Chapitre VI. Beautés voilées : la mortification des apparences
p. 205-242
Texte intégral
Pulchra facie, sed pulchrior fide
Antienne
1La monstration du corps dépend à la fois des catégories de perception et des stratégies de présentation de soi mises en œuvres par les religieuses. On se doute que l’interprétation que chaque religieuse peut faire du corps des autres est complexe. La valeur attribuée au teint de leurs visages varie, leurs pénitences peuvent être aussi bien louées que condamnées, ce qui constitue déjà des catégories d’interprétation du corps mouvantes, qui sont elles-mêmes le reflet de la liminalité du corps chrétien. Mais, pour saisir pleinement le jeu et les variations interprétatives de l’herméneutique des corps, il faut revenir sur le statut des apparences dans la littérature religieuse du temps.
2Les religieuses, pas plus que la littérature spirituelle, n’utilisent pas le terme apparence, que nous gardons par commodité, mais parlent d’extériorités. Ce qui est extérieur est visible et ce qui est intérieur est caché. En théorie, relève donc de l’intériorité tout ce qui est soustrait au regard et notamment à celui des autres. Entre l’intériorité la plus profonde, le centre de l’âme qui a son siège dans le cœur, ou plutôt en deçà du cœur, et ce qui est complètement extérieur, c’est-à-dire ce que les autres voient — l’habit —, il y a une série de zones intermédiaires qui donnent sa dynamique au couple intériorité-extériorité. Les vêtements cachés sous les habits, plus grossiers, sont souvent baptisés « tunique intérieure ». Ils prouvent à la fois que l’extériorité désigne ce qui est visible et qu’un dépouillement des extériorités peut dévoiler d’autres extériorités, en l’occurrence d’autres vêtements qui recouvrent le corps. Le corps lui-même relève de l’intériorité en tant qu’il est sous les habits et de l’extériorité en tant qu’il extériorise l’état de l’âme : on distingue ainsi sens internes et externes, mortification « corporelle ou extérieure1 » et intérieure. Les deux termes ne désignent pas tant des états que des positions. Strictement parlant, l’intériorité ne se dévoile pas, puisque, en dévoilant les apparences, on tombe souvent sous une autre apparence, sous-jacente. La seule chose dont on ne peut se dépouiller est la marque indélébile de Dieu, forme d’intériorité irréductible, imprimée dans le centre immatériel de l’âme. L’utilisation des termes intériorité et extériorité est donc très délicate. D’un côté, les deux termes fonctionnent ensemble, une extériorité appelle une intériorité et celle-ci, dès lors qu’on l’observe, est toujours susceptible de révéler qu’elle est elle-même l’extériorité d’une couche plus profonde et plus intérieure. En ce sens les apparences méritent d’être percées et cette disposition est l’apanage de Dieu et du saint, dont le regard voit la marque de Dieu et la nature des âmes. D’un autre côté, ce jeu dialectique et dynamique a un terme : dans les replis de l’âme et du corps se tient la source de la vérité, l’apparence qui n’en est pas une, le fondement de toutes les représentations réelles, l’image divine. Il y a donc un lien très fort entre la question des extériorités visibles et celle de la vérité, qui se dévoile par retranchements successifs dans une logique tout à fait conforme à celle de la théologie négative. Mais il ne suffit pas de dire que toutes les extériorités sont fausses ou trompeuses et que seul Dieu est vrai. Ou, tout du moins, cette proposition, qui a peut-être un sens lors de spéculations théologiques, ne traduit qu’imparfaitement le rapport au corps banal et quotidien des religieuses. Celui-ci suppose un discernement, le problème étant de savoir si, oui ou non, les extériorités permettent de percevoir l’intériorité. Dans quelle mesure ce que l’on voit permet de révéler l’état d’une âme ? Cette question est le cœur de l’herméneutique des corps auxquelles les religieuses se soumettent.
3Étudier les apparences de la religieuse, c’est donc une fois de plus s’avancer dans un univers incertain dans lequel la signification de ce qu’on voit n’est pas acquise. La mortification tient compte de ces équivoques et s’engouffre dans le décalage supposé entre ce que l’on voit, ce que l’on montre et ce qui est. Pour les religieuses, il faut trouver des moyens d’organiser la manifestation de l’intériorité tout en conjurant le risque d’une manipulation des apparences. La voie est étroite. Pour bien comprendre les fondements de l’enlaidissement, de la défiguration ou de la souillure que certaines religieuses s’infligent, il faut revenir sur le rejet du maquillage et sur les canons de beauté eux-mêmes, avant d’étudier la dynamique des pratiques d’enlaidissement.
I. — LES FONDEMENTS DOULOUREUX DE LA BEAUTÉ MONASTIQUE
4En réaction au développement des cosmétiques et à l’accélération du rythme des modes vestimentaires à la Renaissance2, une longue liste de traités dévots a été consacrée dans l’Europe catholique, comme chez les protestants, à dénoncer le luxe vestimentaire et le maquillage en décrivant les vices qui en découlent. La tonalité générale de ce discours est claire : le rejet des extériorités prime au nom de leur possible disjonction avec l’intériorité. Le maquillage et le goût des beaux habits sont l’œuvre du diable, ils favorisent la corruption des mœurs, valorisent l’art de la tromperie, de l’illusion et contrefont l’œuvre divine dans un iconoclasme qui suscite l’ire violente des prédicateurs3. Le rejet des ornements, des beaux habits et des bijoux tels que le monde les étalent est donc a priori total. À Bernardina de Jesús, qui s’émerveille des joyaux en or d’une veuve de son entourage, une vision du Christ vient révéler qu’il pourrait les lui faire manger4, confirmant que les ornements et les richesses sont intérieurs et restent incompatibles avec la richesse extérieure. L’attention au corps est un péché et un lieu commun dès lors qu’il s’agit de décrire les Espagnols, si l’on en croit le constat amer du moraliste Alejo de Venegas, pour qui ceux-ci sont enclins à dépenser pour la toilette bien plus que ne le permet ordinairement le revenu ou la fortune5, un cliché qu’on retrouverait chez Thomas Platter (le jeune) ou chez Luis de León6. Si les fondements de ce discours ne sont pas nouveaux, l’imprimerie et la prédication en ont assuré au XVIe siècle la diffusion, à défaut d’en garantir le respect7. L’enrichissement net d’une partie de la société espagnole dans les trois premiers quarts du siècle, au moins jusqu’aux années 1570, a par ailleurs favorisé la propagation de ce travail des apparences et des logiques distinctives qui l’accompagnent au-delà de l’étroit cercle de l’aristocratie.
CONTRE L’IDOLÂTRIE DU CORPS
5À lire les religieux, le propre du fard est d’être une tromperie. La première victime en est le mari à qui la femme refuse de montrer son vrai visage. Mais les femmes « se trompent elles-mêmes » tout en pensant tromper les autres, rajoute Antonio Marqués8, un augustin de Cerdagne qui a laissé un virulent ouvrage contre le maquillage intitulé Afeite y mundo mugeril (1617). Les femmes, selon notre auteur, croient à leur propre contrefaçon, de sorte que la tromperie est double et cachée : trompant leur mari sans penser le faire, elles se trompent elles-mêmes tout en l’ignorant. Le véritable triomphateur de ce jeu d’apparences dont tout le monde est dupe est bien le diable, le seul à tirer profit de ce désastre pour les deux âmes, puisque la femme entraîne son mari dans son péché. Le maquillage camoufle, déguise, comme le malin, car tout ce qui est feint et contrefait vient de lui9, alors que le Seigneur, par la voix de l’évangéliste, rappelle que « tu ne peux rendre blanc ou noir un seul cheveu10 » et que toute altération volontaire du corps est interdite. Si le fard est nécessairement trompeur, c’est parce qu’il se fixe un objectif intenable — changer de peau — et qu’il n’est justifiable que si l’on a une laideur à cacher. Avec le fard, le corps est donc caché, non par pudeur ou pour le protéger, comme le fait l’habit monastique, mais en vertu d’une dissimulation coupable. L’âme de celle qui se maquille est nécessairement délaissée, et sa peau est noire en réalité, à l’image d’une âme laissée à l’abandon et peu à peu corrompue par un corps auquel on a donné toutes les attentions. Quel besoin de se maquiller lorsqu’on est naturellement conforme au canon de beauté vertueux fixé par la tradition et qui réclame une peau blanche ? Juan Luis Vives consacre un chapitre de sa fameuse Instrucción de la mujer cristiana (1523) aux atours, embellissements et parfums. Derrière le fard, il y a une peau noire, écrit-il, en faisant allusion au bien aimé du Cantique des cantiques, blanc et vermeil11, qui constitue le soubassement masculin et religieux de l’association de la poudre et du fard : « Qui croira qu’elle est blanche et vermeille s’il voit que le blanc et la couleur ne sont pas siennes ?12 ». Cette supercherie se retrouve dans la technique du maquillage elle-même, intrinsèquement viciée puisque, pour cacher efficacement, le maquillage doit se cacher lui-même, si bien qu’on en vient à masquer le fard qui est lui-même un masque. La frontière de la chair n’est plus visible, enfouie — enterrée ? — sous la peinture, et les frontières du corps en sont floutées. Ce corps caché par la matière en vient à occulter l’âme. Le maquillage est une barrière, un enfermement de l’âme13 qui l’empêche de transparaître à l’extérieur sur le corps, en enfouissant le corps sous une autre extériorité.
6Plus que cela, en rajoutant une couche matérielle sur les apparences corporelles, il laisse à penser que l’intériorité c’est le corps et commence par ce biais une inversion nécessairement démoniaque du rapport entre l’âme et le corps. Si je me maquille, n’est-ce pas que j’ai confondu mon corps et mon âme en accordant à l’un des ornements ce qu’il ne faut réserver qu’à l’autre ? Melchor Cano, notamment, s’étonne de cette inversion dommageable des priorités :
Très souvent, non sans une grande admiration, je considère avec attention qu’alors que la nature nous a formé d’un esprit et de chair, celle-là misérable et mortelle et celui-ci divin et sempiternel, nous avons beaucoup de sollicitude envers notre corps, comme chacun le peut, mais peu pour notre âme. Pour celle-ci, nous faisons preuve d’une étrange inattention, comme si nous ne l’avions pas, ou comme si nous n’en avions pas besoin14.
7Croire que le maquillage embellit est donc logiquement un signe de déraison et de folie15. La femme qui se maquille, explique Vives, est vaine si elle fait cela pour elle-même, folle si elle le fait pour Dieu et mauvaise si elle cherche à plaire aux hommes16. Un siècle plus tard, le discours tenu par Antonio Marqués s’ouvre sur cette même folie et frénésie17 des atours et du fard.
8Cette tromperie à double détente du maquillage fonctionne par recouvrement, par rajout de matière à la matière du corps selon le mot de Luis de León18. Sur le visage, le maquillage salit et couvre de boue19, écrit Vives, alors qu’il est la partie extérieure la plus noble du corps. Ce sont des méthodes dégoûtantes, qui font vieillir la peau, dégagent une odeur nauséabonde, rappelle Antonio Marqués avant de décrire paradoxalement chaque recette. Dans La perfecta casada, Luis de León ne disait pas autre chose.
Les matériaux qu’on y utilise sont les plus dégoûtants [asquerosos], et le mélange de choses si différentes comme celles que l’on marie dans cet adultère est la mère d’une bien mauvaise odeur. Et si ce n’est pas sale, pourquoi une fois la nuit venue, faut-il l’enlever et se laver le visage avec diligence ?20.
9L’augustin a beau jeu lui aussi de décrire les dents, la peau prématurément ridée, et compare le maquillage à des ordures. Cette saleté rend selon lui dérisoire les tentatives d’embellissement artificiel. Non seulement les traits du visage ne changent pas et la laide reste laide, dit-il, mais encore à ceux qui disent qu’elles sont moins laides il prétend répondre qu’elles le sont plus. « Car avant ce vernis, elles étaient laides mais propres, alors qu’après, elles se retrouvent laides et sales, ce qui est la plus détestable des laideurs21 ». L’Afeite y mundo mugeril synthétise parfaitement ce type de discours :
Par fard [afeite], qu’en latin on appelle fucus, j’entends tout l’ornement et les rajouts que l’on met sur une chose pour qu’elle semble belle, et spécialement ce que les femmes se mettent sur le visage, les dents, les mains et le cou. Elles le font pour paraître blanche et rose, alors qu’elles sont en elles-mêmes noires et décolorées, en démentant la nature et en cherchant l’impossible, changer de peau, comme le dit l’ancien prophète Jérémie « Si mutare potest Æthiops pellem suam, aut pardus varietates suas »22.
10Plus grave encore, le maquillage tient de l’idolâtrie, comme tout travail des apparences. Pierre Civil a bien noté que la condamnation des costumes lascifs et déshonnêtes par les synodes provinciaux, qui suivent le concile de Trente, s’appuie sur le décret sur les saintes images23. Le maquillage défigure l’œuvre divine, il est en contradiction24 avec elle, puisqu’il a donné à l’homme un visage à l’image de son fils25, rappelle Vives en invoquant, pour appuyer sa thèse, Ambroise (« Femme, tu défais la peinture de Dieu si tu peinds ton visage avec de la peinture matérielle » [De Virginis VI, 28]26), Cyprien, Jérôme et Bernard de Clairvaux. La comparaison des peintres divin et humain revient sans cesse sous la plume de Fray Luis de León. Elle inscrit le travail des apparences dans le registre du travail des images. Si la bonne épouse doit être simple et honnête c’est pour présenter au pinceau divin un bois droit et ras afin qu’il puisse y poser les couleurs des vertus27. Rien ne doit donc défaire ou changer le visage, sous peine de « tromper » (adulterar) l’œuvre divine, de la salir avec des couleurs déshonnêtes28 et l’ambition mauvaise de la corriger. « Dieu a-t-il fait les agneaux de laine teinte en jaune ou en vert ?29 ». Tout ce qui change le naturel est œuvre du démon, rajoute Luis de León30. Le maquillage est indubitablement du côté du péché et de la tache, autre figure colorée de l’infamie. Le démon est un peintre et le péché et la souillure sont son œuvre que seule la peinture divine peut rétablir. Diego de Estella dénonce aussi clairement ce péché comme une altération de la peinture divine :
Si une image très parfaite était maltraitée, qui pourrait mieux y remédier que le peintre qui l’a faite ? Et bien si quelque péché a effacé ton âme, qui pourrait la reformer et la réparer mieux que le peintre fabuleux qui l’a créée31 ?
11La peinture de l’âme constitue donc une analogie pour expliquer la lutte entre la grâce et le péché, les peintures diaboliques venant recouvrir et défigurer la peinture divine. Cette analogie prend un peu plus de sens quand on la compare à la peinture de l’âme qu’impose son infusion dans le corps. L’artiste divin doit alors composer avec le matériau dans lequel il insuffle ou infuse l’âme de sorte que c’est le contact avec la matière du corps qui teint l’âme dès l’origine. Si Dieu est un peintre c’est parce que la grâce peut retravailler sans cesse cette peinture originelle altérée. Mais la peinture elle-même en son principe est du côté du rajout et de la défiguration, qui vient changer un état antérieur plus parfait. À partir de la notion d’image, Jean de la Croix développe cette idée d’une âme peinte au moment de son infusion dans le corps par le contact avec le monde et le péché, qui est immédiat puisque le corps porte la teinte du péché originel qui finit par porter ses couleurs sur l’âme. De ce point de vue, le corps lui-même est une forme de peinture extérieure dont le contact est souillant pour l’âme. Cette version picturale ou tinctoriale de la transmission du péché originel à l’âme par son contact avec le corps est développée dans un passage consacré à la manière dont les appétits désordonnés salissent l’âme. Jean de la Croix renvoie à un passage d’Ézéchiel, qui permet selon lui de comparer l’âme à la chambre pleine de figures de la vision du prophète :
J’entrai, et je regardai ; et voici, il y avait toutes sortes de figures de reptiles et de bêtes abominables, et toutes les abominations des animaux impurs, peintes sur la muraille tout autour32.
