Préface
p. IX-XVII
Texte intégral
1Il y a des livres qui donnent un bonheur de lecture qui est immédiat, parce qu’ils déconcertent. Ou plutôt qu’ils semblent d’emblée déporter l’attention vers d’autres modes d’appréhensions, qu’ils procèdent par effet de surprise et donc de désorientation. Avec Antoine Roullet, vous vous sentirez intrigué, et placé en quelque sorte sous tension. Et qui dit tension dit aussi fascination. Parce que vous allez vous engager dans la reconstitution d’un univers surprenant.
2Tout commence à la manière d’une énigme dans ce livre singulier, fort et intelligent, car est immédiatement opérée une inversion herméneutique, puisque l’expérience mystique des carmélites déchaussées espagnoles du XVIe siècle n’est pas appréhendée à travers les topiques de ses épanchements visionnaires et extatiques, mais par une valorisation de ce qui est le plus souvent compris historiographiquement comme antithétique d’une ontologie mystique, et donc du mystère de la rencontre avec la transcendance : le corps. Pour être plus direct, nous dirons que le paradoxe conditionnel de la démarche d’Antoine Roullet est que la disjonction du spirituel par rapport au corporel est un non-sens pour qui cherche à analyser la quête mystique, que celle-ci passe par une activation de la chair, une hyperactivité de la chair qui, tout en étant l’impossible de l’accession au divin, l’obstacle ou l’ennemi qu’il faut réduire, surgit comme une instance de médiation. L’impossible dissimule le possible. Ainsi l’histoire de l’aventure de ce qu’Alphonse Dupront nomme « l’élémentaire existentiel1 » cesse d’être soumise aux impératifs de la dichotomie auxquels trop souvent obéissent les analyses : elle est authentiquement une anthropologie, parce qu’elle ne se satisfait pas du seul prisme de l’intériorité contemplative telle qu’elle est en œuvre par le truchement de l’opération hagiographique, opération qui concerne celles qu’Isabelle Poutrin désigne en tant qu’« aventurières du surnaturel2 ». Au-delà de l’activité visionnaire induite par les grâces extraordinaires reçues par les saintes, au-delà d’un détachement emmenant la religieuse dans un ordre de rupture avec la temporalité humaine, dans une mobilité ascensionnelle, Antoine Roullet a fait le choix de s’engager dans la voie d’un défi puisqu’il a inversé les logiques imposées par les récits mêmes : en polarisant son analyse sur la chair, il a tenté d’écrire une histoire dynamique, pour le citer, celle de « la sainteté […] en train de se faire, comme un objectif et un guide de l’action et non comme son résultat3 ». Et il a magnifiquement réussi. D’où le bonheur de la lecture que vous rencontrerez au fil de ces pages.
3Car là est la grande nouveauté, qui propulse l’historien hors des normes historiographiques, la nouveauté d’une incarnation des représentations. Dans ce cadre méthodologique, le Carmel féminin comme lieu de construction d’une piété réformée est un choix très raisonné, pas seulement parce qu’il y a une profusion relative des sources hagiographiques ; mais surtout parce qu’il associe une figure pivot, une figure paradigmatique, Thérèse d’Ávila, aux pratiques ascétiques d’un échantillon significatif de religieuses, sur une durée de 80 ans, permettant de discerner des séquences d’impulsion mystique et de stabilisation ascétique, de plus ou moins grande liberté donc dans les jeux de fabrication de la sainteté.
