Conclusion
p. 283-287
Texte intégral
1Depuis quelques années, plusieurs travaux1 ont montré que, malgré tout le zèle des évêques à promouvoir la clôture, le couvent était une société largement plus ouverte au monde extérieur que ne peut l’imaginer celui qui prend au pied de la lettre les recommandations tridentines. En soulignant le rôle des religieuses dans les affaires politiques ou économiques du monde dans lequel elles vivent, cette historiographie a néanmoins curieusement préservé la vie intérieure du couvent des tourments mondains, moins par un respect bigot pour leur engagement religieux que parce qu’elle s’attelait d’abord à décrire le pouvoir de ses femmes, ce qui supposait en premier lieu d’étudier la projection du couvent à l’extérieur. Cet ouvrage a pris le chemin inverse en se demandant à quel point le travail du corps des religieuses dépendait des évolutions du monde extérieur. Cette ouverture de l’analyse du corps des religieuses ne pouvait se faire que par effraction, tant le discours religieux verrouille l’herméneutique des corps en explicitant lui-même les logiques spirituelles qui doivent la guider et permettre de la comprendre. Bien retranchée derrière la clôture, la vie spirituelle des religieuses n’est pourtant pas indifférente aux mutations mondaines, dans certains de ses aspects les plus intimes, les pratiques de pénitence ou d’humilité. L’essor de l’anatomie et le renouvellement de la pratique médicale, le spectacle judiciaire, les soins du corps et l’art militaire, le développement de la société de cour et les jeux savants d’apparence et de dissimulation qu’elle suppose, la hiérarchisation croissante de la société ibérique et sa crispation sur l’honneur, se répercutent, parfois par des voies très détournées, sur les pratiques de prières des carmélites. On y retrouve la prudence, la dissimulation, le contrôle de soi et des gestes qui sont décrits depuis longtemps comme des caractéristiques de la culture baroque. L’histoire du corps au couvent n’est donc pas plus coupée des évolutions du monde extérieur qu’elle ne se cantonne à un pieux dialogue entre corps et littérature dévote, même si, souvent, entre le corps et l’extérieur, on rencontre la médiation distordante d’individus (confesseurs, supérieurs, coreligionnaires) ou d’objets (liturgiques, dévots, littéraires) qui relèvent de la sphère religieuse et traduisent les tensions de l’extérieur dans la logique spirituelle du couvent.
2Car, malgré tout, la violence que les religieuses s’infligent est d’abord pieuse, purifiante, sacrée, qu’il s’agisse d’expier ses fautes, de mortifier sa chair ou de s’unir au Christ par la douleur. Elle n’est pas dissociée des grands débats théologiques qui agitent le siècle. Au fil de nos développements, nous avons pu retrouver la communion des saints, la question du salut par les œuvres, celle de l’eucharistie pour laquelle il faut préparer le corps, celle de la chasteté des moniales, celle du contrôle des images également, autant de points chauds de la controverse avec les réformateurs protestants. La pénitence, et notamment la discipline, fait figure de preuve d’appartenance à l’orthodoxie. Sans que ces pratiques elles-mêmes ne revendiquent pour autant systématiquement une identité « contre-réformée », les questions théologiques et ecclésiologiques qui les légitiment et les justifient sont alors renforcées et mises en avant par l’église catholique militante, ce qui n’est guère de nature à modérer l’enthousiasme pénitentiel des fidèles. Car la disposition d’esprit que réclame la violence religieuse est grandement attisée par les angoisses eschatologiques qui traversent alors l’Europe catholique, et notamment la péninsule Ibérique. Les excès des macérations des religieuses sont à la démesure de leurs angoisses personnelles. Pour cette raison, il faut se garder d’en donner une explication trop rassurante, englobante, lisse, complète et tempérée, et prendre au sérieux le défi qu’elles semblent lancer à tout entendement, la rhétorique de l’extraordinaire et de l’incommensurable qui, dans l’hagiographie, est un signe de l’irruption de Dieu et de l’urgence des temps. Non pas qu’il faille renoncer à expliquer la violence ou qu’il faille accepter les justifications spirituelles ou surnaturelles que les religieuses en donnent, mais il faut se souvenir que derrière ce déchaînement de douleur, décrite ou vécue dans tous ses excès sans qu’on puisse jamais faire véritablement la part des choses, il y a des incertitudes, des craintes qu’aucun discours ne saurait combler. Le combat personnel de chaque religieuse pour son propre salut est d’emblée un combat métaphysique dont l’enjeu est l’ordre du monde en son entier, vacillant sous les assauts des hérétiques et des démons et sous le poids des péchés collectifs. Le travail du corps est un travail de mise en ordre du monde, contre l’écoulement du temps vers la corruption et la porosité de l’espace, qui s’accélèrent sous l’effet du péché. Nourries par une longue tradition ascétique, revendiquant un héritage ancien et mythique, luttant corps à corps contre des hordes diaboliques, les religieuses tentent sans succès d’éteindre l’incendie. Le rythme de leurs pénitences est tributaire de ces crises, l’exigence de purification se faisant plus pressante à mesure que le doute sur le salut des uns et des autres s’installe.
