Chapitre V. Alemán et Cervantès continuateurs ?
p. 147-188
Texte intégral
1En s’inspirant des créations de leurs compétiteurs, Alemán et Cervantès présentent ces dernières comme dignes d’être imitées et leur donnent le statut de sources. Les suites authentiques sont de ce fait traversées par une tension entre, d’une part, une sorte de fascination à l’égard de ce qui devient paradoxalement un modèle — les apocryphes — et, d’autre part, le désir de s’en différencier et même de le dépasser. Dans ces conditions, les auteurs originaux ne se comportent-ils pas eux-mêmes comme des continuateurs à l’égard de leurs rivaux ? Le parti pris adopté dans ce chapitre est d’étudier des séquences romanesques beaucoup plus longues que dans le précédent et de procéder à une analyse textuelle plus poussée, en nous situant successivement à trois niveaux : en examinant d’abord plusieurs séries d’épisodes où l’interaction avec les œuvres concurrentes est particulièrement riche ; en nous intéressant ensuite à divers personnages des deux romans qui s’avèrent influencés « en creux » par les romans apocryphes, sans que ces derniers soient nécessairement évoqués ou imités de façon explicite ; et en nous demandant enfin dans quelle mesure la volonté de dépassement induite par les continuations rivales participe à un renouvellement des poétiques du Guzmán et du Quichotte.
I. — LES APOCRYPHES, SOURCES D’INSPIRATION
2L’opposition entre écrivains-créateurs et continuateurs est mise à mal par la réciprocité des emprunts entre œuvres apocryphes et authentiques. Les fictions de Luján et d’Avellaneda s’inspirent indéniablement des textes originaux, mais les suites cervantine et alémanienne sont elle aussi pétries de réminiscences des romans concurrents. Ce phénomène attire d’autant plus l’attention que ces appropriations réciproques ne se bornent pas à quelques passages ponctuels. Le Guzmán de 1602 et le Quichotte de 1614 ont parfois un impact plus global : ils affectent dans certains cas des séquences entières des Secondes parties authentiques et il arrive même qu’ils aient une incidence sur certaines techniques ou certains traits d’écriture des auteurs primitifs.
GUZMÁN DE ALFARACHE : DUEL LITTÉRAIRE ET MATIÈRE AMOUREUSE
3Dans la suite d’Alemán, l’émulation née de la rivalité avec Luján est particulièrement perceptible en ce qui concerne la matière amoureuse. Proportionnellement, les aventures sentimentales de Guzmán à Tolède et à Malagón, racontées par le romancier sévillan dans le deuxième Livre du texte de 1599, sont les épisodes les plus imités par le Valencien1. Ces épisodes — en particulier ceux se déroulant à Naples — font par ailleurs partie des plus réussis du roman apocryphe, dans la mesure où le continuateur y fait preuve d’une grande virtuosité narrative2. Il était donc inévitable qu’Alemán veuille se mesurer à son émule sur ce terrain.
4Les épisodes amoureux du Guzmán de 1604 sont sans conteste un espace privilégié de la rivalité entre les deux écrivains. Dès le premier Livre, les aventures sentimentales de l’ambassadeur et de Fabia, lors desquelles le héros joue un rôle d’entremetteur, peuvent être lues en regard de celles du cuisinier portugais lujanien et de Melisenda, confiées elles aussi aux bons soins de Guzmán. Le pícaro authentique avait certes été présenté par Alemán comme l’entremetteur de l’homme d’État français dès 1599, mais le fait que le maître du héros alémanien apparaisse comme l’exact opposé du malpropre cuisinier portugais de Luján invite à penser que le romancier sévillan a vraisemblablement enrichi — ou peut-être même totalement revu — l’épisode originel qu’il projetait d’écrire. Cette idée nous semble corroborée par le dédoublement de l’idylle des maîtres, désormais redoublée par celle de leurs serviteurs — Guzmán et Nicoleta —, ce qui pourrait également traduire une volonté de dépassement par rapport à la continuation rivale. Toutefois, ce sont surtout les aventures amoureuses situées dans le troisième Livre qui rappellent la continuation apocryphe, dont deux épisodes semblent servir à Alemán de source d’inspiration : l’idylle du pícaro avec la comédienne Isabela et la rencontre d’une courtisane dans les rues Naples.
5Dans l’œuvre du romancier valencien, la carrière amoureuse du héros se termine par un échec cinglant, dû dans une large mesure à son ingénuité. Alors qu’il chemine vers Valence, le protagoniste de Luján s’éprend d’une actrice prénommée Isabela, qui cause indirectement son arrestation. Cette jeune femme frivole et dépensière le contraint en effet à commettre divers larcins et Guzmán est arrêté alors qu’il vole des capes pour les beaux yeux de sa maîtresse. Pourtant, pour son plus grand malheur, Isabela, que le sort du pícaro laisse totalement indifférente, n’est même pas présente pour lui faire ses adieux, lorsque ce dernier est envoyé aux galères :
Salí de Valencia, y ni vi a Isabela, ni sombra de que me hubiese visto, porque veas por quién nos ponemos en trabajo, cuán bien lo agradecen y qué lástima nos tienen3.
6Dans le Guzmán de 1604, la dernière aventure amoureuse du héros alémanien semble précisément écrite en écho à cet épisode du roman de Luján : l’esclave blanche qui s’éprend du pícaro au chapitre vii du troisième Livre présente en effet une série de caractéristiques qui en font l’image inversée de la comédienne Isabela. Alors que cette dernière instrumentalisait Guzmán et causait sa perte, sans pour autant lui prodiguer le moindre signe d’affection lorsqu’il est incarcéré, l’esclave blanche introduite par Alemán semble au contraire sincèrement attachée au protagoniste, auquel elle rend visite en prison et pour lequel elle cherche à intercéder par tous les moyens. Cela est particulièrement visible dans la longue lettre qu’elle lui envoie après son emprisonnement :
Y si para tus necesidades fuere necesario venderme, échame luego al descubierto dos hierros en ésta y sácame a esas Gradas, que yo me tendré por muy dichosa en ello […]. Tu esclava hasta la muerte4.
7Mais pour comble d’ironie, Guzmán, lui, ne l’aime pas et avoue explicitement que cette femme n’est qu’un instrument de ses plaisirs : « Porque, según el amor que fingí, aunque muy astuta, siempre lo tuvo por cierto, como si yo no fuera hombre y ella esclava »5. Le cynisme extrême du héros, dans cet extrait, nous semble pouvoir être interprété comme une réponse ironique à la naïveté du pícaro lujanien, qui prolongeait indéfiniment la phase d’apprentissage de Guzmán. Une telle lecture nous semble de surcroît corroborée par le fait que ce passage se prête mal à une lecture « atalayiste ». La perversité du protagoniste à l’égard d’une femme qui lui est entièrement dévouée et ne lui veut que du bien est, en revanche, beaucoup moins surprenante si on lit cette scène en regard du texte apocryphe6.
8La première épouse de Guzmán, qui, dans la suite authentique, est un véritable génie de la dépense, offre également plusieurs traits communs avec la comédienne Isabela. Luján présente en effet cette dernière de la façon suivante :
Eran sus gastos casi increíbles, porque quería galas de excesivo precio y no tenía modo ni límite; en viendo otra invención o color, luego pedía otro vestido, y yo lo había de buscar o no volver a sus ojos7.
9Or, la jeune épouse du héros alémanien dilapide de façon très semblable les économies du couple, de manière compulsive et sans que rien ne puisse y mettre frein8. Comme Isabela, elle devient rapidement de ce fait le cauchemar du protagoniste9. Enfin, lorsque ce dernier essaie de fixer une limite à ses dépenses, sa femme n’hésite pas à faire des scènes en public, suscitant ainsi l’intervention du voisinage. Une fois encore, ces éléments rappellent le Guzmán de 1602 et les considérations du pícaro apocryphe, qui ne sait pas non plus comment réfréner les envies de la comédienne et introduit sous ce prétexte une digression sur les femmes qui rendent insupportable la vie de leurs maris, qui commence en ces termes : « Atrevida es la que se toma con su marido, y más loco es el marido que toma pendencias públicas con su mujer10. » L’attitude d’Alemán à l’égard de son continuateur est ici la surenchère : le comportement de la première femme de Guzmán ressemble fort à celui de l’actrice lujanienne, mais ses caprices et sa soif de dépense sont encore plus outranciers.