12À l’intérieur du temple, le prophète voit encore des femmes pleurant Adonis, dieu de l’amour, et vingt-cinq vieillards qui tournaient le dos au temple. C’est à travers le trou d’un mur qu’Ézéchiel peut voir les peintures abominables de l’idole, qui parcourent le mur de la chambre de l’intérieur, dans l’obscurité33, alors que rien ne transparaît de l’extérieur. Pour Jean de la Croix, ces reptiles et ces bêtes sont les pensées et les conceptions que l’entendement se fait à partir des choses basses de la terre et des créatures, de sorte que c’est le contact avec le monde luimême qui peint l’âme pour en faire la maison des idoles, alors qu’extérieurement elle a les apparences du temple. Les femmes représentent les appétits, signe d’une volonté qui convoite les pensées terrestres de l’entendement, et les vingt-cinq vieillards sont les images du monde conservées dans la mémoire. C’est donc tout un rapport au monde qui implique une lente défiguration de l’âme.
13On retrouve dans ce passage tous les thèmes liés au rejet du maquillage et des apparences : la peinture, la notion de frontière poreuse, l’intériorité cachée. Celle-ci est ramenée au danger d’un culte idolâtre. La vision d’Ézéchiel commentée par Jean est en effet une dénonciation de l’idole de la jalousie34, dont le temple lui-même inverse les apparences. La peinture qui défigure est donc une image de plus de la contamination de l’âme par le péché, mais une image particulièrement dangereuse car elle ne se montre pas comme telle et détourne de Dieu. Si, au lieu d’admirer le Seigneur qui vit en elle, la religieuse adore les idoles dont son âme est peinte, c’est-à-dire les péchés qui viennent de son attachement au monde, elle n’a aucune chance d’être sauvée. Du rejet de ces extériorités qui recouvrent l’intériorité par couches successives dépend donc le salut. Le maquillage fait au corps ce que le monde et le péché font à l’âme par l’intermédiaire du corps. Comment un corps maquillé, qui a fait le choix des apparences, pourrait avoir fait le choix d’une âme pure ? Le maquillage du corps révèle celui de l’âme, et l’idolâtrie de son propre corps n’est que le signe extérieur d’une idolâtrie plus profonde qui détourne du culte divin. La lutte contre le maquillage est une lutte pour la vérité qui rétablit l’ordre des choses : les apparences sont trompeuses, la vérité est au-delà d’elle, se maquiller c’est inverser cette hiérarchie et se couper du fondement de la vérité. Le corps fardé doit être rejeté parce qu’il ne fait que reproduire le travail du péché sur l’âme.
14On retrouve dans le rejet du corps fardé une vielle tradition chromophobe qui voit dans les couleurs et, plus encore, dans leur mélange, un signe du malin. La couleur est ce qui cache, ce qui dissimule, ce qui travestit la réalité des choses, elle est du côté du masque, du déguisement, et donc du diable. La fortune de l’expression « sous couleur de », extrêmement présente dans les textes de l’époque, en est un écho qui, bien qu’amoindri, montre à quel point ce thème a pénétré les esprits. Ce rejet est global et porte non sur l’interprétation symbolique de chaque couleur, comme on pourrait par exemple repousser le jaune comme un signe de maladie, mais bien sur une contestation du coloré en tant que tel, le terme étant régulièrement employé avec une connotation négative. Dans un ordre comme le Carmel, très influencé par l’idéal ascétique des Pères du désert, qui voue une grande dévotion à saint Bernard, chromophobe entre tous35, c’est le rejet de la couleur qui l’emporte. Cette chromophobie trouve son fondement philosophique — au sens d’une philosophie de la nature — dans certaines théories de la couleur encore largement valides au XVIe siècle, qui font de la matière l’agent de la formation des couleurs dans les corps. La blancheur du fard, tirée d’une recette recouvrant la peau, n’en est pas véritablement blanche, car elle est tirée non de la lumière mais d’un certain mélange de matières. La couleur, selon la définition aristotélicienne largement dominante chez les théologiens qui entourent le Carmel, est la limite du diaphane dans un corps déterminé, le fruit d’une rencontre entre la lumière qui a traversé le milieu diaphane et vient rencontrer la limite d’un corps. Que l’on considère qu’elle est une propriété de la lumière réfléchie sur un corps (la couleur comme fraction de lumière) ou une propriété de la matière révélée par la lumière (la couleur-matière, qui réside dans le corps), elle se situe à la limite d’un corps opaque et témoigne d’une résistance de celui-ci à celle-là. Comme le dit Suárez au début du XVIIe siècle dans ses commentaires du livre II du De anima, la couleur, c’est la lumière « reçue dans un corps opaque et dense36 », et elle dépend du mélange des éléments dans le corps qui la reçoit et de leur qualité, de telle sorte que « le diaphane dispose à l’illumination, mais l’opaque empêche celle-ci37 ». Si le fard blanc est une tromperie, c’est parce qu’il parvient à inverser cette logique, en produisant la couleur lumineuse par excellence à partir d’un onguent ou d’une poudre, naturellement opaque puisque matérielle, parce qu’elle fonctionne comme un écran face au teint véritable de la peau. En un sens, on pourrait dire que le blanc du fard est coloré, tout autant que la noirceur qu’il cache. La blancheur du fard se substitue à la lumière d’origine divine pour produire à partir de la matière une couleur spirituelle. Le fard retourne l’ordre des choses en inversant jusqu’aux lois physiques, en substituant la matière à la lumière. Cette blancheur qui se détourne de la luminosité ne fait qu’accentuer le rejet du maquillage qui prive de la lumière divine et invite à adorer le démon derrière l’idole du corps. À l’inverse de cette beauté factice qui organise consciemment le mensonge des apparences, le couvent revendique une beauté qui articule étroitement extériorité et intériorité.
UNE BEAUTÉ CHRISTOCENTRIQUE
15À première vue, malgré ce discours violent, la beauté monastique semble correspondre aux canons de la beauté mondaine. Rappelons brièvement qu’à l’époque ils s’attachent à la partie noble du corps, soit sa moitié haute, qui doit être affinée et dressée par des corsages, et culmine dans le visage, qui doit être blanc, lumineux et rosé aux joues pour signifier la bonne santé, la modestie, la pudeur, ce que certaines pièces du vêtement tendent à mettre en valeur38, et particulièrement dans les yeux où l’on pense que l’âme se voit comme dans un miroir. Tout se construit autour du couple rouge/blanc, ce que Catherine Lanoë a résumé dans la formule « la poudre et le fard »39. À regarder les portraits de religieuses, on retrouve la même blancheur du teint et le même rose aux joues. Des portraits par Rubens d’Ana Dorotea de Austria, conservé au monastère de las Descalzas Reales de Madrid, ou de Thérèse d’Ávila, conservé au Kunsthistorisches Museum de Vienne, un portrait collectif de concepcionnistes, datant du début XVIIe siècle, par un élève de Velázquez40, mettent en évidence une superposition de la beauté aristocratique et de celle des religieuses41. Certes, ces portraits de religieuses sont le plus souvent des portraits d’aristocrates — Ana Dorotea est la fille de l’empereur Rodolphe II — et expriment la parfaite imbrication entre les deux registres de valeurs. Chez les jeunes religieuses au moins, la beauté du teint s’accorde à la beauté du monde, à sa blancheur, et se cristallise sur les mêmes parties du corps, le visage et les mains, les seules offertes au regard, en théorie. « L’individu n’a de personnel que sa face et ses mains » dit Claude Gilbert-Dubois, sans doute plus fidèle en cela à l’esprit des traités sur la beauté qu’à la réalité de sa perception42.
16Il n’y a pas lieu de s’étonner de cette homologie entre le monde et le couvent ou d’ériger cette continuité des canons de beauté en contradiction, puisque hiérarchie morale et hiérarchie sociale sont supposées être intimement liées. Les canons de beauté sont l’expression d’une beauté morale et aristocratique, et ce teint supposé naturel est le reflet des vertus de l’âme. Il exprime un idéal qui associe communément la blancheur de la femme à la pureté, la virginité et la candeur, des vertus forcément célestes et incompatibles avec le labeur roturier et terrestre. De cette manière, la blancheur, « témoignage irréfutable de l’otium et de l’état noble43 », rejoint la pureté religieuse. La rougeur est, elle, associée à la pudeur (la vergüenza). Religieuses et aristocrates incarnent à leur manière une beauté moralisée et vertueuse, appuyée sur une image de la faiblesse de la femme qui transcende largement la coupure entre le couvent et le monde : un être faible, délicat, enclin au péché dont on doit dresser le corps et cultiver les vertus, tout en se gardant des dangers qu’elle fait courir à la gent masculine. De ce point de vue-là, l’enfermement des femmes dans l’enceinte de la clôture conventuelle n’est qu’une forme hyperbolique de la réclusion des femmes dans la sphère privée que la blancheur du teint, signe d’un corps soustrait au soleil et destiné à la vie intérieure et domestique, manifeste sur le corps. Le cilice n’est qu’une version mortifiante du corsage, jusque dans l’utilisation qu’il fait des plaques de métal que le corsage utilisait pour compresser la poitrine44. L’opposition entre le vêtement aristocratique et le vêtement monastique est peut-être moins flagrante que le couvent ne le laisse entendre : même couverture du corps, même type de dressage. La mode des tapadas, qui conduit les femmes du monde à porter le voile45, rappelle que, si, bien évidemment, les deux costumes restent très différents, ils mobilisent un ensemble de valeurs convergentes.
17Ce sont donc les vertus de l’âme qui invitent à louer le corps, comme le dit Diego de Estella : « l’âme soutient la beauté de ton corps. Si le corps te semble beau, beaucoup plus dois-tu aimer l’âme, qui est la cause de cette beauté46 ». Tout comme depuis les tréfonds du corps, les mouvements de la chair travaillent à enlaidir l’âme, l’image originelle de Dieu, depuis le centre caché de l’âme, tente de conformer la personne entière à sa propre forme. Le péché implique laideur et difformité, comme le rappellent abondamment les prédicateurs47. Diego de Estella reprend le thème de la noirceur de l’âme pécheresse dans le chapitre de son Libro de la vanidad del mundo (1582) qu’il consacre à la « vraie beauté » : rien n’enlaidit comme les vices et les péchés. L’âme pécheresse, qui est aussi noir que du charbon48, rajoute-t-il en référence au livre des Lamentations49 où le prophète commente l’aspect des condamnés de Sodome. Ce thème connu de la noirceur de l’âme constitue la principale occurrence du mot noir chez Thérèse d’Ávila, ce qu’on peut vérifier aisément à partir des concordances établies par Juan Luis Astigarraga50. À l’inverse, le corps glorieux sera conforme à cette beauté de l’intériorité, reprend Diego de Estella :
Bien que maintenant tu sois vieux, malade, très laid et difforme, si tu embellis ton âme de vertus, tu ressusciteras jeune, sain, blanc et vermeil et beau comme un ange51.
18La beauté du corps est à la hauteur de la sainteté de l’âme. Si les seuls corps eucrasiques, c’est-à-dire parfaitement équilibrés, sont ceux du Christ et de la Vierge, c’est parce qu’une âme non touchée par le péché est la première condition d’un corps sans défaut. Il s’ensuit logiquement que le corps du Christ est le parangon de la beauté, parfait parce qu’il est informé par une âme sans tache, un christocentrisme qui, à en croire certains anthropologues, travaille encore le rapport contemporain au corps52.
19La louange de la beauté du Christ est très nette dans les visions des religieuses. Bernardina de Jesús, à qui Il apparaît au début du XVIIe siècle, ne réprime pas son enthousiasme à l’heure de le décrire, en privilégiant significativement ses mains et son visage :
En se recueillant pour la prière comme elle avait l’habitude de le faire, elle eu un recueillement extraordinaire au cours duquel notre Seigneur lui fit la grâce qu’elle voit en esprit la très sainte humanité de sa Majesté, si belle et si resplendissante qu’elle dit qu’elle se sentait hors d’elle de voir tant de beauté53. Elle vit notre Seigneur dans sa très sainte humanité, si beau et si plaisant qu’elle ne savait quoi dire, la tête pleine de rosée54.
20Chez la franciscaine Mariana de Jesús, le corps glorieux du Christ est plus beau que les cieux, plus resplendissant que le soleil55. À Juana de la Santísima Trinidad, il semble si agréable et beau qu’il est un portrait du ciel56. À María de San José, le Christ est également apparu, alors qu’elle était au chœur, entre les complies et les matines. Elle raconte avoir vu ses mains avec une plus grande perfection que ce que l’épouse a vu dans les cantiques57. Ses mains sont couvertes de rosée, comme son visage chez Bernardina de Jesús, « et cette rosée signifiait la grâce que l’on reçoit dans la prière, avec amour et charité58 ».
21L’hagiographie fait par ailleurs des allusions fréquentes, quoique succinctes, à la beauté du corps des religieuses, signe que le Christ s’est choisi les épouses les plus vertueuses et donc les plus belles. C’est le cas pour María de la Cruz, une religieuse de Madrid, dont une chronique note :
Elle avait très belle apparence, quoiqu’elle fut brune, de très beaux et très grands yeux, le corps aérien et léger si bien que quand elle marchait, on avait l’impression qu’elle volait59.
22Pour montrer que María ne souffre pas d’avoir la peau mate, la chronique mêle deux arguments convergents : la grandeur et la beauté des yeux sont la garantie d’une belle âme, dont ils sont les miroirs, et la légèreté du corps renvoie à un topos hagiographique courant où le corps peut voler, annonçant la gloire, comme allégé et rendu plus diligent par la grâce. Dans ces conditions, ce qui pourrait passer pour une imperfection naturelle — la peau brune — est compensé par la beauté de l’âme qui transparaît dans le corps. De la même manière, en invoquant Léon le Grand et l’analyse thomiste de la transfiguration60, Nicolás de San Cirilo prétend lui aussi que la beauté de l’âme de María de Jesús est l’explication sous-jacente de la beauté et de la splendeur de son corps comme le soleil sur une vitre pure et propre :
Que la lumière excessive de l’âme de cette personne se réverbère et transparaisse dans la vitre affinée et très pure de son corps virginal, et surtout par ses yeux qui exhalent la lumière, l’honnêteté et la douceur61.
23Le même hagiographe pousse la logique à son terme pour faire de la beauté physique naturelle de la religieuse un attribut de la beauté de son âme :
Elle avait une apparence très honnête car elle n’usait jamais de fard, sa personne et son âme étaient pareilles à ce que chante l’église (pulchra facie sed pulchrior fide), très belle de corps, mais avec une âme encore plus belle. Elle était grande, bien faite, et blanche et blonde62.
24María est dépouillée et sans ornement, mais s’en trouve d’autant plus belle parce que son âme l’est encore plus, au point qu’on en vient à la décrire avec les attributs de la beauté du corps : la blancheur et la blondeur.