4La recherche est partie de la littérature mystique, parce que, pour tenter de comprendre ce monde des pratiques physiques de religieuses, il fallait en quelque sorte s’approprier le possible ou le virtuel des référents implicites ou explicites, médiats ou immédiats qui pouvaient être comme le subconscient, voire une manière d’inconscient, des religieuses. On ne fait de la bonne histoire, de la très bonne histoire, sans accepter ou assumer de se laisser innerver tout d’abord d’un puissant flux de mots ou d’images. Sans accepter ou assumer l’imposition à soi d’une sorte d’empathie. Sans non plus pratiquer l’autocritique. De très bonnes pages sont en effet écrites sur la problématique du rapport de l’historien à des sources enchâssant plusieurs stratégies de collations d’informations, oscillant entre l’individuel et le collectif, visant à la constitution ambivalente d’une mémoire commune de la communauté comme de l’ordre à laquelle la religieuse appartient. Et c’est une vertu d’Antoine Roullet que d’élaborer, sous les yeux mêmes du lecteur, son questionnement sur les bases d’une critique de l’historiographie officielle de l’ordre, trop occupée à raboter ou à éroder certaines données conflictuelles, trop soucieuse aussi à partir de 1590 de lisser les Vies des religieuses sur le modèle de la « réformatrice mortifiée mais modérée », qu’est progressivement devenue Thérèse d’Ávila. Une vertu de prise de risque, fondée sur une perspective critique très réfléchie qui part du principe que l’expression hagiographique est biaisée puisqu’elle est toujours sollicitée par une modélisation et qu’elle invite donc l’historien à se mettre spontanément en situation de défiance épistémologique, le contraignant à se placer dans une « position inextricable, forcé de décrire des pratiques à partir de sources qu’il a lui-même discréditées ».
5Mais à ce déficit cognitif originel qui caractériserait l’historien travaillant de plus sur le corps, Antoine Roullet surimpose la mise en doute du positivisme, dans des lignes très fortes qui permettent de comprendre sa mise en mouvement euristique. L’hagiographie, vous en serez persuadé au fil du livre, est le récit d’une théophanie qui, « avant d’être la description d’actes extraordinaires, […] est le repérage méthodique de la main de Dieu dans les actions des défuntes4 ». C’est-à-dire qu’Antoine Roullet postule subitement pour désanachroniser son regard, en soulignant que l’hagiographie est le récit d’une révélation, qu’elle dévoile une sainteté qui est de toute façon présente et n’autorise pas le lecteur à la juger. Elle révèle une distorsion du regard de l’hagiographe plus qu’une manipulation de son écriture. Ce qui est relaté, la narration de sainteté, n’a pas à donner lieu à une critique facticiste, mais doit être scruté comme qui, au XVIe siècle, a été reçu comme un témoignage de la transcendance. D’où une critique, profonde et pensée, de la raison objectiviste, et le pari d’un possible d’intrusion dans le point de vue même de l’hagiographie qui est de projeter une logique de révélation. Antoine Roullet édicte, par petites touches et toujours très modestement mais justement, un discours de la méthode destiné à tous ceux qui souhaiteraient se détacher des tentations récurrentes de la méthodologie dite « scientifique » pour paraphraser Hans-Georg Gadamer. Il y a une dialectique dans cet ouvrage, sans cesse opérante, de la vérité et de la méthode, et la méthode même des hagiographes crée ainsi la vérité d’une révélation de la puissance de Dieu.
6Si l’on se plaçait dans une optique inspirée par les travaux d’Alphonse Dupront, on pourrait dire qu’Antoine Roullet propose un livre sur le « mythe de sainteté » reprenant à son compte la déclaration d’intention qui anime le début du Mythe de croisade, lorsqu’il est avancé que, « au regard de l’histoire, la seule objectivité réelle est l’expurgation de tous les postulats de lecture et de connaissance, qui ne sont le plus souvent que des postulats d’explication5 ». L’historien, quand il s’applique à observer des procédures comportementales, doit partir du principe que le geste, autant qu’il exprime un désir, est un parler, un langage, et qu’il faut préliminairement reconstituer les structures grammaticales autorisant l’expansion sémiologique ; une grammaire qui, dans le cas précis des carmélites, énonce les conditions moins d’une existence parallèle du corps et de l’âme que d’une porosité. Antoine Roullet, magistralement, pose donc son attention sur les contradictions et les complexités mêmes du rapport entre l’intériorité et l’extériorité, afin de découvrir une flexibilité, une ductilité par laquelle peuvent se comprendre les pratiques somatiques du Carmel. Rien n’advient spontanément. Pour que le corps soit un objet historique impliqué dans l’aventure mystique, il faut qu’il y ait eu, dans les champs de conceptualisation renaissants, un paradoxe du corps, toujours dans la perspective d’une relecture critique balayant les clivages entre un présumé homme protomoderne et un autre présumé homme moderne.
