autobiografía espiritual, pero solo desde hace unos años ha aumentado el interés por las crónicas conventuales en España, Portugal, Brasil, Francia o Estados Unidos. Si bien es cierto que estas fuentes, escritas por las religiosas, son las más directas que se pueden encontrar sobre la vida cotidiana del convento, no es menos cierto que son engañosas y sesgadas. La hagiografía, propensa a desvelar la santidad que postula, empeñada en situar al sujeto en una tradición antigua, no ofrece una imagen objetiva de la vida diaria de las religiosas. Permite, sin embargo, insertar las prácticas corporales de la oración en la vida social conventual, aprehender el peso de la mirada del otro, captar el trasfondo mundano de la práctica religiosa.
8Las prácticas penitenciales de las religiosas son indisociables de las evoluciones de la sociedad de la época. En primer lugar, son tributarias de las vicisitudes de la esfera religiosa : las tensiones escatológicas, los debates teológicos suscitados por las reformas alimentan la violencia. La empresa de disciplinarización social instaurada tras el Concilio, los modelos de santidad, las normas de comportamiento propuestas a los fieles intentan moldear las prácticas penitenciales. En segundo lugar, teniendo en cuenta la estrecha imbricación entre la vida social y la vida espiritual, comprender las mortificaciones de las carmelitas descalzas implica, asimismo, abordar las prácticas médicas de la época, la jerarquización de la sociedad ibérica y el ethos nobiliario, de forma que las prácticas penitenciales no quedan al margen de la vida fuera de la clausura. Pero, sobre todo, la hagiografía permite explicar las dificultades y las aporías del trabajo del cuerpo : modelos de santidad inimitables, discursos contradictorios, normas ambiguas, la hagiografía muestra hasta qué punto la regulación del cuerpo exige concesiones, arbitrajes y negociaciones con unas reglas de vida que solo pueden tener lugar en el propio seno de la comunidad religiosa. Al pasar de un análisis de las prácticas en sí mismas a la hermenéutica de las prácticas en las interacciones cotidianas de las religiosas, no hacemos más que confrontar sus devociones a una contradicción central en la institución conventual, destinada a generar santas cultivando la norma y la uniformidad. Semejante tensión, multiplicada por los retos soteriológicos de la práctica religiosa, convierte la exposición del propio cuerpo ante los otros en una herramienta ambigua de distinción y poder. Este ya no es la masa informe y maleable que deja entrever un análisis exclusivamente centrado en la disciplinarización de la sociedad sino un instrumento difícilmente gobernable de construcción de la reputación de santidad.
Summary
9This book examines the bodily mortifications suffered by members of the religious orders in the baroque period, at a time when the vast majority viewed such devotional practices as anachronistic. These evoke scenarios of violence that one tends to associate with the black legend of the Spain of the Inquisition as recorded by some disgusted travellers in the 17th century : today, bloody floggings, rough hair shirts, thorny crowns and suppurating wounds are images associated with past times, whose meaning has now been lost.
10Far from confirming the grim reputation of Spain and its possessions in this respect, what this book seeks is to establish the real dimensions of these practices, which at that time were by no means exclusive to the territories of the Catholic King. With the exception of a few notable pioneering studies, the historical writing on church affairs, fascinated by tales of religious ecstasy and demoniac possession, has largely glossed over or refused to consider the problematical but more banal issue of penitence, leaving the field clear for a purely spiritual but paradoxically rawer interpretation of these mortifying practices. Obviously the bodily violence inflicted in convents, and outside the cloister as well, relates first and foremost to the place of the flesh in the Christian literature of the time and to the role assigned it by prayer-books in the process of spiritual advancement. But given that mortification, penitence and imitatio Christi are the three registers of the discourse legitimising such self-inflicted suffering, to exclude them from this explanation — necessary but goal-oriented as it is — of those practices ultimately means to present the mortification of the flesh as the fruit of a highly-ethereal face-to-face encounter between God and the believer, divorced from any social, cultural or political context and bound solely by the loose temporality of the history of spirituality. Such an approach will not do for a historian of the 17th century, for what is needed is precisely to situate this history in the rapidly-changing society of the early modern age, in order to delve further below the surface, even if the practices themselves remain positively hard to grasp.
11The hagiography of the Discalced Carmelites provides a means of advancing in that direction. The order as reformed by Teresa de Avila in 1562 had a considerable reputation for austerity, despite the moderate discourse of its reformer, which was in fact quite at odds with her own practices. For twenty years now much work has been done in the history of women and gender studies on women’s writing and spiritual autobiography, but convent chronicles have only begun to receive more attention in the last few years in Spain, Portugal, Brazil, France or the USA. These sources penned by nuns may be the closest one will get to daily life in convents, but they are also full of deceptions and pitfalls. Intent as they are on portraying the saintliness of their protagonists, and on identifying their subjects with an ancient tradition, saints’lives are hardy neutral in their depiction of the day-to-day existence of nuns. They do however give a notion of corporal devotional practices in convent social life, of how some regarded the practices of others, and of the worldly concerns inherent in religious practice.
12The penitential practices of the nuns cannot be dissociated from developments in the society of the time. In the first place they were affected by upheavals in the religious sphere, with violence feeding from the eschatological tensions and theological debates provoked by reforms. The disciplinary control pursued in the wake of the Council, the models of saintliness and the rules of conduct proposed to persons of faith, all sought to impose a model of penitential practice. In the second place, given the intimate intertwining of social and spiritual life, an examination of the mortifications practised by the Discalced Carmelites cannot ignore the medical practices of the time, the hierarchical structure of Iberian society and the ethos of the nobility, so that life beyond convent walls was not immune to the devotional practices of the nunnery. But above all the saints’lives provide insights into the difficulties and the hurdles in the path of mortification of the flesh — with irreproducible models of saintliness, contradictory discourses and ambiguous rules, the saints’lives demonstrate the extent to which the disciplining of corporal life is a matter of adjustments, of accommodation with rules of conduct that are only possible within the convent itself. An analysis of these practices in themselves coupled with an interpretation of the same practices in the day-to-day interactions of nuns reveals a major contradiction in organised convent life, which sought to produce saints by imposing rules and uniformity. In this contradiction, magnified tenfold by the soteriological demands of religious practice, the fact of presenting one’s body to others could be a twofold instrument of distinction and of power. This is not then an amorphous phenomenon surmised on the basis of an analysis concerned purely with disciplinary control in society, but a rather obscure element in the creation of a reputation of saintliness.
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