10Le rencontre du pícaro alémanien avec celle qui deviendra sa seconde épouse nous semble aussi s’inscrire dans le cadre de l’interaction avec le roman apocryphe, bien qu’Alemán s’inspire cette fois d’un autre passage du texte concurrent : celui où le héros croise une courtisane napolitaine, accompagnée d’une femme plus âgée, dans les rues de Naples. Le Valencien introduit cette scène de la manière suivante :
Topéme con una venerable vieja que traía de la mano una dama como un serafín, que parecía su hija […]. Fue mi ventura —o desgracia, por mejor decir— que, yendo como emparejados, con la pausa que van las mujeres y la que llevaba mi amo con su carroza, mi dama tropezó y cayó, o de veras o porque quiso fingirlo. Trabéla de la mano que la tenía como de un mármol pario, blanquísima y muy bien hecha; y díjele que, en viéndola, me había robado el alma11.
11Ce passage présente de troublantes similitudes avec celui où le Guzmán alémanien fait la connaissance de Gracia, dans la suite authentique. Le premier temps de la rencontre du héros d’Alemán avec sa future femme, à l’Église de Santa María del Val, ne paraît pas entretenir de lien privilégié avec l’œuvre apocryphe et semble surtout écrit en écho au passage où les parents de Guzmán tombent amoureux l’un de l’autre, lors d’un baptême, dans la Première partie du roman. Il en va tout autrement, en revanche, du second moment de la rencontre entre les deux personnages — le moment décisif — qui présente plusieurs similitudes avec le texte de Luján :
Eran una viuda mesonera con sus dos hijas, más lindas que Pólux y Cástor. […] Hízose hora de volver a sus casas. Acompañélas todo el camino trayendo a mi dama de la mano. Vime a los principios perdido, sin saber por donde comenzar, hasta que, conocida de ella mi cortedad o temor, no sé si con cuidado tropezó del chapín; acudíle los brazos abiertos y recibíla en ellos alcanzándola a tocar un poco el rostro con el mío […]. De aquí, tomé mayor atrevimiento en el hablar, de manera que […] íbamos tratando de nuestros amores, digo yo de los míos y ella riéndose dello, tomando[lo] en pasatiempo12.
12Dans les deux textes, la séductrice est accompagnée d’une figure féminine plus âgée, qui semble être sa mère, et Guzmán est tout de suite ébloui par la beauté de la jeune femme. La vue, si elle n’est pas l’unique sens mobilisé, joue en outre un rôle primordial dans ces deux scènes de rencontres13. Toutefois, la ressemblance la plus frappante entre l’épisode apocryphe et l’authentique est que les deux jeunes femmes utilisent le même stratagème pour séduire le héros : elles feignent l’une et l’autre de trébucher, ce qui force le pícaro à sortir de sa réserve pour leur porter secours, un mouvement qui provoque un contact physique entre la séductrice et sa proie. Dans les deux romans, cette chute feinte entraîne enfin une chute morale du protagoniste et marque pour lui la fin d’une période de prospérité : chez Luján, le gueux tombe en effet en disgrâce auprès de son nouveau maître suite à cette rencontre, qui lui coûte même son titre de majordome ; chez Alemán, le héros cède à ses passions et abandonne ses études de façon impulsive au terme de six années de travail acharné, alors qu’il était sur le point d’obtenir son diplôme universitaire.
13Certains des éléments que nous avons relevés sont certes des lieux communs de la littérature (le rôle de la vue dans le processus amoureux, la chute simulée annonçant un faux pas moral du protagoniste). La présence d’un seul de ces indices de façon isolée, dans les deux textes, pourrait relever du hasard. Cependant, le faisceau de ressemblances observées nous semble permettre d’établir que, dans cet épisode, Alemán s’inspire de l’œuvre de son continuateur et amplifie une aventure qui, chez ce dernier, était nettement plus condensée.
14Alors que la fiction de Luján racontait une série d’échecs amoureux du pícaro avec des courtisanes, l’auteur initial explore dans sa suite authentique un espace littéraire — celui du mariage et de la vie de couple — qui n’avait pas été mis à profit par son concurrent14. De façon paradoxale, le Sévillan s’appuie pour cela sur plusieurs scènes de la continuation rivale, ce qui incite à lire ces épisodes du Guzmán de 1604 comme une tentative de dépassement de l’horizon tracé par les intrigues sentimentales du texte apocryphe. Alors que dans le roman du Valencien le mariage restait une perspective lointaine, dont le protagoniste était tout au plus le témoin passif, le troisième Livre de la Seconde partie d’Alemán, au contraire, explore l’univers du mariage — et de l’après-mariage —, qui donne lieu à une « désidéalisation » féroce. Chez l’auteur primitif, en effet, ce sacrement est même profané, puisqu’après avoir épousé Gracia, Guzmán ne sera plus le client des courtisanes, mais deviendra le souteneur de sa propre femme.
DON QUICHOTTE : BOURLES DE PALAIS ET THÉÂTRALISATION
15Dans la suite du Quichotte, les phénomènes d’emprunt de Cervantès à Avellaneda ne se limitent pas non plus à quelques épisodes ponctuels. Ils portent eux aussi sur de longues séquences et concernent même certains ressorts narratifs essentiels de la Seconde partie authentique. L’écrivain original semble notamment s’inspirer de son continuateur pour construire plusieurs chapitres où il imagine que ses héros sont précédés de leur réputation, ce qui facilite l’élaboration de mystifications planifiées par leurs hôtes et donne lieu à une théâtralisation grandissante de leurs aventures.
16La présence de bourles à Saragosse et Madrid (dans le roman apocryphe) et dans le palais du duc et de la duchesse (dans la suite authentique) constitue sans aucun doute un point commun majeur entre les deux œuvres. Bien que Cervantès se montre parfois critique à l’égard des mystificateurs qui se moquent du maître et de l’écuyer, la différence entre les deux romanciers ne doit pas être exagérée. L’ensemble du séjour chez les châtelains aragonais rappelle le Quichotte de 1614, sur lequel l’auteur initial semble s’appuyer à plusieurs reprises. Cela est perceptible dès les premiers épisodes se déroulant dans le palais ducal (en particulier le chapitre xxxi), lors desquels l’écuyer ne cesse de plonger le chevalier errant dans l’embarras par des remarques susceptibles de le discréditer aux yeux de ses hôtes. Ces passages rappellent en effet de façon assez précise le chapitre xxxii de la fiction concurrente, qui raconte comment don Quichotte et Sancho sont accueillis chez un important personnage qu’on leur présente comme « el Archipámpano de Sevilla ». Même si les réactions du chevalier authentique et de son double apocryphe sont un peu différentes — la gêne domine chez Cervantès face aux bourdes de Sancho, tandis que la colère prévaut chez Avellaneda —, la similitude entre ces deux aventures est frappante, dans la mesure où les principaux ressorts du comique sont les mêmes : d’une part, le décalage entre les attentes du maître à l’égard de son écuyer et les paroles de ce dernier ; et, de l’autre, le fait que l’image que don Quichotte s’emploie à donner à ses hôtes est ruinée par son fidèle compagnon.
17Un autre point de jonction entre le texte du continuateur et celui de Cervantès concerne le cérémonial burlesque de toilette des barbes15. Peu après son arrivée dans le palais ducal, le chevalier errant se prête de bonne grâce à ce rituel étrange, mais Sancho s’y refuse16. Cette scène peut également se lire comme une réaction à un épisode du roman rival — le repas offert par don Carlos au chapitre xii —, lors duquel Avellaneda se plaisait à décrire les barbes toutes barbouillées de l’écuyer, après que celui-ci eût avalé plusieurs pelotes de blanc-manger (las barbas […] no poco enjalbegadas del manjar blanco)17. Un tel rapprochement est confirmé par l’insistance du Sancho cervantin sur la propreté de sa barbe, qui n’a pas besoin d’être lavée, contrairement à celle de son alter ego apocryphe :
Traigan aquí un peine, o lo que quisieren, y almohácenme aquí estas barbas; y si sacaren dellas cosa que ofenda a la limpieza, que me trasquilen a cruces18.
