Chapitre VII. Corps et hiérarchie sociale
p. 243-281
Texte intégral
1Il nous faut donc maintenant poser la question du rapport entre le corps et l’exercice du pouvoir dans les pratiques de mortification, en introduisant dans notre réflexion un élément souvent sous-jacent dans les développements précédents, mais qu’il faut désormais mettre en pleine lumière : la condition sociale des religieuses. Retarder l’entrée en scène d’une variable a priori aussi importante ne correspond pas à une volonté de la marginaliser, mais répond à une double nécessité. D’une part, à lier d’emblée une pratique et un statut social, on risquait d’encadrer trop fortement les pénitences dans des catégories qui n’épuisent pas leur sens, pas plus qu’elles ne permettent de distinguer des pratiques véritablement propres à un ordre, à un statut ou à un milieu plutôt qu’à un autre. Les choses sont fluides même si le lien entre ordre du corps et ordre social est toujours présent. D’autre part, le couvent prétend écarter ce type de conditionnement et il fallait d’abord rendre compte de son enfouissement derrière d’autres logiques pour mesurer la manière dont l’ordre social travaille l’ordre des corps. Faire une étude sociale des pratiques pénitentielles implique d’articuler deux échelles d’analyse qui offrent un point de vue différent sur le jeu entre la société, le corps et l’exercice du pouvoir au couvent. À trop insister sur l’échelle microhistorique des interactions, on risquerait de donner une explication myope des pratiques des religieuses en ignorant les grandes forces qui pèsent sur la présentation des corps aux autres. À se contenter de confronter ces pratiques à de grandes catégories sociales pour les faire tenir dans leur cadre, on oublie qu’elles sont profondément immergées dans le jeu des relations interindividuelles, ce qui leur donne une plasticité que seule l’échelle microhistorique permet de percevoir.
2Cette fluidité suppose de renverser le rapport entre corps et pouvoir, un thème classique de l’histoire et de la philosophie politique, notamment depuis Elias et Foucault, qui restent les deux grandes figures imposées de l’histoire du corps. Le rapport du corps au pouvoir est d’abord perçu comme un rapport de domination : le pouvoir s’exerce sur le corps. La clôture, le renforcement de l’observance, l’obéissance inconditionnelle, la régulation de la mortification vont dans cette direction. Appliqué à la première modernité, ce schéma d’analyse débouche sur la notion de disciplinarisation sociale, dont la fortune historiographique ne s’épuise pas, en particulier en Espagne1. Le double sens du mot discipline invite à voir dans l’obligation de faire pénitence l’une des formes les plus explicites de cette tendance de fond de l’évolution des sociétés du temps.
3Outre qu’il est évident que les religieuses sont loin de coller systématiquement à toutes les exigences qui pèsent sur elles, le défaut principal de cette vision idyllique des choses est qu’elle interprète les pratiques à partir de leur finalité. Nous n’avons cessé de montrer, dans les chapitres précédents, les glissements et les décalages inévitables que cela supposait entre les modèles et les pratiques, même lorsque les religieuses consentent à l’entreprise. Ce chapitre tente de renverser le rapport entre corps et pouvoir en montrant que le corps peut devenir l’instrument d’un jeu avec la norme qui permet de la dominer, et donc d’exercer un pouvoir sur autrui. Nous parlerons donc du pouvoir du corps plus que du pouvoir sur le corps puisque c’est par la maîtrise et l’ostension du corps que le pouvoir s’exerce au couvent. Plus que cela, c’est par le corps que l’on peut se libérer de la règle pour faire d’une norme par nature extérieure et imposée une source d’autonomie. La maîtrise des règles corporelles de présentation de soi permet de se servir de la norme en prétendant être à son service. Pour expliciter ces mécanismes qui mettent une fois de plus en jeu le regard que chacune porte sur le corps de l’autre, il ne faut pas dissocier l’exercice du pouvoir de la composition sociale des communautés : dans les sociétés du début de l’époque moderne, le pouvoir est d’abord une aptitude naturelle d’un certain ordre de la population, la noblesse. Analyse sociale et analyse politique sont indissociables.
I. — LES VOIES DE LA DISTINCTION
4Entre les premières fondations et le début du XVIIe siècle, le Carmel connaît une lente aristocratisation qui se ressent dans le travail du corps et les conceptions de la hiérarchie en vigueur au couvent. On ne dispose pas à l’heure actuelle d’étude statistique fiable et précise de l’évolution du recrutement de l’ordre2, mais il est certain que, parmi les religieuses, la liste des filles de la noblesse titrée (titulados) s’allonge à partir des années 1580, alors que les premières carmélites venaient majoritairement de la bourgeoisie urbaine et marchande ou, parfois, de l’hidalguia. Entre autres personnages, on retiendra : Aldonza Niño de Guevara, dont les frères seront faits comte d’Añover et archevêque de Séville par Philippe II ; Francisca de las Llagas, fille du marquis de Almazán qui rentre au Carmel de Madrid, tout comme la fille du comte de Sástago, grand d’Aragon ; Mariana de Cristo, fille des ducs de Cardona qui professe au Carmel de Barcelone. Les filles du comte de Linares fondent le Carmel de Lisbonne, celle du duc de Pescara professe à Burgos, celle du marquis de Priego à Cordoue, et la fille de la comtesse de Castellar à Álcalá. L’ordre accueille quelques illustres veuves, comme la comtesse de Buendía à Talavera de la Reina, puis à Lerma, ou la veuve du duc de Béjar au Carmel de Séville. Si ces personnages restent à l’évidence minoritaires (même si cette liste est loin d’être exhaustive), la place que leur donne l’hagiographie, dès le début du XVIIe siècle, est très significative.
5Cette aristocratisation de l’ordre est tout à fait banale. Elle correspond à un mouvement de fond qui pousse la noblesse à investir les couvents pour asseoir sa prééminence3, notamment dans les ordres religieux nés de la réforme catholique4. Cette évolution sociale est d’une grande importance pour comprendre la signification et le rôle des pratiques pénitentielles, dont la violence peut être décrite, indirectement, comme une manifestation de la hiérarchisation qui traverse la société ibérique. Dans ses pratiques les plus spirituelles et les plus secrètes, le couvent n’est pas abstrait de la société dont sont issues les religieuses. Leurs macérations entretiennent un lien avec la culture aristocratique, qui permet aux religieuses issues de la noblesse de se distinguer. Avant de creuser ces mécanismes, il faut s’éloigner temporairement des pénitences et revenir sur les ambiguïtés du discours religieux vis-à-vis de la noblesse.
LES ÉQUIVOQUES DE LA VERTU ARISTOCRATIQUE
6Pour tout familier des écrits de Thérèse d’Ávila, cette aristocratisation des couvents pose un problème. La haine de l’honneur dont on crédite volontiers la fondatrice, rattachée depuis Américo Castro à son origine conversa (le terme stigmatise les descendants de juifs convertis)5, l’aurait conduit à faire des premiers carmels des communautés « fondamentalement égalitaires »6. En effet, dans les premiers temps, les carmélites bannissent les marques de révérence entre les religieuses et refusent d’accueillir des sœurs converses qui seraient chargées des tâches mánagères. Appeler une religieuse doña est alors une faute qui doit être immédiatement corrigée7. La rupture est nette lorsqu’on compare cette situation au couvent de la Encarnación ou à d’autres ordres monastiques, plus traditionnels8, qui reproduisent en leur sein les hiérarchies mondaines. Le rapport de Thérèse d’Ávila à la noblesse est par ailleurs marqué par une méfiance notable. La princesse d’Éboli, fondatrice du Carmel de Pastrana en 1569, est la figure emblématique de ce discours qui passe pour antinobiliaire. Après la mort de son époux Ruy Gómez de Silva en 1573, celle-ci décide d’entrer au couvent et tente d’aménager la règle en sa faveur et de forcer les religieuses à lui manifester les marques d’honneur dues à son rang, à tel point que la communauté déménage en secret dans la nuit du 6 au 9 avril 1574, pour se réfugier à Ségovie9. La grande aristocrate habituée à ce qu’on lui obéisse, incapable de renoncer à ses prérogatives, constitue un contre-modèle dont on comprend bien à quel point il est incompatible avec la vie monacale. Le goût de la richesse des plus nobles leur rendrait la pauvreté insupportable. Leur habitude d’être servie en ferait des opposantes naturelles au pouvoir de la prieure. Imposer comme novices des membres de son lignage, entrer au couvent avec ses domestiques, sont autant de tentations nobiliaires qui menacent de faire pénétrer dans la clôture la hiérarchie du monde et qui sont souvent des exigences explicites des fondateurs10. La volonté initiale de Thérèse d’Ávila de maintenir à treize le nombre maximal de religieuses dans chaque carmel, pour prévenir les divisions en factions à l’intérieur de la communauté, était une manière d’empêcher cette interférence des liens familiaux dans la vie communautaire et les clans qu’elle avait connus à la Encarnación, l’attachement des aristocrates au lignage révélant, de toute façon, un penchant coupable pour les choses du monde. Diego de Estella consacre une méditation sans concession et sans originalité à la question, à partir d’une réflexion de Job11, qui assure que la seule vraie noblesse est la vertu et qu’il vaut mieux être vertueux que naître vertueux, car la noblesse de la vertu vient de l’œuvre de chacun et non de la génération12. Le Carmel thérésien semble tout à fait en accord avec cette spiritualité. Le point d’honneur, explique Thérèse d’Ávila en faisant allusion au chant de l’orgue et au rejet du contrepoint dans les offices chantés13, est comme le point musical : « il suffit d’un léger décalage pour que l’ensemble devienne dissonant14 ». Il introduit des divisions et des hiérarchies fausses (d’argent, de naissance), implique des fidélités contradictoires avec la relation exclusive à Dieu qu’entendent entretenir les religieuses, ce qui suppose une grande vigilance. Toutes les religieuses doivent être égales parce que les distinctions basées sur le rang social sont censées être abolies15. Le danger est là prioritairement, ce qui justifie qu’on tente systématiquement d’araser tous les signes visibles de la hiérarchie mondaine, du vêtement aux révérences. Francisco de Santa María donne quelques transcriptions concrètes de ce principe, au-delà du rejet des formules de respect, en rappelant l’usage d’échanger les vêtements, les cellules ou les bréviaires16. À Cuenca, certaines religieuses ont aussi l’habitude de troquer leurs habits. La chronique raconte que « très souvent [la prieure] les faisait échanger leurs habits, en s’assurant qu’une en récupère un tout petit et une autre un trop grand17 », une pratique également attestée au monastère de Cuerva18, qui rappelle à chacune qu’elle ne doit pas s’élever au-dessus des autres. On sait également que les professes, pour se rappeler la valeur de leur vocation et à des fins d’humiliation, affectent de se présenter comme des novices. Thérèse d’Ávila s’asseyait avec elles au réfectoire, par humilité19. Les procès de canonisation rapportent enfin qu’elle portait régulièrement leur habit20. Ces jeux soulignent que les positions des unes et des autres ne sont pas acquises et que les signes extérieurs de pouvoir et de distinction doivent disparaître.
7Le patrimoine des religieuses est également problématique. L’historiographie a abondamment travaillé ces dernières années la question des motivations de la « vocation », en soulignant qu’au-delà du topos hagiographique de la sainte fuyant sa famille, les raisons d’entrer au couvent, multiples, relevaient souvent de la contrainte. Malgré la condamnation des entrées forcées au couvent par le concile de Trente, nombre de religieuses, qui laissent peu de traces dans les sources, l’étaient contre leur volonté, puisque faire de l’une de ses filles une religieuse plutôt que de la marier représentait une économie substantielle21. Les Espagnols sont loin de faire exception à la règle22. Cela garantit leur prestige à moindre coût, quitte à perdre l’opportunité d’un bon mariage, à tel point que, si l’on accepte de suivre Enrique Soria Mesa, « l’épargne est la principale explication qu’on peut donner à la prolifération de religieuses à l’époque moderne23 » ou que « les religieuses sont les victimes des stratégies matrimoniales malthusiennes des familles riches24 ». Naturellement, les aristocrates ne sont pas les seules à être les victimes du coût croissant de la dot, mais leur richesse rend la situation plus inquiétante. Ajoutons à cela que le système héréditaire dans la péninsule Ibérique étant (très relativement) favorable aux droits des femmes25, le risque existe toujours qu’une religieuse se retrouve à la tête d’un patrimoine important. Il faut donc négocier par avance ces questions patrimoniales — à l’avantage de la communauté —, ce qui risque de faire naître des situations de conflit problématiques.
8Malgré ces réticences, les rapports de Thérèse d’Ávila à la noblesse sont marqués par un certain pragmatisme26 dans la mesure où le Carmel a besoin de la noblesse pour soutenir financièrement ses fondations. À partir des années 1570, le retournement de la conjoncture économique rend les couvents dépendants de leurs fondateurs. La ligne de conduite de Thérèse d’Ávila étant de garantir les conditions idéales pour la vie contemplative, il est hors de question de laisser les communautés sombrer dans la pauvreté. La frugalité de l’alimentation était considérée comme l’une des principales causes du désordre qui régnait à la Encarnación. Pour conjurer ce danger la réformatrice accepte dès 1568 de recruter des converses qui soulagent les religieuses des tâches domestiques, puis de fonder des couvents financés par des rentes et non plus exclusivement par l’aumône, qui chute dramatiquement après 1575. Les religieuses, sauf cas exceptionnel, ne sont désormais acceptées que si elles apportent une dot. La relative liberté dont jouissent les prieures pendant le temps des fondations a permis très tôt, dans certains couvents, d’anticiper cette évolution en fonction des contingences économiques. María de la Cruz, dans son autobiographie spirituelle, rappelle notamment qu’en 1582, après la fondation du couvent de Grenade, le Carmel demande 1 000 ducats de dot aux postulantes27. Le recours aux généreux donateurs est une nécessité qui fait évoluer le discours officiel.
9Mais si la percée des aristocrates dans les couvents finit par renverser les réticences initiales, c’est surtout parce que le discours tenu par les religieuses est plus plastique qu’il n’y paraît. Le pragmatisme de Thérèse d’Ávila est moins un compromis avec ses principes qu’un glissement en germe dès l’origine. Pour le comprendre il faut aller au-delà de l’image d’Épinal d’un carmel égalitaire, si satisfaisante pour l’œil démocrate de l’historien d’aujourd’hui. Comme l’a montré Elena Carrera Marcén, ce que condamne Thérèse d’Ávila ce n’est pas l’honneur proprement dit, mais le désir d’être plus que soi qui l’accompagne28. Thérèse d’Ávila se concentre non pas sur l’idée d’une égalité de nature entre les êtres de toutes conditions, qui nourrirait une perplexité ou un doute sur les vertus du sang noble, mais sur son pouvoir, ses privilèges, le respect qu’elle suscite et le danger que toutes ses manifestations de la hiérarchie du monde font peser sur la vie régulière. Il subsiste un espace pour sauver la réputation des meilleurs lignages, pour peu qu’ils parviennent à satisfaire aux exigences spirituelles de l’ordre. À la fin du siècle, l’idée traditionnelle selon laquelle la hiérarchie sociale est aussi une hiérarchie de l’honneur et des vertus a repris tous ses droits, d’autant qu’on sait à quel point l’association entre l’honneur et la vertu est centrale dans l’image que la noblesse se donne d’elle-même sous Philippe II29. En 1595, Ana de Jesús prétend d’ailleurs que Thérèse d’Ávila, si elle acceptait des religieuses pauvres et sans dot, voulait qu’elles soient « des gens honorables, nés de parents très chrétiens30 ». Si la situation a indéniablement changé quand Ana de Jesús fait ce témoignage, il reste que l’idée que la noblesse est intrinsèquement plus vertueuse peut tout à fait s’accommoder du discours thérésien. Dès lors que les aristocrates embrassent le rejet du monde que professe le couvent, elles constituent à bien des égards des postulantes recherchées, comme Casilda de la Concepción, fille de María de Acuña, septième comtesse de Buendía et de Juan de Padilla y Manrique, Adelantado Mayor de Castille, qui professe à Valladolid, en janvier 1577, contre l’avis d’une partie de sa famille. À en croire Thérèse d’Ávila, si la princesse d’Éboli en religieuse était à pleurer, Casilda était un ange31. Nous sommes une fois de plus en présence d’un discours réversible susceptible de louer l’aristocrate comme de la dénigrer.
