Chapitre VI. De la riposte aux « textes hantés »
p. 189-236
Texte intégral
1Les ripostes des auteurs authentiques à leurs émules ne passent pas uniquement par une critique de leurs œuvres. Si, d’un côté, les textes apocryphes semblent dénigrés, de l’autre, ils exercent une réelle influence sur les romanciers originaux, puisque ces derniers effectuent non seulement divers emprunts à leurs compétiteurs, mais finissent par se comporter à leur égard comme de véritables continuateurs. Dans le prolongement de cette réflexion, la question qui doit être posée à présent est celle de la limite de l’influence des apocryphes : jusqu’à quel point les fictions de Luján et d’Avellaneda inspirent-elles et imprègnent-elles les Secondes parties alémanienne et cervantine ?
2Nous commencerons par étudier ce problème en remontant à sa source, c’est-à-dire en examinant la façon dont les narrations rivales sont représentées par Alemán et Cervantès. Comment celles-ci sont-elles désignées et sous quelle forme apparaissent-elles ? Cette représentation laisse-t-elle transparaître une ambivalence ? Nous nous interrogerons ensuite, de manière plus globale, sur la façon dont il convient d’interpréter ce rapport ambigu aux œuvres concurrentes : ce phénomène reste-t-il malgré tout circonscrit à quelques passages ponctuels, ou bien doit-on considérer que le Guzmán de 1602 et le Quichotte de 1614 laissent une empreinte plus profonde sur les suites de 1604 et de 1615 ? Nous nous situerons enfin à un niveau plus structurel afin de déterminer s’il existe un lien entre les romans apocryphes et l’obsession des doubles, qui s’accompagne dans les Secondes parties des écrivains initiaux d’une série de dédoublements et de duplications d’épisodes.
I. — LA REPRÉSENTATION PROBLÉMATIQUE DES CONTINUATIONS CONCURRENTES
3La plupart des travaux qui se sont intéressés aux ripostes d’Alemán et de Cervantès partent du postulat qu’il existe une nette distinction entre les textes dits « authentiques » et les textes « apocryphes ». Pourtant, plusieurs passages des suites alémanienne et cervantine permettent d’observer un certain flou à cet égard, y compris dans la phase la plus offensive de ces réactions littéraires, où les continuations de Luján et d’Avellaneda sont critiquées de façon explicite.
DÉPEINDRE LES ŒUVRES RIVALES : COMPLEXITÉ ET AMBIGUÏTÉS
4Dans le roman d’Alemán, Guzmán rencontre un autre pícaro nommé Sayavedra, qui est le pivot de la riposte du Sévillan. L’une des principales caractéristiques de ce personnage est qu’il se prête à des identifications multiples, ce qui complique considérablement l’étude des relations entre les textes de Luján et d’Alemán. D’un côté, Sayavedra présente une série de caractéristiques qui le rattachent à la continuation apocryphe mais, de l’autre, certaines facettes de sa personnalité le font aussi ressembler à s’y méprendre à Guzmán.
5Dès sa première apparition, ce gueux est désigné par le héros comme « un mocito de mi talle, traza y edad »1 et s’avère de surcroît être espagnol comme lui, mais le rapprochement entre ces deux figures romanesques ne se borne pas à ces ressemblances générales. Une lecture attentive révèle en effet que Sayavedra présente de nombreux points communs avec le pícaro authentique, et plus précisément avec celui qui est le protagoniste de la Première partie du roman. Cela concerne, par exemple, la vantardise dont il fait preuve à propos de son aptitude au vol, alors que ce trait de caractère était, en revanche, peu présent chez Luján :
Pudiera leerles a todos ellos cuatro cursos de latrocinio y dos de pasante. […] Ninguno de mi tamaño ni mayor que yo seis años, en mi presencia dejó de reconocerse bajamanero y baharí2.
6Un autre détail important concerne le fait que Sayavedra, comme le Guzmán de la Première partie alémanienne, pratique — ou du moins feint de pratiquer — la mendicité : « Otras veces tomábamos por achaque, y no malo, entrarnos por toda la casa, hasta hallar en qué topar y, si nos vían, luego pedíamos limosna3. » Or, cette activité n’est exercée à aucun moment par le pícaro lujanien, bien qu’il rencontre de faux pauvres à Montserrat. Enfin, plusieurs des escroqueries réalisées par le double du protagoniste se font sous le patronage d’un régent du conseil colatéral (regente del Consejo Colateral)4, que celui-ci surnomme « mi capitán »5, ce qui rappelle les escroqueries réalisées par le Guzmán d’Alemán à Barcelone, sinon avec l’aide directe, du moins avec l’aval d’une troupe de soldats et de leur capitaine6. Dans cet épisode, le gueux alémanien bénéficie, comme son alter ego, de la complicité d’une autorité reconnue pour commettre ses larcins, alors que cela n’est jamais le cas du héros de Luján.
7La représentation et l’intégration de l’œuvre apocryphe dans la suite de 1604 sont donc caractérisées par leur complexité et même par une certaine ambiguïté. Si, au premier abord, tout semble inviter à associer le personnage de Sayavedra et son récit autobiographique au pícaro lujanien, le double du protagoniste présente aussi un nombre significatif de ressemblances avec Guzmán tel qu’il est dépeint dans la Première partie de ses aventures.
8La façon dont est représenté le roman d’Avellaneda dans la Seconde partie du Quichotte n’est pas dénuée, elle non plus, d’ambiguïté, bien que cette dernière soit de nature un peu différente. Dans la fiction cervantine, l’incertitude ne concerne pas tant la distinction entre le chevalier errant et son double apocryphe — jamais rencontré directement — que celle qui oppose le livre authentique à l’ouvrage concurrent.
9Lors de la première apparition de la continuation rivale, au chapitre lix, tout semble pourtant opposer les deux œuvres. Avant même que don Quichotte ne proteste lui-même contre ce qu’il considère comme une imposture, don Jerónimo explique en effet à son ami don Juan que quiconque a lu la Première partie des aventures du chevalier errant ne saurait prendre plaisir à lire la Seconde7. Par la suite, lors de leur entretien avec le maître et l’écuyer, les deux lecteurs du livre de 1614 reconnaissent même explicitement qu’ils ont été abusés par l’« historien » concurrent, ce qui constitue un niveau de différenciation supplémentaire entre les deux textes8. De prime abord, aucune confusion ne semble donc permise entre le roman authentique et l’apocryphe. Pourtant, cette différenciation présente des failles : l’ambiguïté de la distinction entre les deux ouvrages est due en particulier au fait que Benengeli et Avellaneda sont parfois mis sur le même plan et sont caractérisés de façon très similaire par les personnages qui les évoquent, comme le révèle, par exemple, une comparaison entre les chapitres iii et lxxi de la suite cervantine.
10Au chapitre lxxi, le chevalier errant et son écuyer arrivent dans une auberge. Une tapisserie murale qui représente le rapt d’Hélène « pintada de malísima mano » ainsi que l’histoire de Didon et Énée, guère mieux réussie, attire alors l’attention des deux compagnons et la contemplation de cette œuvre médiocre inspire à don Quichotte la réflexion suivante :
…este pintor es como Orbaneja, un pintor que estaba en Úbeda, que cuando le preguntaban qué pintaba, respondía: «Lo que saliere»; y si por ventura pintaba un gallo, escribía debajo: «Éste es gallo», porque no pensasen que era zorra. Desta manera me parece a mí, Sancho, que debe de ser el pintor o escritor, que todo es uno, que sacó a luz la historia deste nuevo don Quijote que ha salido: que pintó o escribió lo que saliere9.
11À première vue, les paroles du héros paraissent sans équivoque : elles semblent destinées précisément à discréditer le continuateur, que don Quichotte considère comme un historien mensonger et un piètre écrivain. Pourtant, à bien y regarder, la stratégie qui doit permettre à Cervantès de différencier son œuvre de celle de son rival n’est pas si claire. En effet, la figure de ce peintre a déjà été évoquée précédemment par le protagoniste cervantin, non pas pour discréditer Avellaneda, mais pour mettre en doute l’histoire rapportée par Benengeli, ce qui est extrêmement surprenant :
Ahora digo —dijo don Quijote— que no ha sido sabio el autor de mi historia, sino algún ignorante hablador, que a tiento y sin algún discurso se puso a escribirla, salga lo que saliere, como hacía Orbaneja, el pintor de Úbeda, el cual preguntándole qué pintaba respondió: «Lo que saliere». Tal vez pintaba un gallo de tal suerte y tan mal parecido, que era menester que con letras góticas escribiese junto a él: «Éste es gallo». Y así debe de ser de mi historia, que tendrá necesidad de comento para entenderla10.
12La similitude entre cet extrait et celui situé au chapitre lxxi est troublante, puisque le héros de Cervantès utilise dans ces deux passages le même argumentaire pour discréditer Benengeli et Avellaneda, qu’il renvoie dos à dos et met pratiquement sur un pied d’égalité. Autrement dit, la différence que don Quichotte cherche à établir après le chapitre lix entre Cid Hamet Benengeli et Alisolan (le chroniqueur fictif créé par le continuateur) ne tient pas.
13Cette brève étude portant sur la représentation des fictions concurrentes dévoile donc la présence, tant chez Alemán que chez Cervantès, d’une certaine ambivalence. Ce brouillage de la différenciation, même s’il n’apparaît a priori que dans quelques épisodes particuliers, introduit un doute quant à l’existence d’une différence radicale entre œuvres authentiques et apocryphes. Il invite par conséquent à réexaminer attentivement l’ensemble du dispositif mis en place par les romanciers originaux afin de distinguer leurs créations de celles de leurs rivaux, et incite à s’interroger sur son efficacité.
« APOCRYPHES » ET « AUTHENTIQUES » : UN DISPOSITIF DE DIFFÉRENCIATION EFFICACE ?
14Dans leurs suites respectives, Alemán et Cervantès présentent les personnages de leurs continuateurs comme des faux et des imposteurs. Mais, en dépit de ces affirmations, les portraits qui sont faits des héros authentiques, ainsi que leurs faits et gestes, permettent-ils réellement de les différencier de leurs doubles factices de façon convaincante ? Les deux principaux griefs de Mateo Alemán à l’égard de son compétiteur portent, d’une part, sur la médiocre aptitude au vol du pícaro lujanien et, d’autre part, sur le fait que ce dernier ne serait pas apte à donner des leçons de morale, car contrairement au vrai Guzmán, il ne pourrait se prévaloir, au terme de ses aventures, ni du statut d’atalaya, ni de celui d’« hombre perfeto ». Reste à savoir si le protagoniste alémanien remplit parfaitement ce programme dans le roman de 1604.
15S’agissant du premier point, Guzmán introduit à la fin du récit autobiographique de Sayavedra une série de commentaires dépréciatifs censés le différencier de son alter ego qui, contrairement à lui, n’a pas l’étoffe d’un grand voleur : « Que, con parecerme a mí, como era verdad, que cuanto me había contado Sayavedra era desventurada sardina y yo en su respeto ballena11. » Ces paroles ne prennent cependant tout leur sens que lors de l’épisode milanais, lors duquel le héros imagine un plan extrêmement ingénieux qui lui permet, avec l’aide de deux complices (Sayavedra et Aguilera), d’escroquer un usurier de la ville. À l’issue de ce vol superlatif, aucune confusion ne semble plus permise entre le pícaro authentique et le gueux apocryphe (représenté ici par Sayavedra). Seul Guzmán mérite le titre de « ladrón famosísimo », que son double, en dépit de sa vantardise, n’aurait fait qu’usurper :
Amigo Sayavedra, ésta es la verdadera ciencia, hurtar sin peligrar y bien medrar. Que la que por el camino me habéis predicado ha sido Alcorán de Mahoma12.
16Une lecture attentive de la fin de cet épisode montre néanmoins que les choses sont nettement plus complexes qu’il n’y paraît. En effet, immédiatement après le vol du mercader milanais, Guzmán fait preuve à l’égard de Sayavedra d’une étonnante ambivalence :
Después que vi tanto dinero en estas pobres y pecadoras manos, me acordé muchas veces del hurto que Sayavedra me hizo […] si aquello no me sucediera tampoco lo conociera ni con este hurto arribara; consolábame diciendo: «Si me quebré la pierna, quizá por mejor; del mal el menos»13.
17Comme le laisse entendre le protagoniste authentique dans ce passage, il n’est pas sûr qu’il aurait commis le vol de Milan sans son double. À travers les paroles de son personnage, Mateo Alemán semble lui-même reconnaître à demi-mot une sorte de dette à l’égard de son compétiteur, en dépit des nombreuses critiques formulées à son encontre.
18Cette remarque est d’autant plus significative qu’une idée semblable réapparaît par la suite. Avant de se rendre à Gênes, pour commettre l’autre grande escroquerie du roman, Guzmán commence par reprocher à son alter ego — et donc à Luján — d’avoir oublié de le venger du mauvais tour que lui avaient joué ses parents italiens dans la Première partie initiale : « forzoso me será hacerlo yo, supliendo tus descuidos y faltas ». L’auteur sévillan semble stigmatiser une nouvelle fois son rival en soulignant ses erreurs de lectures, qu’il entend corriger. Cependant, la force de cette critique est considérablement atténuée par une autre déclaration du pícaro alémanien, située aussitôt après : « Demás que para desmentir espías conviene hacer lo que tu hermano y tú hicistes, mudar de vestidos y nombres14 ». En effet, pour mettre à exécution sa vengeance à l’égard de son oncle génois, Guzmán propose à Sayavedra de changer d’identité, et d’imiter ce que lui et son frère aîné (Juan Martí) avaient fait. En d’autres termes, au moment même où rien ne semble plus permettre de les confondre, lui et son double, Guzmán décide curieusement de s’inspirer de son alter ego, qui paraît décidément exercer sur lui une influence indéniable.
19Le second grief d’Alemán à l’égard de Luján concerne la dimension morale du récit et le statut d’« hombre perfeto » que le protagoniste véritable est censé avoir atteint au terme de ses aventures. Selon Covarrubias, le terme perfeto peut renvoyer à la fois à l’idée d’achèvement et à celle de supériorité ou de perfection (au sens de « ce qui ne peut être amélioré »)15. Lorsqu’il emploie dans son prologue l’expression « hombre perfeto », le romancier sévillan ne tranche pas entre ces deux acceptions, mais a plutôt tendance à les utiliser de façon complémentaire, pour décrire le point d’arrivée de son héros devenu, à l’issue de son périple, « un hombre perfeto, castigado de trabajos y miserias, después de haber bajado a la más ínfima de todas »16. Le Guzmán qui écrit son histoire est en effet présenté par l’écrivain original comme un homme achevé, que la somme de ses expériences autorise à monter en chaire pour délivrer une leçon — contrairement au pícaro de Luján, qui restait immature jusqu’à la fin du récit. Le protagoniste alémanien serait de ce fait un homme supérieur à son double d’un point de vue à la fois moral et artistique. Pourtant, ce critère de différenciation entre héros « authentique » et héros « apocryphe » mérite lui aussi d’être soumis à un véritable examen.
20La condition d’« hombre perfeto » de Guzmán dans sa première acception (lo que está acabado) doit être nuancée dans la mesure où, contrairement à ce que le Sévillan avait annoncé dans la « Déclaration pour l’intelligence de ce livre », le gueux-narrateur de la suite de 1604 promet à ses lecteurs une Troisième partie de ses aventures, ce qui tend à contredire le fait qu’il serait désormais un homme accompli et achevé. En effet, si tel était vraiment le cas, quel pourrait bien être le fil conducteur de son nouveau périple ? Toutefois, c’est surtout l’affirmation de la supériorité morale du protagoniste qui peut paraître contestable et qui requiert un éclaircissement. Si, dans la Seconde partie du roman, le personnage d’Alemán fait indéniablement preuve d’une grande lucidité et même d’une capacité accrue à tirer des enseignements du récit de ses péripéties, il convient aussi de remarquer d’emblée que la nécessité de se différencier de Sayavedra et de devenir un expert dans l’art du vol tend parfois à l’éloigner de son ambition « atalayiste ».
21Rappelons, tout d’abord, que le héros pardonne à son double le vol de ses coffres par pur calcul : « Parecióme que, si de alguno quisiera servirme, habiendo pocos mozos buenos […] era de menor inconveniente servirme dél que de otro no conocido17. » Dès le départ, Guzmán fait part au lecteur de ses arrière-pensées — non sans exprimer une certaine jubilation —, ce qui détourne ce pardon de son sens chrétien. Le but non avoué de cette démarche est en réalité de démontrer que son alter ego, qui devient pour un temps son compagnon de route, lui est nettement inférieur. Cela explique que la majorité des leçons dispensées par le protagoniste pendant qu’il est en présence de Sayavedra (dans l’ensemble du deuxième Livre) soient rarement morales. Le désir d’établir sa supériorité sur son double a même plutôt tendance à aggraver ses fautes : il humilie et rabaisse sans cesse ce dernier et se comporte de façon d’autant plus impitoyable, à l’égard des victimes de ses escroqueries, que celles-ci sont les instruments essentiels de la revanche qu’il entend prendre sur son rival. Cette attitude, qui fait du dépassement de l’alter ego une fin en soi, contribue à ce que Guzmán s’enfonce dans le mal et éloigne de surcroît le récit de ses aventures de sa visée édifiante. Enfin, la notion d’« hombre perfeto » doit être nuancée, en dernier lieu, du fait des circonstances particulières dans lesquelles a lieu la régénération morale du héros. Non seulement le repentir du gueux alémanien intervient très tardivement (dans les deux derniers chapitres), mais la rénovation intérieure censée le différencier de son double a lieu dans un contexte (duplicité et mensonge permettant de dénoncer la conjuration de Soto) qui ne permet pas de lever toutes les incertitudes qui entourent ce retournement final.
22Ces différents éléments invitent à se demander finalement si la différence d’ordre moral entre les deux pícaros, sur laquelle Alemán insiste tant dans son prologue, est aussi absolue que celui-ci aimerait le faire croire. En effet, tout bien considéré, la capacité de Guzmán à faire le mal autour de lui — ne serait-ce que parce qu’il est devenu un voleur surdoué — s’avère nettement bien plus grande que celle du pícaro apocryphe, dont les aptitudes restreintes en matière de vol limitaient du même coup la capacité à infliger de la souffrance à autrui.
23Dans la Seconde partie du Quichotte, les défauts attribués au texte d’Avellaneda posent eux aussi en retour la question des qualités dont peut se prévaloir le roman de Cervantès. De façon plus précise, la fausseté que don Quichotte impute au livre apocryphe après l’avoir découvert (va muy lejos de la verdad ; la mentira dese historiador moderno) invite à s’interroger sur ce qui fonde la véracité de la suite authentique18. Sur quoi repose-t-elle et comment distinguer de façon déterminante les deux œuvres ? Les arguments donnés par les héros et par les autres personnages s’exprimant sur ce sujet sont-ils vraiment crédibles ?