18Enfin, dans la suite de Cervantès, plusieurs de ces bourles — les plus élaborées d’entre elles — sont confiées au majordome du duc et de la duchesse (de muy burlesco y desenfadado ingenio), qui contrefait la figure de Merlin, et rappelle à plusieurs égards l’ingénieux secrétaire de don Carlos, dans le roman de son compétiteur. Sorte de metteur en scène et d’acteur de génie, ce majordome présente indéniablement plus d’une ressemblance avec l’habile secrétaire qui, dans la fiction du continuateur, imagine une tromperie — considérée comme particulièrement aguda par ses maîtres — pour contraindre don Quichotte à se rendre à Madrid19 : les deux hommes font l’un et l’autre preuve d’esprit, utilisent fréquemment des déguisements et mettent en œuvre toutes sortes d’artifices astucieux pour s’assurer du succès de leurs mystifications.
19Sans doute la ressemblance entre ces deux personnages n’est-elle jamais aussi frappante que lorsque le majordome cervantin joue le rôle burlesque de la comtesse Trifaldi. En effet, la requête bouffonne que celle-ci formule auprès de don Quichotte, précédée de l’entrée en scène de Trifaldin (son écuyer géant), ne manque pas de rappeler le personnage de Burlerina, cette toute jeune fille (en réalité le secrétaire de don Carlos déguisé) qui prétend avoir été transformée en géant par son oncle Alquife et qui parcourt le monde à la recherche du chevalier de la Manche. Les deux épisodes utilisent les mêmes ingrédients romanesques : métamorphose monstrueuse et grotesque, présence de géants, reprise du thème de la femme de haut rang déchue ou dégradée — Burlerina et Antonomasia —, imploration auprès du chevalier errant, qui est attendu dans les deux cas comme une sorte de messie burlesque. Enfin, ajouté à ce faisceau de ressemblance, un ultime détail attire l’attention et renforce la concordance entre ces deux épisodes : la place du chiffre douze. Le texte de Cervantès précise que la comtesse Trifaldi entre en scène accompagnée de douze duègnes, un chiffre qui pourrait faire écho aux « doce doncellas » que, dans le roman apocryphe, le père de Burlerina, roi de Tolède, devra livrer en sus de sa propre fille, si don Quichotte n’accourt pas à son aide20.
20De façon plus générale, du fait de l’ensemble des artifices qu’il met à disposition des mystificateurs et des nombreux acteurs que ces derniers mobilisent, le palais des châtelains aragonais ressemble à une vaste scène de théâtre sur laquelle chaque personnage — à l’image de l’ingénieux majordome — est en représentation. Durant le séjour des héros dans leur maison de plaisance, les réminiscences du texte d’Avellaneda sont multiples mais, par souci de clarté et de précision, nous nous en tiendrons, pour clore cette étude, à l’analyse détaillée de deux passages précis de la suite cervantine où l’influence de la fiction rivale est particulièrement manifeste. Il s’agit d’extraits qui sont construits l’un et l’autre autour d’une même thématique : la pénitence de Sancho, dont tout porte à croire qu’elle est inspirée elle aussi de l’œuvre du continuateur.
21Au chapitre xxvi du texte de 1614, l’écuyer de don Quichotte est victime d’une bourle : le directeur d’une troupe de comédiens se fait passer auprès de lui pour un puissant enchanteur et menace le paysan de mettre fin à ses jours, à moins que celui-ci n’embrasse la religion musulmane. Au chapitre suivant, la mystification est dévoilée mais le directeur de la troupe fait croire à Sancho que son apostasie est irréversible, ce qui le plonge dans un profond désarroi. Le continuateur introduit alors un nouveau personnage — un prêtre qualifié de gracioso — qui, à la faveur d’une apparition fugace dans le roman, indique à l’écuyer le moyen de se « démauriser » : « con sólo darle de penitencia que no coma ni beba en tres días enteros. Y advierta que con sólo cumplir esta leve penitencia se quedará tan cristiano como antes », recommandation qui suscite une réaction comique de la part de Sancho (no me atrevería a cumplir esta penitencia, aunque supiese que me habían de quemar, no haciéndolo)21. En l’espace de quelques lignes, Avellaneda utilise par trois fois le terme penitencia et esquisse un scénario présentant plus d’un point commun avec la pénitence qui, chez Cervantès, doit permettre à l’écuyer authentique de désenchanter Dulcinée22.
22La ressemblance d’ensemble entre ces deux épisodes est de surcroît renforcée par plusieurs similitudes de détail, comme le fait que, chez chacun des romanciers, cette mortification ne soit pas du goût de l’intéressé, qui la rejette avec virulence23, ou que les modalités de la peine que le paysan doit s’infliger mobilisent curieusement, dans les deux cas, des multiples du chiffre trois : aux trois jours et trois nuits que doit durer la pénitence chez le continuateur semblent répondre les trois mille trois cents coups de fouets dans le texte cervantin, que Sancho compare à trois coups de poignard : « No digo yo tres mil azotes, pero así me daré yo tres como tres puñaladas »24. Compte tenu du faisceau de concordances soulignées précédemment, on peut légitimement se demander si le passage de trois à trois mille trois cents ne traduit pas en quelque sorte l’amplification effectuée par Cervantès à partir d’une piste narrative qui n’était que brièvement esquissée par son concurrent et que l’écrivain authentique développe de façon remarquable.
23Cette hypothèse paraît d’autant plus plausible que le thème de la pénitence réapparaît aux chapitres lxix-lxx de la suite cervantine, lors du second séjour des héros chez le duc et la duchesse, qui présente des liens encore plus évidents avec ce passage de la continuation rivale. Dans cette séquence, non seulement l’écuyer cervantin est subitement affublé d’une capuche (una caperuza)25, ce qui était un trait distinctif du Sancho d’Avellaneda, mais il s’exclame en apprenant la mortification qu’il doit subir pour « sauver » Altisidora : « ¡Voto a tal, así me deje yo sellar el rostro ni manosearme la cara como volverme moro! »26, ce qui semble faire référence une nouvelle fois à la conversion bouffonne de son double à l’Islam au chapitre xxvi du Quichotte de 1614. Comme le montre ce refus catégorique, si Cervantès semble se réapproprier la pénitence de l’écuyer apocryphe, il rejette énergiquement, en revanche, le reniement de foi attribué à Sancho par son concurrent. Le paysan cervantin ne manque pas de souligner du reste le caractère absurde de la requête qui lui est faite (¡Esas burlas, a un cuñado, que yo soy perro viejo, y no hay conmigo tus, tus!)27, comme si l’auteur original voulait ainsi prendre ses distances avec certaines bourles aux ficelles assez grossières, présentes dans l’œuvre concurrente. En effet, alors que le maître et l’écuyer d’Avellaneda étaient souvent les victimes passives des mystifications de leurs hôtes — on peut s’étonner, par exemple, que ni don Quichotte ni son compagnon ne réagissent devant un signifiant aussi suggestif que Burlerina—, Cervantès tend à donner à Sancho un rôle de démystificateur qui contribue à le différencier de son alter ego apocryphe.
24En dépit de certaines différences évidentes entre les deux romans, cette brève relecture de quelques épisodes ducaux de la suite de 1615, permet d’établir que le texte du continuateur a constitué pour Cervantès une source d’inspiration féconde, en particulier en ce qui concerne l’élaboration ou, du moins, la rédaction définitive de diverses aventures de nature particulièrement théâtrale. La continuation de 1614 n’a pas seulement servi cette fois de source d’inspiration du point de vue thématique : l’influence de l’écrivain rival concerne également ici la facture particulière de ces chapitres, qui accordent une grande place à la bourle ; elle porte sur les nouveaux ressorts comiques qu’ils mobilisent ou encore sur la qualité même des mystificateurs, autant d’éléments qui éloignent sensiblement ces épisodes de ceux racontés dans le texte de 1605.