10Au début du XVIIe siècle, le discours semble s’être complètement renversé par rapport aux écrits de la fondatrice et valorise les origines vieilles-chrétiennes — l’ordre a tardivement mais significativement imposé les statuts de pureté de sang en 159732 — et nobiliaires. L’hagiographie imprimée commence systématiquement par un chapitre consacré à la famille des religieuses, en particulier par la chronique officielle de l’ordre. Les interrogatoires menés à partir de 1603 dans les couvents sur certaines grandes figures de la réforme invitent à réfléchir sur le lignage des défuntes. Celui de Catalina de Jesús demandait par exemple aux religieuses :
S’ils connaissaient ladite mère Catalina de Jesús qui s’appelait dans le siècle doña Catalina Godínez de Sandoval et à ladite mère María de Jesús sa sœur qui s’appelait dans le siècle doña María Godínez de Sandoval, filles légitimes de Sancho Rodríguez de Sandoval et de Catalina Godínez33.
11Les Vies de religieuses et les chroniques écrites à cette occasion font par ailleurs de plus en plus référence au lignage des défuntes et jugent toujours utile de rappeler qu’elles sont issues de parents honorables, riches, nobles, vertueux et bons chrétiens34, l’ensemble de ces termes dessinant un continuum entre la noblesse et la vertu. L’ordre est inscrit dans l’organisation des chroniques elles-mêmes qui terminent systématiquement par les converses, en vertu de l’heureuse coïncidence de la hiérarchie conventuelle et de la hiérarchie sociale. Dans les cas où la religieuse n’est évidemment pas une aristocrate, la chronique tente malgré tout de souligner qu’elle est bien née, comme Isabel de San Jerónimo née, dans un village des environs de Tolède35, de parents dont on devine néanmoins qu’ils ne sont pas de la meilleure extraction puisque la future religieuse est vite devenue servante de Ana de Palma. La converse María de San Andrés est quant à elle née de « laboureurs très honorables36 » et, après la mort de son père, elle travaille au champ avant de devenir servante dans une maison tout aussi honorable37. Évoquant une autre converse, Catalina de los Ángeles, la même source tente de faire une généralité de ce type de remarque en revendiquant que :
Toutes ces religieuses sont légitimes bien que nous ne sachions pas le nom de leurs parents. Ceux de cette sœur étaient des laboureurs sincères et bons chrétiens. Elle a été élevée à Tolède au service de personnes honorables de là-bas38.
12Cette attention à l’honorabilité des candidates va parfois jusqu’à la reprise des poncifs liant la vertu et le sang, quitte à mettre en évidence qu’ils ont été niés. Ainsi d’Eufrasia del Sacramento, la chronique du couvent de Madrid retient qu’elle savait qu’elle était de sang royal et que, « justement, à cause de cela, elle était discrète et de belle apparence39 ». La Vie anonyme de la beata du Carmel Catalina de Jesús, rédigée en 1602, reprend également ces banalités en décrivant sa noblesse comme le creuset de sa vertu40. La Vie d’Aldonza de la Madre de Dios, rappelle qu’elle vient « des plus illustres lignages d’Espagne et des plus éclatants de vertu41 ».
13Très probablement, cette argumentation reflète en priorité les préjugés des rédactrices elles-mêmes, choisies nécessairement parmi les religieuses les plus instruites et venant des meilleures familles. Ainsi, Leonor de la Misericordia, chroniqueuse de la Vie de Catalina de Cristo et du couvent de Barcelone, est la fille de don Carlos de Ayanz, seigneur de Guendulaín, et de doña Catalina de Beamonte y Navarra, qui descend de la lignée des connétables de Navarre42. Mais il est également probable que ces préjugés soient alors largement partagés. On en trouve des échos très assumés dans certains opuscules. Un traité du début du XVIIe siècle, intitulé De la nobleza conveniente a los prelados, résume parfaitement cette inversion. Il rappelle en ouverture que la conversion vient par les pauvres et que les parents du Christ étaient humbles, avant d’avancer, en lisant saint Ambroise, qu’on pourrait croire qu’il vaut mieux ne pas être riche pour être religieux43. Celui qui a été élevé dans l’humilité dans le siècle le serait d’autant plus dans la religion. Thérèse d’Ávila ne disait-elle pas qu’il lui suffisait d’être fille de l’Église ? Mais « d’un même tronc peuvent naître des roses et des épines », avertit notre auteur anonyme, avant d’argumenter subtilement que Dieu ne regarde pas le sang mais les vertus. Or « la bassesse [baxeza] du sang implique celle de l’âme44 » conclut-il après un paragraphe consacré aux bonnes dispositions de la noblesse au gouvernement45. L’autorité de saint Thomas est finalement mobilisée pour rappeler que la vraie noblesse est accompagnée de toutes les vertus et conclure que la noblesse de sang est appelée à prendre le commandement de l’ordre.
14La préoccupation pour le lignage individuel des religieuses a un pendant collectif, qui épouse les formes de pensée de l’aristocratie : l’histoire mythique de l’ordre. La Historia profetica de Francisco de Santa María égrène longuement la liste des ancêtres dont la réforme carmélitaine se réclame avec l’ambition très nobiliaire de défendre ce pieux lignage face aux autres ordres religieux et de figer sa grandeur pour la postérité46. L’enjeu de la réforme, à ses débuts, pour Thérèse d’Ávila, n’était-il pas de revenir aux sources érémitiques de l’ordre et de retrouver ces ancêtres prestigieux, en se montrant capable d’être à la hauteur de son lignage spirituel ? Plus modestement, et dans un temps plus court, la prolifération des récits de fondations et des chroniques conventuelles peut être assimilée à la défense d’une tradition familiale honorable, en exaltant les fondatrices à défendre une communauté tout en construisant des modèles de mères viriles propres à édifier les filles du couvent. L’histoire conventuelle épouserait logiquement les formes de l’histoire aristocratique. Au terme de ce processus, les aristocrates seront préférées aux grandes prieures du temps des fondations comme figures emblématiques de l’ordre. L’édition des Cinco Palabras del Apostol San Pablo comentadas por el Angelico Doctor Santo Thomas de Aquino, de Francisco de la Cruz, est assortie qui mettent en scène, à côté de Thérèse d’Ávila, les religieuses et religieux les plus nobles de l’ordre. On y trouve notamment deux filles du duc d’Albe et une fille du comte d’Aguilar47. Ce monde illustre est représenté en habit monastique, les insignes du pouvoir étendus à ses pieds — couronnes, sceptres —, et est placé sous des phylactères édifiants sur le rejet du monde et des honneurs.
CULTURE PÉNITENTIELLE ET CULTURE ARISTOCRATIQUE : LA DISTINCTION À REBOURS
15Cette réversibilité du discours n’est pas sans conséquence sur la valeur accordée aux pratiques pénitentielles. Pour bien le comprendre, il faut repartir de l’idée de l’honneur et rappeler une évidence : là où nous voyons aujourd’hui d’abord des pratiques douloureuses, les hommes du XVIe siècle voient aussi des pratiques infamantes.
16Si le Carmel est loin de rejeter l’honneur, c’est en effet parce qu’il est central dans la définition de la pénitence, qui est au cœur du projet de rénovation spirituelle de l’ordre. La honra tient une grande place dans la littérature religieuse, à la nuance près que cet honneur doit être rendu à Dieu exclusivement et à ceux qui le représentent. Le lieu commun du rejet de la honra chez Thérèse d’Ávila est un transfert de son propre honneur sur la figure divine. Ses écrits séparent très nettement l’honneur de Dieu et l’honneur que se donnent les hommes, qui dégénère le plus souvent en une réputation (fama) mondaine et conduit au péché. Le deuxième chapitre du Libro de la vida est consacré à l’attachement à l’honneur qui caractérisait la jeune Thérèse avant sa conversion, et il est lié à la période vaine où elle portait des galas. Cet honneur est un mensonge, dont la pauvre âme convertie se souvient avec regret :
Elle se rappelle avec douleur le temps où elle était sensible au point d’honneur et à cette erreur qui lui faisait estimer honneur ce que le monde appelle de ce nom. Elle voit là un immense mensonge, dont nous sommes tous victimes48.
17Le travestissement du réel que constitue la réalité mondaine se laisse voir ici, dans la mesure où il existe un honneur véritable. « Daigne sa Majesté me faire la grâce d’estimer […] honneur ce qui est honneur49 » écrit-elle. Les religieux doivent être zélés à servir l’honneur de Dieu écrit Luis de Granada50. Domingo de Soto se lamente aussi du peu de soin que ses contemporains apportent aux choses les plus importantes et premièrement à la gloire et à l’honneur de Dieu51. Les fondations se font pour la gloire et l’honneur de Dieu, ajoute Thérèse d’Ávila52 en reprenant une formule commune53, notamment dans la liturgie, qui recommande de rendre à Dieu omnis honor et gloria54. Les yeux fixés sur l’honneur et la gloire de Dieu, la religieuse doit s’oublier. Si le monde est un monstre bestial, selon María de San José, c’est parce qu’il s’attribue la gloire et l’honneur qui ne sont dus qu’à Dieu55. Si Dieu est bien pensé comme un seigneur, c’est un truisme qu’il faut rappeler ici, le rapport que le religieux entretient avec lui est calqué sur les rapports hiérarchiques qui ont cours dans la société du temps, eux-mêmes légitimés par un ordre garanti par Dieu. Si Alonso de Madrid écrit un Arte para servir a Dios, c’est parce que le religieux est dans la même situation qu’un serviteur face à son seigneur. De Dieu on attend donc des grâces comme on en attend du prince. La révérence qu’on lui doit est celle que l’on doit à tout seigneur dans la dépendance duquel on vit. Dans la Noche Oscura, Jean de la Croix décrit les livrées que l’âme doit porter pour se dissimuler et se protéger de ses ennemis tout en gravant l’échelle de la prière mystique56. Elle porte les trois couleurs des vertus théologales (blanc, vert, vermillon : foi, espérance, charité) comme un vêtement qui annonce à la fois son appartenance au Seigneur et sa sujétion.
18Le péché est une offense à Dieu et, de ce point de vue-là, le rapport des religieuses à la faute est calqué sur les relations d’honneur de la société mondaine. Le blasphème, notamment, est une atteinte à son honneur :
Et parce qu’il ne faut pas injurier l’honneur de Dieu, ni être irrévérencieux, ni manquer de respect, on ajouta le second commandement de la religion et du culte divin : tu ne prononceras pas le nom de Dieu en vain57.
19La pénitence est une réparation adressée à un honneur blessé, c’est d’ailleurs le pendant logique de ses parallèles avec la sphère judiciaire. Jean-Marie Moeglin58 a montré à quel point l’honneur bafoué de Dieu était un ressort de la pénitence à l’époque médiévale, discuté par Anselme, très présent chez Thomas d’Aquin, qui justifiait la pénitence publique et l’amende honorable, infamante, pour réparer l’honneur divin, dont nous avons noté l’importance dans les pénitences des carmélites. Andrés de Cristo le dit très explicitement dans une Vie d’Ana de San Agustín : « on s’attache à réparer une offense et une injure faite à Dieu59 ». Le dominicain Agustín de Esbarroya fait lui aussi de l’offense infligée à Dieu l’une des deux composantes du péché, avec la peine du pécheur : « l’offense est contre Dieu, pour l’injure qu’on lui fait de ne pas garder ce que Sa Majesté commande60 ». Le traité qu’Esbarroya consacre à la pénitence prend systématiquement des comparaisons sociales pour faire comprendre la situation du pécheur. Celui-ci est successivement un esclave face à son maître, un serviteur de l’empereur, un chevalier face à son roi61. Plus que cela, en rentrant au couvent, les religieuses n’abdiquent pas leur réputation. La punition de la médisance et des calomnies, notamment, est explicitement décrite dans les constitutions comme une atteinte à la fama, que la correction de la prieure vient restituer :
Celle qui dit faussement une chose sur une autre religieuse sera châtiée, et de la même manière elle sera obligée à restituer la réputation [fama] de celle qu’elle a infâmée, dans la mesure du possible62.
20Les fondements honorables de la pénitence réintroduisent les enjeux de l’honneur mondain dans la vie du couvent par plusieurs biais.
21D’abord, la réparation de l’offense faite à Dieu — la satisfaction de la pénitence sous la forme d’une douleur infligée au corps — a toutes les raisons d’être d’autant plus violente que le sens de l’honneur, le sentiment de la hiérarchie et la nécessité de se soumettre à l’autorité se font davantage sentir. Pour les religieuses issues de la noblesse, on pourrait même rajouter que la discipline est en elle-même un jeu avec leur statut, dans la mesure où c’est parfois un privilège nobiliaire de ne pas se faire fouetter en cas de condamnation pénale63. Quoi qu’il en soit, les pénitences ne doivent donc pas être isolées de l’insistance connue sur l’honneur propre au Siècle d’or. Si la mobilité sociale qui s’accroît au cours du siècle en Castille contribue à consolider la société d’ordre64, c’est parce qu’elle s’appuie largement sur une compétition vers les valeurs nobiliaires et contribue à mettre en avant le mode de vie de la noblesse, que celle-ci entend préserver par d’infinies distinctions. À mesure que le nombre de titulados augmente, que les critères de hiérarchisation sociale se multiplient, que l’honneur de chacun a d’autant plus besoin de se mesurer et de se distinguer et que l’autorité du roi se renforce en s’éloignant physiquement, les pénitences qui donnent la mesure de la distance croissante entre l’humiliation du pécheur et l’honneur de Dieu ont toutes les raisons d’augmenter leur rythme et leur violence.
22Ensuite, il y a sans doute un lien entre l’honneur qu’il faut défendre, la valorisation extrême de la virginité, que nous avons déjà notée dans un chapitre précédent et qui contribue notablement à légitimer les mortifications des religieuses, et la place des filles dans les stratégies matrimoniales. Tout comme l’autorité de Dieu et du roi, l’autorité du père est systématiquement mise en avant au XVIe siècle. La possibilité de fonder des majorats, facilitée par les Leyes de Toro (1505) puis par la Nueva Recopilación (1567), implique une soumission étroite aux stratégies du chef de lignage pour la préservation des intérêts de la famille. Celle-ci n’est pas nouvelle, mais elle est renforcée au début de l’époque moderne. Dans le même temps, l’importance des échanges matrimoniaux conduit à une survalorisation de leur honneur, et donc de leur vertu et de leur chasteté, dont dépend, en partie, leur valeur sur le marché matrimonial. Il est naturellement délicat de voir dans le renforcement de l’autorité paternelle au sein de la famille et dans les questions de stratégie matrimoniale une cause directe de la violence religieuse. En revanche, il faut rappeler que l’insistance sur la vertu des femmes qui est au cœur des pratiques de mortification n’est pas dissociable d’un contexte social qui réclame qu’on la mette en avant, notamment dans les strates les plus aisées de la société.