24La principale stratégie de différenciation mise en pratique par Cervantès consiste à imaginer que le maître et l’écuyer rencontrent différents témoins qui, parce qu’ils ont lu la Première partie de leurs aventures ou parce qu’ils les connaissent par ouï-dire, sont capables de les distinguer de leurs doubles apocryphes et de garantir ainsi leur authenticité. Or, cette stratégie présente elle aussi des failles. Le chapitre lix de la suite cervantine, censé être un moment clef de la riposte, n’est lui-même pas totalement dépourvu d’ambiguïté. Comment expliquer, par exemple, que don Quichotte refuse aussi catégoriquement de regarder en détail le livre d’Avellaneda, dont il vient de découvrir l’existence, et qu’il préfère se borner à le feuilleter ? Plus encore que ce rejet, ce sont les raisons alléguées par le protagoniste pour justifier sa décision qui attirent l’attention : « no quería, si acaso llegase a noticia de su autor que le había tenido en manos, se alegrase con pensar que le había leído »19. Cette remarque ressemble indéniablement à un aveu de faiblesse de la part du chevalier errant, puisque celui-ci admet à demi-mot que le roman concurrent suscite chez lui une certaine curiosité, mais qu’il résiste au désir de l’assouvir afin que son faux historien ne puisse s’en réjouir. Ce mélange d’attirance et de répulsion confirme que le maître et l’écuyer cervantins éprouvent à l’égard de la fiction rivale des sentiments mêlés, et qu’ils ne la rejettent pas de façon aussi univoque que l’on pourrait le croire.
25En réalité, l’ambiguïté présente dans cette scène de reconnaissance affecte, d’une manière ou d’une autre, les différents moments où des personnages croisés par les héros sont appelés à cautionner leur authenticité et à les différencier de leurs alter ego. Prenons le cas de la rencontre des bergères de la feinte Arcadie, au chapitre lviii du texte de 1615. Bien que ces deux lectrices n’aient pas lu la continuation apocryphe — à la différence de don Juan et de don Jerónimo —, leur témoignage est particulièrement important dans la mesure où les protagonistes les croisent juste avant de découvrir le livre d’Avellaneda (au chapitre lix). Dans ce passage, don Quichotte et Sancho passent près d’un bois et aperçoivent deux jeunes filles déguisées en bergères, lorsque soudain l’une d’entre elles s’exclame :
¿Ves este señor que tenemos delante? Pues hágote saber que es el más valiente y el más enamorado y el más comedido que tiene el mundo, si no es que miente y nos engaña una historia que de sus hazañas anda impresa y yo he leído. Yo apostaré que este buen hombre que viene consigo es un tal Sancho Panza, su escudero, a cuyas gracias no hay ningunas que se igualen20.
26On peut légitimement penser que cette scène joue un rôle essentiel dans la stratégie cervantine, car elle permet de faire ressortir les principales caractéristiques du maître et de l’écuyer authentiques, afin de mieux souligner, par contraste, ce qui les distingue de leurs doubles apocryphes, évoqués au chapitre suivant. Cela explique que les trois principales qualités attribuées ici au chevalier errant cervantin (courage, fidélité et courtoisie) soient précisément celles qui font défaut à celui d’Avellaneda, téméraire, sans amour et parfois discourtois21. Ce constat vaut également pour Sancho (a cuyas gracias no hay ningunas que se igualen), qui est lui-même très différent de son alter ego factice, présenté au contraire comme « comedor y simple y nonada gracioso »22. À première vue, tout porte à croire que le dispositif de différenciation mis en place par Cervantès fonctionne de façon efficace. Pourtant, à bien y regarder, cette scène d’« anagnorèse » est éminemment problématique. En effet, quel crédit faut-il accorder à des jeunes filles qui sont de fausses bergères, c’est-à-dire des actrices habiles à feindre et à jouer la comédie ? Incontestablement, il est assez paradoxal que don Quichotte soit confirmé comme chevalier authentique par les membres d’une Arcadie dont la seule spécificité est d’être feinte (fingida o contrahecha)23.
27Les failles de la stratégie cervantine apparaissent, enfin, dans un autre passage capital du roman, à savoir l’arrivée des héros sur la plage de Barcelone. Cet épisode constitue, au moins pour deux raisons, le moment suprême de la différenciation à l’égard du texte d’Avellaneda : d’une part, parce que don Quichotte choisit précisément de se rendre dans la capitale catalane pour se distinguer de son double24, et d’autre part, parce que c’est dans cet extrait singulier que Cervantès utilise ouvertement le terme apócrifo pour caractériser le chevalier errant de son concurrent. Au départ, la riposte mise en œuvre semble réussir, puisque le protagoniste est accueilli au son des trompettes et des timbales par les amis de Roque Guinart, dont les paroles de bienvenue paraissent sans équivoque :
Bien sea venido, digo, el valeroso don Quijote de la Mancha: no el falso, no el ficticio, no el apócrifo que en falsas historias estos días nos han mostrado, sino el verdadero, el legal y el fiel que nos describió Cid Hamete Benengeli, flor de los historiadores25.
28Cette fois encore, aucune erreur ne semble donc permise : impossible de confondre le véritable don Quichotte avec son double. À l’hidalgo apocryphe, faux et fictif, semble s’opposer le héros authentique reconnu publiquement comme tel. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que le chevalier errant vive lui-même cet accueil comme un incontestable triomphe. Cependant, plusieurs précisions données au chapitre suivant viennent ternir ce tableau idyllique, en particulier lorsque le narrateur révèle que ce moment de gloire repose en grande partie sur un malentendu : « Corrieron de nuevo delante dél los de las libreas, como si para él solo, no para alegrar aquél festivo día, se las hubieran puesto26. » Ces indications permettent en effet de comprendre que le protagoniste cervantin interprète à tort la présence des instruments de musique et ces différentes festivités comme des activités organisées en son honneur, alors que, de toute évidence, celles-ci ont lieu à l’occasion des fêtes de la Saint-Jean, avec lesquelles coïncide accidentellement la date de son arrivée dans la ville. Le triomphe du véritable don Quichotte sur son double est donc des plus ambigus, d’autant plus que les circonstances particulières de cette reconnaissance lui confèrent un caractère hautement parodique. Dans ce passage, par conséquent, la distinction entre apocryphe et authentique s’opacifie une nouvelle fois.
29Chez Alemán comme chez Cervantès, l’emploi d’une métaphore religieuse pour distinguer les textes des auteurs primitifs de ceux de leurs rivaux donne à première vue l’impression qu’il existe entre eux une différence radicale : les premiers seraient d’inspiration quasi divine tandis que les seconds constitueraient des sortes d’hérésies littéraires. Guzmán compare en effet le récit de Sayavedra — et en particulier sa pratique du vol — au Coran de Mahomet (la [ciencia] que por el camino me habéis predicado ha sido Alcorán de Mahorma), c’est-à-dire, dans le contexte où cette phrase est prononcée, guère plus qu’une série de médiocres larcins. Le héros cervantin, quant à lui, est authentifié par Antonio Moreno comme le « vrai » don Quichotte. L’utilisation du qualificatif d’« apocryphe » pour désigner son double sous-entend que lui-même serait le canon et, plus essentiellement, le seul des deux personnages inspiré par le souffle créateur de Cervantès. Ces deux métaphores traduisent le désir des deux écrivains authentiques de se poser en uniques créateurs légitimes. Pourtant, de multiples indices disséminés tout au long des Secondes parties (l’ambiguïté du rapport au double dans la fiction alémanienne et la nature problématique des reconnaissances des protagonistes dans l’œuvre cervantine), révèlent des failles profondes dans la différenciation.
UN TRIOMPHE ÉQUIVOQUE
30L’évocation de ces quelques scènes, censées illustrer de façon spectaculaire le contrôle d’Alemán et de Cervantès sur leur création, dévoile paradoxalement l’existence d’une sorte de fascination des romanciers originaux à l’égard des textes de leurs compétiteurs. Voyons à présent, de façon plus détaillée, comment celle-ci s’exprime dans deux épisodes essentiels des ripostes, où le rapport ambivalent entre suites authentiques et continuations apocryphes est particulièrement troublant : la mort de Sayavedra (dans la suite alémanienne) et l’apparition fantomatique de Tarfe (dans la suite cervantine).
31La séquence racontant la mort du double de Guzmán, alors qu’une galère ramène les deux compagnons en Espagne, constitue sans nul doute l’épisode le plus décisif de tous ceux où apparaissent le héros et son alter ego. La mort de Sayavedra peut être interprétée comme la projection, au plan de la fiction, d’une sorte de vengeance divine qui permet à l’écrivain originel, tel un démiurge en colère, d’anéantir la narration rivale — ou du moins le personnage qui la représente — à l’occasion d’une tempête hautement symbolique. L’ambiance apocalyptique qui règne à bord de la galère invite en effet à une telle lecture de l’épisode : chaque passager, voyant sa mort prochaine, se confesse à son voisin afin de ne pas périr sans s’être réconcilié auparavant avec Dieu27. Or, c’est précisément dans ce contexte que Sayavedra se met soudain à déraisonner et se prend pour Guzmán : « cuando confesaban los otros los pecados a voces, también las daba él diciendo: “¡Yo soy la sombra de Guzmán de Alfarache! ¡Su sombra soy que voy por el mundo!” »28. Tout semble indiquer que la principale faute du double consiste à avoir usurpé l’identité du héros alémanien, puisque cette action est mise sur le même plan que les péchés que confessent les autres voyageurs. Dans la suite du chapitre, la continuation lujanienne est ensuite assimilée par le pícaro d’Alemán au discours d’un fou en délire29 :
…iba repitiendo mi vida, lo que della yo le había contado, componiendo de allí mil romerías […]. No dejó estación o boda que co[n]migo no anduvo. Guisábame de mil maneras y lo más galano —aunque con lástima de verlo de aquella manera—, de lo que más yo gustaba era que todo lo decía de sí mismo, como si realmente lo hubiese pasado30.
32L’égarement de Sayavedra s’avérera être en définitive le signe avant-coureur de sa propre mort dans la mesure où, la nuit suivante, l’alter ego du protagoniste met fin à ses jours en se jetant par-dessus bord.
33L’enchaînement implacable de ces événements, qui conduisent à l’anéantissement du rival, ne doit pas occulter, cependant, l’ambiguïté du triomphe de Guzmán sur son double. Remarquons tout d’abord que le pícaro authentique est totalement terrorisé tout au long de cette tempête, car il sait qu’il est en réalité le seul responsable du malheur collectif qui s’abat sur la galère : « Harto decía yo entre mí, cuando pasaban estas cosas, que por mí solo padecían los más, que yo era el Jonás de aquella tormenta31. » Curieusement, alors que Sayavedra meurt noyé, Guzmán — le véritable coupable — a la vie sauve, ce qui pourrait expliquer la mauvaise conscience du gueux alémanien. Néanmoins, l’élément le plus déterminant pour notre analyse est la polysémie des paroles de Sayavedra proprement dites : « ¡Yo soy la sombra de Guzmán de Alfarache! ¡Su sombra soy que voy por el mundo!32 » Dans la langue classique, en effet, le mot sombra désigne à la fois l’ombre au sens actuel et l’ombre vaine, le fantôme dont l’âme ne repose pas en paix33. Par conséquent, si Sayavedra est l’ombre de Guzmán, dans cette seconde acception, cela pourrait signifier en contrepartie que le héros d’Alemán ne trouvera jamais le repos. Cette hypothèse paraît d’ailleurs confirmée par la réaction du protagoniste face aux paroles de son alter ego : « Con que me hacía reír y le temí muchas veces »34. Compte tenu du double sens de sombra à l’âge classique, ce rire pourrait bien être davantage une manifestation d’angoisse qu’un rire libérateur. Dans cette scène, le gueux alémanien apparaît finalement beaucoup moins triomphant qu’il ne le semblait au premier abord.
34L’ambivalence à l’égard du double incite à faire de cet épisode une lecture métapoétique. Il est sans aucun doute très étonnant qu’au moment même où le protagoniste s’apprête à se débarrasser pour toujours de Sayavedra — allégorie de l’apocryphe —, celui-ci lui apparaisse une dernière fois sous une forme fantomatique inquiétante. On peut se demander, par conséquent, si, dans ce passage décisif, Alemán lui-même ne reconnaît pas d’une certaine façon qu’il est « hanté » — bien malgré lui — par l’œuvre rivale, dont le destin littéraire est désormais irrévocablement lié à celui de son propre texte.
35Le chapitre lxxii de la Seconde partie du Quichotte offre un point de comparaison intéressant avec ce passage du Guzmán, car il se prête lui aussi à une double lecture. Dans cet épisode, don Quichotte rencontre Álvaro Tarfe — un personnage du roman d’Avellaneda — qui reconnaît officiellement que le chevalier et l’écuyer du continuateur étaient des faux. À l’image du pícaro alémanien lors de la mort de Sayavedra, les héros cervantins peuvent avoir l’impression dans cette scène de connaître une sorte de triomphe. Plus encore que don Juan et don Jerónimo, Tarfe est en principe un témoin décisif pour permettre de distinguer les protagonistes véritables de leurs doubles apocryphes, puisqu’il a connu ces derniers personnellement : il paraît donc particulièrement qualifié pour attester de leurs différences radicales.
36Le démenti que Tarfe inflige à son créateur a de surcroît l’apparence d’un tour de force, puisque Cervantès s’approprie dans ce chapitre une création de son compétiteur et la retourne contre son maître d’écriture35. En effet, le Grenadin ne se contente pas de garantir l’authenticité des protagonistes du texte de 1615. En affirmant ne pas avoir vécu ce qu’il a vécu sous la plume d’Avellaneda, il semble du même coup renier son créateur : « no he visto lo que he visto, ni ha pasado por mí lo que ha pasado »36. Le triomphe du chevalier et de l’écuyer authentiques semble donc total et paraît même confirmé par la présence d’un notaire et d’un greffier, chargés de prendre acte de la déclaration de Tarfe : on peut penser, à première vue, qu’à défaut de pouvoir obtenir réparation sur le plan légal pour le vol d’idées dont il a été victime, Cervantès organise ironiquement ici un simulacre de procès qui lui rend symboliquement justice37.
37Pourtant, une autre lecture de cette scène est possible. À bien des égards, l’importance que don Quichotte et Sancho accordent à cette dernière formalité administrative et la satisfaction que celle-ci leur procure donne en effet l’impression d’être excessive voire démesurée :
…con lo que quedaron don Quijote y Sancho muy alegres, como si les importara mucho semejante declaración y no mostrara claro la diferencia de los dos don Quijotes y la de los dos Sanchos sus obras y palabras38.
38Si, comme ils le prétendent, les deux compagnons sont les héros véritables, que cette différence saute aux yeux, et qu’Álvaro Tarfe a bien voulu l’admettre, à quoi bon le faire spécifier par un acte notarié ? Il est vraiment très surprenant que le maître et l’écuyer y mettent un semblable point d’honneur et qu’à travers eux, l’auteur authentique lui-même donne une telle portée à cet événement.
39La réapparition de Tarfe, dans un passage qui vise précisément à différencier les protagonistes authentiques de leurs doubles, pose en outre une autre difficulté de plus grande ampleur. Il paraît en effet paradoxal que Cervantès imite à cet instant précis l’œuvre de son émule, alors qu’il déclare justement, par la bouche de ses personnages, vouloir s’en éloigner à tout prix39. Emprunté au continuateur, le Grenadin est à première vue une sorte de pastiche qui n’intervient dans la Seconde partie que pour proclamer que le texte dont il est originaire n’est qu’un tissu de faussetés. Mais, tout bien considéré, quel type de garantie peut-il offrir, dans ces conditions, à don Quichotte et à Sancho ? Dès lors qu’il reconnaît le mensonge que contient le livre d’Avellaneda, sa propre existence ne devient-elle pas du même coup chimérique et son autorité des plus douteuses qui soient40 ?
40On ne doit donc pas être surpris qu’Álvaro Tarfe ait dans cet extrait un caractère fantomatique et qu’il se présente lui-même comme victime d’un sort, que lui aurait jeté un enchanteur maléfique41. En réalité, le cavalier maure vient, comme l’ombre de Guzmán, hanter la suite cervantine : dans ce passage, plus que dans nul autre, le texte authentique semble en effet « habité » par le roman rival. Dans les épisodes précédents, l’œuvre concurrente était critiquée, mais Cervantès la mettait toujours à distance : au chapitre lix, il exprimait à travers la bouche de don Quichotte la volonté de ne pas succomber à son influence ; au chapitre lxx, le livre rival était envoyé en Enfer dans le cadre d’un récit relevant de la vision ou du rêve, ce qui tendait à le déréaliser. En revanche, la scène où Tarfe réapparaît (remanece) est d’un autre ordre, car l’écrivain initial semble cette fois succomber à la fascination de l’apocryphe. Critiquer son compétiteur à distance ne lui suffit plus : il lui faut désormais s’approprier l’une de ses créations les plus originales.
41Finalement, même les épisodes mettant le plus clairement en scène le triomphe des héros sur leurs doubles (la mort de Sayavedra et le reniement de Tarfe) s’avèrent problématiques. Ces deux extraits couronnent, en fin de compte, un long processus de brouillage entre fictions apocryphes et authentiques, entre victoire des protagonistes sur leurs alter ego et impossibilité de s’en différencier. L’existence de ce rapport paradoxal aux narrations concurrentes n’est pas nouvelle mais elle atteint ici une intensité sans précédent. Elle invite, par conséquent, à s’interroger sur une possible « contamination » des suites alémanienne et cervantine par les continuations rivales, c’est-à-dire sur la présence d’une influence plus diffuse des apocryphes se situant en outre à plus grande échelle. En effet, doit-on considérer que les phénomènes que nous avons relevés restent malgré tout relativement ponctuels, ou bien ne sont-ils en réalité que la partie la plus visible d’une emprise beaucoup plus importante du Guzmán de 1602 et du Quichotte de 1614 sur les Secondes parties d’Alemán et de Cervantès ?
II. — UNE DOUBLE CONTAMINATION ?
42Nous nous proposons à présent d’examiner un autre aspect, plus difficile à appréhender, de l’influence des apocryphes : le fait que les suites authentiques présentent, y compris lorsqu’elles sont censées s’éloigner le plus possible des œuvres rivales, des signes de « contamination » textuelle. À la différence des emprunts relevant du mimétisme évoqués dans les chapitres précédents, qui supposent de la part d’Alemán et de Cervantès un acte plus ou moins conscient, la notion de contamination cherche à traduire le fait que les auteurs originaux finissent par adopter en quelque sorte malgré eux les romans concurrents ou du moins des fragments de ceux-ci. Ce concept désigne donc une sorte d’« intertextualité spontanée » qui, bien qu’elle soit caractérisée par une moindre densité textuelle que le mimétisme, n’en est pas moins significative.
LA CONTAGION DES PERSONNAGES
43Cette contamination concerne tout d’abord la caractérisation des personnages principaux qui, en dépit de leurs nombreuses déclarations, ne sont pas toujours aussi différents de leurs doubles factices qu’ils le prétendent. La contagion à laquelle nous nous référons ici ne s’exprime pas tant par des emprunts textuels précis que par une imprégnation globale des protagonistes qui, durant certaines étapes ou à certains moments de leur parcours, empruntent des traits à leurs alter ego apocryphes. La maladresse et la gaucherie du pícaro lujanien, dont le continuateur prolonge indéfiniment la période d’apprentissage, sont par exemple deux caractéristiques essentielles qui semblent avoir déteint, dans certains passages, sur le Guzmán de la suite alémanienne.