25Le fait que la beauté soit supposée avoir un fondement christique et que l’époux du cantique soit la meilleure incarnation de son canon blanc et vermeil donne toute son ambivalence à la beauté de l’état du corps. Si, en effet, l’imitatio Christi est une voie certaine pour s’embellir l’âme, il s’ensuit que pénitence, douleur et humiliation sont, en un sens, des pratiques d’embellissement. Logiquement, cet embellissement de l’âme doit se laisser voir dans le corps, d’une manière ou d’une autre. Le canon de beauté du Christ lui-même n’est-il pas annoncé dans la Passion ? Luis de León, dans son commentaire du Cantique des cantiques, reprend le thème de la peau blanche et vermeille de l’époux :
L’époux est vermeil [colorado] à cause de la chair humaine dans laquelle il a souffert la mort pour la rédemption de son épouse […]. Et ce mélange de blanc et de rouge est très clair dans le Christ […] parce qu’il est le seul qui peut atteindre une telle perfection de blancheur, de lumière, et de divinité, et en même temps une telle exaltation de l’humanité63.
26La rougeur dont il est ici question est moins la couleur discrète de la pudeur ou de la santé, que celle du sang de la Passion, si bien que l’Ecce Homo correspond en quelque sorte aux canons de beauté établis. La chose semble plausible à regarder la peinture et la sculpture religieuse espagnole de l’époque qui donne toute sa place à un réalisme sanguinolent qui recherche les fondements de la beauté dans la douleur des corps64. L’étude de l’iconographie des couvents révèle que le Christ est naturellement omniprésent dans l’iconographie conventuelle, quasi exclusivement sur deux thèmes où son corps prend le pas sur son enseignement ou son action : l’enfant Jésus et le Christ des douleurs. Ecce Homo, Christ à la colonne et calvaire constituent la représentation la plus commune de l’époux qui est proposée aux religieuses. Don Juan Carrillo rapporte qu’au couvent d’Ávila, l’ermitage de Thérèse d’Ávila était décoré d’un Christ à la colonne65. Les peintures que l’on a conservées de Cecilia del Nacimiento et de María de San Alberto, deux carmélites particulièrement érudites de Valladolid66, sont dominées par le thème du Christ souffrant67. Les images qui versent le sang, comme ces crucifix dont les plaies coulent sous les yeux d’Ángela de Jesús, une religieuse de Loeches, ou de la tolédane María de Jesús68, sont également communes. Les visions des religieuses mettent souvent en scène un Christ sanglant, comme celles de Bernardina de Jesús69 à Baeza, ou celle d’Ana de la7070. À Catalina de Jesús, il apparaît dans l’hostie pendant l’élévation comme un homme de grande taille, la couronne d’épines posées sur sa divine tête. Il a le visage blessé et les mains attachées à sa gorge par une corde. Malgré cela, dit-elle, il était d’une grande beauté71. Dans sa méditation déjà citée sur les plaies du pied, Ana de San Bartolomé décrit la croix comme le mariage de l’époux et de l’Église, un mariage dans lequel le sang versé renverse la pompe et orne l’épouse. Le crucifié devient l’image de la beauté et ses plaies sont les ornements de la noce :
Et Seigneur, celles-ci sont vos atours, et les épines de votre couronne sont vos plumes, qui en rentrant dans votre tête précieuse en tirent des gouttes de sang qui courent sur votre visage comme des pierres précieuses72.
27Ces pierres précieuses sanglantes méritent un commentaire. La pierre précieuse est réputée naître de la terre par solidification progressive de gommes, de résines, de liquides aux propriétés surnaturelles73. Elle trouve dans les liquides du corps divin, la sueur et le sang, une matière originelle plus noble et plus propre à orner le corps que ces matières du sous-sol. L’omniprésence de la rosée sur ses mains se prête aussi bien à ce type de lecture. Sur ses mains, pleines de rosée, le christ de María de San José porte aux doigts des anneaux d’or et des saphirs, des pierres dont elle précise qu’elles n’ont rien à voir avec celles d’ici-bas, puisqu’elles viennent du ciel alors que les gemmes naissent du centre de la terre74.
28La Passion transpose les canons de beauté et les transforme pour en dévoiler les fondements douloureux ici-bas, tout en les rappelant discrètement par le jeu des couleurs. Les pratiques d’imitatio Christi jouent avec la définition du beau autant qu’elles reproduisent les gestes de la Passion. Le jeûne et tous les actes sanglants dont l’effet est proprement anémiant s’appuient sur l’ambiguïté de la pâleur que nous mentionnions dès notre premier chapitre, pour inviter à voir dans la pâleur mortifiée l’annonce de la blancheur éclatante de la gloire. Les rougeurs de la honte ou de l’humiliation qui se marquent au visage ne sont-elles pas recherchées pour les mêmes raisons ? Certaines religieuses demandent à leur comparse de les gifler, une pratique mentionnée dans l’ordinaire et dont on garde des traces pour le couvent de Cuenca75 où on se fait gifler à genoux. Catalina de Jesús76, une religieuse de Cordoue, se serait fait gifler au point d’en avoir des plaies, ce qui semble avoir été le cas à Tolède pour María de Jesús selon ses hagiographes77. Si elle reproduit l’une des étapes de la Passion, cette habitude qui enflamme la joue ne cherche-t-elle pas à singer la roseur de la belle ? De la même manière, le don des larmes peut être présenté comme une brûlure. Les pleurs continuels de repentirs laissent à María de Jesús des cicatrices brûlantes sur les joues :
Ses joues étaient brulées et bien marquées à cause de ses larmes continuelles, celles qu’elle versait tout particulièrement quand elle méditait sur la Passion du Seigneur78.
29On retrouve les mêmes traces chez une religieuse de Cuenca, qui a des plaies sur le visage à force de pleurer79, ou chez Catalina de Cristo, une religieuse du couvent d’Arenas de San Pedro dont les larmes laissent le visage rayé, tâché, comme un vieux parchemin80. Chez son homonyme, Catalina de Cristo, la fondatrice du Carmel de Barcelone, les larmes font des rigoles sur le visage81. Dans sa condamnation du maquillage, Antonio Marqués faisait le lien avec les larmes et le maquillage en rappelant que celui-ci empêchait de pleurer et était incompatible avec la pénitence82. Les larmes qui blessent et marquent durablement le visage ne mettent-elles pas en scène au contraire une beauté dont les fondements ont besoin d’être dévoilés par la douleur, seule condition du surgissement d’une vraie beauté, calquée sur le Christ et sur la déchéance de la Passion ? En superposant une pâleur mortifiante et des joues rougies par les larmes, le texte hagiographique propose d’y voir une version monastique et pénitente de l’époux blanc et vermeil du cantique, calquée sur les persécutions du Christ. On peut d’ailleurs considérer que le corps humilié et mortifié de la religieuse est beau puisqu’il fait penser au Christ. Au couvent de Cuerva, face au spectacle probablement pathétique d’Isabel de San Alberto, agenouillée devant toute la communauté pour être punie par sa prieure Ana de los Ángeles, sans toque, seulement vêtue de sa tunique intérieure, les bras croisés sur les épaules, la chroniqueuse avoue l’avoir trouvée belle et semblable à un ange, notamment à cause du rouge de la honte qui lui montait aux joues83. Ce type de réaction, qui n’apparaît qu’exceptionnellement dans les sources — ce qui ne veut pas dire qu’elle soit rare —, invite à penser que les mortifications publiques édifiantes du réfectoire relèvent autant d’une performance théâtrale et esthétique, dont la beauté tragique est émouvante, que d’une volonté d’humiliation de la personne. Entre les deux versants de la beauté du Christ que les religieuses sont appelées à reproduire — le corps de la Passion et celui de la gloire — s’établit comme une correspondance ou une équivalence. L’état du corps est toujours réversible : le corps blessé et affaibli n’est que l’image terrestre de la beauté véritable, céleste, qui se laissera voir dans le corps glorieux. Cette transposition des lectures de la beauté se laisse bien voir dans les deux questions que nous allons aborder maintenant : celle des bijoux vertueux et celle des parures mortifiantes.
30L’association entre la beauté du corps et celle de l’âme est décrite comme l’épiphanie des vertus de l’âme à la surface du corps. Ce lien entre vertu et beauté aboutit à une forme de réhabilitation allégorique des bijoux et de la richesse, qui deviennent les signes matériels de la beauté de l’âme. Les religieuses sont donc ornées de bijoux et de couronnes. Cette revalorisation de la richesse souligne par la négative la force de l’idéologie du rejet des atours ou du vêtement. Les deux discours sur les ornements vertueux et sur les atours viciés se renforcent mutuellement dans une dialectique fermée que les religieuses jugent vertueuse. La beauté intérieure de la bonne religieuse transparaît d’autant plus qu’elle n’est pas parasitée par des accoutrements superflus. Le rejet des apparences est d’autant plus justifié que la beauté vertueuse doit apparaître comme naturelle dans le corps de la sainte. Mais cette vertu se manifeste par des objets tout à fait comparables à ceux qui ont cours hors du couvent. À la faveur de cette revalorisation imaginaire des bijoux, toute une iconographie vient inverser le rapport aux ornements et à la richesse pour proclamer saintes des femmes richement parées. On peut en prendre un exemple dans une série de gravures dessinées par Adrien Collaert, récemment analysée par Cécile Vincent-Cassy84, qui rend compte de manière particulièrement nette de ce retour en force de saintes portant tous les signes extérieurs de richesses propres à leur rang. Dans le pieux discours renvoyé par ces images, ceux-ci deviennent le signe extérieur de leurs vertus intérieures. En premier lieu, chaque gravure est entourée d’une cartouche de fleurs. Ce jardin, agrémenté d’oiseaux aux quatre coins du feuillet, laisse à penser qu’arrosées des grâces divines, celles-ci ont cultivé leurs vertus comme autant de fleurs. Les saintes elles-mêmes sont représentées en pied, avec leurs attributs traditionnels — la roue pour Catherine d’Alexandrie, des instruments de musique pour Cécile de Rome — alors que leur martyr est relégué au second plan. Certaines de ces illustres martyrs portent des robes damassées de fleurs et d’autres des bijoux85. Ces vêtements travaillés et ces entrelacs fleuris sont peutêtre une allusion à l’origine aristocratique que leur confère la Légende dorée dans de nombreux cas (Cécile, Agnès, Catherine par exemple), de sorte que la gravure joue sur l’ambiguïté entre une interprétation purement allégorique de leurs attributs et le rappel de leur condition. Mais ces bijoux et ces habits expriment surtout, directement et précisément, les vertus de leur martyr. Ainsi, celles qui portent un collier ont été décapitées, comme sainte Barbe et sainte Cécile. Dans le même ordre d’idée, on pourrait se demander si le lacis de fleurs, qui couvre le tissu que sainte Catherine porte le plus près du corps, n’est pas une allusion aux cicatrices qu’aurait pu lui laisser la roue qui l’a suppliciée. Surtout, les gros bijoux que certaines — sainte Eulalie, sainte Catherine — portent au milieu de la poitrine, c’est-à-dire à la place exacte du cœur, ne peuvent que désigner la richesse de leur âme qui y est renfermée. Ce type de représentation assez commune retourne le sens que l’on attribue au vêtement le plus orné. Le rejet des atours ou le rejet des bijoux y trouve une limite sérieuse, dans la mesure où ce qu’on y rejette, ce n’est pas le vêtement en lui-même, mais la disjonction avec l’intériorité qu’il favorise. Aussi pauvre soit-elle, la sainte, en réalité, est à la hauteur du plus riche des vêtements.
31L’hagiographie du Carmel fourmille d’apparitions édifiantes de religieuses défuntes dont les apparences rappellent à toutes leurs devoirs et leurs récompenses à venir en jouant sur ces atours spirituels. Ces objets destinés à signifier la beauté de leur âme sont eux-mêmes des ornements du corps : fleurs, couronnes et bijoux sont les récompenses des saintes frustrées des atours mondains dans leur vie terrestre mais comblées par les atours divins. À la sœur Ana de San Miguel, la Mère María de la Visitación est apparue plusieurs fois, très blanche, avec une couronne de lys et de violettes86. Lorsque Leonor María del Santísimo Sacramento meurt le 6 mai 1636, une figure apparaît aux religieuses : blanche, resplendissante, portant une branche de lys et dont le vêtement était comme chamarré de fleurs87. Bernardina de Jesús est suspendue en extase et se retrouve dans un jardin avec une grande variété de fleurs88 dont le Christ lui demande de faire un bouquet. Dès le commencement de sa Vie, écrite par son confesseur au début du XVIIe siècle, la virginité de la beata du Carmel, Catalina de Jesús, est ainsi décrite comme un lys blanc et odorant, une rose protégée par les épines aiguës de la pénitence89. Si la symbolique du blanc est naturellement plus diffuse, variable et complexe que la triade blanc-lys-pureté, cette association de valeurs reste son trait majeur. Chez le même hagiographe, le rouge devient signe de son désir enflammé de plaire à Dieu et de ses grandes pénitences :
Blanche, enflammée et rouge : blanche pour la candeur de sa vie et la pureté de sa virginité, enflammée pour l’amour de Dieu qui vit en elle et rouge pour avoir répandu autant de sang […] par ses disciplines et pénitences continues90.
32Isabel de Cristo, une professe de Ségovie, se représente quant à elle les religieuses de son couvent dans une vision, comme un arbre chargé de roses blanches et rouges qui sont leur pureté et leur charité91, selon une image là aussi très commune.
33Le bijou lui-même devient également une récompense vertueuse. Pour la prise d’habit d’une religieuse, dont on n’a pas le nom, une apparition de Thérèse d’Ávila montre du doigt une couronne d’étoiles et de pierres précieuses92. Celleci est peut-être le pendant de la couronne fleurie portée traditionnellement lors de la prise d’habit, en allusion au rituel nuptial, même si, pour notre cas, aucune source ne la mentionne. Le thème du mariage mystique, dont le modèle est l’anneau donné à Catherine de Sienne, se retrouve dans l’hagiographie, comme une récompense donnée à la vie vertueuse. À l’Ascension 1622, le Christ aurait de sa propre main passé au doigt de María de Jesús un anneau portant trois pierres précieuses, l’une blanche, l’autre verte et la dernière vermeille et enflammée93 en lui demandant d’être son épouse. S’il est là aussi difficile d’établir en équivalence les pierres précieuses et les vertus — la blanche pour la chasteté, la rouge pour la charité, la verte pour l’espérance, probablement —, l’essentiel est que les vertus elles-mêmes soient des pierres précieuses et que les beautés décriées du corps soient rétablies à la faveur de ces allégories. Tout comme les biens terrestres, ces biens célestes doivent être chèrement défendus. Ainsi, chez Juan d’Ávila, la chasteté est un joyau précieux qui n’est pas donné à tous, mais uniquement « à ceux qui, à la sueur de leurs prières insistantes et de leurs saints efforts, l’obtiennent de notre seigneur94 ». La pierre précieuse, dans laquelle la Renaissance voit avant tout un objet qui a la capacité de retenir la lumière, est l’image la plus pure de la beauté de l’âme qui concentre la lumière divine. Thérèse d’Ávila, qui décrit la blancheur divine comme une lumière infuse et semblable à celle du soleil s’il était couvert d’un voile aussi transparent que le diamant95, fait un large usage de ce thème dans ses écrits, et notamment dans les Moradas, dans lequel sont décrites ces beautés précieuses cachées dans une intériorité inaccessible, pour faire de la présence de Dieu dans l’âme un diamant :
Supposez […] que nous avons dans une boîte d’or une pierre précieuse d’une valeur et d’une vertu admirables. Nous savons avec certitude qu’elle est là, quoique nous ne l’ayons jamais vue. Toute invisible qu’elle est, nous ne laissons pas de sentir son pouvoir lorsque nous la portons sur nous ; et nous connaissons par expérience quelle estime nous devons en faire, parce qu’elle nous a délivrées de certains maux qu’elle a la propriété de guérir. Il est vrai que nous n’oserions la regarder, ni ouvrir la boîte, et quand nous voudrions l’ouvrir nous ne le pourrions pas. Le Maître en a seul le secret. Il nous a prêté ce précieux joyau pour notre utilité, mais il en a gardé la clef96.