7Lorsque donc est abordée la liminalité insoluble du corps, Antoine Roullet invente un enjeu épistémologique qui tient dans une reformulation du corps comme une figure paradoxale du changement, lieu mobile et variable par excellence, celui par lequel le péché touche l’âme. Le corps, en fonction de cette analyse qui associe les discours religieux, philosophiques et surtout médicaux, bascule dans la complexité des savoirs, il est un seuil cognitif et donc un instrument plurivalent, il est le même et son contraire tout à la fois. Le corps est positif et négatif synchroniquement, il porte en lui la mort et la vie, il est péché et salut. Insistons sur un point ici : l’aventure même de Thérèse réfléchit ce paradoxe en ses tout débuts. Corps qui est un corps pivot, parce que, dans le récit donné dans le Libro de la vida, écrit sur ordre de son confesseur, c’est un désir d’oblation du corps qui est évoqué scandant l’enfance de Thérèse, après le décès de sa mère morte à trente-trois ans. Un désir partagé, en cet âge si tendre, avec son frère Rodrigo ; un désir sous-tendu par l’appréhension de l’exemplarité du martyre que les saintes subissaient pour Dieu. Thérèse relate qu’il lui apparaissait alors que les souffrances de ces saintes leur faisaient acheter « bien bon marché le bonheur d’aller jouir de Lui ». L’enfance, à partir de cette appréhension d’une capacité à gagner l’éternité au prix du seul instant d’un sacrifice du corps, est le moment d’une impatience sacrificielle, que tout le reste de la vie essaiera plus tard de brider ou de normaliser à travers l’identification à la figure pénitente de Marie-Madeleine, mais qui fait alors rêver de « jouir au plus vite des grands biens du ciel que les livres m’avaient décrit ». Et c’est ici que la modélisation de l’écriture de confession pénitente s’avère essentielle, en ce qu’elle permet d’opposer deux types de parcours. Thérèse d’Ávila rapporte en effet avoir formé avec son frère le projet de partir pour le « pays des Maures » en mendiant, pour y subir au plus vite le supplice de la décapitation. Ce désir de mort est un désir émerveillé, qui a pour stimulus la lecture de livres montrant que la peine et la gloire étaient pour toujours, et qu’en conséquence le corps devait être offert à la violence des ennemis de Dieu ; offert dans la jubilation. Le corps offert est un corps rempli de promesses parce qu’il se donnera dans la joie. Le « chemin de vérité » inscrit par Dieu dans le cœur de Thérèse, selon ses propres dires, prend son origine dans cette aspiration à partir pour une autre terre, à s’en aller, de tout son corps, vers un don de soi à Dieu, il est le chemin d’un « courage » doublé d’une impatience : « il nous arrivait de passer de longs moments à en parler, et nous aimions à répéter bien des fois : “Pour toujours ! toujours !”6 ». C’est peut-être alors autour de ce rêve qui s’avère impossible à réaliser, de cette impossible chair, que put surgir un complexe, celui d’avoir eu et de continuer à avoir peur de la mort, puisqu’il y eut reculade devant la voie de la mort désirée, abandon de la voie de l’oblation corporelle.
8L’expérience de sainteté, en ce qu’elle est une expérience du corps empêché à l’exposition au mal, se noue ici dans l’impossibilité de l’immédiateté héroïque et peut-être dans une forme d’auto-accusation cachée qui aurait été reçue comme une conduite de fuite. Dans surtout, pourrait-on ajouter, le corps empêché d’aller là où est sa fin, la libération de l’âme. Pour paraphraser Michel de Certeau, qui insistait toutefois sur le sentiment de culpabilité référant de l’appartenance à une famille de nouveaux chrétiens, un « deuil » habite Thérèse d’Ávila, une « blessure », comme la nostalgie d’une manière de paradis perdu, inatteint ou immérité… Ou du moins voulut-elle, dans sa confession, évoquer une histoire personnelle bâtie sur ce motif… En tout cas, il y a ambivalence de la joie face au corps qui serait sacrifié à la culpabilité du corps toujours présent en soi. En outre, la manière dont Thérèse reconstruit son entrée au couvent puis le temps de sa maladie dans les maisons de son père et de sa tante est significative encore de l’ambivalence somatique. Le motif du « courage » intervient. La violence n’est plus celle qui aurait pu venir des tortures infligées par les ennemis de Dieu sur le corps-objet, elle doit désormais venir du corps devenu corps-sujet. Thérèse va vivre dans la confrontation avec la violence, dans une durée longue, et la relation de la sainteté à l’héroïcité, pourtant apparemment contrecarrée par l’impossibilité du martyre, acquiert une dramatique extrême, parce que, précisément, l’héroïsme relève de ce qui semble son contraire et que cette situation antinomique rend difficile, pour la sainte, la construction de son identité.