23Enfin, le fait de verser son sang, au-delà de la pénitence elle-même, peut être une nécessité pour la défense de l’honneur. Même si on sait, grâce à Scott Taylor, que les Espagnols du Siècle d’or sont très loin de régler systématiquement leurs différends par la violence65, la rhétorique de l’honneur reste centrale dans le discours que la société tient sur elle-même. La vocation militaire et chevaleresque entretient une culture de l’exploit individuel qui valorise le fait de verser son sang, très au-delà des milieux nobiliaires dont c’est la fonction, le privilège et, précisément, l’honneur. On sait à quel point les romans de chevalerie, qui nourrirent l’imaginaire de Thérèse d’Ávila dans sa jeunesse, étaient populaires. Les exploits ascétiques des religieuses, dont la rhétorique martiale rappelle qu’elles sont en guerre contre la chair, le démon et l’hérésie par leurs prières et leurs macérations, doivent-ils être rattachés à cet aspect de l’ethos nobiliaire qui s’est largement diffusé hors du cercle étroit de l’aristocratie ? Il semble logique en tout cas que ce discours banal conduise à faire de la pénitence une forme de violence distinctive et valorisée.
24L’honneur n’est pas le seul biais par lequel la société se saisit des macérations des religieuses. Il faut se demander dans quelle mesure l’étiquette de la cour d’Espagne, de plus en plus complexe après l’introduction officielle du style bourguignon en août 154866, et la rigidification de la hiérarchie sociale, au profit de la noblesse dès le dernier tiers du XVIe siècle, participe du même mouvement que celui qui invite à manifester son statut par des postures et des actes humiliants dont la pénitence fait partie. Cela ne signifie pas que les formes de révérence religieuse soient nécessairement calquées sur l’évolution de la cour, mais que la nécessité de mettre les formes se fasse plus présente. La noblesse espagnole, dès le XVIe siècle, et de plus en plus au fur et à mesure que l’étiquette se précise, est volontiers encline à manifester sa déférence par une stature ou des postures spécifiques. Le baisemain devient une habitude au milieu du siècle. Il est une obligation de l’étiquette dans certaines situations comme la cérémonie de la cobertura, qui conférait aux grands le privilège de rester couverts devant le roi, où il est associé à des révérences. Dès 1539, Guevara conseillait de s’agenouiller devant le roi s’il est assis, et l’agenouillement est une obligation lorsque le roi rentre en son conseil, chaque vendredi, ou lorsqu’il est à table67. Cette inflation révérencielle fatigue les auteurs spirituels. Martín de Azpilcueta le note dès 1545 et la condamne68. La prière déserte l’Espagne, pense-t-il, au motif que le baisemain remplace des formules traditionnelles comme « Dieu vous garde ». Il mentionne également le fait de baiser les pieds, attitude réservée au pape, qui, selon-lui, se répand dans l’aristocratie. Cette manifestation de la hiérarchie par la posture du corps et par les gestes fait partie de la culture du temps, et même si naturellement les sources ne font pas ce lien que la spiritualité récuse, il faut noter que l’appartenance à la noblesse prédispose en quelque sorte au comportement rituel, au formalisme et au travail de la présentation de soi. La composition de soi, son pas grave et modéré, sont des dispositions du corps que l’on retrouve au couvent et dans les élites de la cour.
25Certaines des pratiques d’humiliation courantes entretiennent à l’évidence des liens avec les révérences mondaines. Juliana de la Madre de Dios, issue d’une famille de secrétaires du roi, s’attachait à baiser les pieds de ses novices69. Une Vie vante l’humilité de Beatriz de la Madre de Dios car « en toute occasion, elle [la montrait] en baisant leurs pieds [au réfectoire]70 ». Le même type d’humiliation se retrouve chez Catalina de Jesús, la fondatrice de Beas71. Bernardina de Jesús serait restée une heure aux pieds d’une veuve72. Ces pratiques sont suffisamment courantes pour faire l’objet d’une réglementation dans l’ordinaire publié en 1622 pour les religieuses. Le baiser des pieds est classé au chapitre des mortifications dites ordinaires qui se déroulent au réfectoire, une « santa costumbre » que l’ouvrage recommande :
Les mortifications ordinaires qui sont en usage dans notre religion sont le baiser des pieds de toutes les religieuses à genoux (ce qu’il ne faut pas faire en se traînant, mais en s’agenouillant, par intervalle)73.
26Le cérémonial prend la peine d’indiquer que les religieuses, pour faciliter la tâche dégradante de leur consœur, doivent écarter un peu les pieds au moment où elle passe devant elles. Ces pratiques très communes dans le monde monastique et hors de celui-ci74 mettent en scène l’amour dans la soumission qui doit caractériser la bonne religieuse. Elles sont déjà humiliantes, et le sont d’autant plus qu’on occupait dans le monde une position éminente. Mais, dans certains cas, des mises en scène plus violentes peuvent remplir plus efficacement la même fonction. Certaines mortifications extraordinaires substituent au baiser du pied le piétinement de la bouche, exacte inversion de la révérence. Nous avons déjà souligné le renversement du monde que peut représenter le fait d’être mis sous les pieds d’autrui. C’est une mortification qu’a subie la fille du comte d’Arcos, Leonor María del Sacramento à Cuerva75, et que l’on retrouve dans l’hagiographie du couvent de Saragosse76 ou dans la Vie de María de Jesús, à Beas. Son hagiographe rappelle qu’elle exhortait ses consœurs à de nombreuses mortifications, et notamment à ce qu’elles se piétinent le visage77. C’est une pratique considérée comme exceptionnelle mais suffisamment courante pour apparaître encore, au XXe siècle, dans les « saintes coutumes de Valladolid »78. L’ordinaire des carmes le mentionne également dans les mortifications du réfectoire79. Il ne s’agit même plus d’exiger d’elle la révérence qu’on doit au supérieur (le baiser de pieds), mais de leur imposer son inversion (le piétinement de la bouche) pour surenchérir dans l’humilité en plaçant la religieuse plus bas que terre. La substitution d’un geste violent de soumission à un geste volontaire d’obéissance rappelle que l’humiliation est une douleur, un arrachement, tant la vanité est profondément enracinée dans la mondaine. La mise en scène de l’obéissance, qui force les religieuses à soumettre leur volonté, est une mortification de plus pour celles qui sont naturellement appelées à commander. Ce n’est certes pas l’unique sens qu’on pourrait donner à ces gestes. En piétinant la bouche à l’entrée du réfectoire, les religieuses pourraient rappeler, comme d’autres gestes le font, que manger est une pratique nécessaire mais avilissante. Placés sur la bouche, les pieds invitent peut-être au silence qui va présider aux repas, ou condamne les péchés de langue, comme semble le dire Cristobal de Fonseca, apostrophant le Christ dans la Vie qu’il lui consacre : « Si ma bouche t’a offensée, piétine là de tes pieds80 » dit-il. Comme toujours, une même pratique pourrait faire l’objet de lectures différentes, mais il nous semble que l’humiliation reste la clé la plus logique pour décrypter le piétinement de la bouche. On ne peut comprendre à quel point ces postures sont infamantes — et avec elles, quoique à un moindre degré, toute forme de pénitence qui impose qu’on s’agenouille, qu’on se dénude le dos… — sans les rattacher à la culture gestuelle mondaine du temps.
27Enfin, il existe un dernier biais par lequel la pénitence constitue un jeu avec la hiérarchie sociale. L’idéologie de l’obéissance absolue et inconditionnelle, la revendication d’un statut de serviteur de Dieu qui confine à l’esclavage — même si le maître est supposé doux — n’est pas véritablement dissociable de l’évolution de la société castillane. Même s’il reste difficile à chiffrer, l’esclavagisme pénètre presque toutes les classes sociales et les institutions81 au XVIe siècle, y compris certains couvents82, et l’achat d’esclave augmente quantitativement tout au long du siècle, pour atteindre son apogée entre les années 1570 et les années 164083. Certes, il n’y a pas d’esclave au Carmel, mais le travail du corps y fait parfois explicitement référence. C’est le cas des bracelets métalliques que Juana de la Santísima Trinidad fait porter à ses religieuses d’Écija, dont la Vie de Juana rappelle qu’ils sont portés en signe d’esclavage envers Jésus-Christ84. La tertiaire Catalina de Jesús arbore aussi ses croix « en signe d’esclavage envers Jésus-Christ notre Seigneur et envers sa Très Sainte Mère85 ». Il s’agit à la fois de prendre un statut inverse de celui qu’on avait dans le monde et de rappeler que le salut passe par la conformité de la volonté avec celle du Christ. Cette spiritualité esclavagiste, qui s’appuie sur saint Paul86, a connu un grand essor à la fin du XVIe siècle avec la fondation, par une concepcionniste d’Alcalá appelée Inès de San Pablo, d’une confrérie des esclaves de Marie, en août 1595. Deux franciscains, Juan de los Ángeles, qui en réécrit les statuts en 1608, puis Melchor de Cetina, en assurent par la suite le succès. Le cercle des six religieuses initiales s’élargit vite à la très haute aristocratie. Dans les premiers signataires du livre des esclaves, on trouve notamment l’empereur et l’impératrice, Philippe III, l’infante Margarita de la Cruz qui a professé au monastère des Descalzas Reales de Madrid, les ducs de Niebla, le duc de Lemos, le comte et la comtesse de Miranda et la duchesse de l’Infantado, Ana de Mendoza87, qui n’est autre que la sœur de Juana de la Santísima Trinidad. La Vie de cette dernière note que ce type de spiritualité était commun au moment où Juana l’introduit dans sa fondation d’Écija, à la fin des années 163088. Il est difficile de savoir à quel point cette spiritualité peut-être liée à la diffusion de l’esclavagisme dans la société espagnole. Mais, si à lire Juan de los Ángeles et Melchor de Cetina les liens ne semblent pas explicites, c’est probablement parce qu’ils sont trop évidents. Fray Juan explique bien qu’il s’agit d’être esclave de la Vierge, notre Mère, car elle est elle-même l’esclave du Christ et que la condition d’esclave est héréditaire89. L’habitude d’être entravé, de porter des liens et des cordes sur le corps, fait des religieuses des captives. Leur corps porte la marque de leur soumission et de leur dépendance. Bien que leurs cicatrices ne reprennent pas le marquage au visage des esclaves du Siècle d’or90, il est également plausible que les traces qu’elles gardent sur le corps puissent y faire référence. Là encore, s’il puise ses références dans des modèles anciens — et, notamment, évangéliques puisqu’il s’agit d’être comparable au Christ qu’on mène au sacrifice, mains liées —, cette spiritualité de la soumission transpose des formes de dépendance typique du temps.
II. — FAIRE CORPS : LA COMMUNAUTÉ ET LA RÈGLE
28Les pénitences sont moins coupées du monde qu’elles ne le prétendent et sont susceptibles de mettre en avant les vertus de la noblesse, de manière très ambivalente puisque l’aristocrate est aussi capricieuse, dominatrice et mondaine. Là encore, pour sortir des équivoques du discours et comprendre son poids dans les pratiques, il faut opérer un retour aux interactions sociales au cours desquelles ces images sont mises à l’épreuve des pratiques elles-mêmes.
LES CADRES DIFFÉRENCIÉS DU JUGEMENT DES CORPS
29À la faveur de l’espace qui sépare les pôles négatifs et positifs de l’image de l’aristocrate se crée une dynamique qui, en décalant les modèles de sainteté, fait de l’aristocrate une figure de la bonne religieuse, précisément parce qu’elle était plus attachée au monde avant de rentrer au couvent. L’ambiguïté de sa vocation est une heureuse occasion de manifester à toutes l’éclat de sa sainteté, car le rejet de sa condition n’a pas la même portée chez la fille d’un grand d’Espagne, d’un marchand enrichi de Medina del Campo ou d’un laboureur. Pour le même geste, la première sera créditée d’une humilité nettement plus grande. De ce point de vue, le couvent offre aux aristocrates un espace d’humiliation, et donc de sanctification, beaucoup plus vaste qu’aux autres. Si c’est l’exercice du pouvoir qui caractérise l’aristocratie, la rupture formelle avec l’aristocratie mondaine ouvre ainsi les portes d’une aristocratie conventuelle. Parce que les aristocrates sont les seules auxquelles on demande de manière aussi radicale de rompre avec leur mode de vie, car il est supposé être le plus éloigné de l’austérité de l’ordre, elles y puisent les fondements de leur pouvoir dans le couvent. L’humilité n’est pas un statut mais un écart sur lequel on peut jouer. Les converses sont certes naturellement humbles, mais plus les religieuses sont d’une extraction élevée, plus elles doivent travailler pour le devenir. Les pratiques d’humiliation sont donc présentées comme des manières de lutter contre une nature aristocratique qui porte naturellement à l’orgueil, étant entendu que la force d’âme naturelle qu’on prête à l’aristocrate la dispose heureusement à cet arrachement à sa propre condition, impensable dans l’autre sens. Le pouvoir dont les aristocrates disposaient dans le monde se transforme pour s’adapter aux contraintes du couvent. Dans ce jeu, elles ne jouent pas à armes égales avec leurs coreligionnaires. Les religieuses issues de la noblesse sont d’un naturel « délicat »91, plus encore que les autres femmes, ce qui a le double effet qu’elles sont particulièrement louées pour leur goût de la souffrance et que leur délicatesse leur rend toute douleur plus sensible qu’aux autres, ce qui implique un surcroît de mérite. Puisqu’elles sont plus faibles, on attend moins d’elles en la matière tout en étant prêt à les louer d’autant plus.
30Ajoutons que la révérence que l’on doit aux aristocrates ne s’évanouit pas aussi simplement que ne le voudraient les constitutions. La fille du marquis de Priego, Catalina María de Jesús, a droit à des oreillers qu’elle fait retirer, la simple volonté de vouloir garder la règle sur ce point valant d’être consigné dans sa Vie comme un acte méritoire. Elle se fait appeler « Pastorona » une déformation péjorative de pastora (« bergère ») pour s’humilier pendant son noviciat92. Dans le même ordre d’idée, une religieuse de Pampelune, Catalina de Cristo, aurait dès l’enfance pris l’habitude de parler comme une personne rustre et grossière (grosera93. Dans les deux cas, il s’agit de signifier l’avancement de son humilité tout en rappelant évidemment son statut social. L’ambiguïté de l’abaissement que suppose la vie régulière se devine bien dans la frénésie de Catalina de Cristo qui allait jusqu’à faire les lits de ses propres servantes, ce qui ne les mortifiait pas qu’un peu94. Cette remarque souligne bien la dynamique distinctive qui se cache derrière cette compétition. L’humilité naturalisée et presque statutaire de ses domestiques ne tient pas devant l’humilité vertueuse de Catalina. Ce sont les servantes elles-mêmes qui sont mortifiées par la religieuse de chœur, doublées honteusement dans leur propre humilité. Avec cette allusion aux domestiques, le renversement est complet puisque le rejet de la honra en revient à abolir la condition de converse autant qu’elle détruit le statut nobiliaire, un renversement que la Vie de Catalina reporte logiquement dans la hiérarchie du couvent :
Il lui avait semblé qu’on ferait mieux de la faire freila, c’est-à-dire religieuse converse, puisque que, bien qu’entre nous il y ait peu de différences, au bout du compte, ce sont les converses qui sont destinées à la vie active95.
31On pourrait s’interroger sur la remarque finale de Leonor de la Misericordia qui écrit ce texte. Elle accrédite à la fois l’idée d’une différence nette de statut entre religieuse de chœur et converse tout en revendiquant une proximité de fait. Elle est peut-être une trace de l’indistinction statutaire des origines qui constitue une fierté et l’un des signes distinctifs de l’ordre. Elle permet alors à l’hagiographie de minimiser la rupture qu’aurait constituée l’introduction des converses en se rattachant avantageusement au projet originel. On pourrait y voir un signe du fait que le discours de rejet d’une hiérarchie des conditions a trouvé un écho dans les pratiques des religieuses, puisque l’hagiographe s’évertue à construire cette image si édifiante de religieuses de toutes conditions rivalisant d’humilité au point que leurs statuts se confondent. Ce serait oublier cependant que cette proximité est précisément le meilleur signe qu’elles sont différentes. Leonor del Santísimo Sacramento, par exemple, est très privilégiée, puisque, contre la tradition de l’ordre, elle est entrée au couvent avec deux servantes, sur l’insistance de ses parents les comtes d’Arcos96. Elle, qui ne fait rien d’autre que balayer, frotter et s’éprouver continuellement97, entre dans une compétition qui ne relève pas de l’émulation ordinaire puisqu’elle part précisément d’un privilège. Toute l’hagiographie de Leonor se présente comme une justification de celui-ci et de ses difficultés pour le transformer en réputation de sainteté. Son corps délicat98 supporte les rigoureuses disciplines, mais elle est forcée par l’obéissance à manger de la viande à cause de ses maux de tête. Lorsque l’une des novices l’appelle Madre, elle menace celle-ci de la forcer à lui piétiner la bouche, ce qui eut été un bon moyen de s’humilier, très au-delà de ce qu’on lui demandait99, mais ce qui montre aussi que la révérence qui lui était due dans le monde a largement franchi la clôture. C’est du reste parfaitement logique puisque Leonor, outre qu’elle est fille de comte, est la petite fille de la fondatrice du couvent, Aldonza de la Madre de Dios.