34Ce thème classique fait l’objet d’exercices méditatifs, si l’on en croit une relation anonyme, dans laquelle la religieuse rapporte qu’on lui recommandait « qu’[elle] imagine [son] âme comme une pierre précieuse ou de l’or très fin, dont Dieu a fait sa demeure97 ». Cette pierre précieuse intérieure qui illumine le corps se laisse parfois deviner, à la dérobée, comme pour cette religieuse anonyme qui voit chez Catalina de San Agustín une étoile comme une pierre précieuse, qui jetait d’ellemême de la lumière98 par sa bouche ouverte, seule ouverture sur l’intériorité du corps. Bernardina de Jesús, à laquelle le Christ disait qu’il allait lui faire avaler les pierres précieuses qu’elle convoitait, ne signifiait peut-être pas autre chose99. La religieuse incorpore et avale les bijoux, c’est-à-dire ses vertus, qui rejaillissent ensuite à l’extérieur, un jaillissement que la mortification et ses instruments, qui sont des bijoux à revers, ont pour vocation de défaire tout en le soulignant. Cela implique également que ses vertus doivent être cachées, dissimulées, et qu’elles procèdent de l’intérieur pour se manifester plutôt qu’elles ne sont montrées.
35Ces bijoux ne se laissent voir que le temps d’une vision. C’est la persécution et la souffrance qui révèlent à l’ordinaire le sens des atours des vierges martyrs que nous venons d’évoquer et, tout naturellement, ce sont les instruments de la violence exercée contre soi qui deviennent, chez les religieuses, les ornements de leur vertu avant d’être couronnées de fleurs au paradis. « Quand elle entra au couvent, on trouva dans un petit coffre qui lui appartenait beaucoup de sortes de cilices ou de disciplines »100 dit la Vie de María de Jesús, dans laquelle les instruments de pénitence ont remplacé le coffret à bijoux, une substitution parfois explicitement revendiquée. L’autobiographie de Luisa de Carvajal est à cet égard tout à fait révélatrice. Quand son oncle lui offre une discipline de soie, la jeune fille n’est pas satisfaite. Malgré ses dix ans, elle ne saurait supporter cette étoffe trop douce et trop riche, et sa réaction est simple :
Et comme elle me paraissait trop douce, j’y ajoutai un chardon en argent, que j’avais pris à l’une de mes grandes cousines et que je gardais dans ma bourse101.
36Ce qui est supposé dicter ce choix, outre qu’elle a pris ce qu’elle avait sous la main, c’est naturellement la dureté du métal qui rompt et déchire les chairs pour faire couler le sang que les disciplines répandent en abondance. Si Luisa de Carvajal met un chardon au bout de sa discipline, comment ne pas l’assimiler à un bijou tout comme les rosetas, petites étoiles métalliques accrochées à la discipline pour la rendre plus tranchante ? Apprêtant le corps, au double sens de la parure et de la préparation à la guerre contre la chair, ces instruments pénitentiels sont les moyens de sa défiguration tout autant que le révélateur de sa beauté. Ils n’en sont pas moins tirés d’un matériau métallique comparable et placés sur les mêmes parties du corps que les bijoux. À l’inverse, les instruments de la mortification ne deviennent-ils pas des bijoux à rebours, portés au cou, sur la poitrine ou sur les bras ? Ils ont besoin d’être vus, même s’ils transmettent un message édifiant. Ainsi, Juana de la Santísima Trinidad ne portait pas moins de quinze genres de cilices différents, et, une fois rentrée au couvent d’Écija, elle demanda qu’on lui fasse faire des petites chaînes pour les bras102. Son cas est intéressant à plus d’un titre. D’une part, le nombre de cilices qu’elle porte indique clairement une prolifération des outils de mortification sur le corps. D’autre part, cette démarche systématique implique qu’ils sont destinés à être vus ou connus, au moins au sein de la communauté. Enfin, il met en évidence les limites de la modération que nous avons évoquées. Juana de la Santísima Trinidad est la fille de la duchesse de l’Infantado, rentrée au couvent de Séville en 1619, après la mort de son mari, le duc de Béjar, puis fondatrice et prieure du Carmel d’Écija. Ce statut lui permet visiblement d’imposer un esprit et une coutume qui semblent contradictoires avec les exigences de l’ordre, vers la fin des années 1630. Nous reviendrons plus loin sur l’importance que peut avoir son origine nobiliaire dans sa trajectoire, mais il faut se demander dès à présent dans quelle mesure cette prolifération d’instruments mortifiants n’est pas le signe d’une mode propre aux élites, habituées aux bijoux et à une codification des apparences beaucoup plus poussée que les autres. La simple surabondance matérielle des cilices est un signe extérieur de richesse spirituelle, certes, mais aussi matérielle. Dans certains cas, la parenté entre le bijou et le cilice est patente. Croix et cilices suspendus au corps sont des bijoux religieux. La tertiaire sévillane, Catalina de Jesús, arbore un arsenal mortifiant très ostentatoire : deux croix, une ceinture, des cilices aux bras et surtout un anneau très proche de celui que Juana impose aux religieuses d’Écija :
[Elle] portait au cou un anneau de métal, d’un doigt de large, recouvert de toile pour qu’on ne le voit pas103.
37Estefanía de los Apóstoles, une converse de Valladolid, aurait disposé d’une véritable armurerie qui témoigne d’une accumulation matérielle qui montre à l’évidence qu’au-delà d’un certain point les instruments de mortification ne sont plus véritablement en accord avec l’idéal de simplicité. L’inventivité de ces mortifications est liée chez elle à une abondance de biens :
Sa cellule était une parfaite armurerie, dans laquelle il n’y avait rien de prévu pour le loisir. On y trouvait des cordes, des petites chaînes, des râpes, des cordes de crin avec de gros nœuds, des carcans pour la gorge [argollas], une croix de fer pour les épaules et des cordons attachés en bouquets, pour se discipliner et des barres de fer pour s’affliger le crâne. Elle se disciplinait la langue avec des orties et portait, pendant à un fil, une boucle de fer, qu’elle appelait la prison de sa langue. Elle mâchait de l’absinthe, gardait une pierre continuellement dans sa bouche, n’utilisait pas son matelas et on ne pouvait même pas savoir le temps qu’elle consacrait au sommeil104.
38Tous les endroits du corps sont ornés et meurtris en même temps par l’arsenal de Estefanía. Même si le texte ne permet pas véritablement de comprendre comment fonctionne son anneau-pendentif, il est à la fois un instrument de mortification et un objet d’ostentation. Son cas montre à l’évidence qu’il faut se méfier de l’idée selon laquelle l’excès des mortifications et les inventions sont le témoin d’un ethos aristocratique, le fait qu’elle soit converse incitant à penser qu’elle n’appartient pas aux élites sociales de l’ordre. Il est certain en tout cas que la mortification se marque par la capacité de se couvrir tout le corps et par l’abondance du matériel dont il faut être « chargée » (cargada)105, au point d’avoir parfois des difficultés à marcher106. Isabel de Jesús aurait ainsi porté chaque vendredi des petites chaînes de fers qui lui allaient du cou aux genoux107.
39Enfin, outre qu’elle renvoie naturellement à la Passion, la couronne d’épines est le pendant terrestre des couronnes de vertu dont les religieuses sont ornées dans leurs visions, et qu’elles tressent pour les statues des autels dont elles ont la garde. Le bijou de la mortification est le négatif du bijou spirituel de la vertu que seul un don visionnaire permet de déceler. Ainsi, de la beata Catalina de Jesús, l’hagiographe se souvient que les cicatrices de sa couronne d’épines annonçaient sa couronne de vertus, une équivalence symbolique qui se devine au bord de la mort, quand l’état du corps d’ici-bas laisse entrevoir dans son délabrement les récompenses de l’au-delà :
Quand elle fut proche de la mort, les dites plaies, les unes vieilles, les autres encore récentes, certaines signalées par des cicatrices que les cheveux n’avaient pas encore recouverts, figurait déjà une autre couronne posée sur sa tête, où le signe des blessures, à l’endroit où manquaient ses cheveux, étaient comme des pierres précieuses qui ornaient cette couronne plus que toutes celles qui viennent d’Orient108.
40Si nous retrouvons ici les pierres précieuses sanglantes du crucifié, il est surtout très significatif que ces bijoux mortifiants soient particulièrement visibles chez une beata comme Catalina, soumise à moins de contraintes qu’une religieuse. En revanche, l’idée que les vertus se fortifient dans la douleur de la pénitence et de la mortification et que les instruments de celles-ci en viennent à remplacer les ornements vains d’ici-bas tout en annonçant ceux de l’au-delà leur est largement commune. D’après sa Vie, Juana de la Santísima Trinidad était très explicite sur ce point et prétendait que les cilices et les disciplines sont les « atours » (galas) de la religion109. Les pratiques de souillure elles-mêmes, que nous avons déjà analysées, peuvent reprendre cette logique de comparaison entre les bijoux et les mortifications. C’est notamment le cas lors d’une punition infligée par la prieure de Talavera de la Reina au début du XVIIe siècle, selon une chronique écrite dans les années 1620, à une religieuse coupable de faiblesse et de frivolité :
Alors qu’une religieuse lui montrait une fois un scarabée qu’elle avait vu au jardin, la supérieure lui ordonna pour la corriger qu’elle aille en chercher autant qu’elle put pour se les mettre sur la tête à la manière d’une couronne. Celle-ci obtempéra et bien que les excréments de cet insecte lui blessaient beaucoup le visage, elle la garda longtemps pour démentir sa faiblesse antérieure110.
41Ces allusions continues aux ornements du corps le rendent une nouvelle fois difficilement lisible. Dans le registre de la dévotion et de la mortification on tolère, plus que l’on autorise, une forme de distinction par l’extériorité, qui s’appuie sur des objets et des détails supposés révélateurs d’un état d’ensemble de la personne. De ce point de vue également, les instruments de pénitence que chacun accommode selon ses désirs jouent un rôle tout à fait comparable à celui des bijoux. Ils rehaussent une beauté et distinguent un individu.
II. — LA DYNAMIQUE DE L’EXPULSION DES APPARENCES
42Mais l’extériorité, même lorsqu’elle révèle l’intériorité, est toujours susceptible de se corrompre et de la trahir. Comment l’orgueil ne s’introduirait-il pas dans l’usage ornemental des disciplines et des cilices ? Comment les louanges, que l’on s’attire par son aspect mortifié ou par la beauté de son corps vertueux, ne dégénèreraient-elles pas en vanité, qui, à son tour, viendrait corrompre ces belles apparences ? Tout comme le corps n’est ni bon ni mauvais, mais précisément changeant, les liens entre intériorité et extériorité sont moins contradictoires que dynamiques. Ils font l’objet d’un travail qui vise à les faire correspondre et à lutter contre les glissements et les décalages qui, sans cesse, menacent de les séparer. Le corps de la religieuse, image édifiante offerte au regard de ses coreligionnaires, lui vaut des louanges qu’elle ne peut accepter avec complaisance sans faire de son corps dévot une nouvelle idole. Ce décalage entre les opinions des unes et des autres fait l’objet d’un travail contradictoire. D’une part, il est constitutif de la sainteté de la religieuse dont l’humilité réclame qu’elle se voit comme une pécheresse et qu’elle puisse fuir les louanges qui lui sont dues. D’autre part, il doit être réduit. La sainte doit rabattre le jugement des autres sur le sien, au risque de les convaincre qu’elle est véritablement l’horrible personnage qu’elle prétend être. Cette tension essentielle entre les regards différents posés sur un même corps fait du corps l’instrument d’un dialogue grâce auquel la sainte se doit d’énoncer sa déchéance et de briser, dans un geste iconoclaste, l’icône fausse de sainteté que ses consœurs vénèrent à travers elle. La pénitence et la mortification sont les moyens par lesquels la sainte fait advenir son péché à la surface du corps pour les soumettre aux jugements de la communauté. Il est donc logique qu’elle joue sur les canons de beauté moralisés que nous avons évoqués et qu’elle tente d’abord de s’enlaidir.
DE L’ICONOCLASME EXERCÉ CONTRE SOI
43Certaines pratiques de mortification semblent avoir pour conséquence de brunir ou de salir la peau, en complète opposition avec l’idéal de beauté en vigueur. On recherche le contact de la peau et des ordures, des excréments, des immondices, des déchets. Ainsi, María de San Pablo rapporte que la sœur Catalina de Jesús
s’occupait tout particulièrement de balayer et laver […] et particulièrement les excréments des chats, et elle les lavait avec autant d’attention, et aussi souvent que si on le lui avait ordonné de le faire et parce que c’était une personne délicate, cela la dégoûtait, et pour se mortifier un peu plus, elle le prenait avec ses propres mains, et les laissaient ainsi sans les laver pendant quelque temps111.
44Le texte mentionne qu’elle en garde les mains untadas (« ointes »), comme d’un baume ou d’une crème, ce qui suppose une volonté de travailler durablement les apparences. À Saragosse, Paciencia de San Lorenzo a des pratiques similaires et compare significativement les ordures à des gants :
Elle les mit une fois dans une petite bassine, en les lavant avec le vomi d’une malade. D’autres fois, elle allait dans un bourbier, où coulaient les eaux de l’évier de la cuisine et où elles se transformaient en boue épaisse et nauséabonde et s’en enrobait […] au grand plaisir de son âme, s’en contentant plus que lorsqu’elle portait des gants dans le monde112.
45Il semble qu’on tende à donner cet exercice de ramasser des ordures, si commun qu’il semble faire l’objet d’une forme de compétition dans l’humilité113, à la religieuse qui a la peau la plus blanche, ou du moins les mains. C’est le cas de la tolédane Ana de la Madre de Dios dont une Vie précise :
La supérieure mettait sa mortification à l’épreuve comme on le fait avec n’importe quelle novice, et on lui donna comme rôle qu’elle ramasse toutes les ordures de la maison quand elle balayait, et cela parce qu’elle avait les mains très blanches et très belles114.
46Dès sa conversion, cette religieuse, fille de corrégidors de Tolède, avait été marquée par une violente vision du démon devant son miroir condamnant le culte qu’elle portait à sa propre apparence et la vanité des galas (« atours ») dans lesquelles elle s’enfermait. Il y a un lien net entre ces pratiques d’enlaidissement et cette frivolité vaniteuse. C’est parce qu’elle risque de retomber dans ses travers passés qu’Ana est amenée à déchoir de la sorte. On peut en prendre un autre exemple dans l’étrange prière de Francisca de la Madre de Dios, une religieuse de Malagón, qui admire ses mains calleuses et brunes au point de demander dans ses prières de les garder ainsi jusqu’à sa mort, dans une opposition très nette aux mains blanches et pures de l’aristocrate :
Alors qu’elle était un jour dans la cuisine, elle regarda ses mains et elles lui parurent dures et brunes. Elle s’en fut au chœur, devant un crucifix et demanda : « Seigneur, est-il possible que j’ai les mains ainsi jusqu’à ce que je meure ? »115.