9Le glissement vers l’expérience de l’amour de Dieu, long et toujours remis en question, s’articule à une durée d’épreuves corporelles intenses, qui symbolise à la fois le rêve de la mort martyrologique et sa sublimation ou son dépassement dans une intériorisation prolongée :
Je me rappelle, et c’est me semble-t-il la vérité, que lorsque je sortis de la maison de mon père, je souffris tant que je ne crois pas que ce puisse être pis quand je mourrai : on eût dit que chacun de mes os se séparait des autres ; comme je n’éprouvais pas cet amour de Dieu qui anéantit l’amour pour le père et les parents, je me fis en toutes choses si grande violence que, si le Seigneur ne m’eût aidée, mes considérations n’eussent point suffi à me faire aller de l’avant. Il me donna le courage de me vaincre…7.
10L’écriture a ici ceci d’important de montrer que cette expérience est censée être vécue sur le mode, précisément, de la souffrance martyrologique, mais que c’est en soi que Thérèse identifie un bourreau, une force qui, par la souffrance, par une approche de la mort, tente de l’empêcher d’aller vers Dieu. En l’occurrence ce corps qui, en lui donnant l’impression qu’il va se briser, veut l’empêcher d’aller vers où Dieu l’appelle. Un clivage donc entre le corps impossible qui l’aurait emmené en sacrifice vers Dieu et le corps qui lui donne l’impression de l’empêcher d’aller vers Dieu. Ce qui vous conduira, dans le cours de votre lecture, à vous poser la question suivante : le corps pénitent des carmélites ne renvoie-t-il pas à une forme de complexe des origines, comme si les carmélites pouvaient être travaillées par un inconscient fondateur, celui d’une culpabilité et d’une impuissance d’oblation corporelle immédiate impliquant le recours à des techniques doloristes et à une inventivité pénitente ?
11Il y a dans l’écriture comme une corporalisation de l’âme. La sainte vit non pas l’immédiateté d’un martyre, elle vit et revit tous les martyres, de l’eau, du feu, de l’air, de la roue, allant au-delà même du martyre puisqu’elle glisse aussi dans des douleurs qui évoquent les plus terribles peines infernales. C’est-à-dire qu’elle se situe ici dans un dépassement même de la sainteté, puisqu’elle subit des souffrances qui n’ont pas été données à subir aux saints, dans une manière de métaphorisation corporelle. Elle souffre ce qui est réservé aux damnés, voire plus encore que ce qu’endurent les damnés. C’est comme un enfer emboîté dans l’enfer qui lui est réservé et qui envahit son intériorité. Lorsqu’une vision la transporte en effet en enfer, elle ne lui fait pas seulement voir un monde dont l’entrée apparaissait comme une « sorte de ruelle très longue et très étroite [, dont l’espace ressemble] à un four très bas, sombre et resserré, dont le sol est envahi d’une eau boueuse et pestilentielle, grouillante de petits reptiles répugnants8 ». Elle lui fait voir qu’on la place, elle-même, ou plutôt qu’on place son corps dans une concavité creusée dans la muraille, étroite. Surtout la figure de l’hyperbole surgit, pour indiquer que son martyre est plus terrible que les plus terribles des peines infernales ; tout ce qu’elle voyait, dans cet enfer, était « délectable » à voir par rapport à ce qu’elle éprouvait et qui continue à l’épouvanter longtemps après, quand elle en écrit le récit : un feu lui brûlait l’âme et des douleurs intolérables la travaillaient. Les tortures la déchirent comme si son âme était métaphorisée en corps : « je ne voyais pas qui me les infligeait9 », mais il lui semblait qu’elle était brûlée, déchiquetée. Il y a un « on » qui agit et qui est à l’origine de cette absoluité de douleurs, qui la contraint à demeurer dans ce lieu clos où il lui est impossible de se coucher ou de s’asseoir, sans lumière, dont les murs se resserraient sur eux-mêmes. Intériorisation, mais dans un paroxysme doloriste qui est un paroxysme corporel.