3Cette incertitude foncière fait du corps l’un des lieux où se joue l’une des questions fondamentales pour les chrétiens de la première modernité, l’élection par Dieu. Car si le corps, vase de corruption et instrument du démon, fait obstacle au salut, il est aussi l’un des instruments du rachat. Le geste est lui-même un discours sur le corps, il signifie son état, montre à quelle sphère il appartient, revendique son péché et explicite la grâce donnée dans la pénitence. Il est une assignation de sens qui tente d’affirmer avec certitude que le corps est bien un corps pécheur, parce qu’il est animé par une âme mauvaise. La pénitence vise précisément à incarner le péché, à le faire voir pour mieux s’en purifier. Pour conjurer la variabilité dangereuse du corps, les religieuses tentent de l’arrimer à des formes qui garantiront leur salut et à l’instrumentaliser pour le salut des autres, en versant leurs propres douleurs au trésor des grâces accumulées par l’Église et les saints.
4Ce travail ne peut se déployer sereinement. Si les pénitences des religieuses sont impossibles, ce n’est pas uniquement parce que leur violence paraît incroyable, mais aussi parce qu’elles sont loin d’avoir une idée claire de ce qu’il faut faire. Si on ne se contente plus d’expliquer les pratiques par leurs finalités, les choses se brouillent. La littérature spirituelle, les modèles de sainteté, les normes de vie des religieuses présentent une image contradictoire, qui constitue à la fois une forte incitation à se distinguer par l’extrémité de son comportement tout en culpabilisant les excès et en valorisant discrétion, modération, contrôle de soi. Ces injonctions contradictoires finissent par s’incarner dans les institutions, puisque, à partir des années 1590, l’ordre continue à encenser les origines érémitiques de l’ordre tout en restreignant la liberté des religieuses en la matière.
5On pourrait se demander si nous n’avons pas trop souligné ces contradictions et ces tensions et, par conséquent, si nous ne survalorisons pas la place que tient la pénitence dans la vie conventuelle. Insister sur les difficultés de l’herméneutique des corps elles-mêmes implique pour une part de projeter la démarche du chercheur dans l’étude et réclame qu’on reste vigilant. Pousser jusqu’à son terme cette logique permet d’éclairer les angoisses qui se laissent voir dans les écrits des religieuses et dans la prolifération du scrupule, mais il ne faut pas pour autant surestimer les conséquences de ce choix méthodologique. Les difficultés de certaines religieuses constituent aussi des lieux communs hagiographiques qui ne reflètent qu’indirectement l’accommodation avec la norme. Beaucoup de religieuses restent en dehors des sources, et il n’est pas pensable de généraliser ces angoisses à toutes. Si l’accroissement des tensions collectives suppose qu’elles aient pu, vers la fin du XVIe siècle, avoir un poids très important dans les communautés, on ne peut imaginer que les centaines de religieuses concernées vivent toutes en permanence dans un état de tension eschatologique violente. Outre que la grande variabilité des situations individuelles, très visible dans les sources, doit nous inviter à nous méfier des interprétations trop générales, surestimer le poids de ses tensions serait oublier les mécanismes compensatoires mis en place.
6En premier lieu, trop insister sur les angoisses religieuses serait négliger la logique des pratiques elles-mêmes. Celles-ci — répétition, mécanisme — sont spontanément oublieuses d’elle-même. Cette routinisation nuance grandement les embrasements fiévreux de l’hagiographie et apaise nécessairement les contradictions que nous avons décrites. Ensuite, la pratique est en elle-même simplificatrice. Les religieuses ne sont pas continuellement dans l’angoisse, le scrupule et l’incertitude. Au contraire, leurs gestes ont pour fonction de discriminer et de dire à elles-mêmes et aux autres où se situent le corps et l’âme : elles énoncent le plus souvent leur péché ; revendiquent une image ou un discours plutôt qu’un autre ; verbalisent leur sens. Le geste, même lorsqu’il inflige la douleur, est apaisant ; il contribue au désangoissement. Cette nécessité d’explicitation fait passer le travail du corps d’une logique purement verticale, où la religieuse dialogue avec Dieu et se confronte à des modèles supérieurs et écrasants, une voie majoritairement empruntée par l’historiographie, à une logique horizontale. Celle-ci n’est pas l’inverse ou l’opposé de la précédente mais son incarnation dans la vie sociale. Dans le regard des autres et dans la vie communautaire, chacune trouve des moyens de régler ses gestes sur ceux des autres, confrontés a priori à des situations similaires.