47Le fait que la scène se déroule à la cuisine et le doute qu’exprime Francisca sur la durabilité de la chose sont des indications claires qu’il s’agit moins de mains brunes que de mains brunies, salies ou flétries par le travail manuel. Ces enlaidissements sont temporaires, ponctuels, et la condamnation de la peau blanche n’implique pas une valorisation de la main naturellement brune. Malgré la volonté affichée par ces religieuses de rechercher un arrachement complet et pérenne à leur condition et à leur beauté, ils ne font que la confirmer en appliquant une laideur artificielle sur une beauté naturelle. Indirectement, ils indiquent plutôt la beauté vertueuse des religieuses qui tentent de se défigurer. Cependant, le meilleur exemple de ce type de pratique permet de supposer que l’inscription durable de cette souillure sur la peau est recherchée dès le plus jeune âge. Il est rapporté par plusieurs témoins à propos de la jeunesse de la fondatrice de Beas, Catalina de Jesús :
Comme on lui demandait […], quand elle était jeune fille, qu’elle s’orne le visage, elle se lavait avec l’eau des poules pour avoir un mauvais teint et elle se mettait au soleil116.
48Au brunissement du bronzage s’ajoute ici l’immondice de l’eau sale. Une autre religieuse témoignant en 1603 des vertus de Catalina précise que c’est la mère de la future religieuse qui lui demande de se maquiller, et cela pour faire comme les autres jeunes filles de son âge, toutes menacées par les beaux vêtements et les bijoux, selon Catalina. Si ce fait héroïque n’est pas celui d’une religieuse, mais de ce que l’écriture hagiographique présente comme une sainte en devenir, cherchant à éviter le mariage que lui propose sa mère, la volonté de s’enlaidir apparaît sans ambiguïté. Elle passe par la destruction des formes de beauté les plus communément reconnues, ici la blancheur de la peau. Isabel de San Francisco, interrogée sur la même religieuse, n’en retient d’ailleurs que cela et affirme : « alors qu’elle était très belle avant de prendre l’habit, elle se lavait exprès avec des eaux qui l’enlaidissaient117 ». C’est également l’objectif de Estefanía de los Apóstoles, qui était extrêmement belle et qui, « pour arrêter de l’être, cherchait sans cesse à défigurer le teint de son visage, en se mettant au soleil, ou par d’autres moyens118 ». En un sens, elle répondait de manière radicale à une remarque de la fondatrice qui recommandait de fuir l’amour de son propre corps, tout en pensant que certaines étaient trop gâtées par la nature119 pour qu’on puisse y faire quelque chose. Dans la volonté de défiguration de Catalina de Jesús il y a non seulement le désir de se protéger du danger des galas, mais, au-delà, celui de protéger sa chasteté, menacée par le mariage qui lui sera nécessairement imposé par ses parents. Tout semble se passer comme s’il fallait fuir la beauté au nom des risques qu’elle peut faire courir à la vertu. En ce sens, ce désir d’enlaidissement est la reprise d’une tradition hagiographique médiévale qui amenait certaines à se défigurer ou à se mutiler pour mieux protéger leur vertu120. Si aucune religieuse n’en vient à se mutiler, l’idée que la beauté fait courir un risque et que l’enlaidissement est une manière d’y remédier semble familière à Catalina de Jesús.
49Outre ce travail explicite du teint, d’autres registres de pratique mortifiante entretiennent peut-être un étrange dialogue avec les pratiques d’embellissement. On sait que pour entretenir la blancheur de leur teint certaines femmes du monde ingèrent des pastilles ou des pilules de plâtre, d’argile ou de terre121. Est-il permis de penser que les pratiques de souillure que nous avons déjà décrites, qui consistent pour une bonne part à ingérer des substances répugnantes, renvoient indirectement à ce type de travail du corps ? Si les matériaux du maquillage sont considérés comme des ordures, une pollution122, ingérer des immondices plutôt que ces pastilles, n’est-ce pas une manière de le rappeler et de subvertir ces pratiques condamnables en substituant à la pâleur mondaine la pâleur mortifiée ? De la même manière, certaines onctions répugnantes pourraient entretenir un lien trouble avec les soins du corps. À Tolède, María de Jesús s’enduisait la majeure partie du corps d’huile, parce que cela la dégoûtait, et passait ainsi la nuit en prière123. Ce travail de la surface du corps n’est pas uniquement dépendant des techniques d’embellissement qui se développent à l’époque. En l’occurrence, la mortification de María s’inscrit peut-être dans un autre registre, tout aussi sulfureux, celui des techniques magiques de défense contre le démon. L’huile de María fait penser au baume dont les sorcières sont supposées s’enduire pour participer au pouvoir démoniaque et se rendre au sabbat. Doña Inès de Venegas, pour dénoncer la sorcellerie de l’une de ses voisines aux inquisiteurs de Cordoue, en 1570, l’accuse de s’oindre d’huile124 avant de rejoindre le démon, en reprenant les mêmes termes que María. Faute d’éléments d’explications et d’autres occurrences, il est donc délicat d’interpréter l’habitude de la religieuse, mais il est probable que l’hagiographe ne la mentionnerait pas si elle renvoyait uniquement à la sorcellerie. L’huile, bouchant les pores de la peau, pourrait constituer une protection contre les attaques démoniaques. Il est en revanche net que sa volonté de vaincre sa répugnance fait ici le lien entre un travail sur la surface du corps, et donc sur son apparence, et la souillure proprement dite.
50Enfin, ce n’est pas seulement la peau blanche et les belles mains dont on peut être amené à se démarquer. Ainsi on garde quelques mentions d’une volonté de s’arracher les cils. Une chronique du couvent de Cuenca loue en ces termes la mortification d’une de ses religieuses :
Une fois, elle s’arracha les sourcils et les cils à la racine, en se défigurant si bien qu’elle était épouvantable à voir, et pour que sa mortification fut plus grande, la prieure demandait tous les matins à une autre religieuse qu’elle les lui arrache et cela dura jusqu’à ce qu’ils repoussent125.
51Si cette allusion est équivoque puisque l’on perçoit difficilement la part de la démarche personnelle et celle de la réponse punitive dans la volonté de défiguration de la religieuse, le fait que cela semble devenu, pour un temps au moins, une habitude quotidienne tendrait peut-être à le rapprocher d’une hygiène de la beauté en négatif, qui entretient la laideur comme on soigne sa beauté. Une chronique du couvent de Ségovie évoque également une disciple de Jean de la Croix, Catalina de la Concepción que la mémoire de l’ordre surnomme la Santa Portuguesa, créditée de cette même performance, en précisant qu’elle cherchait à s’enlaidir126.
52Il reste à comprendre les fondements de cette souillure et de cet enlaidissement. Le désir de protéger sa chasteté ne peut être une motivation suffisante pour s’enlaidir dès lors que nous sommes à l’intérieur du couvent. La volonté de s’arracher à sa propre condition en luttant contre sa délicatesse naturelle est un élément d’explication nécessaire mais non suffisant. Il nous semble que la défiguration de soi par détournement des pratiques de maquillage est un moyen de rappeler que la souillure véritable, celle de l’âme, consiste à embellir le corps. Nous retrouvons ici, sur un autre terrain, les développements que nous avons consacrés plus haut à la souillure, test mortifiant qui permettait à la religieuse de jauger l’avancement de sa mortification en reprenant des actions consacrées par l’hagiographie. Cette visibilité des actes souillants et ce dialogue avec le maquillage, outre qu’ils peuvent donner des éléments d’explication sur la diffusion de ce type de pratiques, permettent de les interpréter comme un travail de l’image. Dans la radicalité du geste, un pas est franchi qui permet aux religieuses non seulement de travailler leur propre rapport à leur corps, mais également de peser sur le regard qu’on pose sur elle. À la différence de la pâleur ou des plaies qui naissent des pénitences et mortifications que l’on peut s’imposer, ces transformations du corps ont pour objectif explicite de modifier les apparences extérieures et ce que les autres voient. Dans leur technique même — onctions souillantes, lavages —, dans les lieux du corps qu’elles privilégient — le visage, les mains —, elles reprennent les logiques du maquillage à des fins opposées. Si le maquillage travestissait l’âme, il semble logique que ces techniques d’enlaidissement si explicitement reliées à la culture mondaine des apparences en disent quelque chose. Dans la souillure, la religieuse dévoile la laideur de son péché derrière les apparences trompeuses de sa beauté. Elle paraît blanche est pure, elle est animale et noircie. On retrouve le discours des moralistes, à la nuance près qu’ici c’est le maquillage qui vient dévoiler le réel.
53Le lien entre la souillure et l’animalité est un premier élément assez éloquent127. De la Santa Portuguesa, une source rapporte qu’elle cherchait à faire de sa cellule un cloaque en y entassant les excréments du poulailler, si bien qu’au dégoût des apparences s’ajoute celui des mauvaises odeurs, envers à la fois des parfums mondains128 et des plantes vertueuses qui embaument la sainte, et allusion transparente au fait qu’elle entend vivre comme une bête. La religieuse agenouillée, flairant les excréments et les ordures, n’est pas elle-même un animal ? En remuant son visage dans les crachoirs disposés à l’entrée de la chapelle, l’un des lieux du couvent où elle est soumise au regard des autres, Petronila de la Encarnación ne cherche-t-elle pas à s’enlaidir aux yeux des autres129 ? Brianda de San José plongeant son visage dans la bassine destinée à recueillir les déchets, vomissement et suppurations d’une malade ferait-elle la même chose130 ? Les deux documents utilisent pour les décrire un mot très significatif : hocico, qui signifie « groin ». L’odorat éprouvé par ces performances n’est-il pas d’ailleurs réputé comme étant le sens le plus animal ?
54Le brunissement et l’enlaidissement constituent des références explicites au thème de la laideur et de la noirceur du péché. Ce thème justifie à la fois qu’on cherche à détourner les canons de beauté proprement dits (la blancheur, les mains délicates), car ceux-ci sont une manifestation supposée des vertus de l’âme, mais encore qu’il est un appel à aller plus loin pour rendre visible le péché caché et le manifester dans l’extériorité. C’est l’un des principes de la pénitence et du châtiment punitif que de montrer sur le corps la réalité de la faute. Ainsi, une pratique pénitentielle commune en vigueur au réfectoire consiste à se couvrir le visage de cendre en signe de pénitence et en noircissant précisément le corps, image d’une âme noircie par le péché, comme le fait María de San José, une religieuse lisboète du début du XVIIe siècle131. Mais, puisque ces techniques d’enlaidissement sont des pratiques personnelles, non imposées, elles relèvent d’une logique légèrement différente tout en reprenant l’association entre la peau sombre ou sale et le péché. La saleté, la souillure, la noirceur sont les manifestations d’une âme pécheresse en quête de rédemption, qui ne souffre plus qu’on la juge sainte d’après ses apparences trompeuses. L’hagiographie rend compte de la volonté de faire surgir le péché au visage, en lien direct avec les pratiques d’embellissement du corps. Francisco de Santa María rapporte d’une religieuse de Jaén, louée pour sa beauté alors qu’elle était dans le siècle, Luisa del Santísimo Sacramento, qu’elle se mortifiait pour cette raison, pour que lui monte au visage la douleur d’avoir succombé à cela dans un autre temps132. Beatriz de la Concepción offre encore un cas tout à fait révélateur :
[Elle] allait aussi servir à la cuisine et portait les ordures dont elle ramassait ce qu’il y avait de plus répugnant dans une pelle avec laquelle elle se mettait au milieu du réfectoire, sa bouche posée dessus. D’autres fois, elle s’en frottait le visage si bien qu’elle était épouvantable à voir. Dans le même temps, elle disait ses fautes, avec beaucoup de regrets [sentimiento], de larmes et un grand mépris d’elle-même et elle montrait bien combien son intérieur était plus sale encore que l’extérieur133.
55L’enlaidissement de soi est d’abord le rétablissement d’une continuité entre l’image qu’on se fait de soi et l’image que le monde s’en fait. Les religieuses en viennent à signifier la laideur de leur âme par celle de leur corps, « instrument de sa propre dénonciation134 ». En un sens, l’enlaidissement tient de la violence extirpatrice exercée contre soi-même, il donne à voir aux autres le fond d’une âme tachée tout en cherchant à expulser tous ces mauvais penchants en les faisant remonter à la surface. Ce qui autorise à utiliser des techniques artificielles et très comparables aux techniques de maquillage sans courir l’accusation d’hypocrisie ou de travestissement, c’est que ce corps assombri artificiellement est du point de vue de la religieuse au service du dévoilement de la vérité de l’âme. Alors que le maquillage mondain érige une rupture artificielle entre une intériorité laide et une extériorité belle, le contre-maquillage du couvent rétablit cette continuité, brisée par le regard biaisé que le monde porte sur la sainte en lui faisant crédit de sa sainteté alors qu’elle ne peut y croire. À partir de cette tension entre regard sur soi et regard des autres, le travail de mortification du corps entreprend un dévoilement de la réalité du corps qui vise à réduire ce différentiel de regard. Opéré par la religieuse, ce travail ne peut consister qu’à rabattre le regard des autres sur la réalité du sien et à s’enlaidir en détruisant l’image trompeuse que les autres ont d’elle-même. La beauté de la religieuse est supposée refléter l’état de son âme : c’est une intériorité qui rejaillit sur les apparences. De la même manière, la laideur de son âme doit surgir et s’imposer quand le jeu des réputations en vient à disjoindre intérieur et extérieur en attribuant à une religieuse des vertus qu’elle ne prétend pas avoir. En se souillant, en se couvrant d’ordure, en se noircissant, la religieuse laisse voir ce qui d’ordinaire est caché. Son iconoclasme, destiné à ses coreligionnaires autant qu’à elle-même, est salvateur et cathartique. En s’assurant que la laideur de son apparence signifie la laideur de son âme, la religieuse assure également que la beauté qui peut transparaître chez elle, malgré tout son travail d’enlaidissement, est bien celle de l’âme et non pas une beauté artificielle. Si, comme nous l’avons dit plus haut, l’hagiographe a beau jeu de souligner en permanence la beauté des religieuses vertueuses, ces beautés sont d’autant plus véritables et manifestes qu’elle sont passées au crible et comme purifiées par ces pratiques d’enlaidissement volontaires. Car, en définitive, celles-ci ne sauraient trahir complètement la vérité, la blancheur et la pureté de l’âme qu’elles tentent de travestir, ne serait-ce que parce qu’un enlaidissement trop ostensible retomberait dans une vanité à revers. Au bout du compte, la beauté de la religieuse lui vient de Dieu. La meilleure preuve en est peut-être dans un épisode des cahiers de Bernardina de Jesús, à qui la blancheur est donnée comme une grâce. Celle-ci, qui n’a rien d’une aristocrate, s’est blessé les mains en servant les malades et reçoit dans une vision la grâce de garder ses mains très blanches et resplendissantes, malgré les coups qu’elle a pu y porter par la suite135.