12Alors que, dans le discours hagiographique traditionnel, le martyre était l’événement qui clôturait une vie marquée souvent par la conversion, puis l’exemplarité, il envahit ainsi toute la vie de Thérèse avec des scansions d’une violence inouïe, totale, il l’ouvre à la sainteté, mais dans la seule sphère que l’on peut qualifier d’« anti-héroïque » de sa subjectivité. Ou il se dédouble dans l’ascétisme pénitentiel qui devient comme l’allégorie de ce désir de vivre autrement la durée d’ici-bas. Il n’est en effet plus question d’un martyre libérateur qui ouvrirait immédiatement au « toujours ». Mais la confession le sur-dimensionne en une longue durée qui ne cessera qu’avec la mort, en une communion avec la volonté divine. Le combat avec le démon, avec les illusions auxquelles ce dernier recourt, avec les douleurs et les « troubles intérieurs et extérieurs » qui adviennent, est ainsi appelé à durer tout le temps de la vie. Et quand la maladie n’est pas là pour faire horriblement souffrir le corps, Thérèse d’Ávila la sollicite de Dieu, comme en 1538. Être dans une expérience de sainteté, c’est donc vivre dans un temps ponctué par des agressions physiques et spirituelles aussi véhémentes qu’indissociées — si ce n’est indistinctes —, affronter le va-et-vient d’une violence en soi — en soi qui signifie en son âme comme en son corps — tout en, une fois le calme retrouvé, recevant l’amour comme un « grand feu ». Une suite de chutes et de remontées :
Ma vie était extrêmement pénible, car dans l’oraison je voyais mieux mes fautes. D’une part Dieu m’appelait, de l’autre je suivais le monde. Je trouvais beaucoup de joie dans les choses de Dieu, et celles du monde me tenaient captive10.
13Il y a combat et donc il y a ce qui ne peut se relater qu’en tant que corporalisation de l’âme : « je désirais vivre, comprenant bien que je ne vivais point, mais que je luttais avec une ombre de mort11 ». L’écriture, alors, est une arme pour se défendre contre cette ombre. Où vous pouvez encore soupçonner que Thérèse aurait été l’inconscient ou le subconscient même des expériences des religieuses. Le corps n’est-il pas spiritualisé et l’âme n’est-elle pas corporalisée dans ces usages métaphoriques qui autorisent l’énonciation de l’expérience de sainteté ?
14Revenons à la passionnante démonstration d’Antoine Roullet : elle vous fera prendre conscience que le travail de mortification sur le corps est pensé, jaugé, fabriqué comme une « mise en ordre du monde12 », une manière d’aller au-delà de la fluidité et de l’ambivalence, la pénitence devant mettre le corps et l’âme en condition d’expier le péché et la mortification de l’empêcher. Vous serez entraîné alors dans une savante herméneutique des connexions. La topique du corps des religieuses est corrélée à la sphère des affects du XVIe siècle, en fonction de la valorisation d’une eschatologie prophétique noircissant toujours plus le présent et donc l’avenir, montrant le monde sujet à la colère divine face à une humanité plus pécheresse que jamais. L’angoisse est comme reportée sur le corps, appliquée par le truchement de disciplines collectives réglementaires, de rituels d’infamie mimant les rituels judiciaires, mais perçus comme insuffisants, inachevés, et donc laissant le champ ouvert à des pratiques personnalisées. Ce sont les sanglantes disciplines de Catalina Cardona, la fuite dans la douleur : chardons d’argent ; fouets d’orties ; cire ardente ; dolorisation du corps ; aucrucifixion ; purification par la maladie. Une quête de l’infinité des souffrances symbolisée par le bras sur-musclé de Thérèse ou par l’euphorie sanglante de la bouche de Catalina de Cristo. Dans cette comptabilité de la pénitence, Antoine Roullet souligne le modèle indépassable de l’imitatio Christi, avec l’alternative de celui des vierges martyrs ou des ermites du désert. Suivent des pages remarquables sur l’ambivalence du vu et du caché de cette pénitence qui cherche à apaiser l’angoisse et qui, peut-être comme pour Thérèse, se caractérise par des séquences de regret. Pour Thérèse d’Ávila en outre, la souffrance pénitentielle toujours recommencée, quand elle s’apaise, est relayée par un effroi devant l’appréhension de la « dureté » de l’âme, par encore la conscience de ce que l’imitatio des saints, la pratique des vertus dont ils ont donné l’exemple, ne suffit point. La contemplation d’une petite image du Christ « tout couvert de plaies » ne suggère pas seulement l’évocation des souffrances immenses du Rédempteur « pour nous », elle plonge Thérèse d’Ávila dans le regret pour avoir montré si peu de reconnaissance pour ses plaies « que je crus que mon cœur se brisait et je me jetai devant lui en versant des torrents de larmes, le suppliant de me fortifier une fois pour toutes afin de ne plus l’offenser13 ». La vision du corps supplicié fait surgir les larmes, en situation moyenne entre corps et âme.