25Ces deux groupes de chapitres issus respectivement du Guzmán et du Quichotte illustrent, à un premier niveau, la façon dont les romans apocryphes servent aux auteurs initiaux de point d’appui pour écrire leurs propres Secondes parties. Toutefois, ces différentes aventures permettent également de constater que les écrivains originaux se contentent rarement de reprendre tels quels les éléments ou les scènes dont ils s’inspirent. Alemán et Cervantès cherchent très souvent à introduire un écart par rapport aux passages qui leur servent de modèle, ce qui leur permet d’affirmer la singularité de leur propre création. Chez le romancier sévillan, un tel processus passe souvent, dans un premier temps, par l’amplification : Mateo Alemán pratique notamment le dédoublement d’épisodes (aux amours de l’ambassadeur se superposent dorénavant celles de Guzmán), comme s’il voulait surenchérir par rapport à son rival ; il introduit aussi une série d’inversions, avant d’explorer finalement des espaces littéraires qui n’avaient pas été exploités par son continuateur (par exemple, l’au-delà du mariage, alors que l’œuvre de Luján restait en deçà). Chez Cervantès, en revanche, le rapport au texte-source est un peu différent, dans la mesure où l’auteur du Quichotte tend plutôt à approfondir les possibilités narratives offertes par les trouvailles d’Avellaneda : le fait que les héros soient déjà connus des personnages qu’ils croisent sur leur route est non seulement confirmé mais est exacerbé ; quant aux bourles de palais, si elles comportent des similitudes remarquables avec le texte de son compétiteur, elles sont en général plus complexes et plus ambiguës, puisque les protagonistes — Sancho en particulier — font preuve, au cours de ces aventures, d’un esprit critique nettement plus aiguisé.
II. — LUJÁN ET AVELLANEDA, DES MODÈLES « EN CREUX »
26Parallèlement aux nombreux emprunts issus du Guzmán de 1602 et du Quichotte de 1614, les suites alémanienne et cervantine sont aussi traversées, paradoxalement, par une volonté de ne pas être influencées par les romans apocryphes et de s’en démarquer autant qu’il est possible. Cette modalité du rapport aux textes des continuateurs, qui est le contraire du mimétisme, révèle que les fictions de Luján et d’Avellaneda n’agissent pas seulement comme des sources d’inspiration, mais qu’elles jouent aussi le rôle de contre-modèles, ou de modèles « en creux ». Bien souvent, les romanciers originaux cherchent en effet à créer un écart qui différencie leurs œuvres de celles de leurs rivaux, bien qu’ils ne procèdent pas pour cela de la même manière28. L’auteur sévillan tend à recadrer et, d’une certaine façon, à corriger le prolongement romanesque de son émule, qu’il juge trop libre, car il perd trop fréquemment de vue la visée exemplaire de la narration. Cervantès, à l’inverse, a plutôt tendance à « désidéologiser » le texte d’Avellaneda et à remettre en cause la forte hiérarchisation des valeurs qu’il véhicule, tout en réintroduisant dans le récit davantage d’ambiguïté. Afin d’illustrer et de mieux cerner ces différences, nous nous appuierons sur trois concepts (la recréation, la reprogrammation et le renversement), dont le dénominateur commun est qu’ils permettent d’analyser l’évolution de différents personnages entre les Première et les Secondes parties authentiques, en grande partie sous l’influence des continuations apocryphes.
RECRÉATION
27La recréation désigne le fait qu’un personnage secondaire des Premières parties, qui avait été abandonné par les écrivains concurrents, soit réintroduit par les auteurs initiaux dans leurs propres suites. Ce personnage subit alors une double évolution : d’une part, son importance est considérablement renforcée par rapport à ce que l’on aurait pu en attendre dans les textes originaux ; de l’autre, ses caractéristiques sont redéfinies en profondeur, afin de souligner, par contraste, les traits essentiels qui le différencient de son double apocryphe.
28Dans le Guzmán, la recréation la plus frappante concerne l’ambassadeur de France, dont Luján avait accentué la frivolité et que le Valencien avait fait disparaître dès les premières pages de son roman. En effet, Mateo Alemán a non seulement réintroduit le diplomate français, mais il en a profondément revu les traits distinctifs au point d’en faire un personnage « exemplaire ». Non pas que celui-ci soit devenu irréprochable d’un point de vue éthique, mais au sens où le maître de Guzmán constitue désormais de façon incontestable une figure de référence symbolique. Dans sa Première partie, le romancier sévillan avait dépeint cet être de fiction comme un homme frivole envers lequel le héros ne semblait manifester aucun attachement particulier29. Or, il en va tout autrement dans les premiers chapitres de la Seconde partie authentique, dans lesquels le nouveau maître du pícaro est désormais présenté comme un homme éclairé (Era muy discreto, compuesto, gentil estudiante y amigo de tales) qui, en fin de compte, n’aurait qu’un seul défaut (Era enamorado)30. Dès le début du Guzmán de 1604, Alemán semble prendre ainsi le contre-pied de son émule : tandis que le gueux lujanien quittait la maison du représentant de l’État français dès le chapitre inaugural de sa continuation, manifestement excédé d’être son bouffon (gracioso), le protagoniste alémanien reste à son service durant la totalité du premier Livre — l’équivalent de quatre années —, ce qui crée un lien privilégié entre les deux hommes. Guzmán est finalement très estimé par ce maître, dont il devient à la fois le confident et l’habile entremetteur.
29Même après l’ambassade du héros auprès de Fabia, qui est un véritable fiasco, Alemán ne manque pas de souligner que l’ambassadeur de France — mué en une sorte de père idéal — continue à avoir de la considération pour son domestique, qu’il ne se résigne à congédier qu’à regrets, voyant que sa réputation est mise en péril : « malcontento de que mis cosas corriesen de manera que le obligasen a lo que no pensaba hacer; aunque le convenía para evitar peores daños »31. Aussi, les adieux entre les deux personnages sont-ils particulièrement touchants, en particulier lorsque l’homme d’État français fait à Guzmán un cadeau symbolique (una cadenilla de oro que acostumbraba traer de ordinario), en lui disant : « Dóytela para que siempre que la veas tengas memoria de mí, que te deseo todo bien »32. Ce n’est qu’après avoir reçu avec émotion la bénédiction de son maître que le protagoniste quitte la demeure de l’ambassadeur tout en précisant que, si ce dernier traitait ses autres serviteurs avec respect, il avait fini par le traiter comme un fils (pues ellos eran tenidos por criados y yo en lugar de hijo)33.
30Sans l’apocryphe, une évolution aussi spectaculaire du personnage entre les deux parties du roman est difficile à justifier34. En revanche, le désir de prendre le contre-pied du continuateur, qui avait fait du diplomate français une figure anonyme et sans envergure, pourrait expliquer un tel retournement. Cela est d’autant plus plausible que la recréation opérée par le Sévillan, qui donne désormais à cet être romanesque un relief considérable, ne consiste pas seulement à contredire Luján : il confère à l’ambassadeur une stature qui en fait à la fois une figure paternelle idéale et un homme politique modèle, l’inscrivant ainsi dans le cadre d’un projet d’éducation du lecteur, dont le texte de son rival était dépourvu.
31La Seconde partie authentique du Quichotte offre également un cas de recréation comparable, bien que celle-ci s’exprime selon des modalités assez différentes. L’évolution que subit le pseudo-historien arabe Cid Hamet Benengeli nous semble en effet pouvoir être interprétée comme une réaction au texte d’Avellaneda, qui avait fait totalement disparaître le chroniqueur cervantin et l’avait remplacé par un personnage insipide (le sage Alisolan). Ce dernier n’était en réalité qu’un simple pastiche de l’historien imaginé par Cervantès, n’apparaissant de surcroît qu’au début du Quichotte de 1614. Face au choix opéré par son compétiteur, la démarche de l’auteur authentique consiste, au contraire, à renforcer l’importance de Benengeli, mais aussi à lui donner davantage de complexité, au point de rendre son statut encore plus ambigu que dans le texte initial.