LES FAUX-SEMBLANTS DE LA PÉNITENCE
56Ce lien entre le corps et le péché doit amener à s’interroger sur l’état du corps caché par rapport à l’état du corps montré. En couvrant le corps, le vêtement désigne négativement l’espace du travail personnel sur soi, celui qui est soustrait aux yeux de tous. Toutes les marques corporelles de la mortification s’impriment dans cet espace paradoxal, caché mais imaginé, sinon scruté. La religieuse ne travaille normalement pas sur la partie visible du corps, mais en mortifie la partie cachée. Toutes les pratiques que nous décrivons sont ponctuelles et rompent un état ordinaire des apparences parce qu’elles se concentrent sur le visage et les mains. À l’inverse, le corps caché est le lieu d’un travail durable du même ordre. Mortifications et pénitences privilégient les parties cachées du corps. La discipline se prend d’ordinaire sur les épaules, une partie du corps, rappelons-le, que les religieuses ne sont pas censées voir. Elle est la première raison pour laquelle le corps se retrouve littéralement couvert de plaies, comme celui de Leonor María del Santísimo Sacramento, une religieuse de Cuerva136. Cette volonté de couvrir le corps dans sa globalité est également très explicite dans l’hagiographie tardive de Juana de la Santísima Trinidad lorsqu’elle reprend ses pénitences après une période de convalescence :
Elle commença de nouveau à faire pénitence avec de rudes disciplines de sang, beaucoup de chaînes et de râpes, en les répartissant de telle manière à ce que sur tout son corps il ne reste pas un membre qui n’ait la gloire de souffrir137.
57Il faut bien noter que ce type de témoignage est précisément le signe que ces cilices, même cachés, sont en réalité vus et connus pour apparaître a posteriori dans l’hagiographie, et que la glorification du corps par une douleur exhaustive portée sur l’ensemble de la chair invisible n’est pensable que si, d’une manière ou d’une autre, ce qui est caché finit par être montré. Le cilice qui se porte sous les vêtements, juste assez amples pour le permettre, joue le rôle d’intermédiaire entre le vêtement et la peau. Il est le principal instrument qui mortifie ce corps invisible. Toutes en portaient dans les débuts de la réforme, et notamment la réformatrice. Ana de la Madre de Dios, interrogée en 1595 à Huete pour la béatification de Thérèse d’Ávila, raconte qu’elle a entendu dire à des témoins « dignes de foi » que sa pénitence et l’austérité de sa vie étaient telles que, des cilices qu’elle portait, il lui venait des plaies qui faisaient des poches « suppurantes » sur le corps138. Ces plaies sont en elles-mêmes une forme de noircissement du corps, puisque, dans la situation sanitaire qui prévaut à l’époque, elles ont naturellement tendance à noircir. Un corps couvert de plaies, fussent-elles le résultat des coups de fouet ou des cilices, que nous imaginons rouges du sang qui se répand, tend surtout vers la noirceur. Les pratiques sanglantes de mortification se rattachent donc au thème de la peau noircie. Ana de la Cruz, une converse d’Arenas de San Pedro qui avait rencontré Thérèse d’Ávila dans la maison de doña Guiomar de Ulloa, sa bienfaitrice tolédane, demandait à Dieu dans ces prières « qu’Il la couvre de plaies et de maladies139 » si bien qu’en « récompense », elle finit par être couverte de plaies si noires qu’elle paraissait brûlée, et des pieds à la tête140, précision utile qui indique peutêtre que les plaies débordent sur les parties visibles du corps. On trouve la même remarque dans la Vie du Christ écrite en 1617 par une franciscaine déchaussée de Trujillo. Si l’on suit ses visions, le principal effet de la flagellation sur les mains blanches du Christ, outre qu’elles gonflent, est qu’elles noircissent141. De la même manière, les bras de Catalina Cardona, découverts parce qu’on l’épouille, sont couverts de bosses, grosses comme des demi-oranges, et noires142.
58La noirceur n’est pas le seul indice physique que le corps mortifié entretient avec le péché. Le sang tache le vêtement et la peau et bigarre le corps. Une fois le vêtement maculé de sang, comment ne ferait-il pas penser, d’une part, à la macule du corps pécheur et, d’autre part, à l’agneau sans tache qu’est supposé être le Christ ou à la Vierge immaculée qui doivent constituer ses modèles ? Le corps est loin de présenter une couleur uniforme à l’inverse du vêtement monastique, qui superpose des couches monochromes : il est taché de sang, grossier et donc irrégulier, biffé par les mortifications. María de Jesús dont les disciplines étaient continuelles, portait, en plus des cilices de crin, des chaînes, des cordes et des rallos, littéralement « râpes », entendons des plaques de métal grossier143, et se roule contre les murs pour les sentir davantage144, ce qui est aussi probablement une manière de faire apparaître des traces à l’extérieur. Luisa de San José offre un autre cas de corps découvert et blessé. Lorsqu’elle remontait ses manches pour récurer le sol, son hagiographe note qu’elle avait les bras tout blessés et travaillés par les pointes aiguës des cilices145.
59Dans certaines sources enfin, le cilice devient comme une forme de seconde peau, et ces plaies continuelles portées sur le corps ne font plus qu’un avec lui. Le cilice et les divers instruments de mortification pénètrent la chair au point de ne faire plus qu’un avec elle. Les cilices ont des piques, ou des épines, qui se fichent dans la chair au point que la plaie se referme sur eux. Quand on déshabille Catalina de Jesús, après sa mort, on découvre un cilice en crin de sanglier, des plaies et des cordes qui, dit l’hagiographe, « lui rentrent dans le corps146 ». Les instruments de la tertiaire Catalina de Jesús sont fichés dans sa chair, tant et si bien que si l’obéissance lui réclamait de les enlever, elle serait opportunément obligée de se blesser :
Dans les bras, elle portait deux cilices métalliques à la ceinture, une chaîne dentée de presque une main de large, que je vis à sa mort, et deux croix [illisible] aux pointes d’acier dans la poitrine et dans le dos, qui l’une et l’autre lui rentraient dans la chair, de telle manière que si le confesseur, une fois, lui demandait de les enlever pour cause de maladie, il lui serait très douloureux de les arracher de la chair qui les portait147.
60On retrouve cette même confusion du corps et de l’objet chez une converse de Tolède, Ángela de Jesús. Un prêtre témoigne qu’il l’aurait vu prenant des disciplines de sang ou être trois heures en croix, avec des clous disposés dans les mains, sans qu’on puisse savoir si elles sont véritablement clouées. En revanche, sa chair se referme sur la croix qu’elle porte sur les épaules en cicatrisant. Les religieuses le confirment car elles peuvent voir l’état de son corps au moment où elle vint prendre l’habit :
Et cela aussi, nous pouvons le certifier, car, quand elle vint prendre l’habit, on fut forcé de les lui enlever des bras, et d’autres parties du corps où elle s’en était fixés, si bien qu’on dut la blesser beaucoup et qu’elle en garda des traces jusqu’à la fin de sa vie148.
61On pourrait ajouter que non content de blesser, d’assombrir, voire de noircir ou de rayer la peau au point de se confondre avec elle, les cilices en crin tendent également à assimiler l’instrument à une seconde peau, en utilisant de la peau animale, qui révèle l’état d’un corps bestial qu’il faut soumettre à la raison. Cette solidarité entre la peau animale et le péché est du reste clairement attestée dès la Genèse149, puisque le seigneur couvre Adam et Ève d’une pelisse après qu’ils ont découvert leur nudité. Parce que le cilice est caché, personnel, il ne signifie plus aux yeux du monde des valeurs collectives comme étaient supposés le faire les vêtements, et ce, même si on retrouve les mêmes cilices d’une religieuse à l’autre, mais témoigne de la relation d’une âme à Dieu, telle qu’elle se joue sur un corps. C’est une idée ancienne qu’on trouve, par exemple, formulée chez Césaire d’Arles à propos du vêtement du pénitent, un cilice tissé en poil de chèvre, qui montre bien qu’il n’est pas un agneau mais un bouc150. Le cilice ne fait que rendre visible sur le corps l’état d’une âme, il est caractéristique d’une violence qui expulse les vices intérieurs vers l’extérieur et les marques sur les corps. Comme le maquillage, il relève d’une logique d’épiphanie du péché sur le corps. Tout dévoilement du corps de l’autre au couvent est significativement l’occasion de découvrir des cicatrices, des traces de plaies et des instruments de douleur. Ce n’est pas le signe que tous les corps sont meurtris, mais l’indice que c’est ce qui vaut d’être dit du corps caché de la religieuse.
62Cette manifestation du péché fait de l’état du corps un lieu dynamique qui expulse le péché en le renvoyant vers l’extérieur pour mettre en scène la rédemption de l’âme. Pour comprendre cette dynamique, il faut revenir en premier lieu sur le thème de la peau sombre et laide en le rattachant à un passage du Cantique des cantiques, un texte dont nous avons déjà souligné l’importance pour les religieuses, dont le chapitre I, verset 5 dit :
Je suis noire, mais je suis belle, filles de Jérusalem, Comme les tentes de Kédar, comme les pavillons de Salomon.
63Fray Luis de León en a publié un commentaire en castillan qui en explicite d’abord le sens littéral en argumentant qu’en Orient on juge que les peaux sombres sont belles. Reprenant ce passage pour en dégager le sens spirituel, selon une distinction traditionnelle de l’exégèse de l’époque, il prétend que cette laideur est l’évocation d’une beauté cachée : « Parce qu’il y a une grande beauté cachée sous cette couleur151 », dit-il avant d’expliciter la comparaison. Les tentes de Kédar sont celles des bédouins du désert qui, de l’extérieur, sont noires à cause du vent et du soleil, de la pluie et de la poussière, mais qui, à l’intérieur, renferment des joyaux et des bijoux. C’est une analyse que l’on trouve déjà chez un autre exégète, le maître de Fray Luis, le cistercien Cipriano de la Huerga, et qui est reprise dans la traduction du cantique par Benito Arias Montano152, l’autre grand élève du même Cipriano. Fray Luis ajoute que le sens spirituel de cette peau noircie est clair : les justes et l’Église paraissent, de l’extérieur, noirs et laids pour le peu de cas et les mauvais traitements que leur fait le monde, si bien
qu’il parait qu’il n’y ait pas d’être plus désemparé, pauvre et abattu que ceux qui cherchent la bonté et la vertu, tout comme ils sont en vérité aimés et favorisés de Dieu, et leur âme pleine d’une incomparable beauté153.
64À la lumière de ce passage des Écritures, le jeu plastique de l’intérieur et de l’extérieur se remet une nouvelle fois en mouvement. Thérèse d’Ávila y fait d’ailleurs explicitement référence dans une discussion qu’elle aurait eue avec sa nièce Beatriz de Ovalle, avant que celle-ci ne rentre au couvent, et qui est très louée pour sa beauté : « ne pensez pas pour cela que vous êtes belle, car il y en a qui sont noirs et qui paraissent blancs154 » lui dit-elle. La grande force du thème de la peau noire et blessée est encore une fois sa réversibilité, qui lui permet de justifier d’une beauté cachée pour l’hagiographe et d’une noirceur révélée pour la religieuse. Les lectures que l’on peut faire de l’assombrissement de la peau sont donc équivoques. La dénonciation humble de soi devient le signe d’une belle âme, qui ne souffre pas l’accusation d’ostentation et ménage la cohabitation de deux discours : celui, forcément dépréciatif, de la sainte envers elle-même, qui pense ce noircissement comme l’épiphanie de sa laideur ; et celui, laudatif, de l’hagiographe — et peut-être des autres religieuses — qui y voit une sainte dissimulation, une preuve de plus de son humilité parfaite. C’est d’autant plus vrai que la noirceur du péché et du monde peut perdurer sur une âme claire. Selon Cipriano de la Huerga, David lui-même, alors qu’il s’était repenti de ses abominables péchés, et que son âme était propre de l’intérieur, voyait souvent ses péchés lui remonter au visage155. Cette marque sombre du visage, toujours présente chez le pécheur, ne disparaît pas pour autant chez celui qui s’est repenti.
65La peau noircie du pécheur laisse donc un espace pour une âme claire et cachée. Plus encore, dans cette séparation et dans cette disjonction, on retrouve une modestie, une dissimulation et une discrétion qui sont une marque de sainteté et d’humilité. La laideur est un rempart qui protège l’âme des louanges qui pourraient la faire chuter, une mortification de la vanité. Tout se passe comme s’il fallait donc imaginer un déplacement constant ou une circulation du sens de la noirceur : manifestation d’une intériorité pécheresse sur une extériorité trompeuse, elle semblait d’abord rétablir la solidarité nécessaire entre l’intérieur et l’extérieur. Mais, dans un second temps, elle laisse penser que cette laideur revendiquée abrite une beauté véritable et que l’intériorité se cache derrière l’extériorité. La disjonction entre les deux n’est cependant pas de même nature qu’au début : l’âme laide, cachée derrière une belle apparence, trompe par vanité et reste soumise aux apparences. L’âme belle, qui se cache derrière la laideur, est maîtresse de ses apparences, qui dissimule l’intériorité par humilité et pour se protéger des agressions du monde. Le passage de l’un à l’autre consiste à expulser la laideur intérieure vers l’extérieur pour laisser libre l’intériorité.
66Pour comprendre les modalités de cette expulsion, il faut revenir sur le thème des images et de l’iconoclasme. Le péché est une peinture qui souille l’âme comme le maquillage gâte la beauté qui pourrait se laisser voir sur le visage. En s’enlaidissant, la religieuse s’informe ostensiblement à l’image du péché en se peignant elle-même, et expulse à la surface du corps, à l’extérieur, les mauvaises images qui peignaient son âme pour la libérer. Ce n’est plus son âme désormais qui est conformée au péché, mais bien son corps. C’est le propre de la voie purgative que d’être un dépouillement des mauvaises images auxquelles le corps se conformait, par un creusement de soi qui finit par excaver la seule image indélébile qui soit fixée dans le cœur de l’homme, l’image divine. Le mécanisme est assez simple. Le démon, la chair, le monde ont brouillé cette image primitive en nourrissant l’âme d’images qui la conforment à leur propre logique et en l’arrachant à celle de l’imitatio Christi. Pécher c’est être conforme à une image éloignée de Dieu. Jean de la Croix pousse le raisonnement sur les idoles peintes sur la muraille intérieure de la vision d’Ézéchiel à son terme en s’appuyant sur un principe simple de la philosophie de son temps : deux formes contraires par nature s’excluent l’une l’autre explique-t-il, si bien que « comme dans la génération naturelle on ne peut introduire une forme sans d’abord expulser du sujet la forme contraire qui lui précède156 », de même un esprit purement spirituel ne peut rentrer dans une âme sujette à un esprit sensuel. La condition de l’union à Dieu est l’expulsion des mauvaises formes, et la mortification rejette les formes pécheresses pour laisser apparaître la forme divine sous-jacente afin que le religieux puisse s’informer sereinement à l’image de Dieu157, une fois que les vieilles images ont été mises de côté158. C’est le travail de la pénitence et des mortifications de la nuit des sens. Dans son contact avec le monde, l’âme se fait semblable à lui, c’est-à-dire qu’elle vit dans les ténèbres et n’est pas apte à recevoir l’illustration de la grâce, un terme qui fait le pont entre le vocabulaire de l’image et celui de l’illumination. Cette logique d’expulsion des formes et des images destinées à être remplacées par la forme divine est reprise par Jean de la Croix à propos de la mortification de l’imagination. L’imagination produit des formes qui avec une image et une figure de corps se représentent à ce sens159, des formes qui ne peuvent s’appuyer que sur des images tirées de sens externes et qui, au-delà de la méditation, restent impropres pour appréhender Dieu. Il faut donc vider l’âme160 et les sens de toutes les formes et autres images basses, temporelles, séculières et naturelles161. La mortification des sens est là pour garantir qu’au long du processus aucune image mauvaise ne pénètre l’âme par la fenêtre des sens. Cette explication de la voie purgative à partir d’une rhétorique iconoclaste n’est pas propre à Jean de la Croix. On trouve le même type d’argument chez Luis de Granada décrivant l’âme peinte par les images des sens162, ou à certains moments du rapport d’Ignace de Loyola aux images163. On retrouve là les logiques de la théologie négative164. À l’inverse de l’idée, nécessaire aux commençants, selon laquelle les images des créatures peuvent être des miroirs ou des marches pour atteindre Dieu, la théologie négative montre que c’est par soustraction, en se dépouillant des fausses conceptions, que l’on peut faire l’expérience de la divinité.