32Ces situations ne permettent pas d’estimer les mortifications de ces religieuses, tant le texte verrouille la lecture qu’on peut en faire. D’un côté, leur statut adoucit les rigueurs de l’ordre. Tout comme Leonor, Aldonza de la Madre de Dios fut forcée à porter du « drap » (lienço) plutôt que de la serge et à manger de la viande, si bien qu’elle finit par penser qu’il serait néfaste que d’autres aristocrates rentrent au couvent, puisque de cette manière une réforme « si parfaite » en vient à se relâcher100. Entre la présomption qu’un corps délicat ne supportera pas les austérités de la vie du Carmel, ce qui amène à les tempérer, et la volonté de celles-ci de souffrir davantage pour s’arracher à leur condition, il est impossible de déterminer véritablement si, oui ou non, ces religieuses doivent faire preuve d’une plus grande observance et d’une plus grande mortification. On pourrait être tenté de considérer qu’elles ont à fournir un effort moindre, au moins sur le plan physique. Mais, outre qu’il est impossible de l’affirmer, il est également certain que, dans une société fondée sur le statut, les humiliations répétées constituent une épreuve que le chercheur venu d’une société établie sur des principes égalitaires plus que hiérarchiques peine à appréhender. Il y a un risque d’anachronisme à donner à la douleur physique la préséance sur ce type d’humiliations. Si elles sont mentionnées dans l’hagiographie, ce n’est donc pas nécessairement parce que l’ordre se relâche au fur et à mesure qu’il devient plus aristocratique, mais parce que les modèles de sainteté s’adaptent au recrutement de l’ordre.
33Cela n’en donne pas moins aux aristocrates une position très favorable visà-vis du corps. Ce que met en place la différence statutaire entre converses et religieuses de chœur c’est une concurrence entre deux formes de hiérarchie, l’une appuyée sur le statut, l’autre née de la vertu, en donnant la prééminence à la seconde. Mais, puisque l’arrachement à son propre statut est le meilleur signe de vertu qu’on puisse donner, l’organisation du couvent offre paradoxalement aux moins humbles de beaucoup plus grandes possibilités de s’humilier. Cet arrachement ostensible à une condition d’origine est partiel et trompeur. Le fait qu’elles aient à nier leur statut est un rappel constant de celui-ci. La chose n’est pourtant pas aisée et l’humiliation qu’elle constitue ne doit pas être sous-estimée. En soi, le fait d’être placé en droit — et non en fait — sur un pied d’égalité avec d’autres religieuses de conditions différentes est déjà une forme d’humiliation. La cohabitation avec les converses, notamment, peut être difficile. Une Vie de la mère Isabel de San José, issue de la petite noblesse de Cuenca, décrit les contradictions que lui fait subir une converse, envoyée par Dieu pour l’humilier, et souligne que « la noblesse du sang et la grâce font montre d’une âme généreuse101 » qui lui permet de résister. Ce jeu sur les statuts permet de percevoir les opportunités qu’a pu offrir l’ouverture de l’ordre aux converses, qui reconnaît une inégalité statutaire pour mieux offrir la possibilité de s’en affranchir.
34Le fait d’appartenir à l’aristocratie, s’il offre un avantage indéniable, n’offre aucune garantie de carrière réussie au couvent. L’idée que celui-ci est le lieu d’une reproduction du pouvoir, très fondée quand il s’agit de considérer le prestige que les lignages des bienfaiteurs retirent de leurs fondations, doit être nuancée pour les relations entre les religieuses. Si le pouvoir dont on disposait à l’extérieur joue sur la réputation dont on jouit à l’intérieur, il ne se traduit pas nécessairement par l’occupation d’offices importants, soit que les aristocrates aient effectivement du mal à suivre les exigences de la règle, soit que leur volonté d’abdiquer le pouvoir soit maintenue. Si Luisa de la Cruz devient prieure de Talavera, puis de Lerma, dont elle est la fondatrice du couvent, ou si Juana de la Trinidad, la veuve du duc de Béjar, l’est à Séville en 1630-1633, ou encore Francisca de Cristo, dont le père est président du Conseil des ordres et le frère comte de Castrillo, à Loeches, une partie des religieuses issues de la noblesse que nous avons évoquées n’exerce pas de charge. Quand elles en occupent une, elles ont parfois d’autres sources de légitimité, comme c’est le cas de Ana de la Madre de Dios, prieure de Malagón, puis de Cuerva, qui avait été remarquée par Thérèse d’Ávila à Tolède, chez Luisa de la Cerda, et dont l’autorité s’appuie probablement autant sur la légitimité charismatique qu’elle tire de sa proximité avec la fondatrice que sur la légitimité traditionnelle que pourrait lui donner son l’appartenance à la (petite) noblesse.
35En revanche, à lire les chroniques des couvents, elles ont fortement édifié les autres religieuses et leur bonne réputation ne semble pas faire de doute. Ces réputations d’aristocrates restent malgré tout difficiles à appréhender. Les chroniques n’ont-elles pas intérêt à flatter les riches fondateurs plus que les autres ? Les chroniqueuses ne sont-elles pas logiquement portées à les louer, ne serait-ce que parce qu’elles sont elles aussi issues des élites, fréquemment ? Si le texte hagiographique, dont le but est de louer ces saintes femmes, s’adapte à leur cas, il n’est pas aisé de savoir à quel point leur situation est acceptée dans les couvents. Le cas de la comtesse Luisa de Moncada y Aragón mérite à cet égard un peu d’attention. À son crédit, la Vie qu’on garde d’elle donne plusieurs éléments qui montrent qu’elle bénéficiait au couvent d’une autorité qui lui vient du monde. Entrée avec tous ses meubles à Palencia en 1625 à 45 ans, la comtesse-veuve prend sur elle de faire réprimander par la prieure les religieuses qui ont du mal à ne pas l’appeler « Señora ». Le vendredi, elle se distingue pieusement en refusant le poisson au motif qu’il est meilleur ce jour-là. Elle exerce par deux fois, un petit peu de temps, l’office d’infirmière et affronte très raisonnablement102 les austérités de la vie au couvent, sans que sa Vie ne s’étende plus sur ses pénitences. À l’évidence elle bénéficie d’un traitement de faveur, compte tenu de son origine et des bienfaits dont sa famille a couvert l’ordre. Il est tout à fait possible que la Vie reflète cette autorité, plus que le crédit dont elle pouvait jouir au quotidien auprès des religieuses.
36Il serait de toute façon trop simple de décrire le travail du corps comme une voie pour transposer sans dommage un pouvoir mondain en pouvoir spirituel. Si ce qu’on espère d’une religieuse diffère en fonction de son origine sociale, les attentes sont aussi différenciées sur d’autres critères.
37Les oppositions entre les jeunes et les vieilles religieuses ou entre les novices et celles qui détiennent du pouvoir façonnent aussi les jugements que chacune formule sur la sainteté des autres. De la vieille religieuse on attend des mortifications moins violentes, car son corps est fatigué par les années qui ont passé. Dans le même temps, elle est créditée doublement de ses efforts en la matière, puisqu’elle est plus faible. On retrouve l’ambivalence du corps délicat de l’aristocrate. Ces attentes en décalage sont d’autant plus ancrées que le temps qu’elle a déjà passé au couvent et l’âge de son corps rendent ses mortifications moins nécessaires et d’autant plus louables. De la même manière, plus une religieuse grimpe dans la hiérarchie conventuelle, plus sa réputation de sainteté est supposée devenir évidente. Le fait qu’elle ait été élue à un office implique qu’elle ait déjà fait ses preuves aux yeux d’une bonne partie de la communauté. Surtout, l’accession au pouvoir garantit une forme d’autonomie dans la mortification puisque la prieure peut ou non distribuer les autorisations d’augmenter ses pénitences. Cela lui permet à la fois de se libérer elle-même et de placer les autres sous sa dépendance. Vieillesse et pouvoir vont de toute façon de pair, ne serait-ce que parce que certaines des religieuses les plus âgées ont occupé des offices importants. L’hagiographie montre d’ailleurs que parmi les « mères », (prieures et anciennes prieures), la séparation entre celles qui exercent le pouvoir et les autres est assez ténue. Quand celle qui représente l’autorité n’est pas là, c’est aux plus âgées qu’on demande des autorisations. Ainsi, María de San José, jeune religieuse, demande aux anciennes l’autorisation de s’asseoir dans le chœur de l’église103. De la même manière, Beatriz de San José se tourne vers une sœur plus âgée pour lui demander l’autorisation de sortir du chœur104.
38À l’inverse de la prieure âgée, une novice, fraîchement introduite dans la communauté doit faire ses preuves, apprendre à régler ses austérités sur celles des autres, dont elle est entièrement dépendante. Les contradictions du travail du corps s’abattent sur elle avec une rigueur accrue : son corps est insuffisamment mortifié, ce qui est un argument pour augmenter pénitences et mortifications, mais elle n’est pas assez réglée, ce qui suppose, à l’inverse, qu’on lui apprenne aussi à se modérer, alors que les mortifications affaiblies des plus âgées sont à la fois la marque de leur constance, de leur modération et de leur zèle. Il faut noter que ces contraintes se coulent parfaitement dans les recommandations de la littérature spirituelle, selon laquelle les commençants connaissent nécessairement la sécheresse spirituelle, la crainte du jugement, le scrupule, l’inquiétude et le doute, alors que chez ceux qui sont avancés dans la voie de l’oraison, les tensions se sont apaisées. Pour historiciser les situations contradictoires et angoissantes que nous avons décrites jusqu’à maintenant, il ne faut donc pas uniquement tenir compte des pulsations de l’angoisse collective, ou des évolutions des normes auxquelles les religieuses sont supposées se soumettre. La trajectoire personnelle de chacune est supposée reproduire ce mouvement vers l’apaisement. Cette confusion entre plusieurs lignes temporelles doit nous amener à nous méfier de toute interprétation historique simple des pratiques de mortification à partir de l’hagiographie. Même si celle-ci décrit des saintes, élues de Dieu dès l’origine, le parcours des religieuses franchit ces étapes stéréotypées qui mènent de l’inquiétude mélancolique de la novice à l’apaisement de la prieure. Si toute trajectoire personnelle est indéniablement prise dans les contraintes d’une histoire collective, le poids de ces nécessités individuelles, qui reflète autant des lieux communs hagiographiques que des situations vécues, est difficile à évaluer. Il gène l’appréciation que l’on pourrait faire d’une évolution plus globale des pratiques de mortification. L’impression que les flagellations et les angoisses sont plus importantes dans les premiers temps reflète sans doute pour une part la plus grande vitalité du recrutement, la jeunesse relative des religieuses ou leur moindre extraction sociale.
39Ces oppositions entre jeunes et vieilles, nouvelles et anciennes, doivent naturellement être nuancées. Ces facteurs se combinent et peuvent devenir tout à fait contradictoires. L’idée selon laquelle la réputation de sainteté suit une progression linéaire en fonction de l’accession au pouvoir et de l’avancement dans l’âge est fausse. Ce que montrent ces attentes, c’est que les contraintes pour que la sainteté d’une religieuse soit reconnue ne sont pas les mêmes au début et à la fin de sa carrière, car les critères du jugement des autres sont a priori modifiés. Mais entre ces deux situations, la trajectoire de chacune, sa capacité à s’adapter à ces contraintes, peut grandement changer la donne.
40Le meilleur signe de ces attentes en décalage est la réversibilité de certaines situations. L’une des conséquences de la variabilité du corps, de l’ambivalence de tout ce qu’on peut y lire, de la plasticité de l’hagiographie est paradoxalement que si l’appréciation des autres s’appuie beaucoup sur le corps, ce n’est pas véritablement l’état de celui-ci qui dicte le jugement. La capacité de l’hagiographie à défendre tout et son contraire est à cet égard assez éloquente. Le cas de la tolédane María de Jesús fournit un très bon exemple de cette flexibilité. Dès son noviciat, tous les signes qui pourraient justifier un renvoi s’inversent dans ses Vies : sa délicatesse et sa santé fragile deviennent un indice de sainteté, puisqu’elles lui permettent de souffrir plus que les autres, à l’image du Christ. Plutôt que de mettre l’accent sur ses excès, on souligne sa ferveur et on présente sa maladie non comme un empêchement, mais comme une épreuve105. Ce renversement de la valeur du corps n’allait pas de soi et, semble-t-il, non seulement María de Jesús a été tenté de quitter le couvent106, mais encore une partie de la communauté s’opposait à ses vœux107. Certains passages que son hagiographie décrit comme des épreuves semblent montrer que sa vocation était loin d’être affirmée. Au moment de lui couper les cheveux, le jour de la prise d’habit, elle se trouble et sa gorge se serre à l’idée de ne plus voir ses parents et de renoncer à tant de choses108. Malgré ses doutes et l’hostilité d’une partie des religieuses, María finit par professer. La raison de ce renversement est vraisemblablement une vision de Thérèse d’Ávila de ce qu’une très bonne novice109 se présenterait à Tolède, ce qui pousse la fondatrice à écrire une lettre pour insister pour qu’elle professe « même si elle devait passer tous les jours de sa vie au lit, parce que tel était la volonté de Dieu110 », alors que la communauté lui avait manifesté ses réticences. Dans la Vie de María, les signes négatifs se sont inversés.
41Ce ne sont pas uniquement les excès de la pénitence qui peuvent se retourner. Les signes extérieurs de l’extase connaissent le même type de fortune, comme le montre le cas de la mère Alberta Bautista, décrit par Catalina de Cristo, dans un passage que nous avons cité dans notre premier chapitre.
Alors qu’une fois je faisais oraison avec une sœur, qui était la mère Alberta Bautista, dont les manifestations extérieures me contrariaient d’ordinaire, je la vis pleine de feu […] Cette vision me fit un si grand effet que chaque fois que cela arrivait, c’était pour moi l’occasion d’un grand recueillement intérieur. Il me semblait que chaque éclair se fichait dans mon cœur111.
42Il a fallu à Catalina ces effets proprement extraordinaires pour qu’elle surmonte ses réticences et considère que les manifestations extérieures de la prière de sa consœur n’étaient pas feintes. De son côté, celle-ci gardait malgré tout une opinion très basse d’elle-même, alors que sa prière et ses œuvres trouvaient grâce dans le regard de Dieu, le seul qui vaut en définitive, de l’aveu de tous les protagonistes de cette histoire. Il faut dire qu’Alberta Bautista était un peu trop zélée en la matière, ce que ses consœurs ne voyaient pas toujours d’un très bon œil. Le texte des Fondations, écrit par Thérèse d’Ávila à partir de 1573 alors qu’Alberta Bautista était encore une jeune religieuse, gardait déjà d’elle l’image d’une religieuse excessive. Il avait fallu la priver de communion112. Pour la réformatrice du Carmel, qui l’a vue faire sa profession à Medina del Campo en 1569, comme pour Catalina de Cristo, qui était alors sa consœur, Alberta Bautista n’était encore qu’une hermana, une jeune sœur, et non pas encore la madre qu’elle devient dans les années 1570 et que l’on retrouve dans le texte plus tardif de Catalina de Cristo, comme pour s’excuser de s’être trompée sur sa sainteté. Interrogée sur cette même religieuse le 14 juillet 1603, vingt ans après sa mort, la Madre Isabel de San Jerónimo se souvient d’une religieuse silencieuse, qui traitait son corps durement113, mais dont les pénitences sont devenues, par l’excès même qui était réprouvé trente ans plus tôt, les indices de sainteté qui resteront pour la postérité, avant d’être fixés définitivement par la plume officielle de Francisco de Santa María. Un comportement suspect sans être condamnable devient, à mesure que le statut de la religieuse change et que le travail du regard fait son œuvre, le signe que la réputation de sainteté qu’elle a pu acquérir était bien fondée, du fait même qu’elle était disputée.