15C’est avec les pages consacrées à la mortification que vous serez confronté à ce que l’anachronisme appellerait l’horreur religieuse ou le pouvoir de l’horreur religieuse du XVIe siècle. Est activée une guerre à la chair, par les plantes, par le labourage d’épines destiné à régénérer le corps et lui permettre de laisser pousser des fleurs synonymes de vertus, par l’insensibilité acquise par la peau tannée par le fouet, par la déféminisation du corps, l’exaltation virginale. Antoine Roullet l’écrit, ce qui se passe dans les couvents est articulé à la présence du démon, figure corporalisée aboyant ou hurlant, errant dans des couloirs ou des escaliers, agressant physiquement des sœurs, les battant, les mordant, les griffant, les couvrant de bleus. On ne peut pas comprendre l’intensité des gestes ascétiques sans comprendre que les espaces conventuels sont traversés fantasmatiquement par des présences démoniaques et que le corps mortifié est en quelque sorte un défi lancé à Satan et à ses cohortes maléfiques. Punir sa chair, c’est de toute façon lutter contre le démon, même lorsqu’il ne se matérialise pas dans des visions. De ce point de vue, le démon n’est qu’une « projection du péché qui transpose la lutte personnelle de la pénitence et de la mortification14 » dans un combat entre deux personnes religieuses distinctes, démon et religieuse.
16Et la plongée dans l’horreur se poursuit au fil de pages fascinantes, avec l’énumération des fantasmes qui se symbolisent autour de la vermine, et surtout de la fermeture du corps : rabaissement du regard ; voilement ; amaigrissement ; rejet de la nourriture ; déperdition du goût allant jusqu’à rejeter ce qui peut sembler bon et à promouvoir un ordinaire fait d’absinthe, de soupes à l’ail, de poissons à relents ammoniaqués, jusqu’au plus spectaculaire dans cette fantasmatique de l’abjection cristallisée sur le manger : Thérèse mangeant dans un crâne ; Juliana de la Madre de Dios gardant des molaires dans sa bouche… La mortification est synonyme d’inversion alimentaire, avec l’absorption du pus des malades, de fritures de vers, l’inhalation des immondices les plus puantes. L’union à Dieu passe par l’immonde, donc l’inversion mais aussi la fusion avec ce qui est le plus symbolique du monde, l’ordure, l’impur. Comme s’il était nécessaire d’aller toujours plus loin dans l’impur pour s’en séparer…
17L’analyse de cette obligation de s’abstraire du monde progresse vers la condamnation de l’extériorité et de ses marqueurs mondains, fards, vêtements, literie, une lutte dans laquelle on retrouve cette dialectique de l’immonde. La religieuse en posture de quête de sainteté est une destructrice des idoles que le monde honore, elle est iconoclaste et elle produit une autre image configurant un autre lien intériorité-extériorité, qui est celui d’une occultation de l’individualité, en quelque sorte neutralisée vestimentairement et visuellement, et aussi symbolique de ce vers quoi l’expérience ascético-mystique doit mener : le Christ. Car la beauté est christocentrée, elle est à rechercher dans les douleurs de la Passion, dans une valorisation esthétique de l’Ecce Homo. Le monde esthétique des carmélites est un monde à l’envers, dans la mesure où, contre le maquillage, les religieuses sont en quête d’excréments, d’immondices, de déchets dont elles s’oignent les mains, le visage ; dans la mesure où elles se recouvrent le corps d’huile, font de leurs cellules des cloaques, s’enlaidissent comme pour identifier sur leur propre apparence le péché qui est en elles, signifiant la laideur de cette âme qui les habitent, la signifiant donc corporellement. Le corps est donc son propre instrument de connaissance. Quant aux effets du cilice ou de la discipline, ils font de lui, dans cette optique, « une logique d’épiphanie du péché15 ». Il est important de considérer alors que la religieuse, dans son mouvement de sainteté, n’est pas indifférente à son corps, qu’elle le travaille à l’envers pourrait-on dire, pour le faire adhérer à des critères esthétiques particularisés, le coupant de l’ordre des apparences mondaines pour le faire entrer dans une autre sphère d’apparence. Le corps fabrique donc la sainteté.