32Le premier élément permettant de rapprocher le rôle accru attribué à Benengeli et la fiction apocryphe est l’existence d’un décalage important entre le dénouement de la Première partie cervantine et le début de la Seconde. Le pseudo-historien arabe n’était pas du tout évoqué à la fin du Quichotte original, ce qui pouvait donner l’impression qu’il n’était qu’une figure passagère, l’une des multiples sources possibles de l’histoire, non nécessairement appelée à réapparaître dans la suite du roman. Or, en totale rupture avec l’épilogue du texte de 1605, mais aussi avec la narration du continuateur, la Seconde partie authentique commence en ces termes : « Cuenta Cid Hamet Benengeli en la segunda parte desta historia »35. Autrement dit, la publication de l’œuvre concurrente semble avoir conduit Cervantès à passer sous silence une partie du dénouement de la fiction initiale (l’allusion aux coffrets de plomb et les poèmes burlesques qui servaient d’épilogue) et à nuancer le jeu qu’il avait introduit concernant les multiples sources du récit, afin de donner une importance plus grande au chroniqueur arabe.
33Cette idée nous semble confirmée en second lieu par le changement de nature de cet historien fictif, qui a été totalement réélaboré et est désormais plus complexe, ce qui permet à l’auteur primitif de l’utiliser dans le cadre de sa riposte à Avellaneda. La principale nouveauté concerne le fait que ce pseudo-historien est doté dorénavant d’une autorité qui lui était déniée dans le Quichotte originel. Il suffit, pour s’en convaincre, de prêter attention aux termes qui servent à le caractériser dans la Première partie et à ceux utilisés pour le définir dans la Seconde. Dans le texte de 1605, au chapitre ix, le narrateur sous-entend que ce chroniqueur est un menteur et donne une série d’indications qui minent son autorité36. Un travail de sape qui se poursuit au chapitre xvi, où le pseudo-historien est présenté ironiquement comme le proche d’un muletier, ce qui n’est pas de nature à l’accréditer comme source d’information prestigieuse37.
34En revanche, tout autre est le portrait que Cervantès brosse de ce personnage dans le dernier chapitre de sa suite authentique, où Benengeli est qualifié de prudentísimo38, superlatif qui vient couronner un processus de réhabilitation progressive de l’historien arabe tout au long du Quichotte de 1615. Une étape décisive de cette évolution est notamment franchie au chapitre lix, dans lequel le chroniqueur change définitivement de statut suite à la découverte du livre apocryphe. Benengeli est alors doté par Sancho lui-même d’une autorité nouvelle, après que deux gentilshommes lui ont présenté la continuation rivale : « el Sancho y el don Quijote desa historia deben ser otros que los que andan en aquella que compuso Cide Hamete Benengeli, que somos nosotros »39. L’un d’eux (don Juan) renchérit de surcroît en suggérant que « si fuera posible, se había de mandar que ninguno fuera osado a tratar de las cosas del gran don Quijote, si no fuese Cide Hamete, su primer autor »40. Dans ce chapitre, Benengeli est donc définitivement institué comme le seul auteur légitime, par opposition à l’« historiador moderno », qui devient, à partir de cet instant, l’une des expressions les plus employées pour désigner et pour disqualifier l’historien d’Avellaneda41.
35La recréation du chroniqueur arabe par Cervantès répond ainsi à la fois à son éviction au profit d’Alisolan et, plus généralement, à l’appauvrissement de la figure du pseudo-historien dans la continuation apocryphe. Par réaction, Cid Hamet Benegeli devient au contraire un personnage plus complexe, puisqu’il est désormais doté de caractéristiques contradictoires — à la fois menteur et garant de l’autorité de l’histoire —, ce qui, en fin de compte, ne fait qu’accroître l’indétermination du récit. Nous ne saurons jamais en effet si les accusations perpétrées précédemment à son encontre par le narrateur (dans la Première partie) et par les personnages (au début de la Seconde) étaient calomnieuses et injustes. Il devient impossible de déterminer si celui-ci a toujours été digne de foi, ou bien si cette légitimité nouvelle ne se justifie que pour démentir Avellaneda. Les lecteurs ne sont pas guidés pour répondre à cette question et il revient à eux seuls de trancher. Comparée à la recréation de personnage à laquelle procède Alemán (qui passe par une reconstruction de l’ambassadeur en figure exemplaire), celle menée par Cervantès contribue finalement à rendre Benengeli plus riche, mais aussi plus énigmatique et insaisissable. Le nouveau prestige dont jouit celui-ci est en effet hautement problématique.
36Au-delà de leurs différences, ces deux exemples de recréations montrent que les romans apocryphes ont en commun de servir aux écrivains authentiques de modèles « en creux », puisqu’ils les amènent à privilégier des orientations inverses de celles choisies par leurs émules : la légèreté que Luján attribue à l’homme d’État français conduit le Sévillan à redonner une certaine gravité à ce personnage, dont la fonction est recentrée autour d’un projet d’éducation du lecteur ; quant au traitement conventionnel qu’Avellaneda accorde à l’historien arabe, il incite Cervantès, au contraire, à redonner au pseudo-chroniqueur un statut plus instable et imprévisible.
REPROGRAMMATION
37La deuxième modalité de ce rapport aux textes concurrents envisagés comme des modèles en creux est la reprogrammation. Cette notion se distingue de la recréation car elle porte, non sur des figures romanesques secondaires, mais sur les personnages principaux. Il ne s’agit pas, cette fois, de réintroduire des êtres de fiction que les continuateurs avaient négligés ou totalement évacués, mais de s’opposer à la façon dont les narrations apocryphes ont dépeint les protagonistes. La disparition de certains de leurs traits de caractère essentiels ou la moindre importance qui leur a été accordée sera donc surcompensée dans les Secondes parties authentiques et, à l’inverse, l’exagération abusive par les auteurs rivaux de certaines facettes des héros conduira Alemán et Cervantès à nuancer ou à atténuer ces dernières.
38Dans le Guzmán de 1604, ce phénomène concerne en particulier deux points essentiels que Luján avait perdus de vue : d’une part, l’annonce par Alemán que Guzmanillo — le pícaro actant — deviendrait un très célèbre voleur ; de l’autre, le fait que toutes les expériences rapportées par Guzmán — le gueux repenti qui est le narrateur de l’histoire — devaient constituer une leçon, c’est-à-dire avoir valeur d’exemple ou de contre-exemple. Ces deux exigences fondamentales, que le Valencien n’avait pas prises en compte, prennent indéniablement une importance considérable dans la suite alémanienne.
39Dans la mesure où le romancier sévillan avait annoncé dès 1599 que son héros était appelé à devenir un « ladrón famosísimo », la virtuosité de ce dernier à commettre de grands vols dans la Seconde partie authentique ne peut pas être considérée uniquement comme une réaction à l’œuvre de Luján42. Toutefois, plusieurs éléments invitent à relire les grandes escroqueries du protagoniste pour y déceler une série de modifications liées — plus ou moins directement — au roman apocryphe. En effet, lorsqu’il fait de Guzmán un voleur hors pair, Alemán semble avoir présent à l’esprit le dénouement de la continuation concurrente — dans lequel le pícaro est envoyé en prison après avoir dérobé des capes à des passants — ainsi que diverses scènes où le gueux lujanien fait preuve de gaucherie ou se retrouve en situation d’échec. Un mécanisme de reprogrammation contrastive est observable dès la première escroquerie que commet le Guzmán authentique, suite à son départ de chez l’ambassadeur, lors de laquelle il gagne une importante somme d’argent en jouant aux cartes. La comparaison entre cette scène et deux épisodes où le pícaro apocryphe joue aux naipes permet d’observer une série de retournements qui confirment le statut de modèle en creux joué par le roman de 1602.