43Ces deux exemples permettent de juger de l’importance du corps dans la réputation de sainteté, car, dans les deux cas, ce sont des états du corps qui légitiment le jugement des religieuses et de son insuffisance. Mais si, pour formuler ces jugements, il a bien fallu que María se châtie, le travail du corps ne suffit pas. Il faut s’assurer qu’il sera interprété correctement. Car, une fois qu’une réputation est établie aux yeux du couvent, le jugement que l’on peut porter sur les pratiques des religieuses semble aussi univoque que celui de l’hagiographie. La sainte bénéficie d’un crédit qui lui permet d’être toujours jugée conforme à ce qu’on attend d’elle. Si l’on ajoute que son charisme se cumule ordinairement avec le prestige de l’ancienneté de l’office, il devient logique qu’une réputation puisse se stabiliser par répétition de jugements laudateurs, et ce, malgré tous les obstacles que nous avons détaillés. L’apaisement de la religieuse d’expérience, la disparition des craintes et des scrupules décrite par Thérèse d’Ávila, vient de cette stabilité. Celle qui est convaincue de la sainteté de sa camarade ne lui voit que des avantages. Si le fait, par exemple, que le couvent encourage des pratiques de dissimulation suppose souvent que les apparences soient trompeuses, s’il rend les corps difficiles à lire, il permet aussi paradoxalement de faire durer un jugement positif. Ainsi, la composition de soi, l’extrême maîtrise du corps, peuvent tout à fait être considérées comme des preuves que mortification et douleur sont extrêmement maîtrisées, plutôt que comme le signe d’un corps qui ne souffre pas. L’absence d’une mortification visible n’est-elle pas le signe d’une mortification parfaite, parce que cachée ? Si la sainteté s’accommode de nombreux états du corps, il est évident qu’une fois qu’une réputation est installée, le corps permet toujours de la justifier. On retrouve la même ambivalence avec l’extase. Les signes extérieurs de l’extase suscitent une réticence qui n’est pas uniquement l’apanage des autorités inquisitoriales. Tout autant que la mortification, elle doit être cachée et trahie pour ne pas paraître ostensible. Malgré cela, elle offre un avantage à celle qui voudrait s’illustrer. L’union à Dieu est supposée déposséder la religieuse de sa volonté, de sorte qu’elle n’est plus maîtresse d’elle-même. Si le risque de la manipulation existe toujours, il est aussi possible d’excuser des ravissements publics au motif que la religieuse n’en est pas responsable. On en garde plusieurs occurrences dans l’hagiographie des couvents, où les religieuses découvrent le plus souvent une extase de leur prieure, comme celle de Beatriz de la Madre de Dios, à qui une sœur vient demander la permission de sortir du chœur, comme la règle le demande, et qui sentit qu’elle s’abaissait et se soulevait en lui secouant le bras114 sans que sa supérieure ne réagisse. Lorsque l’extase est visible, elle est systématiquement interprétée non pas comme une tentative de manipulation, mais comme le signe que la volonté de la religieuse est véritablement forcée et que les mouvements de l’extase sont proprement irrépressibles. La même Beatriz de la Madre de Dios « avait le visage qui s’enflamait et des tremblements dans les bras » et ce, devant la communauté, sans pouvoir se réprimer115.
44La réputation de sainteté qu’a pu acquérir une religieuse vis-à-vis de ses pairs, notamment à travers les pratiques ascétiques qu’on lui attribue, permet de déjouer les soupçons qui devraient porter sur ses comportements. Si la mortification est liée à l’extase, ce n’est pas uniquement d’un point de vue spirituel ou théologique, parce qu’elle en constitue une préparation, mais parce que, pour que l’extase soit reconnue et non rejetée, elle doit être précédée d’une carrière de sainteté couronnée de succès. Cette réputation acquise, les religieuses sont d’autant plus promptes à rejeter l’hypothèse désagréable d’une manipulation ou d’une illusion démoniaque qu’avoir une sainte dans un couvent est source pour celui-ci de bienfaits qui ne s’arrêtent pas à la question spirituelle. Cette démarche explique par ailleurs que lorsqu’un ravissement est dénoncé, c’est toujours à partir d’un œil extérieur et expérimenté ou chez une jeune religieuse. À l’inverse, celle qui découvre l’extase est le plus souvent dans une relation de dépendance. Ainsi, ce sont les novices qui entrevoient plusieurs fois, au chœur, Isabel de Jesús, agenouillée, comme morte, une heure durant116. À la fin de sa vie, la vieille maîtresse des novices de Malagón, Isabel de Jesús, a des ravissements que les autres religieuses repèrent à son visage et à ses bras levés117. C’est en tant que prieure de Ségovie que Beatriz del Sacramento a des suspensions violentes devant toute la communauté, quand les religieuses chantent des cantiques, au point de leur supplier de s’arrêter, par humilité118. À ce moment, le couvent est fondé récemment, la communauté est jeune et non contente d’être prieure, Beatriz est auréolée du prestige de son expérience. Là encore, le temps qu’il faut pour bâtir une réputation de sainteté s’articule avec les développements de la littérature de spiritualité sur les errements des commençants et des débutants dans l’oraison, et contribue assez largement à confirmer la légitimité de la distance spirituelle qui sépare dans l’idéal les prieures des novices. Ce mécanisme aboutit à une situation éminemment paradoxale : l’extase la plus suspecte se trouve, du fait même qu’elle pourrait être une manipulation que l’on n’imagine pas chez sa prieure, confirmée comme la plus véritable. Comme on ne peut imaginer une illusion ou une possession chez une religieuse dont la réputation est déjà faite, la publicité de l’extase devient le signe que c’est bien la volonté de Dieu qui s’y exprime, puisque jamais une religieuse aussi sainte, pense-t-on, n’aurait de son propre chef choisi de montrer orgueilleusement les faveurs que Dieu lui fait. Dès lors, l’extase publique est une mortification de plus pour l’élue qui prie, dit-elle, pour que ces signes extérieurs disparaissent, comme Thérèse d’Ávila, à propos de ses lévitations :
Un jour, la chose m’arriva lorsque nous nous trouvions réunies au chœur, et que j’étais à genoux, sur le point de communier. J’en ressentis une peine très vive, comprenant bien qu’une chose aussi extraordinaire aurait bientôt un grand retentissement. Je défendis aux religieuses d’en parler, car ce fait s’est passé dernièrement, et depuis que je remplis l’office de prieure. D’autres fois, m’apercevant que le Seigneur s’apprêtait à me faire la même faveur, je m’étendais à terre ; on m’entourait pour me retenir et, malgré tout, la chose paraissait encore. Cela se passa ainsi un jour où l’on célébrait la fête de notre titulaire, pendant un sermon auquel assistaient des dames de haut rang. Je suppliai alors notre Seigneur de ne plus m’accorder des grâces qui se voient à l’extérieur parce que j’étais lasse de prendre tant de précautions et qu’après tout, il pouvait me faire des faveurs sans qu’on en sache rien. Sa Majesté a bien voulu, semble-t-il, accueillir favorablement ma prière, car la chose ne s’est plus renouvelée119.
45Ce passage explicite tous les enjeux de cette publicisation de l’extase que nous venons d’évoquer, jusqu’à ses liens avec une position de pouvoir puisque Thérèse précise qu’elle ne peut demander à ses religieuses de la réfréner parce qu’elle est devenue prieure. Manifester qu’on refuse ses manifestations publiques, les dénigrer est, de toute façon, une nécessité pour qui ne veut pas passer pour une illuminée (alumbrada), une accusation très commune pour les femmes ayant des expériences visionnaires120, dont les extases incontrôlées paraissaient suspectes121. Ultime changement de valeur, l’extase publique, illuminée de faveur divine se fait humiliation, selon un mécanisme analogue à celui de la maladie, puisque le fait d’être montrée à tous comme une sainte favorisée par Dieu, au risque d’être taxé d’orgueil, est toujours présenté comme une source de honte et de crainte. À partir de ce moment, un dernier renversement peut intervenir chez une religieuse dont la carrière de sainteté est suffisamment engagée : le ravissement devenu inutile peut disparaître, comme chez Thérèse d’Ávila dont le plus haut degré d’oraison — et le dernier chronologiquement —, l’oraison de quiétude, ne s’accompagne plus d’« extases visibles122 », ou chez Ana de San Agustín, qui confesse qu’une fois devenue prieure, ces faveurs publiques qui la gênaient ont disparu123.
46Il est donc net que les enseignements que l’on tire du corps des autres varient en fonction de la position qu’on tient dans le couvent autant qu’en fonction du corps lui-même. Dans ce jeu, il devient possible de stabiliser une image de sainteté, en amenant le reste de la communauté à interpréter les choses dans le bon sens. L’enjeu de la vie conventuelle est donc de maîtriser les critères de jugements variables dont le corps peut faire l’objet pour stabiliser l’image de son corps. Ce jeu ne suppose pas nécessairement de se présenter comme une sainte. Il nous reste à voir comment le corps permet d’obtenir l’assentiment des autres et peut devenir un moyen de pouvoir et non uniquement le lieu où il s’exerce. Il faut revenir pour cela sur la place que tient la présentation de soi dans la vie communautaire.
LE CORPS ET LA VIE COMMUNAUTAIRE
47Puisque, inévitablement, la réputation se construit d’abord dans le regard des autres, puisque les cadres du jugement sont fluctuants, c’est la maîtrise de ces cadres, la capacité à couler les images de son corps dans ce qu’attend l’institution, qui détermine la réputation de sainteté beaucoup plus que l’état du corps lui-même et ce, même si, in fine, le jugement porte bien sur le corps et sur une capacité à le maîtriser. Certains de nos développements précédents donnent déjà des indices des techniques disponibles. La mise en scène de la maladie constitue le seul moment de la vie conventuelle où une résistance à la douleur la plus extrême est forcée de se montrer. Elle est le moment où le corps se dévoile, où les cilices apparaissent, où les cicatrices se montrent et où cette ostension du corps n’est pas taxée de vanité mais d’humilité. Les mortifications publiques s’inscrivent dans la même logique. On comprend mieux pourquoi ces situations sont ardemment recherchées. La vie communautaire ménage des espaces où le corps peut se montrer de manière un peu moins équivoque. Nous n’allons pas revenir sur ces exemples qui exposent comment le corps, mis en scène dans des circonstances adéquates, peut servir à la réputation d’une religieuse. Il nous reste, en revanche, à caractériser le rapport aux autres religieuses qui autorise ces mises en scène et à chercher dans les relations sociales les moyens par lesquels une religieuse peut s’assurer du jugement favorable de ses pairs. Car s’il y a des voies pour présenter ses excès, il faut encore tenter de s’assurer qu’ils seront reconnus par la communauté. Les relations intracommunautaires sont des négociations permanentes autour de ce qu’il est licite de faire ou non, dans lesquelles le corps est un instrument qui permet aux religieuses d’ajuster leur pratique sur celle des autres et de s’assurer que, dans leur regard, elles recevront un accueil favorable.
48C’est le cas des novices qui permet le plus nettement de mettre au jour ce type d’ajustement. Si les instructions insistent toutes sur la nécessité pour la maîtresse des novices d’être douce et attentive, car les jeunes pousses sont fragiles, elles rappellent que tout manquement à la règle, toute erreur dans le cérémonial doit être corrigée avec rigueur, aussi petite que soit la faute124.
49Dans ces conditions, le noviciat est l’apprentissage de l’humiliation de ne pouvoir suffisamment régler son corps. Cette insuffisance est la meilleure garantie d’intégration à la communauté, car c’est justement dans le respect de l’obéissance, dans l’acceptation de la soumission aux supérieures, dans une capacité à supporter la correction fraternelle dans toute sa rigueur que cette situation trouve sa solution. Les novices sont supposées confier leurs états d’âme et leurs doutes à la prieure ou à la maîtresse des novices, tout en comparant leur situation à celle des autres, présentées comme des modèles, et en acceptant de bonne grâce les humiliations répétées de leurs échecs. La pire des tentations serait de garder ses hésitations pour soi. C’est le signe d’une vocation inquiète et non pas d’une âme pure et simple. Le spectacle de l’enseignement de l’obéissance, poussé volontairement jusqu’à l’absurde, en est la meilleure preuve, qui conduit à faire l’expérience de sa dépendance envers les autres. Le chapitre des coulpes est l’un des moments où la vie communautaire se fonde dans le partage des fautes, comme l’a montré Katherine Allen Smith pour le Moyen Âge central125. Les mortifications publiques qui ont pour but de montrer le péché que les autres ne voient pas ont la même fonction. Ainsi, María de la Purificación demande l’autorisation de dire au chapitre
les pensées les plus intimes de son âme, qui pourraient l’humilier et conduire à la mépriser, ce qu’elle fit avec tant de larmes et d’esprit que toutes au chapitre se retrouvèrent à pleurer, en rendant grâce au Seigneur de voir un tel exemple chez une novice126.
50Cette communion dans la reconnaissance du péché est un ressort essentiel de la régulation de la vie au couvent. La prestation convaincante de María, dont la démarche suscite l’émotion des autres religieuses parce qu’elle est jugée sincère, déverrouille en quelque sorte l’interprétation qu’on pourrait faire de ses excès. La recherche des punitions que nous avons déjà évoquée, si elle devait être motivée par la crainte des religieuses, a aussi pour effet de s’illustrer auprès de toute la communauté, pour peu que la prestation de la religieuse ne donne pas l’image de la vanité. Une fois convaincue que les intentions sont justes, que l’intériorité est conforme à ce que la religieuse montre, l’interprétation des signes du corps peut devenir moins équivoque et changeante. La chose ne se fait pas en une fois, mais témoigne d’une construction patiente qui est loin de s’appuyer uniquement sur le théâtre des mortifications publiques.