44Dans la première moitié du texte de 1604 — avant la bourle de Milan — l’insistance du romancier sévillan sur les échecs répétés du protagoniste a quelque chose d’inexplicable et même de très surprenant. Une telle évolution a quelque chose d’incompréhensible dans la mesure où le héros n’est pas moins doué que dans la Première partie, sans compter que Rome est de surcroît un terrain qui lui est désormais familier. Ses déconvenues étonnent d’autant plus que, chez l’ambassadeur, Guzmán se montre ingénieux et plein d’esprit : lors de son travail d’approche auprès de Fabia, il fait preuve de prudence et de ruse, ce qui pourtant ne l’empêche pas de subir un cuisant échec. Par la suite, lorsqu’il envoie ses coffres à son ami Pompeyo, le gueux authentique semble également prendre toutes les précautions nécessaires, mais rien n’y fait : Sayavedra parvient tout de même à lui dérober ses précieux baúles. Enfin, une fois à Bologne, le protagoniste — encouragé par son double — décide d’attaquer Alexandre Bentivoglio, le fils d’un des magistrats les plus influents de la ville, croyant qu’il obtiendra facilement une condamnation en réparation du vol dont il a été victime. Cependant, en vertu du statut de l’accusé, qui est un homme puissant et corrompu, la Justice se retourne contre le plaignant et c’est ce dernier qui atterrit finalement en prison.
45Ces échecs multiples ont des causes diverses : certains sont dus tout simplement à la malchance tandis que d’autres peuvent être attribués à l’imprudence ou au manque de lucidité du héros. Toutefois, leur succession, leur enchaînement sans qu’aucune réussite ne vienne ponctuer dix chapitres consécutifs — les dix premiers de la Seconde partie — ne manque pas d’attirer l’attention. Il faut en effet attendre le chapitre iii du deuxième Livre pour que Guzmán soit de nouveau en situation de réussite, et le chapitre vi pour que cette tendance s’inverse de façon durable, peu après que Sayavedra soit devenu son domestique et son complice. Or, ce tournant dans la trajectoire du personnage central est précédé d’une déclaration significative, placée juste avant le vol de Milan :
El tiempo que dejé de hurtar, estuve violentado, fuera de mi centro […]. Cuando muchacho estaba curtido y cursado en alzar con facilidad y buena maña cualquiera cosa mal puesta. Después, ya hombre, a los principios me parecía ya estar gotoso de pies y manos, torpe y mal diestro; mas en breve volví en mis carnes42.
46Cette réflexion du pícaro alémanien peut être interprétée, à un premier niveau, comme le signe de la renaissance que connaît ce dernier au milieu du deuxième Livre et que nous avons évoquée précédemment. Mais, de façon plus profonde, cette remarque nous semble aussi pouvoir se lire comme l’aveu — tacite et sans doute involontaire — que le héros est contaminé par son double apocryphe, auquel les qualificatifs « gotoso de pies y manos, torpe y mal diestro » pourraient s’appliquer à merveille. Bien évidemment, les vols de Milan et de Gênes permettront dans un premier temps au protagoniste de se différencier de son alter ego, en commettant deux escroqueries monumentales, mais la régression que connaît ensuite le gueux d’Alemán lors de son retour à Séville, où il est contraint de vivre de nouveau avec sa mère, nous paraît confirmer le caractère durable de cette contagion. Nous en voulons notamment pour preuve le fait que les petits larcins que commet le personnage authentique dans la capitale andalouse rappellent à la fois ceux du pícaro de Luján et ceux de Sayavedra, qui en est la projection dans la suite de 1604.
47Comme son double lujanien, Guzmán profite de ses sorties nocturnes pour dérober des capes aux passants, afin de les transformer avec l’aide de sa mère et les revendre :
Salíame las noches por esas encrucijadas y, cuando a mi casa volvía, venía cubierto con dos o tres capas, las que con menos alboroto y riesgo podía cativar43.
48Ce détail ne peut être anodin au moins pour deux raisons : d’abord, parce que le vol de capes est récurrent dans le Guzmán apocryphe au point qu’Alemán en fait même, dans son prologue, l’un des symboles de la médiocrité du pícaro concurrent (no se pudo llamar «ladrón famosísimo» por tres capas que hurtó)44. Le fait que le héros authentique pratique à son tour ce type de larcin nous semble de ce fait hautement significatif et vient corroborer l’idée d’une contamination de Guzmán par son alter ego. À un second niveau, le protagoniste alémanien adopte, dans les épisodes sévillans, une attitude qui ressemble par moment à s’y méprendre à celle de Sayavedra, lorsque ce dernier vole du linge dans le royaume de Naples avec l’aide de quelques complices. Les méthodes employées sont en effet les mêmes dans les deux cas : Guzmán et Sayavedra pénètrent avec leurs acolytes dans les maisons des faubourgs et des villages environnants ou se mêlent à la foule des grandes villes pour voler plus à loisir. Enfin, ils mettent en œuvre des stratagèmes analogues pour ne pas être démasqués et bénéficient de la complicité de quelques tailleurs qui transforment ces étoffes afin qu’elles deviennent méconnaissables45.
49La contamination du personnage s’exprime donc, dans le Guzmán de 1604, à deux niveaux distincts mais néanmoins complémentaires : d’une part, le gueux authentique est doté de traits qui rappellent le pícaro apocryphe (sa maladresse, son immaturité et ses échecs à répétition) ; de l’autre, il est influencé par Sayavedra, image (dans la suite alémanienne) du héros de Luján, représenté sous les traits d’un piètre voleur sans discernement (en particulier lorsque celui-ci conseille à Guzmán, en dépit du bon sens, de poursuivre en justice le fils du plus puissant magistrat de Bologne). À la contamination « externe », due au pícaro lujanien, s’ajoute de la sorte une contamination « interne », véhiculée par Sayavedra.
50Dans le Quichotte de 1615, la contagion qui frappe les personnages concerne principalement Sancho et s’exprime avec une limpidité particulière au chapitre v, qui relate une conversation entre l’écuyer et sa femme. Au début de ce chapitre, le traducteur de l’histoire affirme en effet ne pouvoir se résoudre à ce que cet entretien entre les époux Panza ait vraiment eu lieu et doute que Sancho se soit véritablement exprimé de la façon dont il le fait dans cet épisode. C’est pourquoi il le tient pour « apocryphe », terme sur lequel il insiste à trois reprises :
Llegando a escribir el traductor desta historia este quinto capítulo, dice que le tiene por apócrifo, porque en él habla Sancho Panza con otro estilo del que se podía prometer de su corto ingenio y dice cosas tan sutiles, que no tiene por posible que él las supiese46.
51La raison alléguée par le scripteur pour justifier son incrédulité est à chaque fois la même : il existe un écart entre les paroles de l’écuyer et ce que l’on connaissait de lui jusqu’ici. En quoi consiste au juste cette discordance et qu’a-t-elle à voir avec la continuation d’Avellaneda ?
52Dans l’extrait cité ci-dessus, le traducteur semble suggérer que Sancho fait preuve d’une sagesse inhabituelle, comme l’indique le syntagme « cosas tan sutiles ». Toutefois, à l’échelle du chapitre, c’est surtout l’ambition démesurée du paysan qui surprend, car ses aspirations sont désormais beaucoup plus élevées que dans la Première partie du roman. Le compagnon de don Quichotte ne songe plus simplement à devenir gouverneur d’une île : il exprime même une soif inextinguible de promotion, s’imagine aux côtés des grands de ce monde (rois, aristocrates) et rêve pour lui-même et pour les siens d’un train de vie digne de la plus haute noblesse (carrosse, habits de soie, beau mariage pour sa fille…)47. Tant et si bien que Teresa, qui, par la suite sera elle aussi séduite par ce mode de vie (chapitre l), doit mettre un frein à cette folie des grandeurs.
53Si les paroles proférées par l’écuyer peuvent surprendre les lecteurs du Quichotte de 1605, elles sont moins étonnantes, en revanche, pour ceux d’entre eux qui connaissent également celui de 1614, dans lequel Sancho, en dépit de son caractère bouffon, aspire à une véritable ascension sociale et se montre prêt à tout pour y parvenir. Dès le chapitre xiv de la continuation d’Avellaneda, il défie en effet un soldat croisé sur sa route pour imiter son maître48. Puis, au chapitre xxii, il implore don Quichotte de le laisser tenter l’aventure qui s’offre à eux et exprime pour la première fois son désir d’être fait chevalier49. Cet objectif est finalement atteint au chapitre xxxiv, où le paysan obtient la distinction qu’il convoitait tant, lors d’un cérémonial burlesque présidé par l’« Archipámpano de las Indias » : il se pare alors de nouveaux habits — en particulier des chausses à aiguillettes (zaragüelles) — qui sont le symbole de sa réussite sociale ambiguë50. Enfin, dans le dénouement du roman apocryphe, le compagnon de don Quichotte finit par renoncer à suivre son maître et décide de rester à la Cour, où il est bientôt rejoint par sa femme, afin de servir ce grand seigneur.
54La situation rêvée par l’écuyer cervantin au chapitre v de la suite authentique correspond donc de façon assez précise — la dimension bouffonne en moins — à ce qu’était devenu Sancho chez Avellaneda. Tout se passe comme si le texte de 1615 était ici contaminé par l’œuvre concurrente et qu’à défaut de pouvoir conjurer cette influence, Cervantès tentait de la mettre à distance par l’emploi ironique du terme apócrifo. Il n’en reste pas moins que le caractère problématique de la distinction entre apocryphe et authentique apparaît clairement dans ce chapitre, et il ne fera d’ailleurs que s’intensifier au fil des pages de la Seconde partie cervantine.
55Guzmán et Sancho présentent sans conteste des signes de contagion par leurs doubles respectifs et se voient temporairement dotés de caractéristiques qui ne leur appartiennent pas en propre (maladresses répétées dans le cas du pícaro et ambition démesurée en ce qui concerne le paysan), mais une nuance significative différencie cependant les deux romanciers : l’utilisation du terme apócrifo par Cervantès rend plus explicite le jeu avec la continuation rivale, tandis que Mateo Alemán — à travers la voix de Guzmán — semble davantage enclin à cacher ou à minimiser l’influence de la fiction de son compétiteur. L’auteur du Quichotte donne ainsi l’impression d’avoir mieux perçu les possibilités ludiques et inventives offertes par la narration de son émule. Celles-ci ne sont pas entièrement dévoilées dans le prologue, mais vont plutôt être exploitées progressivement dans le corps du texte. En revanche, le romancier sévillan révèle la nature de sa riposte dès le paratexte de sa Seconde partie, ce qui accroît le risque de se contredire lorsque les phénomènes de contamination textuelle montrent que l’écart entre le gueux authentique et l’apocryphe n’est pas toujours aussi manifeste qu’il le proclame.
LE DÉNOUEMENT DU GUZMÁN DE ALFARACHE ET LES PHÉNOMÈNES DE SURIMPRESSION TEXTUELLE
56Parallèlement aux signes de contagion des personnages principaux par leurs doubles, plusieurs épisodes des Secondes parties alémanienne et cervantine semblent aussi imprégnés de manière diffuse par les romans apocryphes. En effet, cette modalité particulière de l’influence des continuations rivales ne se cantonne pas uniquement aux protagonistes : elle concerne, de façon plus générale, un ensemble d’ingrédients romanesques issus des œuvres concurrentes, qui réapparaissent dans plusieurs épisodes singuliers des suites authentiques. Ce phénomène affecte plus spécifiquement des aventures qui avaient été annoncées dans les Premières parties initiales, mais qui ont dû être revues en profondeur car les continuateurs en avaient déjà fait fructifier les possibilités narratives : l’enfermement sur la galère (dans le Guzmán) et l’existence d’épisodes urbains (dans le Quichotte).
57Les chapitres finaux de la Seconde partie alémanienne, censés différencier définitivement le véritable Guzmán de son double, sont ceux qui présentent les signes les plus manifestes d’une imprégnation par l’apocryphe. Les chapitres viii et ix du troisième Livre du roman de 1604 entretiennent un rapport privilégié, non avec un passage précis du texte de Luján, mais avec des éléments épars émanant de deux épisodes distincts : le séjour du pícaro dans la prison napolitaine et l’assassinat du capitaine de la galère, dans le dénouement lujanien.
58Dans la continuation du Valencien, Guzmán raconte par le menu son séjour dans le pénitencier de Naples, où il passe au service de deux détenus qui s’avèrent être des malfrats espagnols originaires d’Andalousie. Ce Sévillan et ce Cordouan sont des prisonniers hors-norme qui bénéficient l’un et l’autre d’un traitement de faveur lié, semble-t-il, à leurs relations dans la pègre napolitaine. Ils ont, par exemple, le privilège d’être entretenus par une maîtresse qui leur apporte des vivres et du linge propre, et sont décrits par le héros comme :
…dos españoles, el uno capitán reformado, natural de Sevilla, y el otro cordobés; gente que tenía fuera de la cárcel quien les proveía bien lo necesario. Eran marquesones, gente de lo de Dios es Cristo, de entuvión y valentona; tenía cada uno su pensionaria que le regalaba y traía limpio como el copo de la nieve51.
59Ce rappel permet de mieux mesurer la dette de Mateo Alemán à l’égard de son émule. En effet, dans la suite de 1604, le romancier sévillan attribue précisément à Guzmán plusieurs des caractéristiques de ces deux puissants personnages, dont le gueux apocryphe était le larbin. L’influence de la continuation lujanienne apparaît très nettement lorsque le pícaro authentique dit de lui-même, juste après avoir été emprisonné à Séville :
Híceme de la banda de los valientes, de los de Dios es Cristo. Púseme mi calzón blanco, mi media de color, jubón acuchillado y paño de tocar, que todo me lo enviaba mi dama52.
60Non seulement le protagoniste alémanien reprend ici l’expression « ser de los de Dios es Cristo », qui était employée par son rival, mais il est choyé lui aussi par une maîtresse — l’esclave blanche de la femme de l’Indiano — qui lui apporte des vêtements propres durant toute la durée de son emprisonnement dans les geôles sévillanes.
61Les liens de dépendance textuelle entre les épisodes finaux narrés par Alemán et le séjour du héros de Luján dans la prison napolitaine, néanmoins, sont loin de se borner à ces ressemblances ponctuelles. De manière plus générale, les deux protagonistes (l’apocryphe et l’authentique) mettent par ailleurs en œuvre des stratégies de survie comparables lors de leurs incarcérations respectives dans la prison de Naples (chez le continuateur) et sur la galère (chez l’auteur initial), avant de connaître l’un et l’autre une renaissance qui présente également de troublantes similitudes.
62En arrivant dans ces deux lieux de dégradation, la métamorphose des gueux lujanien et alémanien commence, chez chacun des romanciers, par un changement de vêtement qui s’accompagne de diverses transactions. Après sa disgrâce auprès du Cordouan, le héros apocryphe est contraint de vendre son habit pour survivre : « Aquella noche empecé, para acudir a mi hambre, a deshacerme del vestidillo que tenía53. » Puis il commet ensuite divers larcins et s’adonne au jeu dans l’espoir de se racheter une tenue décente : « Empecé a menear algún dinerillo; y era tal mi vicio que, a título de probar la mano para ver si ganaría para vestirme, todo me lo jugaba54. » Or, de même, chez Alemán, Guzmán vend son habit et change d’aspect en arrivant sur la galère : « Todo el vestido que metí en galera lo junté y vendí. Hice dello algún dinerillo55. » Les deux écrivains décrivent donc l’un et l’autre une sorte de cérémonial vestimentaire, bien que le fruit de cette vente ne soit pas utilisé de la même manière par leurs pícaros respectifs56. La présence de certains termes communs aux deux auteurs, en particulier vestidillo et vestido, associés dans leurs romans au terme dinerillo, nous semble confirmer l’idée d’une contamination du texte d’Alemán par celui de Luján, puisque les ressemblances générales concernant les stratégies déployées par les protagonistes pour survivre ou se vêtir sont de ce fait renforcées par des similitudes de lexique.
63Ce processus de transformation de l’aspect physique des héros aboutit ensuite chez ces derniers à une prise de conscience de leur valeur et, plus précisément, de celle de leur travail, observable aussi bien chez le continuateur valencien que chez le romancier sévillan. À l’issue de différentes transactions infructueuses, à l’approche de Noël, le gueux de Luján connaît en effet une sorte de révélation. S’il est vrai que le personnage apocryphe se montre incapable d’économiser et de faire fructifier le petit capital qu’il possède57, il trouve en revanche un autre moyen, non moins ingénieux, pour survivre : encouragé par d’autres détenus, il décide d’écrire à son ancien maître pour implorer sa grâce et s’aperçoit à cette occasion qu’il manie la plume avec une extrême aisance. La découverte de cette prédisposition à l’écriture l’amène à devenir l’écrivain public de la prison, ce qui le conduit à rédiger de multiples requêtes à la demande des autres prisonniers :
Heme aquí canonizado de letrado; todos acudían a que les hiciese peticiones […] y de allí adelante el servicio que me daba de comer era escribir peticiones y billetes58.
64Au bout de quelques jours, le protagoniste lujanien finit ainsi par obtenir, contre toute attente, sa libération :
Escribíle con mucha humildad […] aunque no me respondió luego, de allí a tres o cuatro días me envió un recado diciendo que ya había procurado y negociado que saliese libre de la cárcel, pero que me guardase de vivir mal59.
65Cette étape cruciale des aventures napolitaines du pícaro apocryphe attire particulièrement l’attention dans la mesure où elle présente des convergences remarquables avec les épisodes se déroulant sur la galère, dans la suite alémanienne. De façon assez comparable, dans le texte de 1604, les différentes stratégies de survie mises en place par le pícaro d’Alemán entraînent également un sursaut chez Guzmán et aboutissent à une prise de conscience de la valeur de son travail. Le héros découvre à la faveur d’une escale qu’il peut s’enrichir en vendant le fruit de son labeur (des dés, des bas qu’il a tricotés, des boutons, ainsi que des cure-dents qu’il a fabriqués), ce qui lui permet d’améliorer son quotidien en s’achetant notamment un habit d’été60. Pour la première fois, le gueux authentique choisit d’investir son capital dans un échange productif alors qu’il avait toujours privilégié jusqu’ici le vol, l’usure ou d’autres transactions frauduleuses, et il s’aperçoit que cet investissement s’avère rentable61. Chez l’auteur sévillan, cette révélation revêt une importance d’autant plus grande qu’elle débouche immédiatement après sur ce qu’il est convenu d’appeler la « conversion » du héros — une véritable rénovation intérieure — à laquelle elle est étroitement liée. Enfin, un dernier point commun entre les épisodes se déroulant dans la prison napolitaine et le dénouement de la Seconde partie authentique doit être souligné : on ne peut en effet manquer de rapprocher la décision de Guzmán d’écrire à son ancien maître pour obtenir son pardon, dans la continuation apocryphe, de la lettre envoyée au roi par le capitaine de la galère afin d’obtenir la grâce du pícaro alémanien, dans le dernier chapitre de la suite de 1604. Bien que cet événement ait chez le romancier sévillan une portée symbolique différente — puisque le capitaine plaide en quelque sorte pour que le protagoniste soit réintégré au corps social dont il s’était exclu par ses fautes — cette composante romanesque n’en constitue pas moins un trait commun supplémentaire entre les deux œuvres.