40Chez le continuateur, alors qu’il fait route vers Madrid, Guzmán est d’abord victime d’une bande de tricheurs qui cherchent à mettre la main sur ses maigres économies43. Puis, pendant qu’il voyage en direction de Valence en compagnie d’une troupe de comédiens, le héros lujanien s’adonne une seconde fois à la baraja et se fait de nouveau escroquer par de plus rusés que lui44. Dans sa suite authentique, Mateo Alemán opère une reprogrammation par rapport à ces deux épisodes. Alors qu’ils cheminent vers Milan, Guzmán et Sayavedra font halte dans une auberge où ils aperçoivent plusieurs hommes attablés autour d’une partie de cartes. Le héros est immédiatement fasciné par ce spectacle, mais il se contente d’abord d’observer en silence. Ce n’est qu’une fois cette phase d’observation terminée qu’il décide de prendre part au jeu, non sans avoir établi auparavant une stratégie qui lui permet, avec l’aide de Sayavedra et grâce à un art mesuré de la tricherie, de gagner plus de cinq cents écus : « nos entendíamos [Sayavedra y yo] mejor ya por señas que con la lengua »45.
41Tandis que, dans la continuation apocryphe, le protagoniste tombait par deux fois sur un adversaire retors, maîtrisant toutes les ruses et les falsifications possibles, dans la suite alémanienne, en revanche, l’expert ès escroquerie et le joueur de passe-passe (fullero) est Guzmán lui-même. En outre, à l’inverse du héros de Luján, qui perd son sang-froid quand ses adversaires se montrent un tant soit peu agressifs46, le pícaro authentique sait perdre à dessein lorsque cela s’avère nécessaire (cuando ganaba dos o tres manos, me holgaba de perder algunas), afin de calmer ses rivaux47. Enfin, le gueux alémanien fait preuve d’une grande prudence après son gain aux cartes, puisqu’il décide de quitter discrètement l’auberge avant le lever du jour, de façon à échapper à d’éventuelles représailles des perdants. Ce dernier trait de caractère — la prudence — contraste une nouvelle fois avec l’attitude du personnage lujanien, en particulier dans les différents épisodes où il laisse libre cours à son goût du jeu.
42Parallèlement à ce recentrage du récit autour des compétences de voleur de Guzmán, les grandes escroqueries du héros alémanien sont accompagnées, en second lieu, d’une série de remarques qui donnent à ces vols la dimension d’une leçon de poétique adressée au continuateur valencien. Le romancier sévillan renforce ainsi la dimension démonstrative de son texte, même si la démonstration — habituellement destinée à édifier les lecteurs — est détournée de sa fonction première, puisqu’elle sert surtout ici à en remontrer à son concurrent.
43Ce processus débute après le récit autobiographique de Sayavedra, qui suscite une série de commentaires dépréciatifs du protagoniste. Son double se prend pour un grand voleur (Ninguno entendió como yo la cicatería), mais Guzmán le détrompe : « ¿Piensan por ventura que no hay más que decir “ladrón quiero ser” y salirse con ello? Pues a fe que cuesta mucho trabajo y corre peligro48. » Le gueux alémanien tourne ici en dérision les petits larcins de son alter ego avant d’ajouter ironiquement à la page suivante : « Quien se preciare de ser ladrón, procure serlo con honra, no bajamanero, hurtando de la tienda una cebolla y trompos a los muchachos49. » Ces remarques, situées entre le récit de Sayavedra et les deux escroqueries les plus spectaculaires de Guzmán, servent de transition entre les actes délictueux sans envergure rapportés par son double — parfois de simples maraudages — et les tromperies de haute volée accomplies par le héros, qui présente l’art de dérober les biens d’autrui comme une véritable science : « Amigo Sayavedra, ésta es la verdadera ciencia, hurtar sin peligrar y bien medrar50. »
44Guzmán profère dans ce passage des vérités générales sur l’art du vol, mais ses prédications sont aussi et surtout une série de flèches décochées par son créateur à l’adresse de son compétiteur. Ce dernier est jugé fautif, non seulement parce qu’il s’est éloigné du plan initial du roman, mais parce que les vulgaires larcins qu’il fait commettre au protagoniste sont considérés comme insignifiants et peu conformes à l’intelligence du pícaro original. La manière même dont Alemán corrige la trajectoire donnée à la fiction par son concurrent est très instructive, car elle est représentative de sa pratique d’écriture. L’auteur sévillan — en utilisant le masque de Guzmán — déploie un raisonnement implacable qui consiste, dans un premier temps, à édicter des règles et à rappeler les préceptes qui doivent régir l’art de bien escroquer, puis à montrer que le pícaro apocryphe les transgresse, ce qui prouve son infériorité à la fois existentielle et artistique. La reprogrammation à laquelle l’auteur primitif soumet Guzmán pour prendre le contre-pied de Luján s’insère de ce fait dans le cadre d’une démonstration ayant valeur d’exemple. Alors que le Valencien tendait à perdre de vue l’articulation entre récit et commentaire moral, le Sévillan semble concevoir la riposte elle-même comme une leçon, qui passe ici par un remodelage du personnage.
45L’évolution que subissent les deux héros de Cervantès dans la suite de 1615 s’inscrit aussi dans le cadre d’une réaction à la continuation d’Avellaneda, donnant lieu à une profonde reprogrammation des personnages centraux. Cependant, à la différence de Mateo Alemán, qui renforce surtout des caractéristiques du protagoniste que son continuateur avait perdues de vue, Cervantès tend plutôt à doter le maître et l’écuyer de qualités qui permettent d’atténuer des traits distinctifs accentués à l’excès par son rival. L’écrivain authentique réintroduit de la sorte une plus grande imprévisibilité dans le récit.
46Cela concerne tout d’abord le personnage de Sancho Panza, auquel le romancier apocryphe avait attribué un degré de bêtise que l’auteur originel réprouve. En réaction, ce dernier dote l’écuyer d’un bon sens et même d’une sagesse inattendus. L’une des meilleures illustrations de l’inflexion qu’il fait subir au personnage apparaît lors des épisodes se déroulant sur l’île supposée de Barataria. Peu après l’arrivée du paysan, les habitants décident de tester leur nouveau gouverneur en lui posant une série de questions difficiles, ce qui ne manque pas de rappeler le chapitre xxv du Quichotte de 1614, où deux étudiants soumettent à Sancho une série d’énigmes qu’il s’avère incapable de résoudre51. En total contraste avec les inepties que débite l’écuyer d’Avellaneda, son double authentique répond aux différentes questions avec un bon sens et même une sagacité que les lecteurs ne lui connaissaient pas jusqu’alors. La comparaison entre ces deux aventures, dont le ressort est similaire, illustre de façon exemplaire le remaniement opéré par Cervantès.
47Cependant, l’évolution introduite par le romancier original ne se limite pas à ces seuls aspects du personnage. À ces traits de caractère mis en exergue pour critiquer et démentir le livre concurrent, s’ajoute une série de modifications plus discrètes, qui prennent tout leur sens si on les met en relation avec l’œuvre rivale : d’abord, l’insistance réitérée du premier auteur sur la loyauté de Sancho envers son maître (alors que l’écuyer d’Avellaneda finissait par l’abandonner à son sort) ; ensuite, l’humeur peu belliqueuse du paysan cervantin (chapitre xiv), qui, lors du duel avec le Chevalier aux Miroirs, se définit comme un homme pacifique52 et affiche par la suite son refus catégorique d’être fait chevalier errant (chapitre liii)53. Sur ces deux points, le personnage authentique apparaît comme l’exact opposé de son alter ego apocryphe : chez Cervantès, l’ingratitude du Sancho d’Avellaneda est ainsi changée en fidélité indéfectible, et l’orgueil et la fanfaronnerie sont supplantés par un sens de la mesure doublé d’une certaine modestie.
48Sancho n’a pas, cependant, le monopole de la reprogrammation. Bien évidemment, celle-ci concerne aussi don Quichotte. L’insistance des différents hôtes du chevalier errant sur son caractère insaisissable et sur son ambiguïté fondamentale — mise en exergue à plusieurs reprises par les personnages qu’il croise sur sa route — attire en effet l’attention. Cette emphase mise sur la nature de cuerdo-loco du héros, qui s’oppose au caractère tranché du chevalier errant apocryphe, apparaît avec une limpidité particulière lors de sa rencontre avec don Diego de Miranda. Ce dernier ne se dit-il pas en lui-même, après avoir attentivement observé le protagoniste cervantin, que « era un cuerdo loco y un loco que tiraba a cuerdo » ? L’embarras de ce gentilhomme campagnard est d’ailleurs explicité en ces termes par le narrateur : « ya le tenía por cuerdo, ya por loco, porque lo que hablaba era concertado, elegante y bien dicho, y lo que hacía, disparatado, temerario y tonto »54. Enfin, la fascination qu’exerce l’hidalgo sur ses hôtes, du fait de sa nature hybride et de sa dualité essentielle, transparaît à travers l’attitude de don Lorenzo — le fils de don Diego — qui examine lui aussi le héros avec circonspection et conclut, quant à lui, qu’il a affaire à « un entreverado loco, lleno de lúcidos intervalos »55.