51Cet apprentissage de la règle concerne également les pénitences. Le cas de la maîtresse des novices est très éclairant sur ce point. Le rôle de celle-ci est explicitement d’apprendre aux religieuses à contrôler leur corps, à supporter les austérités, à vérifier l’état de leur santé et à leur enseigner la composition extérieure dans la manière de marcher, de parler et de regarder127. Son corps est là pour donner à voir une interprétation pratique de la règle, qui montre jusqu’où, dans une communauté donnée et à un moment donné, il est possible d’aller. Il joue un rôle d’interface entre la novice et la communauté qui l’accueille. Or, ce corps auquel les novices sont confrontées en premier lieu, destiné à leur enseigner l’humilité, surenchérit dans la mortification et accentue la tension entre ferveur et modération. Si le cérémonial de 1622 demande que les maîtresses des novices « ne soient pas tentées de faire des choses extraordinaires128 » en ce qui concerne la prière, c’est parce qu’il semble qu’elles se distinguent, au contraire, toujours par des pénitences d’autant plus édifiantes qu’elles sont violentes. Brianda de San José présente à ses novices des pénitences extraordinaires129 qu’elle leur demande de reproduire. María de Jesús « faisait de grands excès sous couleur de l’exemple qu’elle devait donner aux nouvelles plantes130 ». Dans l’hagiographie des religieuses, l’office de maîtresse des novices est toujours présenté comme une opportunité d’augmenter ses propres mortifications. Cela ne peut qu’accentuer l’impression de décalage et les difficultés de l’intégration : confrontée au corps extrême de la maîtresse des novices, la nouvelle venue ne peut que constater à regret sa propre insuffisance, d’autant que chez elle, des excès aussi spontanés lui vaudraient peut-être des réprimandes. C’est le moment où la marge d’une mortification adéquate se montre et se renégocie pour tout le monde. La maîtresse des novices teste, en présence du reste de la communauté, les limites qui peuvent être acceptées et donne à voir l’étendue de la marge d’interprétation autorisée vis-à-vis des normes en vigueur. Elle joue le rôle d’indicateur des pratiques tolérées dans le couvent. Une interprétation commune de la règle se construit entre ce que la maîtresse des novices montre à celles-ci et ce que la communauté et, notamment, la prieure accepte qu’elle fasse, jusqu’à ce qu’elle-même soit, si nécessaire, rappelée à l’ordre. Il est donc logique que l’exemple de la prieure elle-même, la moins contrainte dans sa pratique, donne le ton pour l’ensemble de la communauté et dessine une forme d’excès pénitentiel acceptable pour toutes. C’est d’abord en se calant sur les pratiques de la prieure, et en tenant compte de son statut, que les religieuses peuvent parvenir à graduer leurs mortifications de manière satisfaisante. De cette manière, les injonctions contradictoires auxquelles les pénitences sont soumises trouvent leur solution dans la vie communautaire elle-même. Le tournant des années 1590, que nous avons décrit plus haut, réduit certainement leur marge de manœuvre en la matière, mais ne fait pas disparaître leur rôle régulateur.
52La communauté ne sert pas qu’à l’apaisement des tensions grâce au réconfort mutuel et aux exemples que les unes peuvent donner aux autres. Le recours aux licences est une stratégie payante, semble-t-il, pour faire connaître son zèle. Il n’a pas que pour fonction de canaliser la mortification : il contribue également à faire connaître et à négocier les limites raisonnables de ce qu’on peut faire. Multiplier jusqu’à l’absurde les demandes d’autorisation permet de faire preuve d’une volonté ardente de faire pénitence et de se soumettre à la règle, et reporte la contradiction entre zèle et modération dans le choix que la supérieure fait ou non d’accorder l’autorisation de se mortifier. L’autorisation de la supérieure est une assurance contre l’incertitude de l’action, elle ouvre des voies de mortification dont les difficultés sont aplanies. Elle rend cruciales les relations avec les supérieures et les offices qui permettent de desserrer la contrainte. La prieure a de ce point de vue un avantage très net. Il devient donc logique qu’on puisse décrire les religieuses comme protégées par une foule d’autorisations patiemment accumulées. Ainsi, Ana de Jesús, la troisième prieure de Cuerva, ne buvait pas une gorgée d’eau sans en demander l’autorisation131, une stratégie qu’on retrouve chez María de San Jerónimo132 ou chez Isabel de Santo Domingo133. Catalina de Jesús est également réputée ne rien faire sans en demander l’autorisation134. La licence permet de tester une limite, de voir jusqu’où on peut aller. Ana de San Bartolomé confie avoir demandé des licences pour n’importe quoi dans ses premières années et avoir été freinée dans ses volontés de faire pénitence135. Derrière ces autorisations, il y a également la possibilité d’en faire plus que les autres et de se distinguer. Ainsi, Eufrasia del Sacramento obtient l’autorisation et le privilège de se rendre au chœur deux ou trois heures avant les autres, pour adorer le Saint-Sacrement, ce qui n’échappe pas aux autres religieuses136.
53Ce n’est pas l’adhésion à la règle qui constitue le socle de la vie communautaire, mais la capacité à en négocier et à en discuter les limites et les contours. Là est la vertu de sa contrainte. La communauté se construit comme une compensation aux exigences de la règle, contre la règle même, dans la mesure où ce qui ressort de ces ajustements est un accroissement des mortifications. C’est en un sens le revers de la rhétorique thérésienne de la douceur de la vie communataire face aux rigueurs de la règle qui justifiait sa résistance à encadrer trop précisément, par des textes rigides, la vie des religieuses qui devait garder une certaine souplesse. Ce n’est pas le pouvoir qui formate le corps, mais le corps qui travaille les sources du pouvoir pour mieux s’en accommoder et s’en libérer, non pour rejeter la norme, mais pour y adhérer de la manière la plus adéquate qui soit, dans une situation sociale donnée, celle de la communauté dans laquelle on évolue137. Il faut mettre son corps en jeu pour saisir et dominer les enjeux de la vie conventuelle. De cette capacité à appréhender la norme pour mieux la dominer dépend la capacité de chacune à présenter un corps conforme aux attentes des autres.
54Les techniques de présentation de soi permettent de dépasser ou de contourner certaines des contraintes qui pèsent sur le travail corporel. L’une des principales tenait à la visibilité du corps mortifié, dissimulé par discrétion et humilité, d’autant plus dur à cacher que la mortification était violente. La présentation des cicatrices et des traces du corps joue donc un rôle crucial dans l’hagiographie, comme une manière de dire une mortification qui n’est plus là : les traces de sang laissées sur les murs de la cellule, sur le sol, sont notamment décrites comme les marques d’une mortification trahie, et donc présentable. Ainsi, le thème du sang répandu n’est pas que la reprise d’un motif évangélique. C’est par le sang qu’elle laisse sur les murs que la beata Catalina de Jesús laisse deviner sa sainteté. Celles qui ont vu sa chambre, écrit son hagiographe, disent qu’elle était maculée de sang138. Ces éclaboussures divulguent ce qui aurait dû rester caché. Lanuza prétend que les disciplines de verges que prenait Teresa de Jesús à Valladolid avaient tant aspergé les murs et trempé le sol que, de nombreuses années après, on pouvait encore en voir les traces139. Ces traces sur les murs se retrouvent également dans la chronique du couvent de Cuenca140 et dans la Vie de Juliana de la Madre de Dios, chez qui la volonté de rester conforme à la sainte dissimulation de son état va jusqu’à laver les taches qu’elle laisse sur les murs :
Elle se fouettait si rigoureusement qu’elle répandait une grande abondance de sang et que les murs de sa cellule en gardait toujours des éclaboussures ; et bien qu’elle tentait de nombreuses fois de les effacer pour les cacher à ses sœurs, il en restait toujours quelques traces sur le mur141.
55Cette trace qui porte les signes de son propre effacement est une forme de mortification idéale, qui se laisse voir dans sa volonté de se cacher. Outre les traces de sang sur les murs, l’hagiographie mentionne régulièrement les marques qu’on laisse sur le sol ou sur la natte de sparte, sur lesquelles les religieuses s’agenouillent avant de prendre la discipline, ainsi que les pieds collés au sol par le sang séché142. Les cicatrices portées à la frontière du corps visible laissent également deviner celles qui sont cachées, d’où l’importance des couronnes d’épines ou de la mortification des pieds. Peut-on imaginer également que le cilice, ou le vêtement de crin qui dépasse toujours par un bout de son vêtement dans l’iconographie de Marie-Madeleine, se laisse deviner sous l’habit monastique ? Surtout, au-delà des traces du corps, le bruit de la discipline est systématiquement décrit comme une façon de dépasser les contraintes de la dissimulation : étouffé mais audible, franchissant les murs, il met à la fois en scène la violence de la pénitence et la distance que la religieuse a cherchée à mettre entre elle et les autres. Il peut signifier la pénitence tout en escamotant celles qui l’exercent, comme les traces anonymes laissées sur les murs. Catalina de Jesús la prenait ainsi avec une telle force « que celles qui l’entendaient en tremblaient143 ». Son étouffement permet en quelque sorte de sonoriser la volonté de se cacher, si bien que la faiblesse du son qu’on perçoit est interprétée comme une volonté de dissimulation sainte plus que comme une faiblesse de la chair. Pour ne pas tomber dans l’orgueil et la vaine-gloire il faut que la mortification se trahisse, se découvre de manière incidente, afin de ne pas être taxée d’hypocrisie. Le comportement montré est, paradoxalement, d’autant plus louable et édifiant qu’il est bien caché, ignorant de lui-même, dévoilé malgré lui, montré inconsciemment et à son corps défendant. Le jeu de surenchère que produit cette manière détournée de se mettre en scène est au cœur de la radicalisation de la mortification. Si la mortification doit être trahie pour devenir légitime et édifiante, il en découle qu’elle doit être grossie, exagérée, forcée pour être vue.
56Ce jeu sur les traces et les cicatrices témoigne du fait que l’hagiographie et les religieuses ont intégré les contraintes dans lesquelles le travail du corps se déploie et que celles-ci s’en accommode largement. Les excès des unes et des autres ne sont pas cachés frénétiquement. Il ne faut pas être dupe de ce jeu sur les traces laissées par le corps mortifié. L’hagiographie montre certes qu’on accorde une grande importance à ces stratégies d’adaptation à la contrainte, mais elle souligne surtout que les cicatrices, même très ostensibles, sont portées au crédit des religieuses comme le signe glorieux de leurs victoires. Les traces de sang elles-mêmes ne sont pas véritablement discrètes. Plusieurs religieuses interrogées après la mort de María de Jesús rappellent qu’il fallait plusieurs bassines d’eau pour éponger le sang qu’elle répandait, ce qui suppose, peut-être, un travail en commun144 et une mortification très visible. Ce sont d’autres signes de la très grande tolérance des couvents aux mortifications les plus extrêmes, malgré leur interdiction. C’est ce relatif relâchement qui autorise une forme d’adaptation secondaire145 aux normes du couvent qui permet que nous disposions d’information. Les religieuses ont, de toute façon, intérêt à construire en commun la réputation de sainteté des unes et des autres, à la fois pour se conforter mutuellement et pour la réputation de la communauté.
57Puisqu’il faut s’illustrer auprès des autres, la sainteté se bâtit aussi sur un art de saisir l’opportunité de se montrer. S’il est beaucoup de situations dans lesquelles il peut être malvenu de s’exhiber, il est des moments où le risque est amoindri. Ainsi, comme nous l’avons déjà notée, la réputation de Luisa de San José se construit visiblement, pour une part, sur les manches qu’elle retrousse pour frotter le sol, qui laisse voir ses cicatrices146. La Vie de Catalina de Jesús offre un exemple particulièrement éloquent de cette capacité à saisir le bon moment :
[Elle] se trouva avec une malade à qui on avait donné le Saint-Sacrement, et une fois que le prêtre fut reparti à l’église pour y ramener la custode, la malade fit un vomi très répugnant, et dans celui-ci se trouvait le Saint-Sacrement, qui n’avait pas eu le temps de se consumer147.
58Catalina prend vite une mesure drastique à la hauteur de l’urgence de la situation :
La mère Catalina de Jesús, avec un grand sentiment de voir la Majesté Divine ainsi humiliée pour notre amour, s’agenouilla et avec la langue prit le Saint-Sacrement148.
59Pour être pleinement compris, cet épisode éprouvant doit d’abord être rapproché des règles qui encadrent la dévotion à l’hostie. La prieure de Beas improvise moins qu’on ne pourrait le penser. L’hostie consacrée doit être protégée de toute une série d’agressions susceptibles d’attenter à son intégrité physique, agressions que les controverses eucharistiques du XVIe siècle rendent particulièrement cruciales, mais qui lui sont antérieures. On en trouve des traces dans certaines sommes de cas de conscience ou dans des règles destinées aux prêtres, gardiens naturels du Saint-Sacrement. La Primera parte de la Summa en la qual se cifra y summa todo lo que toca y pertenece a los Sacramentos, publiée en 1598 à Salamanque par le théologien dominicain Pedro de Ledesma, explique l’attitude à avoir si l’hostie se corrompt, si elle prend l’eau, si le vin gèle après la consécration, etc. Quand quelqu’un vomit les espèces, ou quand elles engendrent des vers, il faut les consommer explique-t-il, si elles ne sont pas corrompues. Tout ce qui les a touchées doit être brûlé149. Ces recommandations, que l’on trouvait déjà chez Guillaume Durand150, sont connues, reprises dans le Missel Romain151 et suscitent les railleries des calvinistes. En lapant le Saint-Sacrement, Catalina de Jesús suit une règle supérieure à celle qui lui commanderait de rester discrète et de ne pas tirer parti de cet épisode pour s’illustrer auprès de ses religieuses. Mais de cet acte extrême, les autres religieuses retiennent la grande maîtrise de soi et la grande mortification de leur prieure.
60Mais si ce cas particulier force Catalina à exhiber sa sainteté, le dévoilement des prouesses du corps est souvent plus intime. L’hagiographie montre bien que les relations privilégiées que certaines entretiennent avec d’autres sont aussi l’occasion de laisser voir des choses qui devraient rester cachées. Un bon moyen d’être à la fois discrète et humble est en effet de partager avec certaines, sous le sceau du secret, des pratiques qui pourraient sembler tendancieuses ou des expériences suspectes, notamment des visions. Chaque religieuse a tout intérêt à coopérer ainsi avec quelques autres : s’ouvrir sur ses doutes, sur ses frustrations de ne pouvoir en faire assez, parler humblement de ses difficultés, recevoir les réponses édifiantes de sa consœur, permet à l’évidence de s’assurer le soutien d’une fraction, au moins, de la communauté, et, si nécessaire, de relativiser ses angoisses ou de communiquer les grâces qu’on pense avoir reçues. Ainsi, María de San José confie-t-elle à Micaela de Santa Ana une vision dont elle aurait fait l’expérience, en 1625, pendant l’office :
La sous-prieure s’approcha d’elle alors qu’elle était au pupitre en train de chanter, la tira par la cape et la prit un peu à part, et en tournant les yeux vers elle, ce témoin mis ses yeux dans les siens et vit qu’elle était d’une remarquable et extraordinaire beauté, son visage tout embrasé, et baigné de larmes, et elle fut ainsi pendant toute la messe. Alors qu’elle lui demandait après l’office la cause de ce changement, ladite sous-prieure, en la mettant d’abord au secret, lui dit qu’elle lui racontait son expérience car elle savait qu’elle la garderait pour elle. Elle lui expliqua alors qu’elle avait vu à l’endroit dans lequel on chante un Ecce Homo très sanglant152.
61Le cas est intéressant. María a toutes les apparences de la discrétion et de l’humilité : son visage est caché et il faut la regarder dans les yeux pour s’apercevoir de ses transformations. Elle insiste sur le secret de la chose et rajoute que sa vision est une punition, car elle avait eu de la répugnance à obéir à certains commandements. La religieuse n’est pas choisie au hasard. Micalea de Santa Ana, présentée comme une fille de l’empereur Mathias II, partage avec elle une origine nobiliaire très élevée. Par son père, Luis Lopes Lobo, si l’on suit la chronique de la province portugaise du Carmel, María est rattachée aux seigneurs de Aluito qui ont exercé les charges d’alcaide-mor (capitaine général) de Monsaraz. Surtout, par sa grand-mère paternelle, Ângela de Noronha, elle descend d’Henri II de Castille et des comtes de Monsanto153. Les grâces de Dieu ont besoin d’être communiquées, transmises et commentées, et il est naturel que les affinités des unes avec les autres soient le creuset de leur réputation, même si les constitutions confient en théorie exclusivement ce rôle de confidente à la prieure et à la maîtresse des novices. C’est une manière plus sûre de parler de soi, ne serait-ce que parce qu’on peut se rétracter et s’adapter plus facilement en cas de désapprobation. Mais cela ne suffit pas, il faut encore que cette réputation se diffuse et se fixe.