66Le second passage du texte de Luján ayant un impact décisif sur le Guzmán alémanien est le dernier chapitre du roman apocryphe. Dans les dernières pages de sa continuation, le Valencien imagine que le gueux assiste à une querelle entre un forçat et le frère du capitaine du navire sur lequel il purge sa peine62. Après avoir été sévèrement châtié sur ordre de l’autorité suprême de la galère pour son insolence, ce galérien prémédite sa vengeance et poignarde le capitaine, un soir où ce dernier se promenait seul sur le pont :
Púsose en la cabeza de vengallo todo […] y poniéndose un cuchillo entre manga y brazo esperó que el capitán pasase por crujía […]. Él sacó su cuchillo, y dale tantas puñaladas que no le dejó respirar y allí murió63.
67Chez le continuateur, Guzmán occupe tout au long de cette scène une position de simple témoin, qui commente les faits et attribue l’acte de ce forçat, qui est immédiatement pendu, à un mélange de folie et de désespoir.
68Or, dans sa suite authentique, Mateo Alemán réutilise diverses orientations et divers ingrédients romanesques présents de cet épisode. Dans les chapitres finaux du texte de 1604, le héros est en effet amené à servir un personnage introduit de façon abrupte dans le récit et qui, curieusement, est présenté comme « un caballero del apellido del capitán [de la galera] ». Sa grande proximité avec le capitaine de la galère est même confirmée par le fait que « aun se comunicaban por parientes »64. Le rôle du pícaro alémanien consiste essentiellement cette fois à distraire son nouveau maître et à veiller sur ses effets personnels, mais bientôt plusieurs objets disparaissent (d’abord un plat à trancher puis un cordon à plaquettes d’or), ce qui vaut au protagoniste d’être être battu à mort après que ce caballero s’en soit plaint à son proche parent65.
69Les principales différences introduites par l’écrivain original à l’égard de sa source apocryphe sont cette fois de deux ordres. D’une part, il amplifie la piste narrative ébauchée par son devancier en s’appuyant en particulier sur les épisodes de la prison napolitaine, lors desquels le pícaro de Luján était châtié par le Cordouan après que ses affaires, qu’il avait confiées aux bons soins de Guzmán, lui avaient été dérobées66 ; d’autre part, il réutilise les événements dont le gueux apocryphe était le témoin passif à bord de la galère lujanienne en adoptant un point de vue très différent sur ces derniers, puisqu’au cours de ce chapitre, le protagoniste d’Alemán n’occupe plus une position de simple observateur. Après qu’il a été injustement puni, ce dernier se retrouve, en réalité, dans une situation assez proche de celle du galérien présent dans la fiction rivale : il aurait lui aussi des raisons bien légitimes d’en vouloir au proche du capitaine et au capitaine lui-même. Pourtant, face à cette épreuve, il opte finalement pour une attitude radicalement opposée à celle du forçat vengeur de Luján : contrairement à ce dernier, le pícaro alémanien ne nourrit pas de rancœur à l’égard de ses bourreaux et renonce à toute idée de vengeance, y compris lorsqu’un émissaire envoyé par Soto lui en offre la possibilité. En effet, Guzmán refuse de participer à la conjuration ourdie par son ancien ami, dont on peut penser qu’elle aurait probablement conduit à renverser l’autorité suprême de la galère.
70Au vu de l’ensemble de ces éléments, seule une lecture rapide des épisodes finaux du texte de 1604 peut donner le sentiment que Mateo Alemán se contente de réutiliser de manière ponctuelle la trame esquissée dans le dénouement de la narration concurrente. L’idée que ces emprunts auraient pour unique fonction de barrer la route à une nouvelle continuation et qu’il s’agit en somme d’une simple « réplique » au Guzmán de 1602 s’avère insuffisante. L’imprégnation des chapitres finaux de la suite alémanienne par le roman apocryphe s’avère incontestablement de bien plus grande ampleur : l’assassinat du capitaine de la galère chez le Valencien — sauvé in extremis par Guzmán chez le Sévillan — n’est en réalité que la partie la plus visible d’une série d’emprunts multiples, issus d’épisode distincts du récit rival, dans lequel Alemán a puisé librement pour élaborer son propre dénouement. Ces phénomènes d’appropriation complexe s’inscrivent donc dans le cadre d’un processus beaucoup plus vaste et beaucoup plus diffus d’échos à l’apocryphe, qui relève d’un véritable « envahissement » du dénouement authentique.
CERVANTÈS, « PARÂTRE » DU QUICHOTTE D’AVELLANEDA ?
71Dans le Quichotte de 1615, la contamination textuelle se manifeste avec une acuité particulière lors du séjour des protagonistes à Barcelone, aux chapitres lxi et lxii, alors que ces épisodes sont pourtant censés différencier de façon définitive les héros cervantins de leurs doubles apocryphes. Parmi les différents moyens imaginés par Cervantès pour singulariser ses personnages (et écarter toute confusion possible avec leurs alter ego), la stratégie qui consiste à conduire le maître et l’écuyer dans la cité catalane est sans aucun doute celle qui échoue de la façon la plus patente : non seulement le triomphe de don Quichotte à son arrivée sur la plage de la ville est éminemment ambigu, mais toute la séquence barcelonaise est saturée de références au texte d’Avellaneda, qui donne lieu à de multiples phénomènes d’interférence textuelle.
72La présence en filigrane de la fiction concurrente, dans l’ensemble des chapitres lxi et lxii, est révélée au grand jour lorsqu’Antonio Moreno interroge Sancho à propos d’une rumeur qui raconte que l’écuyer est si friand de blancmanger (manjar blanco) et de boulettes de viande (albóndiguillas) que, lorsqu’il y en a de reste, il en garde une provision pour le lendemain : « Acá tenemos noticia, buen Sancho, que sois tan amigo de manjar blanco y albondiguillas, que si os sobran las guardáis en el seno para el otro día67. » Cette remarque constitue en effet une allusion parfaitement limpide au chapitre xii du roman apocryphe, où le paysan se comporte comme un goinfre, lors d’un dîner organisé à Saragosse par des amis d’Álvaro Tarfe68. Cependant, cette réplique n’est en réalité que la partie la plus visible d’un jeu intertextuel constant avec l’œuvre du continuateur — en particulier avec les chapitres se déroulant dans la capitale aragonaise —, tout au long du séjour des héros authentiques à Barcelone.
73Comme celles se déroulant à Saragosse, les aventures vécues dans la capitale catalane sont placées, tout d’abord, sous le signe de l’amitié équivoque. Antonio Moreno, chez Cervantès, joue un rôle assez comparable à celui que remplit Álvaro Tarfe chez Avellaneda : ces personnages, dont les patronymes révèlent qu’ils ont en commun des origines maures69, sont tous deux des mystificateurs qui se présentent aux protagonistes comme leurs bienfaiteurs. Par exemple, Antonio Moreno demande à ses domestiques de ne pas laisser sortir Sancho et de le divertir pendant que lui-même se promène dans la ville avec don Quichotte (Ordenaron con sus criados que entretuviesen a Sancho, de modo que no le dejasen salir de casa)70. Or, cela rappelle l’attitude ambiguë adoptée à plusieurs reprises par le Grenadin dans le Quichotte de 1614 (il est à la fois protecteur et déloyal à l’égard des deux compagnons)71.
74Plusieurs autres éléments corroborent ce rapprochement entre le texte de Cervantès et celui d’Avellaneda, en particulier durant les promenades que le chevalier errant fait avec ses hôtes respectifs à travers les villes de Barcelone et Saragosse : chez chacun des romanciers, don Quichotte s’emplit d’orgueil en voyant l’accueil qui lui est fait72, alors que sa présence n’est en réalité qu’un moyen de divertir la foule73 et, dans les deux romans, il est en outre confronté aux railleries d’un groupe d’enfants74. Cette imprégnation des épisodes barcelonais par l’œuvre rivale se précise encore davantage lorsque, visitant la ville à pied, le héros rencontre un personnage que le narrateur présente comme un castellano. Ce dernier identifie rapidement don Quichotte grâce au parchemin (pergamino) qu’on lui a accroché sur le dos et s’exclame, après avoir lu son nom :
¡Válgate el diablo por don Quijote de la Mancha! ¿Cómo que hasta aquí has llegado sin haberte muerto los infinitos palos que tienes a cuestas? Tú eres loco […]. Vuélvete, mentecato, a tu casa, y mira por tu hacienda, por tu mujer y tus hijos, y déjate destas vaciedades que te carcomen el seso y te desnatan el entendimiento75.
75Les propos de ce passant anonyme attirent particulièrement l’attention, dans la mesure où ils reprennent, presque mot pour mot, ceux proférés par le sévère ecclésiastique du duc et de la duchesse à l’encontre du chevalier errant76. Or, comme nous l’avons vu, ce dernier était lui-même une réplique cervantine de messire Valentín, ce religieux qui, dans la continuation concurrente, sermonne le protagoniste à plusieurs reprises en des termes semblables77. Dans ce passage, la convergence entre texte authentique et texte apocryphe est enfin renforcée par le parchemin que don Quichotte porte à son insu, pendant qu’il est promené dans Barcelone, comme une bête de foire : cette inscription présente en effet des similitudes étonnantes avec celle accrochée à la lance du chevalier errant d’Avellaneda lors de la course de bagues de Saragosse, qui est désignée elle aussi comme « un pergamino »78.
76La ressemblance avec le Quichotte de 1614 est encore plus frappante lors de deux autres aventures de ce même chapitre : l’épisode de la « cabeza encantada » et la visite d’une imprimerie de la ville. Indéniablement, le stratagème subtil au moyen duquel Antonio Moreno trompe ses hôtes, auxquels il fait croire qu’il possède une tête dotée de propriétés magiques, rappelle la ruse utilisée par le secrétaire de don Carlos, à Saragosse puis à Madrid, pour se déguiser en Bramidán de Tajayunque79. Dans les deux cas, la tromperie est en effet confiée à un jeune homme ingénieux (l’adroit secrétaire chez Avellaneda et le neveu d’Antonio Moreno chez Cervantès) qui dirige l’opération depuis une pièce voisine en parlant, dans un cas, de l’intérieur de la tête du géant et, dans l’autre, à l’aide d’un tuyau en fer-blanc accolé à la bouche de la tête « enchantée ». Le continuateur écrit, par exemple, au chapitre xii du roman apocryphe : « Gracias doy —dijo el secretario, hablando desde lo alto, metida la cabeza desde lo hueco de la del gigante80… » Or, dans la suite authentique, Cervantès précise pour sa part, de façon très similaire :
En el aposento de abajo correspondiente al de arriba se ponía el que había de responder, pegada la boca con el mesmo cañón, de modo que, a modo de cerbatana, iba la voz de arriba abajo y de abajo arriba81.
77Les indications données par les deux romanciers sont donc très analogues.
78La visite de l’imprimerie barcelonaise est précédée, quant à elle, d’une première réminiscence du Quichotte d’Avellaneda, d’ordre presque fantomatique. Juste après l’épisode de la tête parlante, on apprend que plusieurs gentilshommes de la ville avaient envisagé d’organiser une course de bagues en l’honneur de don Quichotte, ce qui rappelle une nouvelle fois les aventures apocryphes de Saragosse. Toutefois, le narrateur ajoute aussitôt que ce projet a été abandonné, pour une raison qui ne sera jamais clairement explicitée, mais qui est très vraisemblablement liée à l’irruption de la continuation concurrente, en plein cœur du périple catalan, lors de la visite d’un atelier typographique82.
79Le passage des héros par l’imprimerie en tant que tel a donné lieu à de nombreuses spéculations, concernant en particulier le lieu de publication réel de l’œuvre apocryphe, qui pourrait être sortie de l’atelier de l’imprimeur barcelonais Sebastián Cormellas et non de celui de Felipe Roberto, à Tarragone, comme l’indiquait la page de titre de l’édition de 161483. Quoi qu’il en soit, la fiction rivale, dont les protagonistes cervantins avaient découvert l’existence au chapitre lix, prend dans cet épisode une consistance supplémentaire puisqu’elle s’apprête — sous le regard impuissant de don Quichotte — à être diffusée à grande échelle84. La correction des épreuves du livre du continuateur semble en effet indiquer qu’un processus irréversible est en marche : le texte concurrent est lancé et rien ne semble plus pouvoir l’arrêter.
80La visite de l’atelier typographique présente il est vrai relativement peu de signes particuliers de contamination textuelle, à l’exception peut-être d’une phrase de don Quichotte, qui semble faire ironiquement allusion au prénom — Martín — de son double : « pensé que [este libro] ya estaba quemado y hecho polvos por impertinente ; pero su San Martín le llegará como a cada puerco »85. Cependant, cet épisode n’en offre pas moins une clef de lecture essentielle à l’intelligence des chapitres barcelonais : sa présence au cœur des aventures catalanes révèle symboliquement que, même lorsque don Quichotte veut échapper à son alter ego apocryphe, l’ombre de ce dernier finit presque toujours par le rattraper. En d’autres termes, Cervantès ne semble pouvoir empêcher que le texte de son compétiteur interfère, y compris dans les passages où il tente le plus explicitement de s’en différencier.
81Comme le montrent ces divers phénomènes d’interférence textuelle, en dépit de toutes les stratégies différenciatrices mises en œuvre, les continuations apocryphes finissent par devenir une sorte d’obsession pour les écrivains authentiques qui, après avoir essayé en vain de nier leur existence et d’ironiser à leur propos, se sont finalement vus contraints de les « adopter ». N’ayant pu les annuler, Alemán et Cervantès en sont progressivement devenus, malgré eux, des sortes de « parâtres ». Cela explique que même les épisodes clefs — censés accentuer la différence entre les héros originaux et leurs doubles — semblent parfois sous l’emprise des œuvres rivales et paraissent même contaminés par elles. Cette adoption, cependant, n’est pas exactement de même nature dans les suites alémanienne et cervantine. Les éléments issus de la fiction concurrente semblent davantage circonscrits à des passages précis chez Alemán tandis que, chez Cervantès, la contagion semble plus diffuse. Peut-être cela traduit-il une plus grande capacité à résister à l’influence du texte de son émule de la part du romancier sévillan. Cette hypothèse permettrait d’expliquer que le Guzmán de 1604 s’achève par un défi lancé par l’écrivain initial à son compétiteur, auquel il propose d’écrire une Troisième partie du roman, alors que l’auteur du Quichotte préfère, quant à lui, faire mourir son personnage.
III. — DOUBLES, DÉDOUBLEMENTS, DUPLICATIONS
82Il convient à présent d’étudier l’influence des continuations apocryphes à un niveau plus structurel en partant pour cela d’un phénomène qui était totalement absent du Guzmán de 1599 et du Quichotte de 1605 : la présence récurrente, dans les suites de 1604 et de 1615, de doubles, de dédoublements et de duplications multiples. À première vue, ces phénomènes pourraient sembler inhérents à l’existence des Secondes parties authentiques, dans la mesure où Alemán et Cervantès avaient vraisemblablement décidé dès l’origine d’introduire un jeu d’écho et de miroir avec les Premières parties. Cependant, cette explication n’est que partiellement satisfaisante. Si elle s’avère incontestablement éclairante pour la compréhension de certains épisodes, elle ne permet pas, en revanche, de donner sens au caractère obsédant qu’acquiert le thème des doubles dans les suites alémanienne et cervantine, ni d’expliquer la totalité des dédoublements qui y sont observables. Dans quelle mesure les romans de Luján et d’Avellaneda permettent-ils de renouveler le regard que nous portons sur cette forte singularité des deux Secondes parties véritables ?
UNE PRÉSENCE OBSÉDANTE
83Dans la suite d’Alemán, Guzmán rencontre deux doubles fondamentaux : Sayavedra et Soto. La qualité de double du premier d’entre eux ne fait aucun doute et son lien à l’œuvre apocryphe n’a pas besoin d’être démontré, puisque c’est le texte de Luján qui justifie l’existence même de Sayavedra. Les caractéristiques qui font de Soto un double du héros sont elles aussi assez évidentes86. Comme l’explique le pícaro authentique, dans le dernier chapitre du roman, Soto et lui ont tout d’abord un même rayon d’action, et l’un et l’autre sont de grands voleurs :
Soto, mi camarada, no vino a galeras porque daba limosnas ni porque predicaba la fe de Cristo a los infieles; trujéronlo a ellas sus culpas y haber sido el mayor ladrón que se había hallado en su tiempo en todo Italia ni España87.
84À ces caractéristiques générales s’ajoute le fait que les deux compagnons se retrouvent dans la même prison, à Séville, puis demandent à être attachés ensemble, lorsque les détenus quittent le village de las Cabezas88, avant de former un duo diabolique lors du vol du cochon de lait, et d’incarner, enfin, de façon opposée mais totalement symétrique, deux options possibles dans le dénouement du roman : ou bien rester fidèle à la foi chrétienne en dénonçant la conjuration organisée par un groupe de rebelles à bord de la galère et persévérer ainsi dans le bien (choix fait par Guzmán), ou bien s’enfoncer dans le mal en mettant le complot des révoltés en œuvre, quitte à devoir pour cela abjurer sa foi (voie explorée par Soto).
85Relier directement Soto à la continuation apocryphe est en revanche plus difficile, car les convergences entre le roman lujanien et cet alter ego de Guzmán sont moins évidentes. Par contre, Soto présente de fortes ressemblances structurelles avec Sayavedra, le premier double du héros d’Alemán, qui est lui-même chargé de représenter la narration rivale. Comme Sayavedra, Soto est en effet présenté à l’origine comme un ami du pícaro authentique, qu’il n’hésite pas à trahir par la suite. Soto et Sayavedra présentent, par ailleurs, la particularité de mourir tous les deux en pleine mer, sans sépulture. À la fin du roman, il ne reste donc plus rien de ces deux êtres de fiction, dont l’existence est comme annihilée. Enfin, ces deux alter ego de Guzmán ont également en commun de produire sur lui un effet spectaculaire, puisque leur entrée en scène est un moteur ou du moins un signe annonciateur de la transformation du personnage : Sayavedra permet à Guzmán de se transcender dans le domaine du vol, tandis que Soto favorise, par sa méchanceté et ses persécutions incessantes, la rénovation intérieure du héros sur la galère. En définitive, chacun de ces doubles permet au protagoniste alémanien d’acquérir l’une des qualités essentielles dont le gueux de Luján, aux dires d’Alemán, était dépourvu : celle de « ladrón famosísimo » et celle d’atalaya.