67Le creusement de soi par épuration de toutes les fausses images et les fausses réputations permet de s’assurer qu’on retrouvera l’image primordiale, la seule à être indélébile, celle que Dieu a imprimée dans l’homme au moment de la Création. Il faut se défaire de tout jugement, rechercher l’humiliation la plus radicale, en intégrant le regard d’autrui dans le cercle des instruments mortifiants, pour redevenir l’image du Christ. Ce mécanisme d’expulsion éclaire d’un jour nouveau l’aspect très théâtral de certaines mortifications et de l’enlaidissement de soi, qui visent à expulser l’image de sa propre vanité et de son péché. Certes, à proprement parler, le mécanisme de la théologie négative n’appelle pas à se dépouiller de l’image de soi, mais des fausses conceptions de Dieu. Mais les faux jugements de l’honneur, la vaine gloire, sont des images qui détournent de Dieu, ancrées parfois dans le regard d’autrui, qui peuvent conduire le croyant à la contemplation narcissique de lui-même. Pour éviter les louanges trompeuses il faut donc sans cesse défaire leur influence. La pénitence est un spectacle qui, particulièrement dans le cas des mortifications publiques qui se déroulent au réfectoire, instaure même une séparation entre les actrices pénitentes et leur public édifié. L’idée qui guide cette publicisation des mortifications est, bien sûr, d’abord d’accroître le déshonneur et l’infamie de la peine et l’humiliation de la religieuse. Par ce biais, la religieuse entend se dépouiller notamment de la fausse image qu’elle se faisait d’elle, mais encore briser l’image qu’elle renvoyait à la communauté, dont chaque membre est intégré à la voie du dépouillement ascétique. Si la religieuse joue théâtralement l’expulsion des images, si elle prend forme animale face aux autres, si elle se défigure, n’est-ce pas pour signifier que ces images qui informaient son âme se fixent désormais ailleurs, sur le corps ? L’expulsion des images se joue dans la théâtralité de la pénitence, qui suppose qu’on attache l’image du péché à l’extériorité ellemême, en la jouant, ce qui rétablit la possibilité que, derrière la laideur et la plaie présentées alors comme des apparences, il y ait une beauté cachée. Ce que montre la mortification publique n’est-ce pas que le péché est en réalité cantonné au corps et qu’à l’issue de la performance l’âme sera libérée par le regard des autres, car le corps a pris le péché sur lui ? C’est dans ce passage par le regard d’autrui, qui lie directement la démarche de dépouillement de soi à l’activité d’herméneutique des corps qui règne au couvent, chacune scrutant le corps de l’autre, que la mortification a besoin de se faire théâtre. L’expulsion du péché y est en effet conditionnée au regard des autres, aux jugements des pairs, qui reconnaît l’efficacité de la pénitence, de sorte que c’est la qualité de sa performance qui libère la religieuse dans une forme de catharsis mortifiante. Ajoutons que cette expulsion du péché est associée à un apaisement des tensions qui pèsent d’ordinaires sur les formes conventuelles de la présentation de soi. Parce que la mortification se fait en public et en respectant le vœu d’obéissance, elle est moins susceptible d’être taxée d’orgueil, de vaine gloire, d’excès, que les pratiques de mortification personnelles.
68Le travail des apparences au couvent ne renvoie donc pas l’image d’un corps simple et opaque sur lequel on puisse lire sans difficulté les états de l’âme : il est un jeu, fluide, plastique, mobile, dans lequel le sens des extériorités ne se dévoile pas aisément. Ce jeu s’articule autour de deux imaginaires de références qui se répondent : celui d’un corps fardé et pécheur, mondain, vaniteux, trompeur, qui aurait pris le pas sur l’âme et dont l’embellissement relève de l’idolâtrie, et son négatif, celui d’un corps réglé par l’esprit qui laisse naturellement transparaître la beauté vertueuse de l’âme. À la logique binaire du rejet des apparences, qui semble presque immémoriale tant elle puise ses images et ses références dans la tradition, il faut substituer un modèle moins simple. Le rejet du maquillage n’ouvre pas la voie à une apologie du naturel, mais à une nouvelle forme d’artifice qui permet de manifester les beautés de la vertu ou qui soustrait l’intériorité aux regards. En ce sens, comme le faisait remarquer Giorgio Agamben, la beauté religieuse est nécessairement voilée165. Le travail de la religieuse sur son corps ne met pas le maquillage de côté, mais en inverse la logique. Quand le maquillage cache la laideur du corps, la mortification la montre avec des techniques comparables, dans lesquelles les cilices et les disciplines deviennent des bijoux vertueux, dont l’enlaidissement est signe d’un embellissement spirituel. Cette symétrie permet paradoxalement de stabiliser les canons de beauté chez la mondaine comme chez la religieuse, tout en montrant qu’ils s’établissent sur des bases différentes. Le pendant de ce système d’inversion de l’artifice est qu’il renvoie la vraie beauté du côté de la vertu, alors que la beauté mondaine est vaniteuse. La vraie belle femme est la religieuse parce que la nature de son âme transfigure son corps, malgré les mortifications qu’elles s’imposent. La mondaine ne fait que singer la beauté : elle est laide, parce que son corps artificiel cache une âme qui ne conduit naturellement qu’à l’enlaidissement du corps. Le canon de la beauté monastique rejoint et confirme la beauté mondaine, avec des procédés inversés.
69Les jeux d’images que suppose cette présentation de soi aux autres ne sont pas propres à l’univers du couvent. Au contraire, c’est un lieu commun historiographique que les thèmes des faux-semblants, de l’hypocrisie et de la dissimulation qui lui sont liées sont des préoccupations croissantes au fur et à mesure que l’on avance dans l’âge baroque166, notamment dans la société de cour. Le nicodémisme et la crise religieuse, la construction d’une société de cour sont d’autres exemples du fait que, de plus en plus, l’intériorité est présentée comme un refuge et que le risque d’une disjonction avec l’extériorité paraisse plus menaçant. Le monde est un théâtre, dit-on alors de Shakespeare167 à168, et le couvent n’est pas abstrait de la scène. In fine, l’indécidabilité du sens de la beauté, si elle contribue pour l’hagiographe à protéger la sainteté de son sujet, ouvre une fois de plus des perspectives sur les usages politiques qu’on peut faire de la maîtrise des apparences. Entre la bonne élève169, qui tente de composer avec les exigences difficilement conciliables de la vie conventuelle, et la fausse sainte, soucieuse de manipuler son entourage pour consolider sa réputation, la nuance est ténue, audelà des intentions de chacune, inaccessibles à l’historien.
Notes de bas de page
1 P. de Salazar, Exercicios de la vida espiritual, f° 18v°.
2 I. Paresys, « Paraître et se vêtir », pp. 13 et 16-17. Sur les cosmétiques en Espagne, voir M. A. Ortego Agustín, « Discursos y prácticas sobre el cuerpo y la higiene ».
3 J.-M. Laspéras, « Quand l’habit faisait le péché » ; M. C. García de Enterría, « El cuerpo entre predicadores y copleros ».
4 Isabel de la Encarnación, « Cuadernos de Bernardina de Jesús », f° 280v°.
5 A. de Venegas, Agonía del tránsito de la muerte, p. 271.
6 Luis de León, La perfecta casada, p. 20.
7 Henry Kamen considère que les campagnes contre les indécences féminines n’ont pas d’impact véritable avant la mi-XVIIe siècle (H. Kamen, « Nudité et contre-réforme »).
8 A. Marqués, Afeite y mundo mugeril, p. 15.
9 J. L. Vives, Instrucción de la mujer cristiana, p. 95.
10 Matthieu V, 36.
11 Cantique des cantiques V, 10.
12 « Como la tendra por blanca y colorada sabiendo que aquella blancura y color no es suya » (J. L. Vives, Instrucción de la mujer cristiana, sp. 92).
13 Luis de León, La perfecta casada, p. 65.
14 « Muchas veces, con admiración no pequeña, atentamente considero que habiéndonos la naturaleza formado de espíritu y carne, aquesta miserable y mortal, aquel divino et sempiterno, tengamos solicitud continua del cuerpo, cada uno a su posible, y del alma no así, antes un extraño descuido, como si o no la tuviésemos, o ella de nada tuviese necesidad » (M. Cano, Tratado de la victoria de si mismo, p. 303).
15 Luis de León, La perfecta casada, p. 64.
16 J. L. Vives, Instrucción de la mujer cristiana, p. 91.
17 A. Marqués, Afeite y mundo mugeril, p 14.
18 Luis de León, La perfecta casada, p. 64.
19 J. L. Vives, Instrucción de la mujer cristiana, p. 93.
20 « Los materiales del los mas son asquerosos, y la mezcla de cosas tan diferentes, como los que casan para este adulterio es madre de muy mal olor. Y si no es suziedad, porque venida la noche se le quitan y lavan la cara con diligencia » (Luis de León, La perfecta casada, p. 62).
21 « Porque antes del barniz si eran feas estaban limpias, mas despues del quedan feas y suzias, que es la mas aboresscible fealdad de todos » (ibid., p. 74).
22 « Por el afeite, que en latin se llama fucus entiendo todo el aderezo y sobrepuesto que se pone a alguna cosa para que parezca bien, y especialmente el que las mujeres se ponen en la cara, dientes, manos y cuellos para parecer blancas y rojas, aunque de suyo sean negras y descoloridas, desmintiendo a la naturaleza, y queriendo salir con lo imposible, cual es mudar el pellejo, según lo atesta el antigua profeta Jeremias. “Si mutare potest Æthiops pellem suam, aut pardus varietates suas” » (A. Marqués, Afeite y mundo mugeril, p. 14).
23 P. Civil « Corps, vêtement et société », p. 318. La formule est tirée du concile provincial de Valence de 1565.
24 Luis de León, La perfecta casada, p. 69.
25 J. L. Vives, Instrucción de la mujer cristiana, p 92.
26 « Mujer tu deshaces la pintura de Dios si pintas tu cara con pintura material » (ibid., p. 94).
27 Luis de León, La perfecta casada, p. 20.
28 A. Marqués, Afeite y mundo mugeril, p. 30.
29 J. L. Vives, Instrucción de la mujer cristiana, p. 93.
30 Luis de León, La perfecta casada, p. 69.
31 « Si una muy perfecta imagen fuera maltratada, quien la podra mejor remediar que el pintor que la hizo ? Pues si tu borraste por un peccado tu alma, quien podra mejor reformala y repararla que aquel mirifico pinto que la hizo ? » (D. de Estella, Segunda parte del libro de la vanidad del mundo, f° 137r°).
32 « Mostro Dios a este profeta en lo interior del templo pintadas en derredor de los paredes, todas las semejanzas de sabandijas que arrastran por la tierra, y allí toda la abominación de animales inmundos » (Jean de la Croix, Subida del Monte Carmelo, p. 280).
33 Ézéchiel VIII, 12, « Et dixit ad me : Certe vides, fili hominis, quæ seniores domus Israël faciunt in tenebris, unusquisque in abscondito cubiculi sui » (« Il me dit : “As-tu vu, fils d’homme, ce que font dans l’obscurité les anciens de la maison d’Israël, chacun dans sa chambre ornée de peintures ?” »).
34 Ézéchiel VIII, 3.
35 M. Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental, pp. 135-170.
36 « Receptum in corpore solido et denso » (F. Suárez, Commentaria una cum quaestionibus in libros Aristotelis de anima, p. 577).
37 « Dipahanetias disponitit ad illuminationem, opactitas vero impedit illam » (ibid.).
38 G. Vigarello, Histoire de la beauté, pp. 17-53.
39 C. Lanoë, La poudre et le fard.
40 Conservé chez les conceptionistes d’Alcalá de Henares.
41 Plusieurs expositions ont récemment rendu public le patrimoine iconographique des couvents. Voir Clausuras. Tesoros artísticos en los conventos y monasterios madrileños ; M. Arias Martínez, J. I. Hernández Redondo et A. Sánchez del Barrio, Clausuras. El patrimonio de los conventos de la provincia de Valladolid ; Celosías. Arte y piedad en los conventos de Castilla-La Mancha en el siglo del Quijote ; El arte en las clausuras de los conventos de monjas de Valladolid et Callada Belleza.
42 Cl. Gilbert-Dubois, « Le vêtement féminin ».
43 C. Lanoë, « Cosmétiques à Paris », p. 10.
44 P. Civil, « Corps, vêtement et société », p. 310.
45 Ibid., p. 313.
46 « El alma sustenta la hermosura que tiene el cuerpo. Si el cuerpo te parece hermoso, mucho mas debes amar el alma, que es causa de esta hermosura » (D. de Estella, Segunda parte del libro de la vanidad del mundo, f° 53r°).
47 M. C. García de Enterría, « El cuerpo entre predicadores y copleros ».
48 D. de Estella, Primera parte del libro de la vanidad del mundo, f° 54r°.
49 Lamentations IV, 8.
50 J. L. Astigarraga, A. Borrell et F. J. Martín de Lucas, Concordancias de los escritos de Santa Teresa de Jesús.
51 « Aunque agora seas viejo, enfermo, y muy feo y disforme, si haces hermosa tu anima con virtudes resucitaras mozo, sano, blanco y colorado y hermoso como un angel » (D. de Estella, Primera parte del libro de la vanidad del mundo, f° 54r°).
52 St. Breton (dir.), Qu’est ce qu’un corps ?, s. p.
53 « Recogiendose a la orazion como ella lo solia hazer tubo un estraordinario recogimiento en el cual le hizo merced nuestro Señor de que biese la umanidad santissima de su magestad en espiritu tan hermosa y resplandeziente que dize la saco de sentido ber tal belleza » (Isabel de la Encarnación, « Cuadernos de Bernardina de Jesús », f° 295r°).
54 « Bido a nuestro señor en la humanidad santisima tan bello y hermoso que no lo sabe dezir, la cabeza llena de rocio » (ibid., f° 308v°).
55 Mariana de Jesús, « Vida y pasión de Cristo », f° 96r°.
56 « Vida de la Madre Juana de la Santissima Trinidad », f° 483r°.
57 María de San José (Sousa), « Mercedes y favores que Dios hizo a la Madre María de San José », f° 27r°.
58 « Aquel rocio significaba la gracia que con gran caridad y amor el senor comunicaba en la oracion » (ibid., f° 27r°).
59 « Era morena pero de buena parecer, los ojos muy lindos y grandes el cuerpo muy airoso y ligero quando andaba parecia que bolaba » (« Breve compendio de la vida de trece religiosas », f° 27v°).
60 Thomas d’Aquin, ST, III, q. 45, art. 2.
61 « La excesiva luz del alma desta persona reberberase y se trasluziese por la purismia y acendrada vidriera de su virginal cuerpo, y mas por los ojos que que espiran luz, honestidad, mansedumbre » (Nicolás de San Cirilo, « Vida de las Venerables María de Jesús e Isabel de Jesús », f° 494r°).
62 « Trajose muy honesta porque cosa de afeytes ni copeles nunca los uso, era su persona y alma como canta la yglesia (pulchra facie sed pulchrior fide) hermosa en el cuerpo y mas en el alma era alta, bien proporcionada, y blanca y rubia » (ibid., f° 488v°).