62Avec ces derniers exemples, nous rentrons dans l’univers des rumeurs et des murmures qui, plus que toute chose, contribuent à la cristallisation d’une réputation. Car, si la communauté a intérêt à se reconnaître des saintes, il ne s’en suit pas que cette reconnaissance soit mécanique. Pour comprendre la manière dont le corps est montré et les précautions à prendre, il faut tenir compte de la manière dont l’information se diffuse et évoquer l’atmosphère murmurante qu’on imagine accompagner les exploits à la limite de la règle des religieuses les plus zélées. Il ne suffit pas d’avoir le comportement le plus adéquat et de parvenir à le montrer. Il reste à maîtriser la chaîne de diffusion de l’information. María de San José, dont nous venons de parler, est un cas intéressant de réputation à demibâtie. À lire les réactions des religieuses après sa mort, il semble pourtant qu’elle ait joui d’un grand crédit. Micalea de Santa Ana est prieure quand on interroge les religieuses sur la mort de María, deux ans après l’épisode de la vision vécue dans le chœur, et se fait la plus ardente défenseuse de sa mémoire en révélant cet épisode resté caché. Ces interrogatoires menés à Lisbonne fin août 1627 montrent bien la fragmentation d’une réputation en train de se constituer et le rôle que l’amitié de la défunte avec Micaela a pu jouer. L’interrogatoire indique à la fois qu’il serait faux de penser que tout est su au couvent et naïf d’imaginer que le secret qui frappe la pratique des religieuses est respecté. Les interrogatoires que nous avons conservés offrent des réponses variées à la question portant sur la pénitence. Ainsi, certaines religieuses interrogées sur les disciplines de María soulignent sa volonté de se cacher en se réfugiant dans une tour qui est le coin le plus reculé du couvent. Micaela de Santa Ana, la première à répondre au questionnaire, en qualité de prieure, raconte qu’elle entendait les disciplines que l’illustre disparue prenait dans la nuit parce qu’elle attendait pour les écouter avant de s’endormir154. Teresa de Jesús, le témoin suivant, n’en parle pas. Luisa de Jesús, une vieille religieuse qui fait partie des fondatrices du couvent, sait qu’elle monte à la tour mais ne sait pas si elle y prend la discipline. Peut-être sa vieillesse l’empêche-t-elle d’y monter écouter ce son édifiant et sa prudence l’incline à ne pas avancer, lors d’un interrogatoire aussi solennisé, une information qu’elle n’a pas pu vérifier. En tout cas, la rumeur est arrivée jusqu’à elle. Francisca de las Llagas, l’une des premières professes du couvent, n’ajoute rien sur la question. Anastasia de San Francisco avoue avoir écouté les disciplines. María del Calvario les a aussi entendues. Ana de la Concepción et Jerónima de Jésus, les deux dernières interrogées, n’ont en revanche rien entendu. Ces disparités sont délicates à interpréter. Certaines informations sont visiblement restées cachées jusqu’à l’interrogatoire. Outre la vision de l’Ecce Homo, Francisca de las Llagas fait le récit d’une extase à laquelle elle aurait assisté un vendredi du carême 1625, et aucune des autres religieuses ne semble être au courant. Elle se serait retrouvée seule dans la cellule avec María et celle-ci serait restée suspendue, silencieuse, pendant une demi-heure, le visage resplendissant. Revenue à elle, María aurait demandé ce qu’il lui était arrivé et, après le récit de Francisca, elle lui aurait réclamé de rester silencieuse. Onze années plus tôt, au locutoire, María aurait aussi eu une sorte d’extase, cette fois pendant un quart d’heure, emplissant de lumière toute la pièce155. Francisca était chargée de surveiller les discussions avec l’extérieur du couvent, et aurait été témoin de la scène pour cette raison. Dans les deux cas, et comme pour la vision de Micaela de Santa Ana, c’est dans la sécurité d’une relation interpersonnelle que l’extase de María se serait laissé voir. On pourrait en conclure que les exploits de la prieure n’ont pas atteint tous les membres de la communauté. Si certaines avaient pu avoir des scrupules à évoquer la rumeur pour répondre à leur interrogateur, une fois que le sujet a été évoqué par la première, elles n’auraient eu qu’à les confirmer. Si elles n’en parlent pas, c’est soit le signe qu’elles n’en ont véritablement pas entendu parler, soit qu’elles considèrent que la rumeur n’est pas suffisamment étayée pour être crédible. Mais il est également possible que l’information reste sciemment cachée. Tout comme María de Jesús, María de San José a eu du mal à s’imposer face à une partie de la communauté. Son autobiographie spirituelle rappelle qu’on l’accusait de demander sans cesse des autorisations de se mortifier pour se faire bien voir des supérieurs (masculins) et pour qu’ils la fassent prieure156. Les chroniques de l’ordre, écrites par ces supérieurs, placent sa sainteté sous la figure de la persécution. Toute sa vie durant, María aurait été en but à l’hostilité de la communauté157 avant qu’après sa mort les religieuses ne se rendent compte de l’ange qu’elles avaient perdu, selon les chroniqueurs. De fait, celle-ci s’est notamment illustrée par sa rigueur extrême envers une novice, Luisa de Jesús María, si bien qu’elle avait dû être réprimandée par la prieure
car il lui sembla que María de San José, parce qu’elle était rigoureuse à l’extrême avec elle-même, et très zélée dans sa recherche de perfection, poussait sa disciple à en faire plus que ce qu’elle pouvait naturellement supporter, elle prit à sa charge l’instruction de celle-ci158.
63Si ce passage loue malgré tout le zèle de María, il raconte son désaveu. À la mort de cette prieure hostile, les élections sont pour María un nouvel échec. Le provincial est venu pour l’occasion soutenir sa candidature mais c’est Micaela de Santa Ana qui est élue par la communauté. Ce lien privilégié avec les supérieurs, en dehors de la communauté, autant que les ennuis qu’elle avoue avoir elle-même avec l’obéissance, une faiblesse typique de l’aristocrate, sont les signes d’une réputation à demi établie. Le fait que, pour obtenir des autorisations de se mortifier, María ait été obligée d’aller contre la communauté la met sûrement en porte-à-faux. Plus que cela, on pourrait se demander si le couvent lui-même, fondé par María de San José (Salazar) et soutenu par Jerónimo Gracián, deux des victimes principales de la réforme de Doria, ne garde pas une mémoire, ou une tradition, hostile à l’interventionnisme des supérieurs. María est en tout cas le signe d’une autre évolution : dans son cas, la communauté, tout en montrant son admiration, se méfie de ses pénitences, un autre signe que le discours officiel a fait son effet.
64L’idée selon laquelle le couvent est par excellence le lieu où le corps se soumet au pouvoir n’embrasse pas toute la réalité des choses. Ce n’est pas tant le pouvoir qui s’y exerce sur le corps que le corps qui y devient un instrument du pouvoir. La communauté tout entière participe à l’adaptation de la règle au corps et du corps à la règle, à la fois parce que les exemples des unes et des autres servent à jauger les pratiques, mais aussi parce la communauté a besoin d’établir une interprétation commune de ce qui est licite et de ce qui ne l’est pas. Sur ce processus se greffent des stratégies de présentation de soi qui permettent de stabiliser dans l’œil de l’autre une image de soi qui ouvre la voie de la réputation de la sainteté. La science d’une mortification dosée jusque dans ses excès, la capacité à se maîtriser selon les formes reconnues par les autres, la prudence et l’art de choisir le bon moment, la liberté que l’on peut prendre avec son corps contribuent à fixer dans le regard des autres une réputation volatile et fuyante. Dans ce jeu de regard, la liberté des unes n’est pas la même que celle des autres : pour les prieures ou les religieuses les plus âgées, la norme est moins contraignante. En premier lieu, elles disposent alors d’une plus grande marge pour aménager la règle ; ensuite, elles bénéficient déjà d’une réputation qui ne demande qu’à être confirmée ; enfin les attentes des autres sont moindres vis-àvis d’elles à la fois parce qu’elles ont déjà fait leur preuve et parce que le reste de la communauté dépend d’elles. Le propre de l’herméneutique différenciée des corps est que les lectures dont il peut faire l’objet sont suffisamment réversibles pour que les mêmes pratiques soient louées chez l’une et décriées chez l’autre.
65Ce jeu de pouvoir ne se déploie pas dans un univers coupé des hiérarchies mondaines. Les relations hiérarchiques entre les religieuses faussent inévitablement le regard qu’elles posent les unes sur les autres. La progressive entrée au Carmel de religieuses issues de l’aristocratie modifie les attentes en matière de travail du corps et l’hagiographie témoigne de ce glissement. Les pratiques pénitentielles et la présentation de soi au couvent entretiennent une relation complexe avec certains aspects de l’ethos nobiliaire, du contrôle du corps à la défense de l’honneur, qui peuvent mettre les aristocrates en position favorable face aux autres. Puisque l’humilité, qui est le creuset de leur sainteté, est un écart, une trajectoire plus qu’un état, le couvent offre à ses religieuses, dont la vie mondaine, la richesse et la condition sociale suscitent d’abord la méfiance des carmélites, un espace pour se convertir, se sanctifier et se distinguer, plus vaste qu’aux autres. Dans ce renversement, les religieuses issues des élites trouvent un moyen de faire durer leur pouvoir tout en le niant. Il serait pourtant trop simple de voir dans ce jeu un moyen de reproduire purement et simplement le pouvoir exercé à l’extérieur. Tout d’abord, l’adaptation des aristocrates au couvent, si elle leur donne des possibilités de s’illustrer, ne se fait pas sans heurt. Elle impose un travail violent du corps et du statut que toutes ne peuvent supporter. La réputation de sainteté ne s’appuie pas uniquement sur la négation du statut mondain, mais aussi sur un travail proprement religieux du corps. On ne peut considérer ces logiques religieuses comme le reflet ou le jouet des logiques de reproduction sociale mises au jour dans le travail humiliant. Ensuite, il ne faut pas conclure de ces développements sur la manipulation du corps que celui-ci se laisse réduire docilement à ce qu’on veut de lui : non seulement le corps lui-même résiste, mais encore maîtriser l’image qu’il donne est un art très incertain. Avec ces jeux de regard, nous sommes rentrés dans une zone grise où il est difficile de discerner la part des manipulations conscientes et le jeu difficilement maîtrisable des relations sociales. Si les cas de sainteté simulée159 s’appuient parfois sur des supercheries avérées, ils sont surtout un bon témoin de la culture des apparences qui règne au couvent. Mais noter cette fluidité des lectures du corps et les techniques qui permettent de les stabiliser à son profit ne doit pas conduire à faire de chaque religieuse une simulatrice en puissance. Faute de pouvoir connaître les intentions véritables de chacune, l’historien ne peut que noter que dans ces formes de présentation de soi peuvent se couler à la fois la manipulatrice la plus machiavélique et la religieuse la plus honnête et candide dans sa démarche. Il n’est en effet absolument pas nécessaire de présenter ces stratégies de sanctification comme la construction patiente, consciente et réfléchie, d’une réputation qui chercherait la reconnaissance des autres. Chaque démarche, chaque technique du corps, chaque forme de présentation peut amplement être motivée par une démarche religieuse. Le corps est trahi et ne saurait être caché dans l’univers fermé du couvent, les extases et les visions peuvent susciter des inquiétudes qui amènent à demander l’avis des autres ou des enthousiasmes qui demandent à être communiqués. La bonne réputation de la religieuse qui recherche l’humilité est d’autant plus nette que son humiliation paraît sincère. La crainte d’en faire trop, la volonté d’en faire plus conduisent à s’illustrer en demandant des autorisations de toutes sortes. Tout se déroule donc pour que la réputation apparaisse comme malgré elle, au corps défendant de la religieuse.
Notes de bas de page
1 Voir, très récemment, A. González Polvillo, Decálogo y gestualidad social. Sur la pénitence et la discipline comme moyen de soumettre le corps, voir, par exemple, L. Châtellier, L’Europe des dêvots, pp. 56-59. C’est aussi l’un des axes développés par W. de Boer, « Confession in Counter-Reformation Milan ».
2 Voir les essais statistiques de C. Torres Sánchez, La clausura femenina, p. 71, qui constate que 44,4 % des dominicaines sont nobles contre 17,8 % des carmélites. Pour le carmel, 75 % des religieuses étudiées par cette chercheuse sont inconnues (et 44 % pour les dominicaines), ce qui limite considérablement la portée de la comparaison, encore que les carmélites les plus à même de laisser des traces dans les archives sont celles qui sont issues de la noblesse.
3 Á. Atienza López, Tiempos de conventos, pp. 151-326 ; A. Boltanski, « Des fondations pieuses de nobles ».
4 R. P.-Ch. Hsia, The World of Catholic Renewal, pp. 26-41.
5 E. Carrera-Marcén, « Honra, Social Authority, and their Ideological Contradictions ».
6 J. Bilinkoff, Ávila de Santa Teresa, p. 132. Voir aussi A. Weber, « Spiritual Administration », p. 128.
7 Thérèse d’Ávila, Constituciones, p. 830.
8 J. Pérez Morera, « La república del claustro ».
9 Thérèse d ’Ávila, Libro de las fundaciones, p. 737.
10 Á. Atienza López, Tiempos de conventos, pp. 276 sqq.
11 « J’ai dit au sépulcre : “tu es mon père”, et aux vers : “vous êtes ma mère et mes sœurs” » (Job XVII, 14).
12 D. de Estella, Primera parte del libro de la vanidad del mundo, f° 57r°.
13 Thérèse d’Ávila, Constituciones, p. 819.
14 Thérèse d’Ávila, Libro de la vida, p. 1710.
15 J. Bilinkoff, Ávila de Santa Teresa, pp. 130-132.
16 Francisco de Santa María, Reforma de los Descalzos, t. I, p. 185.
17 « Les hacian muchas vezes que trocasen los auitos procurando que fuese una mui grande i otra mui pequeña » (Isabel de San José, « Fundación deste convento de San Josef », f° 139r°).
18 « De la fundación del monasterio de la Encarnación », f° 86r°.
19 Procesos de beatificación y de canonización, t. II, p. 129.
20 Ibid., t. I, p. 251.
21 S. Evangelisti, Nuns, pp. 19-23.
22 E. Soria Mesa, La nobleza en la España Moderna, pp. 162-173.
23 Ibid., p. 163 ; voir aussi A. D. Wright, « The Religious Life », p. 272.
24 M.-C. Bénassy, « Les directeurs de conscience des moniales ».
25 J. G. Sperling, « Dowry or Inheritance ? » ; G. E. Coolidge, Guardianship, Gender, and the Nobility, pp. 17-41.
26 J. A. Álvarez Vázquez, Trabajos, dineros y negocios, pp. 177-206.
27 María de la Cruz, Vida de la venerable Madre María de la Cruz, p. 38.
28 E. Carrera Marcén, « Honra, Social Authority, and their Ideological Contradictions », p. 310.
29 J. A. Guillén Berrendero, La idea de nobleza en Castilla.
30 « Gente honrada, hijas de padres muy cristianos » (Procesos de beatificación y de canonización, t. I, p. 466).
31 Thérèse d’Ávila, Epistolario, p. 920.
32 F. Antolín, « La limpieza de sangre en la Reforma teresiana ».
33 « Si conocieron a la dicha Madre Catalina de jesus [que en] el siglo se llamaua [doña Catalina Godinez de Sandoval] y a la dicha Me María de Jesús que en el siglo se llamaua doña María Godinez de Sandoval, hijas legitimas de Sancho Rrodriguez y de doña Catalina Godinez » (« Informaciones sobre Catalina de Jesús », fos 141v°-142r°).
34 « De la fundación del monasterio de la Encarnación », fos 77r°, 85r°, 89r° et 93v° ; Eufrasia de San José, « Fundación del conbento de Arenas », f° 311r° ; « Relación sobre el convento de Alcalá », fos 379v°, 391r° et 398r° ; María de San Pablo, « Noticias sobre algunas religiosas », f° 204r°.
35 « De la fundación del monasterio de la Encarnación », f° 92r°.