86Au cours de sa troisième sortie, don Quichotte rencontre lui aussi une série de doubles, dont quatre nous semblent avoir une importance majeure : le Chevalier aux Miroirs et le Chevalier de la Blanche Lune — il s’agit en réalité d’un même personnage dédoublé —, don Diego de Miranda, et enfin Roque Guinart. La qualité de double du Chevalier aux Miroirs ainsi que ses liens au Quichotte d’Avellaneda ayant déjà été examinés précédemment (chapitre v) nous porterons principalement notre attention sur les trois derniers doubles du chevalier errant (don Diego de Miranda, Roque Guinart et le Chevalier de la Blanche Lune) et sur leurs liens possibles à la continuation apocryphe.
87Dès leur première rencontre, don Quichotte et le voyageur que le narrateur désigne métonymiquement comme le Chevalier au Manteau Vert (el Caballero del Verde Gabán), s’observent et se dévisagent longuement, comme s’ils se regardaient dans un miroir :
Detuvo la rienda el caminante, admirándose de la apostura y rostro de don Quijote […]; y si mucho miraba el de lo verde a don Quijote, mucho más miraba don Quijote al de lo verde89.
88Ces gentilshommes de province, qui frisent tous deux la cinquantaine, déclinent successivement leur identité, puis décrivent à tour de rôle leur mode de vie, ce qui ne fait qu’accroître la fascination qu’ils exercent l’un sur l’autre90. Au chevalier anachronique et exalté qu’est l’ingénieux hidalgo, s’oppose, dans les chapitres xvi à xviii de la suite cervantine, un homme qui vit avec son temps et dont le mode d’existence semble caractérisé par un sens de la mesure et de l’équilibre, en dépit d’un accoutrement extravagant. Don Diego de Miranda peut incontestablement être considéré comme une sorte de double — ou d’alter ego inversé — qui permet, par contraste, de faire ressortir la singularité de don Quichotte.
89Or, l’existence que mène le Chevalier au Manteau Vert, qui vit paisiblement avec sa femme et ses enfants, va régulièrement à la messe, et possède une bibliothèque où les lectures pieuses tendent à supplanter les livres de chevalerie, peut être rapprochée à plusieurs égards de l’idéal de vie décrit par le curé d’Ateca, mosén Valentín, au chapitre vii du roman de 1614. Don Diego incarne, d’une certaine façon, le mode d’existence conventionnel qui était présenté comme un antidote à la folie quichottesque par Avellaneda91. C’est la raison pour laquelle le Caballero del Verde Gabán nous semble s’inscrire dans le cadre de la riposte cervantine qui, très souvent, passe par un renversement et par une problématisation de personnages qui apparaissaient comme des modèles chez son émule. Cela expliquerait d’autant mieux que don Quichotte veuille affirmer sa singularité à l’égard de don Diego et qu’il lui parle même avec une certaine condescendance lorsque celui-ci l’invite à renoncer à l’aventure des lions : « Váyase vuestra merced, señor hidalgo […] a entender con su perdigón manso y su hurón atrevido, y deje cada uno hacer su oficio92. » Dans ce passage, le héros de Cervantès pourrait bien rejeter, en réalité, la vie paisible mais tiède et ennuyeuse que mosén Valentín le sommait d’adopter dans la continuation concurrente.
90Bien qu’il soit plus jeune que don Quichotte, Roque Guinart peut être considéré comme un autre double du protagoniste dans la mesure où ce bandolero est à sa façon un justicier qui, comme lui, mène une vie errante : il est même, d’une certaine manière, un chevalier errant des temps modernes. À l’instar de l’ingénieux hidalgo (loco-cuerdo), le bandit catalan a également deux visages : d’un côté, celui du héros au grand cœur qui protège les opprimés (Claudia Jerónima) et redistribue équitablement les richesses qu’il a volées ; de l’autre, celui du chef de bande sans pitié, qui n’hésite pas à fracasser la tête de quiconque remet en cause son autorité. Même s’il n’existe pas, à première vue, de lien direct entre Roque et le roman apocryphe, ce personnage est pourtant lié à lui de façon indéniable dans la mesure où c’est la découverte du livre du continuateur qui suscite l’exploration de l’espace géographique, social et littéraire de la Catalogne. Sans Avellaneda, le don Quichotte cervantin n’aurait vraisemblablement jamais rencontré le Caballero desamorado qu’est à sa manière Roque Guinart93, qui joue un rôle remarquable dans la Seconde partie authentique.
91Le Chevalier de la Blanche Lune, quant à lui, rappelle par son nom même le Chevalier aux Miroirs (luna pouvant aussi avoir le sens d’espejo)94. Sa qualité de double du protagoniste s’impose donc de façon assez immédiate. En revanche, il convient de préciser ce qui le relie au Quichotte de 1614. Bien que ce personnage ne soit pas accompagné d’un faux écuyer — ce qui permettrait de créer une symétrie parfaite avec l’écuyer noir de Bramidán, comme c’est le cas pour le Chevalier aux Miroirs — son apparition s’inscrit, comme celle de Roque, dans le prolongement de la désillusion que connaît le héros après la découverte du livre d’Avellaneda ; en outre, son entrée en scène permet à don Quichotte de se différencier de son alter ego apocryphe sur un point capital : l’amour qu’il porte à sa dame, à laquelle il est prêt à rester fidèle au péril de sa vie. On se souvient en effet qu’après avoir terrassé l’ingénieux hidalgo, le Chevalier de la Blanche Lune lui demande de reconnaître que la beauté de la dame de ses pensées dépasse infiniment celle de Dulcinée, ce que le héros cervantin refuse catégoriquement :
Dulcinea del Toboso es la más hermosa mujer del mundo […], y no es bien que mi flaqueza defraude esta verdad. Aprieta, caballero la lanza y quítame la vida, pues me has quitado la honra95.
92La rencontre avec ce nouveau double qu’est le Chevalier de la Blanche Lune permet ainsi au chevalier de Cervantès de s’illustrer par un dernier exploit, qui le place aux antipodes du Chevalier Sans Amour de la narration concurrente.
93Ces différents personnages qui entretiennent de près ou de loin des liens avec les continuations rivales ayant été confirmés comme des doubles de Guzmán et de don Quichotte, peut-on à présent ordonner ces rencontres et leurs effets sur les figures centrales des deux romans selon une logique commune aux suites d’Alemán et de Cervantès ? Par-delà les liens plus ou moins ponctuels que nous avons mis en valeur, existe-t-il une relation plus profonde entre la rencontre des différents alter ego des protagonistes et les deux récits apocryphes ?
APERÇU THÉORIQUE
94Résumant les recherches d’Otto Rank sur les origines et l’évolution des connotations associées au double dans la civilisation occidentale, Sigmund Freud explique que celui-ci aurait d’abord eu une fonction protectrice contre l’anéantissement du moi avant de devenir un être menaçant, dont la rencontre fut de plus en plus souvent interprétée comme un présage de mort. Il écrit en effet :
Car le double était à l’origine une assurance contre la disparition du moi, un « démenti énergique de la puissance de la mort » (O. Rank), et il est probable que l’âme « immortelle » a été le premier double du corps […]. Mais ces représentations ont poussé sur le terrain de l’égoïsme illimité de soi, celui du narcissisme primaire, qui domine la vie psychique de l’enfant comme du primitif ; avec le dépassement de cette phase, le signe dont est affecté le double se modifie ; d’assurance de survie, il devient l’inquiétant [unheimlich] avant-coureur de la mort96.
95Ces considérations nous semblent offrir une clef de lecture suggestive des Secondes parties du Guzmán et du Quichotte, en particulier en ce qui concerne le rapport des principaux actants à leurs alter ego successifs. Dans les deux romans, les doubles sont des figures ambivalentes dont la rencontre peut susciter une renaissance des protagonistes ou, au contraire, apparaître comme une présence menaçante pour leur survie ou leur identité. Ces deux pôles sont présents lors de chacune des rencontres de Guzmán et de don Quichotte avec leurs alter ego mais, dans certains cas, leur présence est surtout bénéfique, tandis que, dans d’autres cas, leur caractère inquiétant l’emporte.
96Dans le Guzmán de 1604, Sayavedra commence par venir en aide au pícaro d’Alemán alors que celui-ci est malmené par la foule, ce qui conduit le personnage authentique à interpréter cette rencontre comme providentielle. Cependant, son nouvel ami s’avère rapidement être un traître, dont les intentions frauduleuses sont dévoilées au grand jour dès le chapitre suivant (ambivalence du double), qui narre le stratagème conçu par ce nouveau compagnon pour dérober les coffres de Guzmán. En dépit de ce retournement de situation nettement défavorable, le héros trouve pourtant en lui-même des ressources étonnantes : contre toute attente, l’escroquerie de Sayavedra amorce finalement un processus de renaissance et de montée en puissance du gueux alémanien, qui confère paradoxalement à cette rencontre un caractère bénéfique.
97Dans la suite de Cervantès, le fait que le Chevalier aux Miroirs se vante d’avoir vaincu un certain don Quichotte de la Manche et qu’il défie par ailleurs l’hidalgo cervantin font potentiellement de lui une figure de mort. Néanmoins, ce personnage déclenche en réalité, comme Sayavedra, un processus de régénération du chevalier errant, puisque ce dernier, abattu dans les chapitres précédents par l’« enchantement » de Dulcinée, semble reprendre confiance après cet épisode, et accomplit même un nouvel exploit — « la aventura de los leones » — sous les yeux ébahis d’un second double : don Diego de Miranda.
98Selon cette première modalité de la rencontre des doubles, la confrontation avec l’alter ego entraîne surtout un regain de vie chez Guzmán et don Quichotte, et ses effets mortifères sur les protagonistes sont assez limités : Sayavedra vole le pícaro d’Alemán, mais il sera surtout l’instrument et le spectateur fasciné de sa vengeance contre sa famille génoise, qui sera d’autant plus spectaculaire que Guzmán veut surpasser les escroqueries commises par son double. De même, le Chevalier aux Miroirs et don Diego de Miranda sont potentiellement porteurs d’une menace pour don Quichotte : le premier pourrait le vaincre ; le second, par son mode de vie équilibré, est susceptible de faire ressortir l’inanité des efforts du héros et la futilité de sa quête, mais l’apparition providentielle de la cage aux lions permet d’inverser cette perspective et d’opposer le courage du chevalier errant cervantin à la tiédeur de son alter ego. Il en va différemment, en revanche, de l’autre modalité de la rencontre du double, illustrée par les chapitres où Guzmán et don Quichotte croisent respectivement Soto, Roque Guinart et le Chevalier de la Blanche Lune.
99Comme Sayavedra, Soto aide le protagoniste et lui apporte une certaine consolation en un temps d’épreuve, avant de le trahir. Mais la régénération spirituelle et sociale du gueux authentique, dont ce nouvel alter ego est en grande partie l’aiguillon, est bien différente de celle favorisée par son premier double. Soto, du fait de sa mauvaise foi et de ses persécutions incessantes, permet à Guzmán de devenir une victime et même une figure christique lorsque, après avoir été accusé d’un vol qu’il n’a pas commis, il est roué de coups, et suspendu par les poignets sur le pont de la galère. D’un point de vue social et non plus spirituel, la dénonciation de la conjuration ourdie par ce nouvel alter ego permet aussi à Guzmán d’obtenir son rachat et de réparer symboliquement ses fautes à l’égard d’une société qui avait fini par l’exclure. Cependant, à la différence de la renaissance suscitée par Sayavedra, la régénération favorisée par Soto signe en même temps l’arrêt de mort du héros en tant que pícaro. Indéniablement, en résistant à la tentation d’agir comme son double et de participer au complot fomenté par ce dernier, le protagoniste alémanien renonce définitivement à une part de lui-même. Ainsi, les deux principaux alter ego de Guzmán sont-ils porteurs à la fois de mort potentielle et de renouveau pour le protagoniste, mais tandis que le premier suscite surtout une renaissance du Guzmán-pícaro, le second entraîne au contraire la mort progressive de ce dernier pour laisser place à un homme nouveau.
100Cette ambivalence des doubles est également présente dans le Quichotte, en particulier lors de la rencontre de Roque Guinart et du Chevalier de la Blanche Lune. Lors de ces épisodes, le pôle mortifère l’emporte plus nettement encore que dans le roman d’Alemán, alors que ces personnages offraient pourtant, en principe, de riches possibilités de renouvellement au héros. Le type d’aventures que vit Roque Guinart, en effet, aurait sans doute pu être un modèle de vie pour don Quichotte et lui offrir une alternative après sa défaite sur la plage de Barcelone. Néanmoins, le chevalier errant résiste à la tentation de devenir un autre Roque malgré la séduction que le bandit exerce sur lui, tant et si bien que l’existence menée par le bandolero catalan — qualifiée de « miserable y enfadosa » — finit même par susciter chez l’hidalgo cervantin un certain dégoût. Le défi qui est lancé au protagoniste par le Chevalier de la Blanche Lune, et la défaite qui s’ensuit, auraient aussi pu être à l’origine d’un renouvellement de l’identité de don Quichotte, comme ce dernier l’envisage brièvement en projetant de devenir berger errant. Mais ce nouveau rêve ne dure qu’un temps : l’échec de ce projet est révélé par anticipation lorsque le héros est piétiné par un troupeau de porcs, au chapitre lxviii. Contrairement à la renaissance permise par le premier groupe de doubles (le Chevalier aux Miroirs et don Diego de Miranda), celle proposée par ces alter ego est finalement illusoire et participe en réalité au processus qui conduit le chevalier errant cervantin au désabusement et à la mort.
101La différence assez nette entre ces deux groupes de doubles chez Cervantès est surprenante au premier abord, mais n’est pas impossible à expliquer. Elle offre même une clef de lecture suggestive pour comprendre la nature du lien entre doubles et textes apocryphes. En effet, la rencontre des deux premiers alter ego, c’est-à-dire le Caballero de los Espejos et le Caballero del Verde Gabán, a lieu dans le prolongement de la découverte par les principaux actants du livre de Benengeli (chapitres iii et iv), qui donne à ces derniers une nouvelle vigueur. La confrontation avec le second groupe de doubles, en revanche, fait suite à une révélation beaucoup plus funeste pour le maître et l’écuyer : elle intervient juste après le coup de théâtre que constitue l’irruption du livre d’Avellaneda dans la suite cervantine (chapitre lix). Les protagonistes prennent donc précisément conscience de l’existence d’une version rivale de leurs aventures très peu de temps avant de croiser Roquer Guinart, puis le roman concurrent réapparaît ensuite dans l’imprimerie barcelonaise, c’est-à-dire à peine quelques jours avant l’apparition du Chevalier de la Blanche Lune. Si l’on prend en compte ces éléments, il paraît tout à fait naturel que les deux premiers doubles fassent renaître le chevalier errant et que leur pôle bénéfique domine, tandis que, lorsque don Quichotte croise ses deux autres alter ego, qui interviennent l’un et l’autre après une apparition spectaculaire du livre apocryphe, le caractère menaçant de ces derniers l’emporte.
102Cette observation peut servir, par ailleurs, de point de départ à une hypothèse plus générale sur le lien entre doubles et continuations apocryphes dans les suites authentiques : on peut en effet se demander si la question de la renaissance ou de la mort des héros n’est pas étroitement liée, en réalité, à celle du renouvellement ou de l’épuisement de l’écriture qui les porte. Autrement dit, il est tentant d’interpréter le rapport ambivalent des personnages centraux à leurs alter ego comme la projection, au niveau fictionnel, de la relation ambivalente des auteurs originaux avec les romans de leurs compétiteurs, qui sont à la fois pour eux source de vie et de mort. Le fait que les doubles suscitent une renaissance de Guzmán et de don Quichotte, largement alimentée par le désir qu’ont ces derniers d’affirmer leur singularité, peut sans aucun doute être mis en relation, sur le plan de l’écriture, avec le surcroît de créativité suscité par les œuvres rivales chez les écrivains initiaux, qui renouvellent grâce à eux leurs projets littéraires. Mais parallèlement, le fait que les alter ego de Guzmán et de don Quichotte finissent par entraîner un épuisement des capacités romanesques offertes par les protagonistes (Alemán pousse au maximum les possibilités de son personnage en le conduisant jusqu’à la conversion, et Cervantès présente le sien comme « dilatado, y finalmente muerto »)97, pourrait exprimer, en revanche, une sorte de tarissement de la matière narrative et, partant, de la capacité de renouveau des écritures alémanienne et cervantine. De même que les possibilités de rénovation du pícaro et du chevalier errant ne sont pas infinies, l’aptitude de leurs créateurs à leur réinventer de nouveaux destins semble toucher à son terme dans le dénouement des deux romans, peut-être précisément à cause de l’effort (vainement) déployé afin de différencier de manière catégorique les héros authentiques de leurs doubles apocryphes.
103Une telle hypothèse nous semble en tout cas conforme au rôle traditionnellement joué par les doubles en littérature, qui sont alternativement des figures protectrices ou des figures de mort. Les suites d’Alemán et de Cervantès déclinent toutefois cette problématique de façon très singulière, puisque, dans leurs textes, les doubles des protagonistes sont aussi la projection de récits et d’écrivains rivaux. C’est d’ailleurs cette configuration très particulière qui permet d’expliquer, au moins partiellement, la présence de phénomènes de dédoublements et de duplication multiples, non seulement à l’échelle des deux romans, mais à l’échelle d’unités textuelles plus restreintes, tout au long des Secondes parties authentiques.
DES FIGURES SPÉCIFIQUES
104Loin d’être un phénomène isolé, le problème des doubles dans le Guzmán de 1604 et dans le Quichotte de 1615 s’inscrit lui-même dans un ensemble de phénomènes textuels plus vaste : la totalité des suites alémanienne et cervantine est en effet travaillée de part en part par des dédoublements et des duplications multiples, qui entretiennent des liens variables avec les continuations apocryphes. Notre objectif n’est pas de traiter cette question de façon exhaustive ni d’y apporter une solution définitive, mais seulement d’exposer brièvement ce problème complexe.
105Certains des redoublements présents dans les suites d’Alemán et de Cervantès peuvent bien sûr s’expliquer par le jeu que les auteurs authentiques introduisent avec les Premières parties de leurs romans. On peut même penser qu’une part de ces redoublements avait été programmée dès l’origine par les deux écrivains. Tel est le cas, par exemple, des deux visites du héros à Gênes dans le Guzmán, qui sont écrites en miroir l’une de l’autre : dans le texte de 1599, le pícaro subit une cuisante humiliation ; dans celui de 1604, c’est lui qui se venge cette fois de sa famille italienne avec une cruauté non moins grande98. De façon assez similaire, la découverte du livre de Benengeli et sa critique par les protagonistes cervantins, au début du Quichotte de 1615, introduisent un jeu ironique avec la scène du roman de 1605 où le curé et le barbier examinent la bibliothèque du chevalier et se comportent à l’égard de ses livres comme de véritables censeurs99. Néanmoins, le jeu de miroir avec les Premières parties originales n’explique pas tous les dédoublements présents dans le Guzmán de 1604 et le Quichotte de 1615, ni le fait qu’au sein de ces Secondes parties, certains épisodes soient eux-mêmes dupliqués. Dans quelle mesure les fictions apocryphes contaminent-elles le jeu d’échos programmé par Alemán et Cervantès avec leurs propres textes ? Les continuations de Luján et d’Avellaneda peuvent-elles offrir une clef de lecture pour interpréter au moins certains des dédoublements présents dans les suites alémanienne et cervantine ?