18Vous le voyez, ce qui est essentiel dans ce livre est qu’il bouscule nos idées reçues sur l’expérience de sainteté aux débuts de l’époque moderne. Cet univers surprenant ne vaut pas que pour ce qu’il donne à comprendre des fantasmes carmélitains. Il transmet aussi un message sur l’art de faire de l’histoire. Antoine Roullet nous met en effet en garde contre nous-mêmes, notre propension au réductionnisme et à l’anachronisme. Il nous enseigne, dans une analyse qui fera date, que nous devons exercer un devoir de méfiance surtout lorsque nous portons notre attention sur les expériences spirituelles du passé : certes l’âme des religieuses du Carmel peut se contempler saisie par le divin, embrasée, anéantie, unie mystiquement mais souvent synchroniquement à un extraordinaire et impossible travail de la chair…
Notes de bas de page
1 A. Dupront, Du sacré, p. 465.
2 I. Poutrin, Le voile et la plume, p. 275.
3 A. Roullet, p. 4 de cet ouvrage.
4 A. Roullet, p. 8 de cet ouvrage.
5 A. Dupront, Le mythe de croisade, p. 26.
6 Thérèse d’Ávila, Libro de la vida, p. 35. Les traductions sont tirées de l’édition française de ses œuvres complètes au Cerf, qui reprend la traduction classique de Marguerite du Saint-Sacrement (« gozar tan en breve de los grandes bienes que leía aver en el cielo » / « comparavan muy barato el ir a gozar de Dios » / « acaécianos estar muchos ratos tratando de esto y gustávano de decir mucha veces : ¡para siempre, siempre, siempre ! »).
7 « Acuérdaseme, a todo mi parecer y con verdad, que cuando salí de casa de mi padre no creo será más el sentimiento cuando me muera. Porque me parece cada hueso se me apartaba por sí, que, como no había amor de Dios que quitase el amor del padre y parientes, era todo haciéndome una fuerza tan grande que, si el Señor no me ayudara, no bastaran mis consideraciones para ir adelante. Aquí me dio ánimo contra mí, de manera que lo puse por obra » (ibid., p. 41).
8 « Un callejón muy largo y estrecho, a manera de horno muy bajo y escuro y angosto ; el suelo me pareció de una agua como lodo muy sucio y de pestilencial olor, y muchas sabándijas malas en él » (ibid., p. 173).
9 « No vía yo quién mo los dava » (ibid, p. 173).
10 « Pasaba una vida trabajosísima, porque en la oración entendía más mis faltas. Por una parte me llamaba Dios ; por otra, yo seguía al mundo. Dábanme gran contento todas las cosas de Dios ; teníanme atada las del mundo » (ibid., p. 57).
11 « Deseaba vivir, que bien entendía que no vivía, sino que peleaba con una sombra de muerte » (ibid, p. 63).
12 A. Roullet, p. 284 de cet ouvrage.
13 « Que me parece el corazón se me partía, y arrójeme cabe El con grandísimo derramamiento de lágrimas, suplicándole me fortaleciese ya de una vez para no ofenderle » (Thérèse d’Ávila, Libro de la vida, p. 63).
14 A. Roullet, p. 123 de cet ouvrage.
15 A. Roullet, p. 237 de cet ouvrage.
Auteur
Université Paris-Sorbonne (Paris IV)
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