7En second lieu et en conséquence, la valeur qu’on accorde aux pratiques corporelles n’est pas dissociable de la situation dans laquelle elles se montrent. La flexibilité des contradictions du travail du corps est autant un facteur d’angoisse que la preuve que, sous le signe de l’habitude, il existe un espace pour s’accommoder, négocier la norme et apaiser les tensions. Le jugement du corps de l’autre, la présentation de son corps sont les remèdes logiques aux contradictions dans lesquelles le corps s’empêtre. Le salut vient de la communauté, chargée de guider, discerner et interpréter. Si le corps est au cœur de la réputation de sainteté des religieuses, c’est parce qu’il constitue l’image que les religieuses doivent travailler pour être conformes au Christ dans leur regard et dans celui des autres. Dompter son corps, ce n’est donc pas tant soumettre ses mouvements à la raison que tenter de maîtriser son image et d’ajuster sa pratique à celle des autres. Les jeux de regard autour du corps sont complexes et tournent autour de trois instances : la religieuse elle-même, les autres membres de la communauté et le regard de Dieu, anticipé à partir des deux autres. Régler son image n’est pas simple : il faut maintenir un décalage humble entre les louanges des autres et l’image qu’on a de soi, pour ne pas tomber dans la vanité, et il faut en même temps chercher une confirmation de son état dans le regard des autres. La tâche est d’autant moins aisée que les jeux de l’herméneutique des corps impliquent des décalages constants entre ce qui est vu et ce qui est montré. En d’autres termes, quand bien même on accepterait que les gestes aient bien un sens, que la religieuse soit sûre d’elle-même, le jeu du regard des autres le brouillerait à nouveau. La pénitente qui dévoile son péché est une sainte qui ne connaît pas son humilité. L’extatique adulée par toute la communauté n’est en réalité qu’une victime d’une mortification déréglée. L’espace d’un instant, la pâleur de la fièvre a l’éclat d’une illumination. Cette impossibilité elle-même, cette variabilité des lectures du corps est le signe d’une appartenance à la terre et au monde qui ne cessera que dans la mort. Dans cette confusion, tous les niveaux d’analyse (le discours savant, les images du corps, les modèles de sainteté, les normes écrites, la tradition, le regard des autres, les pratiques elles-mêmes) sont imbriqués. La simple activité de perception du corps de l’autre mobilise des idées, des valeurs, des techniques de discernement, une anthropologie et une métaphysique dont la conséquence est qu’on ne peut jamais juger le corps uniquement à partir de ce qu’il montre. Dès lors qu’on accepte de quitter un point de vue surplombant, les représentations du corps ne sont pas stables et ne font que brouiller la lecture des pratiques. Les mouvements du corps se traduisent par un certain nombre de modifications des apparences qu’il est toujours difficile de maîtriser et qui sont interprétées non pas en fonction d’elles-mêmes, mais en fonction de la manière dont elles sont montrées et de l’image qu’on se fait déjà d’une religieuse, et qu’elles contribuent elles-mêmes à constituer. L’herméneutique des corps passe donc par des formes de présentation de soi, indirectes, subtiles et incertaines, qui reflètent à la fois les angoisses des religieuses et leur difficulté à se montrer, les attentes de leur entourage et les rapports de pouvoir au sein de la communauté. Si langage du corps il y a, il ne peut être que relatif à une situation et à un contexte qui rend chaque signe réversible et potentiellement illisible.
8Mais il existe des moyens pour stabiliser cette image et sortir de ces équivoques : la présentation de soi, qui permet de louvoyer autour des exigences de la règle, la construction patiente d’une réputation, qui retourne le jugement des autres, permettent non pas de maîtriser nécessairement le corps lui-même, mais de canaliser et de contrôler les critères de jugement qu’on lui applique. Dans ce jeu mobile, beaucoup d’éléments viennent favoriser certaines religieuses sans jamais forcer les choses. Leur origine sociale, leur âge, leur statut dans la communauté pèsent sur le jugement des autres. Compte tenu de la réversibilité des lectures du corps, le jeu des relations interpersonnelles compte beaucoup dans cette construction d’une image commune. Ces processus ne supposent pas qu’on décrive les religieuses comme les artisans cyniques de leur propre réputation. Indubitablement, il permet une manipulation des apparences dont la fausse sainte peut tirer profit. Mais ces jeux de réputations sont une nécessité religieuse et sociale dans la vie communautaire. Si les normes auxquelles il faut se conformer sont contradictoires, il faut déterminer des règles de comportement communes. C’est donc dans la vie communautaire elle-même, celles de religieuses soumises à des contraintes comparables quoique inégales, que se négocient les modalités d’une relation commune avec la règle, dans le double sens où la norme s’appliquera à toutes et où le degré d’aménagement de la règle est négocié entre toutes. La règle n’a d’existence que dans la mesure où elle peutêtre utilisée : étudier une règle de vie sans la confronter au jeu social qui la fait vivre n’a pas de sens et ne peut amener qu’à des conclusions généralistes et transhistoriques. C’est dans ces ajustements, guidés par la nécessité de suivre la règle, que la réputation se construit, à partir d’une image du corps et du jeu de regards qui se posent sur elle. Ouvert par une interrogation sur l’histoire de la spiritualité, cet ouvrage s’achève donc significativement par une histoire des formes sociales d’exercice du pouvoir.
Notes de bas de page
1 C. Torres Sánchez, La clausura imposible ; E. A Lehfeldt, Religious Women in Golden Age Spain.
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