106Concernant le Guzmán, nous examinerons trois types de dédoublements, dont le dénominateur commun est qu’ils entretiennent un lien privilégié avec les doubles du héros (Sayavedra et/ou Soto), ce qui permet potentiellement de les relier au texte de Luján. Dans chaque cas, nous essaierons de déterminer si un lien peut réellement être établi entre ces phénomènes singuliers et le roman apocryphe.
107Le premier groupe de dédoublements que nous nous proposons d’examiner est constitué d’une série de duos de personnages apparaissant principalement dans le premier Livre du texte de 1604, et dont les relations ambivalentes nous semblent reproduire, au niveau local, le rapport complexe d’amour-haine entre Guzmán et Sayavedra. La rencontre du protagoniste authentique et de son double se présente au départ comme la formation d’un duo accidentel, et conduit à la naissance d’une amitié promptement dissoute. Or, dans le premier Livre, cette structure relationnelle se rejoue de façon assez explicite avec Pompeyo, que Guzmán présente comme « mi muy grande amigo », bien que cette amitié soit uniquement épistolaire et que le pícaro ne l’ait jamais rencontré personnellement (nos comunicábamos con cartas, aunque nunca nos habíamos visto)100. En effet, lorsque Pompeyo s’aperçoit que le gueux alémanien s’est fait voler ses coffres et qu’il a lui-même favorisé ce vol par sa négligence, ce « muy grande amigo » se lasse vite de sa présence et a hâte de le voir quitter sa maison101.
108Bien avant cet épisode, cette structure relationnelle fondamentale (amourhaine) est déjà présente, de façon plus discrète, dès le chapitre iii du premier Livre. Dans ce dernier, les convives importuns qui s’invitent à manger chez l’ambassadeur et que Guzmán a pour charge de chasser se présentent désormais par paires, ce qui n’était pas le cas dans la Première partie du roman102. Au début de ses nouvelles aventures, le héros raconte comment il a dû se débarrasser non pas d’un, mais de deux indésirables à la fois — un capitaine et un avocat —, dans un contexte lui-même propice aux dédoublements, puisqu’il s’agit d’un banquet organisé par l’ambassadeur de France en l’honneur de son homologue l’ambassadeur d’Espagne. Au départ, le capitaine et l’avocat forment une sorte de duo de parasites qui ripaillent ensemble à la table du diplomate français, et sont regroupés sous une même étiquette (uno capitán, el otro letrado; pero enfadosísimos y cansados ambos)103, mais le pícaro d’Alemán va s’employer à briser cette belle entente et à monter les deux compères l’un contre l’autre.
109Pour apaiser la brouille que son serviteur a créée à dessein entre les deux hommes, l’ambassadeur demande à César — le gentilhomme qui avait rapporté la nouvelle de Dorido et Clorinia, dans le texte de 1599 — de leur raconter une histoire. Or, celle-ci introduit elle aussi de nouveaux dédoublements. Tout d’abord, parce qu’elle met elle-même en scène un nouveau duo — formé par deux courtisans et amis — qui se retrouve en situation de rivalité à la demande du connétable de Castille, Álvaro de Luna : ce dernier promet de récompenser celui des deux compagnons qui prouvera qu’il a affronté le plus grand danger au cours de sa vie amoureuse, en narrant en détail ce périple. Ce récit introduit donc un second dédoublement, qui est également une mise en abyme, dans la mesure où la figure du conteur y est à son tour dédoublée : Guzmán entend un conte relaté par César mettant lui-même en scène deux narrateurs rivalisant d’ingéniosité pour remporter la palme de la meilleure histoire.
110Ce premier groupe de redoublements réunis dans le premier Livre de la suite du Guzmán — avant même que Sayavedra n’apparaisse — peut sans aucun doute être relié à la continuation apocryphe. La fragilité de ces duos et la réversibilité de l’amitié qui les caractérise rappellent en effet la relation Guzmán-Sayavedra, qui semble rejouée dans ces différentes situations sur le mode mineur, comme si la relation ambivalente entre le protagoniste et son double devenait une sorte de structure obsédante qui « hante » la Seconde partie du roman.
111Un deuxième groupe de dédoublements apparaît au chapitre viii du premier Livre, au moment où Guzmán décline l’identité d’Alejandro Bentivoglio, le larron qui a orchestré le vol de ses coffres et dont Sayavedra n’était en réalité que le larbin. On apprend à cette occasion que ce personnage est le fils d’un puissant juriste de Bologne du même nom — Alejandro Bentivoglio père —, qu’il s’agit d’un très grand voleur et qu’il a en outre un frère nommé Vicencio, qui est son exact opposé, c’est-à-dire une sorte de raté et de bon à rien. Outre le fait que les étranges liens de parentés d’Alejandro Bentivoglio introduisent la question du double de façon particulièrement ambiguë — lui-même est une sorte de sosie de son père et a un frère qui est son alter ego inversé —, ce passage paraît surtout annoncer de façon anticipée le récit autobiographique de Sayavedra, situé au chapitre iv du deuxième Livre, qui utilise des ingrédients romanesques similaires. Bentivoglio père (letrado y dotor de aquella universidad) présente des caractéristiques qui le rapprochent indéniablement de Juan Martí — le frère aîné de Sayavedra, qui est aussi dépeint par Alemán comme un double fictionnel de son continuateur — ; Vicencio, le frère raté décrit comme enclin au chant et à la poésie, fait immédiatement penser, quant à lui, à Sayavedra que Guzmán qualifie ironiquement de voleur de chansons (ladrón de coplas)104 ; enfin, le « grandísimo ladrón » qu’est son cadet Alejandro, a plus d’un point commun, pour sa part, avec le pícaro alémanien qui, en dépit de sa condition de victime dans cet épisode, est également un escroc surdoué. Du fait de ces différents jeux de masques liés de près ou de loin à l’entreprise littéraire de Luján et — de façon certaine — à la riposte d’Alemán, ce second groupe de dédoublements peut lui aussi être relié à la continuation apocryphe.
112Il existe enfin un troisième et dernier type de redoublements, qui invite cette fois à s’interroger sur l’existence d’un lien entre la présence des doubles et celle de duplications d’épisodes au sein même du Guzmán de 1604. Nous désignons ici par « duplication » des aventures de la suite authentique, d’importance et de taille comparables, qui réutilisent fondamentalement les mêmes composantes ou la même structure romanesque. Comme pour les deux premiers groupes de dédoublements, il convient de déterminer si ces épisodes dupliqués peuvent être reliés d’une façon ou d’une autre à la continuation lujanienne et à la riposte alémanienne, ou s’ils fonctionnent indépendamment de ces dernières.
113Ce phénomène concerne en particulier la série d’aventures où apparaît Sayavedra, qui est caractérisée, non seulement par la présence de duos mineurs, mais par plusieurs duplications de ce type. Tel est le cas des chapitres v et vi du deuxième Livre racontant l’escroquerie de Milan, qui présente de très fortes similitudes avec l’escroquerie commise par le gueux d’Alemán à Gênes avec l’aide de son double : les deux épisodes sont liés tout d’abord par l’achat, chez un orfèvre milanais, de bijoux destinés à mystifier l’oncle génois et les siens, sans compter que ces aventures se redoublent l’une l’autre dans la mesure où il s’agit, dans les deux cas, de « faire rendre gorge à la finance au moyen d’une manipulation fiduciaire »105. On peut bien sûr lire cet épisode en regard de la Première partie du roman, comme une sorte de redoublement du vol de l’Agnus dei par le héros à Barcelone, dont la victime — comme le marchand milanais — était un usurier juif106. À première vue, ces phénomènes de duplication n’ont donc pas besoin de la continuation apocryphe pour faire sens et ils sont parfaitement compréhensibles sans elle.
114Cependant, un autre jeu de correspondances, qui permet de renouveler la compréhension de l’odyssée milanaise, peut aussi être mis en évidence. Plusieurs ressemblances peuvent en effet être établies entre le vol des coffres de l’usurier milanais par Guzmán et celui des coffres de ce dernier par Sayavedra. Dans ces deux épisodes, les voleurs agissent en bande organisée, ils pénètrent dans la maison de l’intéressé plusieurs jours à l’avance, après avoir réussi à gagner sa confiance et à déjouer sa vigilance (Sayavedra feint d’être l’ami du protagoniste et Aguilera fait semblant d’être le serviteur zélé du mercader) ; lors de ces deux escroqueries, le double du héros joue par ailleurs un rôle essentiel et quasi identique qui consiste à contrefaire les clefs de la victime à l’aide de flambeaux de cire107 ; enfin, dans un cas, Guzmán sera victime des dysfonctionnements de la machine judiciaire (à Bologne) et, dans l’autre, il manipulera cette dernière à son avantage (à Milan). Tout se passe donc comme si, dans l’aventure milanaise, la scène du vol des coffres du pícaro alémanien était rejouée et corrigée : Guzmán ne subit plus désormais les agissements d’un groupe de voleurs, mais il est la tête pensante et l’agent le plus brillant du trio qu’il forme avec Sayavedra et Aguilera, ses deux acolytes. Cette fois, le protagoniste authentique n’est plus le grand perdant de cette falsification : il en est, au contraire, le principal bénéficiaire. Si l’on adopte cette lecture, le redoublement et les effets de symétrie entre ces deux séquences romanesques peuvent être rattachés à la continuation de 1602 et s’inscrire — que cela soit conscient ou non de la part du romancier sévillan — dans le cadre de la riposte à la fiction lujanienne : ce faisceau de dédoublements permet de mesurer en quelque sorte les pertes et les profits occasionnés au héros par son alter ego, et de montrer aux lecteurs que les seconds sont nettement supérieurs aux premiers.
115Les épisodes impliquant Soto sont également caractérisés par une série de duplications remarquables. On ne peut manquer d’évoquer, tout d’abord, le vol du cochon de lait, au cours duquel Guzmán s’allie avec son double avant de se brouiller avec lui et de faire alliance avec le commissaire qui les conduit sur la galère. Ce premier jeu de miroir annonce par anticipation la dénonciation de la conjuration organisée à l’instigation de l’alter ego du gueux alémanien, dans le chapitre final, et l’alliance du pícaro authentique avec les autorités du navire plutôt qu’avec son ancien ami. Peu d’indices, néanmoins, permettent de relier cette aventure dupliquée au roman de Luján.
116Il en va tout autrement, en revanche, du fait que Guzmán serve successivement deux maîtres — le garde-chiourme puis un proche du capitaine —, auprès desquels il joue de surcroît un rôle très similaire (qui consiste à la fois à les distraire et à surveiller leurs affaires). La nouvelle fonction dévolue au protagoniste à bord de l’embarcation où il est retenu prisonnier attire en effet l’attention à plus d’un titre. Non seulement ce duo rappelle le Cordouan et le Sévillan que le pícaro lujanien sert dans la prison napolitaine, mais, comme dans les aventures apocryphes de Naples, le héros d’Alemán est châtié physiquement par le second de ses maîtres — dont il est chargé de garder les effets personnels — après qu’un cordon à plaquettes d’or lui a été dérobé. De plus, ce deuxième maître, un certain caballero qui est introduit de façon assez abrupte dans le récit et s’avère être un proche parent de l’autorité suprême du navire, fait incontestablement écho — nous l’avons vu — au frère du capitaine présent sur la galère apocryphe. Sans doute les épisodes finaux imaginés à l’origine par le Sévillan comportaient-ils déjà un certain nombre de dédoublements censés permettre de théâtraliser la naissance de l’homme nouveau en Guzmán après sa rénovation intérieure (par exemple, le parallélisme entre l’aventure du cochon de lait et la dénonciation du complot sur la galère). Cependant, tout porte à croire que les pistes narratives esquissées dans la narration de son compétiteur — celles du pénitencier napolitain et de l’épilogue en particulier — ont contribué à démultiplier les phénomènes de duplication observables dans les chapitres finaux de la suite alémanienne.
117Il est bien sûr difficile d’établir de manière irréfutable l’existence d’un lien direct entre le texte apocryphe et les différents types de duplications que nous avons évoqués. Toutefois, le fait que ceux-ci s’amplifient sensiblement dans la Seconde partie authentique et qu’ils ne s’expliquent pas tous par le jeu de miroir que l’auteur originel instaure avec la Première partie de son roman (ou bien par la nécessité de dramatiser le dénouement exemplaire de l’œuvre), invite à les considérer au moins partiellement comme une conséquence — fût-elle indirecte — de l’interaction avec le Guzmán de 1602. La prolifération de ces phénomènes nous semble en effet pouvoir être interprétée comme le reflet, au niveau local d’un passage ou d’un épisode, du dédoublement de l’axe central du roman, qui doit réaliser deux programmes très différents et parfois contradictoires : d’une part, suivre et actualiser le plan annoncé par le Guzmán de 1599 et, de l’autre, réagir à la continuation apocryphe en l’intégrant à la suite authentique pour s’en différencier, ce qui n’empêche pas Alemán de s’approprier parfois les pistes suggestives et les réussites d’écriture que contient la fiction rivale.
118Le Quichotte de 1615 présente aussi différents types de dédoublements, bien qu’ils soient de nature un peu différente. Ceux-ci peuvent être regroupés en deux principaux ensembles, dont la logique n’est pas la même, mais qui nous paraissent l’un et l’autre liés au roman d’Avellaneda. Le premier type de dédoublements est celui qui consiste à traiter parallèlement, mais de façon autonome, les aventures de don Quichotte et celles de Sancho ; le second groupe concerne, quant à lui, un ensemble de duplications d’épisodes et une série d’échos situés de part et d’autre de la découverte du livre apocryphe, au chapitre lix.
119Dans la Seconde partie cervantine, l’écuyer du chevalier errant prend une importance croissante et acquiert une autonomie beaucoup plus grande que dans le texte de 1605. Cette évolution constitue l’une des innovations les plus importantes par rapport à la Première partie initiale du roman. Attribuer de façon exclusive cette évolution à l’influence d’Avellaneda serait sans nul doute excessif, mais l’annonce par le continuateur d’une suite des aventures de Sancho, racontant son histoire indépendamment de celle de son maître, n’est vraisemblablement pas étrangère au fait que Cervantès ait développé le potentiel du personnage. Trois passages, dans lesquels le paysan redouble les aventures du chevalier nous semblent confirmer cette idée, car ils entretiennent des liens privilégiés avec la continuation de 1614.
120Le premier d’entre eux est celui où don Quichotte et Sancho sont confrontés respectivement au Chevalier aux Miroirs (Sansón Carrasco) et à son acolyte (Tomé Cecial). Cet épisode semble directement inspiré du duel burlesque du chevalier errant apocryphe avec Bramidán de Tajayunque (fausse identité empruntée par l’ingénieux secrétaire de don Carlos), qui est lui-même redoublé par l’affrontement non moins comique de Sancho avec l’écuyer noir de ce géant (chapitres xxxii et xxxiii d’Avellaneda)108. Le second de ces passages est celui où le compagnon de don Quichotte tombe dans une fosse, redoublant ainsi l’aventure de la cueva de Montesinos. La symétrie entre ces deux épisodes est soulignée par les personnages eux-mêmes109. Il est donc inutile de chercher à la démontrer. En revanche, il convient de préciser le lien entre ce chapitre lv de la suite authentique et le Don Quichotte rival.
121En réalité, Cervantès semble s’inspirer ici du chapitre xxii du texte de son compétiteur, dans lequel Sancho demande à son maître de le laisser accomplir une aventure, après qu’ils ont tous deux entendu une voix plaintive provenant d’un bois avoisinant. La ressemblance entre les deux épisodes (l’apocryphe et l’authentique) est frappante, d’une part, parce qu’ils accordent l’un et l’autre une place démesurée à la relation entre l’écuyer et son âne et, d’autre part, parce que les malheurs du baudet donnent lieu, dans les deux cas, à un ton mélodramatique outré, qui produit un effet comique en total décalage avec les représentations habituelles — d’effroi ou de mystère — associées aux espaces dans lesquels se trouvent les protagonistes (un bois obscur et une fosse profonde). La similitude la plus flagrante entre les deux scènes concerne toutefois l’expression, chez chacun des auteurs, de la même requête saugrenue de la part de l’écuyer qui souhaite que, si un malheur venait à lui arriver, on l’enterre auprès de son grison110.
122Au vu de cet ensemble de points communs entre la continuation apocryphe, d’un côté, et les grottes respectives dans lesquelles descendent don Quichotte et Sancho dans la suite authentique, de l’autre, on peut se demander si, finalement, le chapitre xxii d’Avellaneda n’a pas servi de source d’inspiration à Cervantès pour écrire (ou enrichir), non pas un, mais deux épisodes distincts de sa Seconde partie : d’abord, une aventure survenue au chevalier errant (la cueva de Montesinos) ; ensuite une mésaventure vécue par son écuyer (la chute de ce dernier dans une fosse). Toutefois, pour que cette liste soit exhaustive, sans doute faut-il ajouter un troisième et dernier épisode du Quichotte de 1615, ou plus exactement une mystification, lors de laquelle Sancho redouble une fois encore les aventures de son maître : l’épisode du cheval volant, qui entretient lui aussi un lien privilégié avec la continuation d’Avellaneda.
123L’aventure de Clavilègne, le cheval magique, constitue clairement une sorte de redoublement inversé de l’épisode de la célèbre caverne, comme don Quichotte le laisse d’ailleurs entendre lui-même : « Sancho, pues vos queréis que os crea lo que habéis visto en el cielo, yo quiero que vos me creáis a mi lo que vi en la cueva de Montesinos111. » À l’issue de cette aventure « aérienne », l’écuyer a en effet un rôle très similaire à celui joué par son maître après sa descente dans la cueva de Montesinos, puisqu’il devient à son tour le narrateur d’une histoire incroyable et totalement inventée. Cette fois encore, ce sont donc uniquement les liens entre cette nouvelle duplication de l’épisode de la caverne et la continuation d’Avellaneda qu’il convient d’expliciter.
124Dans le chapitre xxii du Quichotte de 1614, comme dans l’épisode de Clavileño, Sancho singe son maître, à qui il demande l’autorisation de mener à bien la nouvelle aventure qui s’offre à eux. Comme dans le chapitre xli de la suite authentique, le continuateur raconte comment l’écuyer fait de son exploration du bois voisin un récit totalement fantasque, puisqu’il raconte qu’une âme en peine a dévoré sa monture. La trame de ce récit fantaisiste, qui le met en contact avec une sorte d’au-delà (à travers l’âme du Purgatoire qu’est Bárbara), n’est pas très éloignée, par conséquent, de celle du récit invraisemblable que le Sancho cervantin fait de son voyage sur le dos de Clavilègne, dans ce qui s’apparente aussi à une sorte d’au-delà (les régions du feu et de l’air). Les deux écuyers (l’authentique et l’apocryphe) redoublent ainsi les exploits de don Quichotte à la fois parce qu’ils sont les personnages centraux d’une aventure et parce qu’ils apparaissent l’un et l’autre comme des narrateurs d’exception.