49Des deux pôles du personnage (lucidité et folie), Avellaneda avait surtout privilégié le second. La reprogrammation opérée par Cervantès consiste donc en un rééquilibrage par inversion. À mesure que l’œuvre évolue vers son dénouement, don Quichotte est peu à peu doté d’une plus grande dose de lucidité que de folie. Sans étudier en détail ce processus, on peut observer qu’au chapitre ix de la suite cervantine, contre toute attente, le chevalier voit la réalité telle qu’elle est lorsque Sancho lui présente trois paysannes laides et lui désigne l’une d’entre elles comme Dulcinée du Toboso. Un autre changement remarquable est qu’à partir du chapitre xxiv, le héros ne prend plus les auberges pour des châteaux, comme le souligne le narrateur :
Y en esto llegaron a la venta, a tiempo que anochecía y no sin gusto de Sancho, por ver que su señor la juzgó por verdadera venta, y no por castillo, como solía56.
50Enfin, dans le dernier chapitre, le protagoniste finit par recouvrer entièrement la raison. Or, cette lucidité retrouvée est strictement l’inverse des « locos desvanecimientos » et des « accidentes de la fantasía », qui caractérisaient le chevalier errant du continuateur. Cette évolution a pour effet principal de rendre les réactions de l’ingénieux hidalgo moins prévisibles qu’elles ne l’étaient dans la Première partie, mais aussi et surtout dans le roman apocryphe.
51Dans le texte de 1605, Sancho et don Quichotte oscillaient l’un et l’autre entre plusieurs pôles contradictoires : dans le cas de l’écuyer, la naïveté et le bon sens, l’attachement fidèle et le désir d’ascension ; chez son maître, la folie et la sagesse, l’euphorie et une lucidité parfois teintée d’un léger désabusement, comme lorsque le chevalier errant apprend de la bouche d’Andrés que le remède a été pire que le mal (chapitre xxxi), ou quand le curé lui révèle que les hommes qu’il a libérés de leurs chaînes étaient de dangereux malfrats (chapitre xxix). La réélaboration qui affecte les personnages principaux dans la Seconde partie authentique est caractérisée à la fois par un rééquilibrage entre ces deux pôles — qui prend le contre-pied du continuateur — et par une insistance accrue sur la nature complexe des deux héros, qui possèdent alternativement et même parfois de façon presque simultanée ces caractéristiques contraires.
52La reprogrammation illustre donc, aussi bien dans la suite du Guzmán que dans celle du Quichotte, la façon dont l’influence des apocryphes s’exerce « en creux » sur les personnages centraux. Chez les deux romanciers, cette reprogrammation n’est pas toujours progressive ni totalement définitive : Guzmán connaît parfois des rechutes (il lui arrive encore de voler de simples capes, comme son double apocryphe, lorsqu’il rentre à Séville, et, de façon plus générale, sa virtuosité dans le domaine du vol décroît après son retour en Espagne) ; de même, dans certaines circonstances, Sancho continue à faire preuve de naïveté et il arrive encore à don Quichotte de confondre le rêve et la réalité (comme le montre l’épisode du retable de maese Pedro), ou bien de se laisser abuser par son imagination (comme on le voit lors de l’aventure de la barque enchantée).
53De tels retours en arrière, qui peuvent apparaître comme des régressions des personnages, s’expliquent mieux si l’on prend en considération que l’objectif principal de ce remodelage est de rectifier un trait de caractère issu des Premières parties qui avait été soit négligé soit abusivement amplifié par les continuateurs. On comprend mieux, dans ces conditions, que le rééquilibrage opéré par les auteurs originels s’exprime souvent à travers des épisodes singuliers dans lesquels le contraste avec l’apocryphe semble soigneusement mis en scène, afin qu’il soit particulièrement frappant. Le caractère discontinu de certains aspects de la reprogrammation ne fait donc que renforcer l’existence d’un lien entre les textes apocryphes et l’évolution des héros dans les suites authentiques.
RENVERSEMENT
54Cette troisième modalité de l’influence en creux des apocryphes consiste en une inversion d’un type particulier, présentant une double caractéristique. Tout d’abord, contrairement aux concepts précédents, le renversement ne porte pas sur un personnage des Premières parties dont le traitement par les continuateurs est contesté : l’inversion porte cette fois sur une ou plusieurs créatures de fiction créées par Luján et Avellaneda eux-mêmes. La seconde spécificité de cette modalité d’écriture est qu’elle vise à miner la crédibilité ou à transformer en objet de dérision une ou plusieurs figures romanesques qui, par leur statut, leurs qualités propres ou leur conduite, incarnaient un modèle dans les continuations rivales. Dans les suites alémanienne et cervantine, le renversement consiste précisément à introduire des failles dans ce modèle, qui remettent en question les fondements de sa domination ou de son autorité.
55Dans le Guzmán de 1604, la bourle du prédicateur sévillan, racontée aux chapitres v et vii du troisième Livre, offre une bonne illustration de cette modalité d’écriture. Pour comprendre le renversement effectué par Alemán, il convient de rappeler au préalable le contenu des chapitres v et vi du Livre III de la continuation apocryphe, avec lesquels la bourle du célèbre prêcheur nous semble offrir des points de comparaison suggestifs. Dans ces chapitres, le pícaro lujanien rencontre successivement deux prédicateurs (un dominicain et un augustin). Le dénominateur commun entre ces religieux est qu’ils apparaissent l’un et l’autre sous un jour idéalisé : le premier est doté d’une réputation (fama) qui lui donne une aura particulière57 ; le second est un orateur hors pair qui, outre sa sainteté et sa profonde science (fraile muy viejo, de mucha veneración, letras y santidad)58, possède un don particulier pour prêcher le pardon des ennemis (tenía en esto particular don de Dios)59. Son sermon produit d’ailleurs un effet presque miraculeux sur Guzmán, qui décide de rentrer dans les ordres après l’avoir entendu, bien que ce projet soit rapidement abandonné par la suite.
56Même si le texte de Luján ne se prête pas à la généralisation, dans la mesure où son récit ressemble davantage, dans l’ensemble, à la chronique d’une époque qu’à une œuvre d’édification, ces deux personnages incarnent, sinon une sorte de modèle du bon religieux, du moins des figures positives, qui ramènent le héros pour un temps — aussi bref soit-il — sur le droit chemin. Contrairement aux prêtres malhonnêtes rencontrés à Alcalá, qui n’hésitaient pas à soudoyer les étudiants pour obtenir les chaires qu’ils convoitaient60, les deux ecclésiastiques rencontrés ici par le héros sont présentés comme des autorités respectables et dignes d’être écoutées.
57Dans sa Seconde partie, Mateo Alemán paraît s’être appuyé sur ces personnages pour effectuer un renversement radical, à travers l’épisode mettant en scène un célèbre prédicateur sévillan61. Une fois rentré dans sa ville natale, Guzmán, abandonné par Gracia, doit se remettre à mendier. Afin de s’enrichir à peu de frais, il imagine un nouvel expédient qui va ruiner la réputation de cet illustre prêcheur de la ville. L’ensemble de l’aventure est en effet construite autour de la célébrité du religieux qui n’a d’égal que son manque de lucidité. Par un savant stratagème, le héros réussit à gagner la confiance du prélat, en se présentant comme un « pobre forastero » en quête de travail62. Le pícaro feint d’avoir trouvé par hasard une bourse — qu’il a en réalité volée — et la remet à l’ecclésiastique afin que celui-ci en retrouve le propriétaire. Le prédicateur sévillan (présenté tantôt comme « el fraile » ou « mi fraile », tantôt comme « el predicador »)63 prend tout de suite Guzmán pour un ange du Seigneur (creyó de mí ser algún santo)64. Aussi, le dimanche suivant, qui est le jour de la Toussaint, le prédicateur ne tarit-il pas d’éloges à l’égard du protagoniste, dont il souligne l’attitude exemplaire et qu’il porte aux nues dans son sermon65. Les paroles du saint homme suscitent en retour la compassion de l’auditoire, et le gueux est embauché peu de temps après pour gérer les biens de la femme d’un Indiano. Comme ce poste requiert une totale confiance, le prédicateur se porte même garant auprès de la maîtresse de maison et sert au pícaro de caution66.