36 « Labradores mui onrrados » (ibid., f° 95v°).
37 Ibid.
38 « Todas estas religiosas fueron ligitimas aunque no sabemos los nombres de sus padres. Los desta hermana eran labradores sinceros y buenos cristianos. Criose en Toledo en servicio de personas onrradas de alli » (ibid., f° 92v°).
39 « Juntamente con eso de lindo parecer y discreción » (María de San José, « Relación de las vidas de algunas religiosas », f° 3r°).
40 « Vida de la Madre Catalina de Jesús », fos 356r° -358v°.
41 « De los mas ilustres linajes y los mas esclarecidos en virtudes » (« De la fundación del monasterio de la Encarnación », f° 78r°).
42 Pedro Rodríguez et Idelfonso Adeva ont étudié son cas dans l’introduction qu’ils consacrent à l’édition de la Vie de Catalina de Cristo : Leonor de la Misericordia, Relación de la vida de la venerable Madre Catalina de Cristo, pp. xix-xxxix. Sur cette religieuse, voir aussi M. H. Sánchez Ortega, La mujer y la sexualidad, p. 123.
43 De la nobleza conveniente a los prelados, f° 54v°.
44 Ibid., f° 57v°.
45 Ibid., f° 57r°.
46 Francisco de Santa María, « Historia Profetica ».
47 Francisco de la Cruz, Cinco Palabras, p. 7.
48 « Fatígase del tiempo en que miró puntos de honra y en el engaño que traía de creer que era honra lo que el mundo llama honra. Ve que es grandísima mentira y que todos andamos en ella » (Thérèse d’Ávila, Libro de la vida, p. 115).
49 « Que me favorezca Su Majestad para entender por […] por honra lo que es honra » (ibid.).
50 Luis de Granada, Primer guía de peccadores, p. 171.
51 D. de Soto, Tratado del amor de Dios, p. 89.
52 Thérèse d’Ávila, Libro de las fundaciones, pp. 728 et 746.
53 A. de Esbarroya, Purificador de la consciencia, p. 239.
54 Missale romanum, s. f°.
55 María de San José, Libro de recreaciones, p. 179.
56 Jean de la Croix, Noche oscura, pp. 574-576.
57 « Y porque a la honra de Dios pertenece no le hacer injuria, ni irreverencia, ni desacato, se añade el segundo mandamiento de la religión y culto divino. No jurar su nombre en vano » (D. de Soto, Tratado del amor de Dios, p. 133).
58 J. M. Moeglin, Les bourgeois de Calais.
59 « Se procura compensar el agravia y ofensa que se hizo a Dios » (Andrés de Cristo, « Tratado de la santidad y virtudes de la venerable Madre Ana de San Agustín », f° 110r°). Le terme ofensa (« offense ») est extrêmement commun. Voir, par exemple, E. de Villalobos, Manual de confessores, p. 53.
60 « La ofensa es contra Dios, por la injuria que se le hace en no guardar lo que su Magestad manda » (A. de Esbarroya, Purificador de la consciencia, p. 239). Ce type de formule est banale et se retrouve dans les manuels de confesseurs (M. de Azpilcueta, Compendio del Manual de confessores, f° 61r°).
61 A. de Esbarroya, Purificador de la consciencia, pp. 255, 265 et 277.
62 « Sea ansimesmo castigada aquella que dijere alguna cosa falsamente de otra, y sea ansimesmo obligada a restituir la fama de la infamanda, en cuanto pudiere » (Thérèse d’Ávila, Constituciones, p. 834).
63 A. Domínguez Ortiz, Las clases privilegiadas, p. 38.
64 A. Marcos Martín, « Movilidad social », p. 44.
65 S. K. Taylor, Honor and Violence.
66 En réalité, l’étiquette intègre encore longtemps ces traditions castillanes (J. H. Eliott, « The Court of the Spanish Habsourgs », pp. 15-16).
67 C. Lisón Tolosana, La imagen del rey, pp. 125-127.
68 Les deux auteurs sont cités par F. Bouza, Palabra e imagen en la Corte, pp. 34-35.
69 « Vida de la Madre Juliana de la Madre de Dios », f° 59v°.
70 « En cualquier ocasion mostraba la de su alma en las que se besan los pies » (« Vida de la Madre Beatriz de la Madre de Dios », f° 19r°).
71 María de San Pablo, « Relación de las cosas », f° 231r°.
72 Isabel de la Encarnación, « Cuadernos de Bernardina de Jesús », f° 268v°.
73 « Las mortificaciones ordinarias que en la religion se han usado son besar los pies de todas las Religiosas de rodillas (a lo qual no se ha de yr arrastrando, sino hincarse de rodillas a trechos) » (Ordinario o ceremonial de las religiosas descalzas, chap. xi, § 2).
74 Voir, par exemple, « Vida de la Madre Juana Rodríguez », f° 52r°, qui décrit la béate baisant les pieds des pauvres.
75 Manuela de la Madre de Dios, « Vida de la Madre Leonor María del Santísimo Sacramento », f° 63r°.
76 M. Bautista de Lanuza, Vida de la venerable Madre Feliciana de San Joseph, p. 103.
77 Nicolás de San Cirilo, « Vida de las Venerables María de Jesús e Isabel de Jesús », f° 488r°.
78 « Santas costumbres del monasterio de la Concepción del carmel de Valladolid », p. 9.
79 Ordinarium seu ceremoniale, f° 102v°.
80 « Si mi boca te ha ofendido, pisala con esos pies » (C. de Fonseca, Tratado de la Vida de Cristo, p. 322).
81 J. L. Cortés López, La esclavitud negra, p. 64.
82 G. Salinero, Maîtres, domestiques et esclaves, p. 23.
83 J. L. Cortés López, La esclavitud negra, p. 139 ; B. Bennassar, L’homme espagnol, p. 88.
84 « Vida de la Madre Juana de la Santissima Trinidad », f° 481r°.
85 « Vida de la Madre Catalina de Jesús », f° 381r°.
86 I Corinthiens VII, 22.
87 Une liste, hélas très sommaire, a été dressée à partir de ce livre par J. B. Gomis, « Fray Juan de los Ángeles y su Cofradía de Esclavas y Esclavos ».
88 Elle-même était probablement membre de la confrérie, mais le frère Juan Bautista Gomis qui établit cette liste non exhaustive ne la mentionne pas.
89 Juan de los Ángeles, Esclavitud Mariana, p. 693.
90 A. Redondo, « Mutilations et marques corporelles d’infamie », p. 194.
91 « Vida de la Madre Juana de la Santissima Trinidad », f° 485r°.
92 « Vida y virtudes de Catalina María de Jesús », f° 17r°.
93 Francisco de Santa María, Reforma de los Descalzos, t. II, p. 69.
94 Leonor de la Misericordia, Relación de la vida de la venerable Madre Catalina de Cristo, f° 33r°.
95 « Parecióle que lo podría mejor hacer freila, ques monja lega, que aunque entre nosotros hay poca diferencia, en fin son las hermanas legas las que están diputadas para la vida activa » (ibid., f° 83r°).
96 Manuela de la Madre de Dios, « Vida de la Madre Leonor María del Santísimo Sacramento », f° 64r°.
97 Ibid., f° 54v°.
98 Ibid., f° 62r°.
99 Ibid., f° 64r°.
100 « De la fundación del monasterio de la Encarnación », f° 81r°.
101 « La nobleza de la sangre y la gracia enseñan a un animo generoso » (« Vida de la Madre Isabel de San José », f° 82v°).
102 Antonia de Jesús, « Relación de la vida y virtudes de la Exclma Sra Doña Luisa de Moncada y Aragón », p. 53.
103 « Noticias sobre la Madre María de San José », f° 477r°.
104 « Vida de la Madre Beatriz de la Madre de Dios », f° 9r°.
105 « Lo que Beatriz de San José dejó escrito sobre la Madre María de Jesús », f° 161r°. Sur elle et sa relation à Thérèse, voir M. Andrés Martín, « María de Jesús, el letradillo de Santa Teresa ».
106 Ibid.
107 « Declaraciones sobre la Madre María de Jesús », f° 151r°.
108 « Vida de la Madre María de Jesús », f° 141r°.
109 « Lo que Beatriz de San José dejó escrito sobre la Madre María de Jesús », f° 160r°.
110 « Aunque ubiese destar todos los dias de su uida en una cama porque esto era uoluntad de dios » (« Declaraciones sobre la Madre María de Jesús », f° 151r°).
111 « Estando una vez con una hermana en oración que me solían andar contradicción sus exteriores, que era la Madre Alberta Bautista, la vi tan llena de fuego […] Hizóme tan grande efecto esta visión, que todas les veces que la veía, me era ocasión de recogimiento interior. […] Cada centella, me parece me la hincaba en el corazón » (Catalina de Cristo, « Relación que escribió por mandato del Padre Jerónimo Gracián », f° 238r°).
112 Thérèse d’Ávila, Libro de las fundaciones, pp. 695-696.
113 « Informaciones sobre los religiosos y religiosas carmelitas », f° 42r°.
114 « Vida de la Madre Beatriz de la Madre de Dios », f° 9r°.
115 « Poniase muy encendida y daba unos estremecimientos con los braços » (ibid., f° 34r°).
116 Nicolás de San Cirilo, « Vida de las Venerables María de Jesús e Isabel de Jesús », f° 523v°.
117 « De la Madre Isabel de Jesús », f° 391r°.
118 « Vidas ejemplares de algunas religiosas », p. 6.
119 « Esto ha sido pocas, porque como una vez fuese adonde estábamos juntas en el coro y yendo a comulgar, estando de rodillas, dábame grandísima pena, porque me parecía cosa muy extraordinaria y que había de haber luego mucha nota ; y así mandé a las monjas (porque es ahora después que tengo oficio de Priora), no lo dijesen. Mas otras veces, como comenzaba a ver que iba a hacer el Señor lo mismo (y una estando personas principales de señoras, que era la fiesta de la vocación, en un sermón), tendíame en el suelo y allegábanse a tenerme el cuerpo, y todavía se echaba de ver. Supliqué mucho al Señor que no quisiese ya darme más mercedes que tuviesen muestras exteriores ; porque yo estaba cansada ya de andar en tanta cuenta y que aquella merced podía Su Majestad hacérmela sin que se entendiese. Parece ha sido por su bondad servido de oírme, que nunca más hasta ahora lo he tenido » (Thérèse d’Ávila, Libro de la vida, p. 109). Cette prière daterait des environs de 1565 et Thérèse d’Ávila confirme que la chose ne s’est plus renouvellée. Les choix de Dieu suivent l’ordre d’une carrière de sainteté, l’extase publique n’étant plus nécessaire après cette période.
120 M. Andrés Martín, « En torno al estatuto de la mujer en España en la crisis religiosa del Nacimiento ».
121 Ironiquement, les condamnés pour illuminisme dénonçaient eux-mêmes les extériorités et le ritualisme des vieux-chrétiens (S. Pastore, Una herejía española, p. 175).
122 Thérèse d’Ávila, Moradas del castillo interior, p. 577.
123 Ana de San Agustín, « Vida de la venerable Madre Ana de San Agustín », f° 82r°.
124 Ana de San Bartolomé, Conferencias espirituales, p. 630.
125 K. A. Smith, « Discipline, Compassion and Monastic Ideals of Community ».
126 « Los mas intimos pensamientos de su alma que le pudiessen ser de humilliacion y desprecio. Esto hizo con tanto espiritu y lagrimas que las hizo derramar a todas las capitulares dando gracias a Nuestro Señor viendo tal ejemplo en una novicia » (« Relación histórica de la fundación del convento de Ocaña », p. 62).
127 Ordinario o ceremonial de las religiosas descalzas, chap. iii, § 1.
128 « No sean inclinadas a caminos extraordinarios » (ibid.).
129 « Informaciones sobre los religiosos y religiosas carmelitas », f° 43v°.
130 « So color del ejemplo que auia de dar a las nuevas plantas iso excesos muy notables » (« Lo que Beatriz de San José dejó escrito sobre la Madre María de Jesús », f° 166r°).
131 « De la fundación del monasterio de la Encarnación », f° 81r°.
132 Brianda de San José, « Fundación, prioras, novicias y difuntas de Malagón », f° 442r°.
133 M. Bautista de Lanuza, Vida de la bendita Madre Isabel de Santo Domingo, p. 79.
134 Isabel de Figueroa, « Relación de las virtudes de la Madre Catalina de Jesús », f° 4r°.
135 Ana de San Bartolomé, Autobiografïa de Amberes (A), p. 338.
136 « Breve compendio de la vida de trece religiosas », f° 11r°.
137 Sur ce rapport à la règle, voir E. Friedberg, Le pouvoir et la règle.
138 « Vida de la Madre Catalina de Jesús », f° 381r°.
139 M. Bautista de Lanuza, Virtudes de la V. M. Teresa de Jesús, p. 12.
140 Isabel de San José, « Fundación deste convento de San Josef », f° 143r°.
141 « Tenia siempre salpicadas de ella las paredes de su celda y aunque las rraia muchas beces por dissimular por sus hermanas quedaran con todo eso muchas partes teñidas con sangre » (« Vida de la Madre Juliana de la Madre de Dios », f° 59r°).
142 Isabel de San José, « Fundación deste convento de San Josef », f° 142v° ; « Vida de la Madre Catalina de Jesús », f° 377r°.
143 Ibid., f° 382r°.
144 « Declaraciones sobre la Madre María de Jesús », fos 150v° et 189r°.
145 E. Goffman, Asiles, p. 99.
146 « Vida de la Madre Luisa de San José », f° 412r°.
147 « Una bez se hallo con una enferma estandola sacramentando y despues de aber comulgado y buelto se el sacerdote para llebar a la yglesia la custodia la enferma hizo un bomito muy asqueroso y en el estaba el santissmo sacramento que no abia abido tiempo de consumirse » (« Noticias sobre Catalina de Jesús », f° 99r°).
148 « La madre catalina de jesus con gran sentimiento de ber a la dibina majestad tan humillado por nuestro amor […] se hinco de rodillas y con la lengua tomo el santissimo sacramento » (ibid.).
149 Nous suivons l’édition de 1617 : P. Ledesma, Primera parte de la summa, p. 154.
150 G. Durand, Rationale divinorum officiorum, p. 456.
151 Missale romanum, s. f°.
152 « La dicha supriora llego a ella, que estava cantando en el atril, y le tiro de la capa y la aparto un poco, y buelbendo este testigo sobre ella le puzo con atenzion los ojos en el rostro y la vido con notable y extraordinaria hermosura, con el rostro muy encendido, y con muchas lagrimas, y ansi se estubo todo el tiempo de la missa, y que preguntandole este testigo despues le dijese la cauza de aquella novedad, la dicha madre supriora tomando primero la palabra del secreto, diciendolo que porque sabia lo guardaria, se lo comunicaba, y le dico que habia visto en aquella parte en que se cantaba a un ecce homo muy llagado » (« Información sobre la Madre María de San José », f° 13v° [témoignage de Micaela de Santa Ana]).
153 Belchior de Santa Anna, Chronica de Carmelitas descalços, p. 659.
154 « Información sobre la Madre María de San José », f° 4v°.
155 Ibid., f° 12r° (témoignage de Francisca de las Llagas).
156 María de San José (Sousa), « Mercedes y favores que Dios hizo a la Madre María de San José », f° 24r°.
157 Francisco de Santa María, Reforma de los Descalzos, t. II, p. 133 ; Belchor de Santa Anna, Chronica de Carmelitas descalços, p. 677.
158 « Porque parecendhole que María de S. Joseph, por ser en estremo rigurosa consigo, & zelosa da perfeiçao, obrigaua a sua disciplua a mais que seu natural podia, tomo a su cargo la intrucçao della » (ibid., p. 660).
159 Depuis G. Zarri, Finzione e santità, les travaux sont très nombreux.
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