125Ces ressemblances générales seraient sans doute insuffisantes si elles n’étaient pas renforcées par plusieurs similitudes textuelles. On peut d’abord observer, dans l’épisode de Clavileño (chez Cervantès) et celui où Sancho perd son âne dans la forêt (chez Avellaneda), une allusion burlesque à la constellation des Pléiades (Siete Cabrillas), placée dans la bouche du paysan112. À ce premier point commun, il faut ajouter, par ailleurs, les propos de la duègne doña Rodríguez qui, au début de l’épisode de Clavileño — quelques pages avant que ne commence l’aventure à proprement parler —, décrit le cheval de bois en ces termes :
…y es lo bueno que el tal caballo […] lleva un portante por los aires sin tener alas, que el que lleva encima puede llevar una taza de agua en la mano sin que se le derrame una gota, según camina llano y reposado113,
126ce qui amène le Sancho cervantin à le comparer à son âne : « Para andar reposado y llano, mi rucio, puesto que no anda por los aires; pero por la tierra, yo le cutiré con cuantos portantes hay en el mundo »114. En effet, ces différents propos reprennent de façon presque littérale, en les amplifiant, une phrase prononcée par l’écuyer d’Avellaneda au chapitre ix du roman apocryphe, concernant sa propre monture : « anda llano, de tal manera, que el que va encima puede llevar una taza de vino en la mano, vacía, sin que se le derrame una gota »115. En définitive, ces analogies permettent donc d’établir de façon presque certaine l’influence directe du texte de 1614 sur cet épisode de la suite cervantine.
127Ce faisceau de ressemblances entre l’œuvre du continuateur et ces différents épisodes dédoublés (voire tripliqués) du Quichotte de 1615 confirme bel et bien l’existence d’un lien entre le développement de l’autonomie de l’écuyer chez Cervantès et la fiction de son compétiteur. Cette hypothèse nous semble d’autant plus plausible que le Quichotte d’Avellaneda pourrait aussi être à l’origine d’un second type de dédoublements d’épisodes, situés de part et d’autre du chapitre lix de la suite authentique, dans lequel les deux héros découvrent précisément l’ouvrage concurrent.
128La Seconde partie du Quichotte s’articule de façon assez manifeste autour de deux passages essentiels, présentant de fortes similitudes : la découverte du livre de Benengeli (chapitres iii-iv) et celle de la narration rivale (chapitre lix). Toutefois, l’effet de miroir entre ces deux temps forts du périple des protagonistes n’est en réalité que la partie la plus visible d’un jeu d’échos plus vaste et plus complexe entre deux séries d’épisodes : ceux situés avant l’intrusion, dans la fiction cervantine, du roman apocryphe et ceux situés après cette dernière.
129Les deux aventures qui, de la façon la plus patente, apparaissent comme écrites en écho, sont sans nul doute les deux duels de don Quichotte contre le Chevalier aux Miroirs (chapitre xiv) et contre le Chevalier de la Blanche Lune (chapitre lxiv). Un autre redoublement remarquable concerne le fait que les héros cervantins sont confrontés à deux reprises à de faux devins : une première fois lorsqu’ils rencontrent maese Pedro et son singe parlant (chapitres xxv), puis une seconde fois durant leur séjour à Barcelone, lors de l’épisode de la tête enchantée (chapitre lxii). De façon plus ponctuelle, un autre redoublement assez frappant concerne le fait que le maître et l’écuyer soient successivement piétinés par une manade de taureaux (chapitre lviii), puis par un troupeau de porcs (chapitre lxviii). La symétrie entre ces deux scènes est d’autant plus forte que, comme le précise le narrateur, ces deux mésaventures se déroulent en un lieu unique, c’est-à-dire là même où les deux compagnons avaient rencontré les bergères de la feinte Arcadie.
130Un autre dédoublement remarquable est celui de l’épisode de la caverne de Montesinos, qui est redoublé « en miniature » par la fausse vision d’Altisidora116. En dépit de l’asymétrie relative entre ces deux aventures — l’une occupant un chapitre entier et l’autre seulement quelques lignes —, ces deux passages présentent des analogies structurelles remarquables. Il s’agit, en premier lieu, de deux récits à caractère onirique : ces histoires sont en effet présentées comme des songes et semblent calquées sur le modèle de la descente aux Enfers, mais sont teintées l’une et l’autre d’une étrangeté qui provient du fait que les figures littéraires qui y apparaissent — qu’il s’agisse du diable ou des héros du romancero (comme Montesinos, Durandart et Bélerme) — sont dépeintes dans une atmosphère inhabituelle : le contexte de quotidienneté dans lequel ces personnages sont placés les humanise sans aucun doute, tout en leur donnant du même coup un caractère grotesque. Par ailleurs, la vision de la jeune soubrette s’insère elle-même dans le cadre d’une duplication de plus grande ampleur : le retour des protagonistes chez le duc et la duchesse, qui semble constituer une sorte de coda à leur premier séjour chez les châtelains aragonais. Bien qu’elle soit de plus courte durée, cette nouvelle halte des héros au milieu de leur voyage permet d’offrir une variation sur deux thèmes majeurs ayant des ramifications multiples dans la deuxième moitié de la suite cervantine : d’une part, les amours de don Quichotte et d’Altisidora et, de l’autre, la pénitence de Sancho.
131Enfin, l’épisode de la barque enchantée, quant à lui, entre en résonance avec la défaite sur la plage de Barcelone et la visite d’une galère par le maître et l’écuyer. Don Quichotte et Sancho, deux hommes issus des terres intérieures, ressentent au départ une forte émotion en contemplant les rivages de l’Èbre et la mer catalane. Ce spectacle semble, dans les deux cas, annoncer des aventures glorieuses, mais s’avère tourner court pour le chevalier errant, qui ressent à chaque fois un puissant sentiment de désenchantement : en effet, il ne parvient pas à délivrer les captifs qu’il croit prisonniers dans une forteresse située sur les rivages de l’Èbre et subit sa plus cuisante défaite sur la plage barcelonaise. Le fleuve et la mer deviennent de ce fait des lieux d’échec et de découragement, deux espaces marquant incontestablement une limite pour le personnage éponyme et son fidèle compagnon.
132L’aventure de la barque sans rames occupe toutefois, dans ce jeu de dédoublements, une place particulière, car elle offre une clef de lecture supplémentaire des multiples phénomènes de redoublements et de duplications évoqués précédemment. À l’issue de cet épisode, qui se solde par un échec cinglant, don Quichotte attribue précisément sa déconvenue — pour la seule et unique fois du roman — à deux enchanteurs ennemis, dont il explique qu’ils se battent au-dessus de sa tête, comme si le combat qui les oppose le dépassait de façon irrémédiable :
…en esta aventura se deben de haber encontrado dos valientes encantadores, y el uno estorba lo que el otro intenta: el uno me deparó el barco y el otro dio conmigo al través. Dios lo remedie, que todo este mundo es máquinas y trazas, contrarias unas de otras. Yo no puedo más117.
133Il est en effet très tentant de lire ce constat, qui plonge le protagoniste dans un état de profond abattement, comme une sorte de mise en abyme du duel littéraire que se livrent Cervantès et Avellaneda, l’un conduisant l’œuvre dans une direction tandis que son rival l’oriente dans la voie opposée.
134Cette hypothèse aurait le mérite d’expliquer la nature très singulière de cette aventure qui, comme cela a maintes fois été souligné par la critique, rappelle par sa facture la Première partie originale (en particulier du fait des hallucinations visuelles de don Quichotte qui sont absentes du reste de la suite authentique), mais qui, parce qu’elle plonge le chevalier dans un état d’intense découragement, s’intègre néanmoins parfaitement à l’esthétique du Quichotte de 1615118. Cette approche de l’épisode permettrait aussi de donner un sens global aux dédoublements multiples situés de part et d’autres du chapitre lix de la Seconde partie cervantine, en invitant à les lire comme la résultante de cette lutte entre deux auteurs-enchanteurs qui dédoublent la suite du roman. Ces deux séries de duplications pourraient ainsi être interprétées comme la traduction, sur le plan structurel, du dédoublement de la continuation autographe, qui, du fait de l’existence d’une autre Seconde partie (la fiction apocryphe), est elle-même divisée en deux ensembles miroitant l’un dans l’autre.
135Les doubles n’introduisent donc pas seulement, dans les romans d’Alemán et de Cervantès, une présence qui suscite un renouveau ou un déclin des héros. Leur mise en récit s’accompagne aussi d’épisodes dédoublés ou dupliqués : les œuvres apocryphes, parce qu’elles conduisent les écrivains initiaux à introduire la figure de l’autre dans leurs textes, ont un impact nettement plus important, qui affecte même la structure des suites véritables.
136Le fait d’avoir représenté les fictions rivales dans les Secondes parties authentiques a introduit d’emblée une ambiguïté puisque, par cet acte même, Alemán et Cervantès ont reconnu de façon irréversible leur existence. Le rapport des romanciers originaux aux œuvres de leurs compétiteurs ne pouvait plus être, dès lors, qu’équivoque et ambivalent. Si, d’un côté, les ouvrages apocryphes sont critiqués, de l’autre, ils n’en constituent pas moins une présence obsédante, qui peut prendre différentes formes. Cette relation complexe aux romans concurrents est corroborée par un ensemble de phénomènes de contamination se retrouvant à diverses échelles, allant d’une simple phrase, de la caractérisation d’un personnage ou du déroulement d’une scène précise à la structure même des suites « véritables ».
137Les suites alémanienne et cervantine racontent finalement l’histoire d’une adoption problématique : en dépit du rejet déclaré et théâtralisé dont les écrits de Luján et d’Avellaneda font l’objet, la réapparition, dans le Guzmán de 1604 et le Quichotte de 1615, d’éléments divers issus des romans adverses dévoile leur profonde influence. Au terme de cette étude, on ne peut que constater l’existence d’un décalage entre les discours des premiers auteurs et leurs pratiques d’écriture. Même si cette vérité n’est jamais complètement admise, et en dépit du rapport tourmenté qu’entretiennent du début à la fin textes authentiques et textes apocryphes, Alemán et Cervantès deviennent en quelque sorte les « parrains » de ces derniers.
138Les conséquences de cette adoption sur les Secondes parties authentiques sont de ce fait considérables : le jeu de miroirs que ces dernières établissent avec les Premières parties initiales est redoublé par un jeu d’échos avec les romans rivaux, ce qui multiplie les approches et les lectures possibles d’une même aventure. Les suites alémanienne et cervantine s’avèrent en effet construites selon un axe double : un premier groupe d’épisodes s’inscrit directement dans le prolongement du projet originel des deux auteurs, mais ce premier axe est enrichi et complété par une seconde orientation, née de la réaction aux continuations de leurs émules. Les suites de 1604 et de 1615 ne ressemblent pas tant, par conséquent, à un miroir dans lequel se reflètent les Premières parties qu’à un miroir brisé puis recomposé sur lequel se superposent, se mélangent ou s’opposent les images des œuvres premières et celles de leurs prolongements apocryphes.
139À l’issue de cette étude des suites authentiques, une dernière question reste cependant en suspens. Nous avions observé précédemment (chapitre iii) que Luján tendait à dissoudre le projet édifiant d’Alemán en s’éloignant souvent de l’axe central du roman et en privilégiant une série d’observations sur les mœurs de son temps, et que, parallèlement, Avellaneda avait au contraire une certaine propension à moraliser et à « idéologiser » le projet littéraire cervantin et procédait, quant à lui, à une sorte de recentrage. Nous avons vu par la suite (chapitre v) que, lorsqu’ils prolongent des pistes présentes dans les œuvres de leurs continuateurs, Cervantès et Alemán adoptent eux aussi des démarches symétriquement inverses : le premier tend à réintroduire de l’imprévisibilité et de l’indécidable là où Avellaneda inclinait plutôt à établir des hiérarchies et des lignes de partage claires (entre folie et sagesse ; entre raffinement et grossièreté) ; le second, au contraire, reprend en main une écriture qu’il semble juger trop libre et excessivement éloignée de son aspiration à l’exemplarité. L’ensemble de ces observations soulève, en fin de compte, un problème fondamental : dans ces conditions, l’écriture de Cervantès ne présente-t-elle pas des points communs avec celle de Luján ? Et, parallèlement, n’existe-il pas une certaine parenté entre les démarches d’Avellaneda et d’Alemán ?
Notes de bas de page
1 GA II, I, vii, p. 129.
2 Ibid., II, iv, pp. 214-215.
3 Ibid., II, iv, p. 215.
4 « Andábamos a su sombra, hechos otros virreyes de la tierra, sin haber en toda ella quien se nos atreviera » (ibid., II, iv, p. 218).
5 « …Lo llevé a mi capitán para que con su autoridad y buen crédito lo vendiese » (ibid., II, iv, p. 221).
6 GA I, II, x, p. 366.
7 « …El que hubiere leído la primera parte de la historia de don Quijote de la Mancha no es posible que pueda tener gusto en leer esta segunda » (DQ II, lix, p. 1111).
8 « Ni vuestra presencia puede desmentir vuestro nombre, ni vuestro nombre no acreditar vuestra presencia: sin duda vos, señor, sois el verdadero don Quijote de la Mancha, norte y lucero de la andante caballería, a despecho y pesar del que ha querido usurpar vuestro nombre y aniquilar vuestras hazañas, como lo ha hecho el autor deste libro que aquí os entrego » (ibid., lix, p. 1112).
9 Ibid., lxxi, p. 1203. Comme l’a indiqué D. Reyre (Dictionnaire des noms de personnages du « Don Quichotte », p. 106), « Orbaneja » est un nom-énigme (obra ajena), qui désigne par anagramme allusive celui qui a volé l’œuvre d’autrui : « Dans le jeu des consonnes, le R passe devant le B comme le faux auteur passe devant Cervantès. » Toutefois, ce nom est aussi l’anagramme de « obra aneja » (œuvre annexe). Or, en effet, le texte d’Avellaneda est à jamais uni à celui de Cervantès, dont il devient même une source d’inspiration et dont il contribue de ce fait à éclairer le sens.
10 DQ II, iii, p. 652.
11 GA II, II, v, p. 230. Mateo Alemán semble pratiquer ici une inversion ironique. L’image de la baleine semble en effet faire écho à une phrase du pícaro de Luján, qui affirmait pendant son séjour chez le cuisinier portugais, après avoir décrit plusieurs larcins de bouche : « No había olla ni guisado que me negase su flor […] y, aunque yo fuera ballena, en tanta abundancia no hiciera señal » (GALS, II, ii, p. 279) [nous soulignons].
12 GA II, II, vi, pp. 255-256.
13 Ibid., II, vi, p. 255.
14 Concernant ces deux citations, voir ibid., II, vi, p. 258.
15 Tels sont en effet les deux sens que donne à ce terme S. de Covarrubias Horozco, Tesoro de la lengua castellana, éd. M. de Riquer, p. 863. D’après le lexicographe, perfeto a tout d’abord le sens de « Lo que está acabado, según su naturaleza o condición », avant d’être associé au terme Perfección et au verbe Perficionar. L’expression « hombre perfeto » peut donc désigner tout à la fois l’idée d’achèvement et l’idée de perfection.
16 GA II, « Letor », p. 22.
17 Ibid., II, i, p. 159.
18 Pour les deux citations, voir DQ II, lix, respectivement pp. 1111 et 1115.
19 Ibid., lix, p. 1114.
20 Ibid., lviii, p. 1102.
21 Le jeu avec le Quichotte d’Avellaneda est d’autant plus visible que l’autre bergère renchérit et insiste à son tour sur la qualité de fidèle amoureux de don Quichotte, c’est-à-dire la caractéristique qui le différencie le plus radicalement et le plus objectivement du chevalier errant d’Avellaneda : « y sobre todo dicen dél que es el más firme y más leal enamorado que se sabe, y que su dama es una tal Dulcinea del Toboso » (ibid., lviii, p. 1103).
22 Concernant ces deux citations, voir successivement ibid., lviii, p. 1106 et ibid., lix, pp. 1112-1113.
23 Ibid., lviii, p. 1106. D’après C. Romero Muñoz, Cervantès pourrait s’inspirer de surcroît dans cette scène d’un passage du chapitre xxiv d’Avellaneda, dans lequel don Quichotte rédige un cartel de défi, à Siguënza, afin de défendre la beauté de Bárbara la Balafrée (DQAV, xxiv, p. 538). Sur ce point, voir C. Romero Muñoz, « “Animales inmundos y soeces” », pp. 17-18.
24 « …No pondré los pies en Zaragoza y así sacaré a la plaza del mundo la mentira deste historiador moderno, y echarán de ver las gentes como yo no soy el don Quijote que él dice » (DQ II, lix, p. 1115).
25 Ibid., lxi, p. 1131 (nous soulignons).
26 Ibid., lxii, p. 1133 (nous soulignons).
27 GA II, II, ix, p. 307.
28 Ibid., II, ix, p. 307.
29 E. Cros, Mateo Alemán, p. 43.
30 GA II, II, ix, p. 308.
31 Ibid., II, ix, p. 307.
32 Ibid., II, ix, p. 307.
33 Cette acception de sombra n’apparaît pas dans le dictionnaire de Covarrubias, mais elle est présente dans plusieurs textes littéraires de cette époque. On la trouve en particulier chez Lope de Vega (El peregrino en su patria, p. 541) : « Oyendo esto aquel venerable padre, se sentó con sus compañeros en la misma cama, y habiendo dicho las nueve lecciones de los muertos con sus letanías, en el fin dellas se levantó una sombra y delante dellos se fue a la cama de la mujer, de lo cual atemorizada comenzó a temblar y dar gritos, diciendo: “¡Oh padres, veis aquí la sombra!” Los cuales, algo temerosos, callaron; pero el prior le preguntó quién era; ella súbitamente respondió con voz maravillosa en la mitad de la cámara: “Yo soy el alma de tu marido” » (nous soulignons). Par la suite, le mot sombra au sens d’ombre vaine, apparaît dans le Diccionario de Autoridades. En effet, après le premier sens « La obscuridad, que se causa de oponerse a la luz un sólido, y que impide la dirección de sus rayos », la seconde acception donnée pour ce terme est : « Vale asimismo espectro u phantasma, que se percibe como sombra ».
34 GA II, II, ix, p. 307 (nous soulignons).
35 N. Marín López, « Reconocimiento y expiación », pp. 268-271.
36 DQ II, lxxii, p. 1207.
37 « A vuestra merced suplico, por lo que debe a ser caballero, sea servido de hacer una declaración ante el alcalde deste lugar de que vuestra merced no me ha visto en todos los días de su vida hasta agora y que no soy el don Quijote impreso en la segunda parte, ni este Sancho Panza mi escudero es aquél que vuestra merced conoció » (ibid., lxxii, p. 1208).