63 « Y este Esposo es colorado por la humana carne en la qual padeció la muerte […] Y esta mezcla de blanco y roxo esta muy clara en Christo, porque él es solo al que tanta perfección de blancura, luz y divinidad y a tan grande exaltatación de humanidad pudo llegar » (Luis de León, El cantar de los cantares de Salomón, p. 356).
64 Une exposition a été récemment consacré à cet aspect de la peinture religieuse espagnole à la National Gallery de Londres : The Sacred Made Real.
65 Procesos de beatificación y de canonización, t. I, p. 383.
66 Sur María voir, notamment, S. Schlau, « Following Saint Teresa ».
67 M. N. Taggard, « Cecilia and María Sobrino ».
68 « Lo que Beatriz de San José dejó escrito sobre la Madre María de Jesús », f° 200r°.
69 Isabel de la Encarnación, « Cuadernos de Bernardina de Jesús », f° 307r°.
70 María de San Pablo, « Noticias sobre algunas religiosas », f° 198v°.
71 « Noticias sobre Catalina de Jesús », f° 89v°.
72 « Esas son, Señor, vuestras galas y vuestras plumas la corona de espinas, que entrando en vuestra cabeza preciosa sacan las gotas de sangre que pour vuestro divino rostro corren como piedras preciosas » (Ana de San Bartolomé, Autobiografïa de Amberes (A), p. 719).
73 J.-P. Albert, « Gemmes, humeurs, esprits », pp. 66-67.
74 María de San José (Sousa), « Mercedes y favores que Dios hizo a la Madre María de San José », f° 27r°.
75 Isabel de San José, « Fundación deste convento de San Josef », f° 140r°.
76 « Noticias sobre Catalina de Jesús », f° 117r°.
77 María Evangelista, « Noticias sobre María de Jesús », f° 234v°.
78 « Y sus mexillas quemadas, y señaladas de la continua corriente dellas, y particularmente las derramaba en la meditacion de la pasion del Señor » (« Libro de la vida y muerte », f° 22r°).
79 Isabel de San José, « Fundación deste convento de San Josef », f° 148r°.
80 Mariana de San Pedro, « Testimonios sobre las vidas de algunas religiosas de Ocaña », f° 336v°.
81 Leonor de la Misericordia, Relación de la vida de la venerable Madre Catalina de Cristo, f° 94r°.
82 A. Marqués, Afeite y mundo mugeril, p. 31.
83 Manuela de la Madre de Dios, « Vida de la hermana Isabel de San Alberto », f° 112v°.
84 C. Vincent-Cassy, Les saintes vierges et martyrs.
85 BNF, Cabinet des Estampes, RD-3, n° H-166906.
86 Brianda de San José, « Relaciones sobre el convento de Malagón », f° 410v°.
87 Manuela de la Madre de Dios, « Vida de la Madre Leonor María del Santísimo Sacramento », f° 73v°.
88 Isabel de la Encarnación, « Cuadernos de Bernardina de Jesús », f° 309r°.
89 « Vida de la Madre Catalina de Jesús », f° 378r°.
90 « Blanca encendida y roxa blanca por la candidez de su bida y pureza de su birginidad encendida por el […] amor de dios que en ella vivia y roxa por aver derramado tanta sangre » (ibid., f° 357r°).
91 « Vidas ejemplares de algunas religiosas », p. 23.
92 « Noticias sobre Catalina de Jesús », f° 84r°.
93 « Declaraciones sobre la Madre María de Jesús », f° 192v°.
94 « A los que con muchos sudores de importunas oraciones y de santos trabajos la alcanzan de nuestro señor » (Juan de Ávila, Audi, Filia, p. 19).
95 Thérèse d’Ávila, Moradas del castillo interior, pp. 472 et 557.
96 « Pues miremos ahora que está este Señor, que es como si en una pieza de oro tuviésemos una piedra preciosa de grandísimo valor y virtudes ; sabemos certísimo que está allí, aunque nunca la hemos visto ; mas las virtudes de la piedra no nos dejan de aprovechar, si la traemos con nosotras. Aunque nunca la hemos visto, no por eso la dejamos de preciar, porque por experiencia hemos visto que nos ha sanado de algunas enfermedades, para que es apropiada ; mas no la osamos mirar, ni abrir el relicario, ni podemos, porque la manera de abrirle sólo la sabe cuya es la joya, y aunque nos la prestó para que nos aprovechásemos de ella, él se quedó con la llave » (ibid., p. 556).
97 « Que ymaginase mi alma como una piedra precisosa o oro finissimo a do moraba Dios » (« Relación que hace una monja de su modo de oración », f° 333r°).
98 María de San José, « Relación de las vidas de algunas religiosas », f° 17v°.
99 Isabel de la Encarnación, « Cuadernos de Bernardina de Jesús », f° 280v°.
100 « Quando se entro monja le hallaron en su cofrecillo muchas cosas de silicios, y disciplinas » (Nicolás de San Cirilo, « Vida de las Venerables María de Jesús e Isabel de Jesús », f° 488v°).
101 « Y pareciendome blanda, le junté un abrojo de plata, que cogí a una de las primas grandes, y traíala en mi faldriquera » (L. de Carvajal y Mendoza, Autobiografía, pp. 152-153).
102 « Vida de la Madre Juana de la Santissima Trinidad », f° 481r°.
103 « En el cuello traia una argolla de yerro como de un dedo de hancho cubierta con un cierco porque no se apareçiese » (« Vida de la Madre Catalina de Jesús », f° 381r°).
104 « Era su celda una perfecta armeria, en que no tenia instrumentos ociosos. Hallavanse en ella sogas, cadenillas, rallos, cuerdas de cerdas con grandes nudos, argollas para la garganta, y una cruz de hierro para las espaldas ; cordeles a manera de ramales, para disciplinarse, y barras de hierro para afligir la cabeça. Disciplinava la lengua con hortigas, y tenia pendiente de un hilo una sortija de hierro, que llamava ella prision de su lengua. Mascava agenzos, y traia de ordinario una piedra en la boca. No se acostava en la tarima, ni apenas se pudo saber el tiempo que dormia » (M. Bautista de Lanuza, Virtudes de la V. M. Teresa de Jesús, p. 165).
105 « Vidas ejemplares de algunas religiosas », p. 3.
106 « Relación sobre la Madre Beatriz de la Concepción », p. 20.
107 Nicolás de San Cirilo, « Vida de las Venerables María de Jesús e Isabel de Jesús », f° 521r°.
108 « Quando estava proxima a la muerte vieron las dichas llagas unas biejas y otras nuevas y en otras partes las cicatrices sin aver las buelto a cubrir el cavello teniendo ya figurada otra corona en la cabeza las señales de las heridas faltando de alli el cavello que eran como piedras preciosas que adornavan esta corona mas que todas las que bienen del oriente » (« Vida de la Madre Catalina de Jesús », f° 383v°).
109 « Vida de la Madre Juana de la Santissima Trinidad », f° 485r°.
110 « Como una religiosa le mostrase una bez de un escarabajo que vio en la huerta, corregiola la prelada mandandola fuese alla a buscar con cuidado cuantos hallase y haciendo una sarta de ellos se los pusiese en la cabeza a modo de corona. Hizolo ella asi y aunque el excremento de este insecto le lastimo mucho el rostro, trajolo mucho tiempo, desmintiendo con esto su anterior flaqueza » (« Fundación del convento de San José en Talavera de la Reina », p. 2).
111 « Tenia mucho cuidado de barrer y limpiar […] y particularmente las inmundicias de los gatos, y con tanto cuidado las limpiaba como si se lo ubieran dado por ofizio y muchas veces que por no estar enjuto le daba asco, para mas mortificarse los cogia con las mismas manos dejandolas untadas sin labarse por algun tiempo » (María de San Pablo, « Relación de las cosas », f° 230v°).
112 « Pusolas una vez dentro de una vacinila, lavandolas con el vomito de una enferma. Otras veces se iva a un lodazar, en donde caian las aguas del fregador de la cocina, que estavan convertidas en cieno espeso y hediondo, alli las envolvía […] como mayor deleite de su alma que quando en el siglo las conservava en los guantes » (M. Bautista de Lanuza, Fundacion y excelencias del Conuento de S. Ioseph, p. 106).
113 Au moins à Medina del Campo (Francisco de Santa María, Reforma de los Descalzos, t. I, p. 225).
114 « La perlada la ejercitaba en obras de mortificacion como a otra cualquiera nouicia dieron la por oficio que cogiese toda la basura dela casa cuando se uarria y esto fue porque tenia unas manos mui blancas y mui lindas » (« De la fundación del monasterio de la Encarnación », f° 92r°).
115 « Estando un dia en la cocina se miro las manos y pareciendole asperas y morenas fuese al coro donde estaba un christo crucificado y dijo señor es posible que hasta que muera tengo de tener estas manos » (Brianda de San José, « Fundación, prioras, novicias y difuntas de Malagón », f° 432r°).
116 « Como le mandasen a la dicha madre Catalina de Jesús, siendo donzella, que se adereçase el rostro, ella se lavaba con agua de las gallinas, para criar mala tez y se ponia al sol » (« Informaciones sobre Catalina de Jesús », f° 161r°, témoignage d’Isabela de los Ángeles, voir aussi f° 149r°).
117 « Que siendo muy hermosa antes de tomar el habito se lababa de proposito con aguas que la afeasen » (« Informaciones sobre los religiosos y religiosas carmelitas », f° 47v°).
118 « Para dexar de serlo, andava procurando siempre desfigurar la tez de su cara, con ponerse al Sol, y con otros medios a este fin » (M. Bautista de Lanuza, Virtudes de la V. M. Teresa de Jesús, p. 163).
119 Thérèse d’Ávila, Camino de perfección, p. 278.
120 J. T. Schulenburg, « The Heroics of Virginity ».
121 F. Bouza, Hétérographies, pp. 24-26.
122 Sur cette assimilation des produits de beauté à la pollution, outre les exemples cités plus haut, voir P. Camporesi, Les baumes de l’amour ; cette association d’idées étant liée à leur lien supposé à la sexualité.
123 « Muertas del monasterio de Loeches », f° 333v°.
124 Retranscrit par M. E. Sánchez Ortega, La mujer y la sexualidad, p. 35.
125 « Se quito una vez las zejas y pestañas a raíz desfigurandose con esto de modo q salio espantable i porque fuese mayor la mortificaçion la inuiaua cada dia la Madre priora a que otra religiosa se lo hiziese i esto le duro hasta que le volvieron a crezer » (Isabel de San José, « Fundación deste convento de San Josef », f° 142r°).
126 « Copia de los libros de profesiones de Segovia y Pastrana », p. 29.
127 C’est un classique de l’anthropologie en la matière : D. Le Breton, « La cuisine du dégoût », reprend la bibliographie.
128 On sait par ailleurs, même si les travaux manquent, que la fabrication des parfums était une pratique aristocratique (F. Bouza, « Culturas de élite, cultura de élites », p. 41).
129 « Informaciones sobre algunos religiosos y algunas carmelitas », f° 141r°.
130 « Informaciones sobre los religiosos y religiosas carmelitas », f° 42v°.
131 « Información sobre la Madre María de San José », f° 16v°.
132 Joseph de Santa Teresa, Reforma de los Descalzos, t. IV, p. 58.
133 « Iba tambien a servir a la cocina y llevaba la basura y recogia de ella lo mas asqueroso en un cojedor con que se ponia en medio de refetorio la boca encima ; otras veces se fregaba con ello el rostro poniendose de manera que espantaba el verla y asi decia sus culpas con grandissimo sentimiento y lagrimas y gran desprecio de si misma y significaba cuanto mas sucio era su interior » (« Relación sobre la Madre Beatriz de la Concepción », p. 20).
134 D. Crouzet, Les guerriers de Dieu, p. 245.
135 Isabel de la Encarnación, « Cuadernos de Bernardina de Jesús », f° 301r°.
136 Manuela de la Madre de Dios, « Vida de la Madre Leonor María del Santísimo Sacramento », f° 58r°.
137 « Enpeço de nuebo a açer penitencias de rrigurosas diçiplinas de sangre muchas cadenillas i rallos rrepartiendola de suerte por todo su cuerpo que no quedase mienbro sin la gloria de padecer » (« Vida de la Madre Juana de la Santissima Trinidad », f° 484v°).
138 Procesos de beatificación y de canonización, t. I, p. 548.
139 « Le cubriese de llagas y enfermedades » (Eufrasia de San José, « Fundación del conbento de Arenas », f° 314v°).
140 Ibid.
141 Mariana de Jesús, « Vida y pasión de Cristo », f° 86r°.
142 Josefa de la Encarnación, « Carta acerca de la bienaventurada Catalina Cardona », f° 384v°.
143 María Evangelista, « Noticias sobre María de Jesús », f° 235r°.
144 « Vida de la Madre María de Jesús », f° 140v°.
145 « Vida de la Madre Luisa de San José », f° 412r°.
146 « Informaciones sobre Catalina de Jesús », f° 172r°.
147 « En los braços dos silicios de rallo en la cintura una cadena de puas de cassi vna mano de ancho que yo la vi en su muerte, y dos cruces [illisible] de puntas de acero en los pechos y espaldas que lo uno y lo otro se le entrava en la carne de suerte que si el confesor alguna vez por causa de enfermedad se las mandava quitar le era mui mas penosso el arrancarlas de la carne que el traherlas » (« Vida de la Madre Catalina de Jesús », f° 380v°).
148 « Y estos tambien nosotras podemos certificarlo porque quando bino a tomar el habito se los quitaron de los braços y de otras partes que los tenia tan metidos que fue menester lastimar la mucho y hasta el ultimo de su vida duraron las señales » (« Muertas del monasterio de Loeches », f° 334r°).
149 Genèse III, 21. Sur la question : G. Agamben, Nudités, pp. 104-106.
150 Cité par C. Vogel, Le pécheur et la pénitence, p. 159.
151 « Porque debaxo deste color moreno esta gran belleza » (Luis de León, El cantar de los cantares de Salomón, p. 112).
152 B. Arias Montano, Parafrasis sobre el cantar de los cantares, p. 20.
153 « Al parecer no hay cosa tan desamparada ni más pobre y abatida que son los que tratan de bondad y virtud, como a la verdad estén queridos y fauoreçidos de Dios » (Luis de León, El cantar de los cantares de Salomón, p. 113).
154 « No pensais por esos que soys hermosa que negros ay que se le parecen a blancos » (« Relación de la Vida de la Madre Beatriz de Jesús », f° 460r°).
155 C. de la Huerga, Canticorum canticorum salomonis, p. 115.
156 « Como en la generación natural no se puede introducir una forma sin que primero se expela del sujeto la forma contraria que precede » (Jean de la Croix, Subida del Monte Carmelo, p. 271).
157 Ibid., p. 275.
158 Ibid., p. 269.
159 Ibid., p. 324.
160 Ibid., p. 323.
161 Ibid., p. 377.
162 Luis de Granada, Segundo guía de peccadores, p. 975.
163 P.-A. Fabre, Ignace de Loyola, pp. 32 sqq.
164 J. Miernowski, Le dieu néant.
165 G. Agamben, Nudités, p. 137.
166 Sur cette question classique voir, pour le cas espagnol, J. A. Maravall, La cultura del barroco, pp. 393 sqq. et F. Rodríguez de la Flor, Pasiones frías.
167 « All the world’s a stage/And all the men and women merely players » (W. Shakespeare, As You Like it, acte II, scène 7).
168 P. Calderón de la Barca, El gran teatro del mundo.
169 P. Veyne, « L’interprétation et l’interprète ».
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