38 Ibid., lxxii, p. 1208.
39 Cela est d’autant plus frappant que l’image donnée de Tarfe dans cet extrait n’est pas de nature parodique, comme l’a montré M. S. Carrasco Urgoiti, « Don Álvaro Tarfe », pp. 292-293. Il est vrai que Cervantès souligne avec une certaine insistance — peut-être même avec malice — le fait que Tarfe est originaire de Grenade : « Yo, señor —respondió el caballero—, voy à Granada, que es mi patria » (DQ II, lxxii, p. 1205). Sans doute s’agit-il d’une forme d’ironie à l’égard d’Avellaneda qui, dans les derniers chapitres de sa continuation, semble faire rentrer par erreur ce personnage à Cordoue. Cependant, dans l’ensemble, le portrait du gentilhomme grenadin est assez fidèle à celui qu’en avait fait le continuateur, et Cervantès ne semble pas adopter ici de distance critique particulière.
40 E. Wilhelmsen, « Don Álvaro Tarfe », pp. 76-77.
41 « …Tengo por sin duda que los encantadores que persiguen a don Quijote el bueno han querido perseguirme a mí con don Quijote el malo » ; « de modo que desengañó a don Álvaro Tarfe del error en que estaba; el cual se dio a entender que debía de estar encantado » (DQ II, lxxii, respectivement pp. 1206 et 1208).
42 GA II, II, vii, p. 269.
43 Ibid., III, vi, p. 465.
44 Ibid., « Letor », p. 22.
45 Concernant ces ressemblances entre les agissements de Guzmán lors de son retour à Séville et ceux de Sayavedra dans le royaume de Naples, voir respectivement ibid., III, vi, p. 465 et ibid., II, iv, pp. 215-216.
46 DQ II, v, pp. 663, 667 et 669.
47 « ¿No te parece, animalia […], que será bien dar con mi cuerpo en algún gobierno provechoso que nos saque el pie del lodo? Y cásese a Mari Sancha con quien yo quisiere, y verás cómo te llaman a ti “doña Teresa Panza” y te sientan en la iglesia sobre alcatifa, almohadas y arambeles, a pesar y despecho de las hidalgas del pueblo. ¡No, sino estaos siempre en un ser, sin crecer ni menguar, como figura de paramento! Y en esto no hablemos más, que Sanchica ha de ser condesa, aunque tú más me digas » (ibid., v, p. 667).
48 DQAV, xiv, p. 405. Il s’agit du soldat Antonio de Bracamonte.
49 Ibid., xxii, p. 510.
50 Ibid., xxxiv, p. 680.
51 GALS, II, vi, pp. 233-235 (nous soulignons).
52 GA II, III, viii, p. 489 (nous soulignons).
53 GALS, I, viii, p. 248 (nous soulignons).
54 Ibid., viii, p. 248 (nous soulignons).
55 GA II, III, viii, p. 498 (nous soulignons).
56 Celui de Luján dilapide assez vite le produit de cette transaction, qu’il reperd immédiatement au jeu : « Como el dinero era poco, presto se me deshizo y quedé hecho un mal trapillo » (GALS, I, viii, p. 248). Il en va en revanche tout autrement du pícaro de Mateo Alemán qui, peu à peu, fait fructifier les richesses qu’il a accumulées en vendant de menus objets artisanaux, qu’il a fabriqués de ses mains (GA II, III, viii, p. 502).
57 En effet, comme il l’explique lui-même avec une certaine ironie lors de son séjour dans la prison de Naples, il n’est pas question pour le pícaro de Luján d’accumuler des richesses, car ce n’est ni sa nature ni sa philosophie : « no hay cosa que así contradiga a la sanción evangélica como el afán y cuidado desordenado en atesorar » (GALS, I, viii, p. 251) ; « ni de atesorar, porque esto no lo cuidé en mi vida » (ibid., I, viii, p. 252).
58 Ibid., I, viii, p. 248.
59 Ibid., I, viii, p. 250.
60 « …Salí a tierra con un soldado de guarda y empleé mi dinerillo todo en cosas de vivanderos, de que luego en saliendo de allí había de doblarlo, y sucedióme bien. Hice con licencia de mi amo, de aquella ganancia un vestidillo a uso de forzado viejo, calzón y almilla de lienzo negro ribeteado, que por ser verano era más fresco y a propósito » (GA II, III, viii, p. 505) [nous soulignons]. Les termes vestidillo et dinerillo qui étaient présents dans le texte de Luján réapparaissent ici pour la seconde fois dans l’avant-dernier chapitre de la suite d’Alemán, ce qui renforce encore davantage le lien entre les deux textes.
61 Ce comportement du Guzmán alémanien se situe exactement aux antipodes de celui du pícaro de Luján qui, comme nous l’avons vu, reperd immédiatement au jeu l’argent qu’il a tiré de la revente de son habit dans la prison napolitaine. Ainsi, au cercle vicieux duquel demeure prisonnier le héros apocryphe (todo me lo jugaba […] y el juego me hacía ser más largo sisador y más corto poseedor de moneda), semble répondre le cercle vertueux découvert par le pícaro authentique. Pour la citation, voir GALS, I, viii, p. 248.
62 « Así fue uno, que habiendo trabado palabras en galera con el hermano del capitán della, y diciéndole el otro que era un ladrón, se atrevió en tierra tan limitada; y donde era rey el hermano de su contrario, a arrebatar dél y dalle muchos golpes y coces, que le pensó matar, y lo hiciera si no se le quitaran de las manos; y, sabido por el capitán, le hizo dar infinitos palos, y aun él mismo le dio muchos golpes y bofetones de su mano » (ibid., III, ix, p. 595).
63 Ibid., III, xi, pp. 595-596.
64 Concernant ces deux citations, voir GA II, III, ix, p. 509. Ce curieux personnage disparaît d’ailleurs de façon tout aussi soudaine qu’il est apparu. Le proche du capitaine est mentionné pour la dernière fois lorsque Guzmán est battu pour un vol qu’il n’a pas commis : « pareciéndole a mi amo mayor mi crueldad en dejarme así azotar que la suya en mandarlo » (ibid., III, ix, p. 517) [nous soulignons]. Ce maître du héros ne sera plus jamais évoqué par la suite.
65 « …Mandó el capitán al mozo del alguacil me diese tantos palos, que me hiciese confesar el hurto con ellos » (ibid., III, ix, p. 516) ; « El capitán quisiera que me dieran otros tantos en la barriga, diciendo: “Mal conoce Vuestra Merced a estos ladrones, que son como raposas: hácense mortecinos y, en quitándolos de aquí, corren como unos potros y por un real se dejarán quitar el pellejo. Pues crea el perro que ha de dar el trencellín o la vida” » (ibid., III, ix, p. 517).
66 « …Habiendo mi amo el cordobés tenido visita de su dama […] estando yo allí se desaparecieron los cuellos y ropa limpia […]; y echándolo menos, arrebata de mí y a puño y torniscón me pensó acabar la vida, pensando que yo lo había tomado » (GALS, II, vii, pp. 242-243).
67 DQ II, lxii, p. 1133.
68 « Y apartándose a un lado, se comió las cuatro con tanta prisa y gusto, como dieron señales dello las barbas, que quedaron no poco enjalbegadas del manjar blanco; las otras dos que dél le quedaban se las metió en el seno con intención de guardarlas para la mañana » (DQAV, xii, pp. 375-376).
69 Comme l’a suggéré Ph. Meunier (« Don Quijote de la Mancha de Miguel de Cervantès », p. 46) le nom de famille Moreno peut en effet se lire « comme un sobriquet, pour dire que derrière don Antonio — littéralement — le Brun ou le Basané, derrière le gentilhomme de Barcelone exquis et lisse, se dissimule un ancien maure ».
70 DQ II, lxii, p. 1136.
71 Voir notamment DQAV, x, p. 344, et ibid., xiii, p. 392.
72 « Iba el buen hidalgo tan ancho y vanaglorioso, que no cabía en toda la calle » (ibid., xi, p. 362) ; « [don Quijote] hueco y pomposo, no cabía en sí de contento » (DQ II, lxii, p. 1133).
73 « Y no es cosa nueva en semejantes regocijos sacar los caballeros a la plaza locos vestidos y aderezados y con humos en la cabeza » (DQAV, xi, p. 358) ; « Don Antonio Moreno […] andaba buscando modos como, sin su prejuicio, sacase a plaza sus locuras » (DQ II, lxii, p. 1133) [nous soulignons].
74 Dans le Quichotte d’Avellaneda, cela se produit plus précisément dans le chapitre situé immédiatement avant l’arrivée à Saragosse (DQAV, vii, p. 309), puis de nouveau en arrivant à Sigüenza (ibid., xxiv, p. 538), tandis que ces moqueries interviennent chez Cervantès juste au moment où don Quichotte et Sancho entrent dans la capitale catalane (DQ II, lxi, p. 1132).
75 Ibid., lxii, pp. 1136-1137.
76 Ibid., xxxi, p. 888.
77 DQAV, vii, p. 308.
78 Ibid., xi, p. 357.
79 Ibid., xii, p. 377, et ibid., xxxiv, p. 685.
80 Ibid., xii, p. 378 (nous soulignons).
81 DQ II, lxii, p. 1142 (nous soulignons).
82 « Los caballeros de la ciudad, por complacer a don Antonio y por agasajar a don Quijote y dar lugar a que descubriese sus sandeces, ordenaron de correr sortija de allí a seis días, que no tuvo efecto por la ocasión que se dirá adelante » (ibid., lxii, p. 1142).
83 Sur ce point, voir en particulier F. Rico, « A pie de imprentas », pp. 700-701.
84 DQ II, lxii, p. 1145.
85 Ibid., lxii, p. 1146.
86 Voir B. Brancaforte, « Guzmán de Alfarache », pp. 123-132.
87 GA II, III, ix, p. 520 (nous soulignons).
88 « Ya, cuando me quisieron meter en la cadena, roguéle a el Comisario me hiciese merced en acomodarme con mi camarada y él de muy buena gana lo hizo » (ibid., III, viii, p. 494).
89 DQ II, xvi, pp. 751-752.
90 Ibid., xvi, pp. 753-755.
91 « Por tanto, señor Quijada, por la pasión que Dios pasó, le ruego que vuelva sobre sí y deje esta locura en que anda, volviéndose a su tierra; y pues me dice Sancho que tiene razonablemente hacienda, gástela en servicio de Dios y en hacer bien a pobres, confesando y comulgando a menudo, oyendo cada día su misa, visitando enfermos, leyendo libros devotos y conversando con gente honrada y, sobre todo, con los clérigos de su lugar, que no le dirán otra cosa que la que le digo » (DQAV, vii, p. 309) ; « Soy más que medianamente rico y es mi nombre don Diego de Miranda; paso la vida con mi mujer y con mis hijos y con mis amigos […] oigo misa cada día, reparto mis bienes con los pobres […]. Tengo hasta seis docenas de libros, cuáles de romance y cuáles de latín, de historia algunos y de devoción otros; los libros de caballerías no han pasado los umbrales de mi puerta » (DQ II, xvi, p. 754).
92 Ibid., xvii, p. 763.
93 En effet, le mobile des actions de ce chevalier errant des temps modernes n’est pas l’amour, mais la vengeance, comme l’indique lui-même Roque Guinart : « no hay modo de vivir más inquieto ni más sobresaltado que el nuestro. A mí me han puesto en él no sé qué deseos de venganza […] el querer vengarme de un agravio que se me hizo, así da con todas mis buenas inclinaciones en tierra » (ibid., lx, p. 1125).
94 Ce sens est attesté par le Tesoro de las dos lenguas española y francesa de C. Oudin qui traduit luna de espejo par « glace de miroir », et par le Diccionario de Autoridades : « Se llama también la tabla de vidrio cristalino, de que se forma el espejo, o los vidrios que se forman en los anteojos. »
95 DQ II, lxiv, p. 1160.
96 S. Freud, L’inquiétante étrangeté, pp. 236-237.
97 DQ II, « Prólogo al lector », p. 621.
98 Cela concerne aussi le jeu d’échos entre la vie du pícaro et celle de son père, le mercader genovés, dont Guzmán suit les pas en devenant lui-même marchand et en se lançant également dans des pratiques malhonnêtes de l’argent, dans le troisième livre de la suite authentique (GA II, III, ii-iii). Sur ce point, voir B. Brancaforte, « Guzmán de Alfarache », pp. 176-183.
99 Tel est aussi le cas de la disparition de l’âne de Sancho, dans la Sierra Morena, à laquelle la Seconde partie du roman tente de donner rétrospectivement un sens, en attribuant cette incohérence aux imprimeurs (DQ II, iv, p. 657).
100 Concernant ces deux citations, voir GA II, I, vii, p. 132.
101 Ibid., I, viii, pp. 157-158. À la fin du roman, cette structure relationnelle sera de nouveau actualisée lors des chapitres mettant en scène Soto et Guzmán, dont le duo amical se dissout lui aussi rapidement pour se transformer en une relation conflictuelle.
102 Dans la Première partie du roman, Guzmán raconte comment il a chassé successivement, mais non conjointement, un Anglais puis un Cordouan qui se comportaient comme des parasites à la table de son maître.
103 GA II, I, iii, p. 82.
104 Voir ibid., I, viii, p. 139 et ibid., II, iv, p. 211.
105 M. Cavillac, « Genèse et signification de la bourle de Milan », pp. 137-138.
106 GA I, II, x, pp. 366-371.
107 La contrefaçon des clefs apparaît en effet à plusieurs reprises dans la conversation entre Guzmán et ses comparses, et constitue un élément décisif de leur stratagème (GA II, II, vi, p. 238). Or, cette insistance sur la falsification des clefs rappelle de façon assez précise le récit que fait Guzmán du vol de ses propres coffres par Sayavedra (ibid., I, vii, p. 136).
108 Concernant les similitudes entre ces épisodes de la continuation apocryphe et le chapitre xiv de la suite cervantine, nous renvoyons au chapitre v du présent ouvrage (pp. 179-180). Il en va de même en ce qui concerne les analogies entre le chapitre xxii du roman d’Avellaneda et la célèbre aventure de la caverne de Montesinos, qui donnent lieu à un plus ample développement dans le précédent chapitre du présent ouvrage (pp. 184-187).
109 « A lo menos no seré yo tan venturoso como lo fue mi señor don Quijote de la Mancha cuando descendió y bajó a la cueva de aquél encantado Montesinos […]. Allí vio él visiones hermosas y apacibles, y yo veré aquí, a lo que creo, sapos y culebras » (DQ II, lv, pp. 1077-178).
110 L’écuyer dit en effet au chapitre xxii de la continuation apocryphe : « Pero si acaso muriéremos en la demanda yo y mi fidelísimo jumento, suplico a vuestra merced […] que nos haga enterrar juntos en una sepultura; que pues en vida nos quisimos como si fuéramos hermanos de leche, bien es que en la muerte también lo seamos » (DQAV, xxii, pp. 510-511). Une phrase qui nous semble correspondre, dans le texte cervantin, à une tirade de Sancho prononcée juste après qu’il est tombé dans la fosse : « Aquí habremos de perecer de hambre yo y mi jumento, si ya no nos morimos antes, él de molido y quebrantado, y yo de pesaroso. […] De aquí sacarán mis huesos, cuando el cielo sea servido que me descubran, mondos, blancos y raídos, y los de mi buen rucio con ellos, por donde quizá se echará de ver quién somos, a lo menos de los que tuvieron noticia que nunca Sancho Panza se apartó de su asno, ni su asno de Sancho Panza » (DQ II, lv, pp. 1077-1078). Pour corroborer le rapprochement entre ces deux aventures, on peut mettre en relation, par ailleurs, l’expression « dar cima a una aventura » (mener à bien une aventure), employée à plusieurs reprises par le Sancho d’Avellaneda (notamment dans ce chapitre), avec la caída en la sima (la chute dans la fosse) de l’écuyer cervantin, qui est peut-être, pour l’écrivain authentique, une façon de tourner en dérision (par jeu paronymique voire homophonique cima-sima), la fanfaronnerie et les prétentions du paysan mis en scène par son émule. On sait en effet qu’il existait une grande proximité et donc éventuellement un risque de confusion à cette époque entre les points d’articulations des deux phonèmes — situés ici à l’initiale de chacun des deux mots —, dont l’un était dental, à réalisation dorso-dentale (<c> de cima), et l’autre palatal, à réalisation apico-alvéolaire (<s> de sima).
111 DQ II, xli, p. 966.
112 À l’issue de son « voyage » sur le dos de Clavileño, le Sancho cervantin s’exclame : « Y sucedió que íbamos por parte donde están las Siete Cabrillas, y en Dios y en mi ánima que […] así como las vi, me dio una gana de entretenerme con ellas un rato » (ibid., xli, p. 965) [nous soulignons]. Une phrase qui ressemble aux propos tenus par le Sancho apocryphe au chapitre xxii d’Avellaneda, dans lequel l’écuyer demande, s’il venait à mourir avec son âne, qu’on les enterre ensemble « en los montes de Oca; y si por ventura fuere camino para llevarnos a ellos el Argamesilla de la Mancha, nuestro lugar, deténganos en ella siete días con sus noches, en honra y gloria de las siete cabrillas y de los siete sabios de Grecia » (DQAV, xxii, p. 511) [nous soulignons].
113 DQ II, xl, p. 952 (nous soulignons).
114 Ibid., xl, p. 952.
115 DQAV, ix, p. 331 (nous soulignons).
116 Lors du pseudo-voyage en Enfer de la jeune fille, la conversation entre les diables redouble elle-même celle de don Juan et don Jerónimo à propos du livre d’Avellaneda : « “Por vida de vuestra merced, señor don Jerónimo, que en tanto que traen la cena leamos otro capítulo de la segunda parte de Don Quijote de la Mancha” […] “¿Para qué quiere vuestra merced, señor don Juan, que leamos estos disparates, si el que hubiere leído la primera parte de la historia de don Quijote de la Mancha no es posible que pueda tener gusto en leer esta segunda?” » (DQ II, lix, pp. 1110-1111). En effet, les propos des diables sont les suivants : « Dijo un diablo a otro: “Mirad qué libro es ese”. Y el diablo le respondió: “Esta es la Segunda parte de la historia de don Quijote de la Mancha, no compuesta por Cid Hamete, su primer autor […]”. “Quitádmele de ahí —respondió el otro diablo— y metedle en los abismos del infierno, no le vean más mis ojos”. “¿Tan malo es? —respondió el otro.” “Tan malo —replicó el primero—, que si de propósito yo mismo me pusiera a hacerle peor, no acertara” » (ibid., lxx, p. 1195).
117 Ibid., xxix, p. 874. Dans la Première partie initiale, le héros avait souvent tendance à attribuer ses échecs à un seul enchanteur, parfois identifié nommément à Freston : « [Frestón] es un sabio encantador grande enemigo mío » (DQ I, vi, p. 90). Dans l’ensemble de la Seconde partie cervantine, en revanche, don Quichotte impute presque toujours ses déconvenues à plusieurs enchanteurs anonymes. La seule exception remarquable à cette règle (avec peut-être le chapitre xxxv où apparaît un Merlin contrefait) est l’épisode de la barque enchantée.
118 Voir E. M. Anderson et G. Pontón Gijón, « La composición del Quijote », pp. clxxxiii-clxxxiv.
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