58Le prêcheur sévillan qui est au cœur de cet épisode rappelle à plusieurs égards les deux religieux rencontrés successivement par le Guzmán lujanien dans le roman apocryphe, par rapport auxquels Alemán effectue un renversement complet67. Alors que, chez le continuateur, les deux prédicateurs sont des figures du bien, la fiction alémanienne présente un homme d’Église tenu pour un saint homme du fait de sa célébrité mais qui, en réalité, s’avère incapable de distinguer le bien du mal, le truand de l’homme vertueux, tant il manque de mesure et de discernement. Sans se méfier ni même chercher à vérifier les informations qui lui sont transmises par Guzmán, à peine le héros lui a-t-il rapporté la bourse dérobée par ses soins qu’il crie au miracle et fait preuve d’une emphase excessive (esta es obra sobrenatural y divina) ; débordant d’enthousiasme, l’ecclésiastique n’hésite pas à déformer et à exagérer les faits pour faire un beau sermon qui frappera les esprits (encareciendo aquél acto […] Exagerólo tanto, que movió a compasión), avant de recommander le pícaro pour le nouvel emploi qu’il lui a trouvé68. Sa responsabilité est dès lors engagée et sa réputation sera détruite par les faux pas de son protégé. La brillante démonstration par laquelle Alemán met à nu la fragilité de la fama, qui repose parfois sur des bases peu fiables, invite ainsi à différencier célébrité et sainteté, deux notions bien distinctes que Luján semblait confondre.
59Une fois encore, l’écriture du romancier sévillan laisse transparaître une volonté de corriger le continuateur. Néanmoins, pour l’écrivain original, il ne s’agit plus dans cet épisode de se démarquer de son concurrent à l’aide d’un prédicateur érigé en figure exemplaire (comme dans le cas de l’ambassadeur). C’est tout le contraire qui se produit ici : Alemán réagit au traitement favorable dont bénéficiaient les religieux lujaniens en créant un personnage qui est en tout point un contre-exemple et qui, en parfaite cohérence avec son projet romanesque, enseigne la vertu par son contraire.
60Le renversement est également une modalité d’écriture présente chez Cervantès. Dans la suite authentique du Quichotte, les personnages du duc et de la duchesse présentent en effet des caractéristiques inverses de celles de l’Archipámpano d’Avellaneda et de sa femme, mais aussi, de façon plus générale, de l’ensemble des nobles présents dans la continuation rivale. Au chapitre xiv du roman apocryphe, le personnage de mosén Valentín, curé d’Ateca, tient des propos qui illustrent assez bien le rôle de modèle joué par les aristocrates tout au long du Quichotte de 1614. En apprenant les mésaventures du maître et de l’écuyer à Saragosse, celui-ci s’exclame de façon significative : « ¡Que me maten si algunos caballeros de buen gusto no han hecho alguna invención de gigante par reír con don Quijote!69 »
61Dans la fiction du continuateur, les différents membres de la noblesse qui croisent les héros sur leur route et s’amusent à leurs dépens sont presque toujours présentés comme des paradigmes à la fois du point de vue physique et du point de vue intellectuel, comme le montre la description détaillée de la course de bagues dans la capitale aragonaise70. À cette occasion, non seulement ces aristocrates sont caractérisés par leur élégance, mais ils détiennent le monopole du bon goût et sont les auteurs de traits d’esprit et de mystifications présentées comme valorisantes. Ce bon goût s’exprime précisément à travers les bourles qu’ils mettent en œuvre — souvent aidés de leurs domestiques — afin de se moquer des réactions crédules de don Quichotte et de Sancho. Comme l’ont remarqué Stephen Gilman et James Iffland, dans le roman apocryphe, le rire est exclusivement orienté contre les protagonistes et le lecteur est invité à s’identifier à ces hauts personnages, avec lesquels l’auteur semble en parfaite connivence71. Lorsque, par la suite, l’un de ces grands seigneurs présents à la Cour se fait passer pour l’Archipámpano de Sevilla — un nom totalement burlesque —, le ridicule ne vise pas le noble qui se pare de cette identité bouffonne, mais les naïfs qui se laissent abuser par lui, ce qui constitue le principal ressort du comique.
62Dans la suite cervantine, le duc et la duchesse présentent, au contraire, un profil symétriquement opposé à celui des nobles donnés en modèles par Avellaneda. À la différence d’Alemán, Cervantès ne fait pas à proprement parler des châtelains aragonais des contre-exemples — comme le prédicateur sévillan — mais leurs imperfections sont progressivement dévoilées et leur exemplarité est de ce fait remise en question, ce qui en fait des figures problématiques.
63Dans le Quichotte de 1615, ces aristocrates sont en effet présentés à plusieurs reprises sous un jour peu flatteur. Si, durant la partie de campagne organisée à proximité de sa maison de plaisance, le duc s’illustre initialement par son habileté à la chasse, c’est bien le seul moment où il sauve les apparences. Le reste du temps, ce personnage est frappé d’impuissance et manque de grandeur. Il est incapable d’exercer la justice sur ses terres, car il est trop dépendant financièrement des riches laboureurs des alentours, comme le montre son refus de réparer l’outrage subi par la fille de la duègne doña Rodríguez72. Plus l’on avance dans la lecture du roman et plus le portrait du châtelain s’assombrit. Dans les chapitres suivants, le manque de loyauté et de fair-play du duc est dévoilé par le laquais Tosilos, qui, parce qu’il a refusé de se battre en duel avec don Quichotte (chapitre lvi), comme son maître le lui avait demandé, s’est vu infliger un sévère châtiment. Alors que l’aristocrate aragonais aurait pu se montrer beau joueur et reconnaître l’échec de son stratagème, il préfère punir mesquinement son valet ainsi que tous ceux et celles qui, d’une façon ou d’une autre, ont contrevenu à ses ordres73.
64La duchesse, qui, lors de sa première apparition sur son élégant palefroi, est dépeinte sous un jour idéalisé74, laisse peu à peu transparaître des failles, elle aussi, tant sur le plan intellectuel — elle semble ne pas savoir qui est Démosthène, au grand étonnement de don Quichotte75 — que du point de vue physique. Comme l’indique la duègne doña Rodríguez, cette figure féminine est loin d’être aussi parfaite qu’elle le paraît :
¿Vee vuesa merced, señor don Quijote, la hermosura de mi señora la duquesa […]? Pues sepa vuesa merced que lo puede agradecer primero a Dios y luego, a dos fuentes que tiene en las dos piernas, por donde se desagua todo el mal humor de quien dicen los médicos que está llena76.
65Le renversement cervantin consiste donc à mettre en question ce couple de nobles aragonais, qui apparaissait au départ sous un jour favorable, et à « démythifier » peu à peu ces figures à première vue dignes d’admiration.
66Afin de clore cette étude sur les châtelains aragonais examinés en regard des nobles d’Avellaneda, il convient de revenir en dernier lieu sur les bourles de palais apparaissant dans les deux Secondes parties (l’apocryphe et l’authentique), dont ces aristocrates sont le plus souvent les organisateurs. En dépit des nombreux points communs que présentent ces mystifications, Cervantès opère un renversement remarquable par rapport au modèle de bon goût aristocratique véhiculé par son compétiteur. Pour résumer la différence essentielle qui le distingue de son concurrent, deux passages peuvent être mis en parallèle. Au chapitre xiii du roman rival, durant le séjour de don Quichotte et de Sancho à Saragosse, le narrateur s’exclame : « Alborotóse la casa a las voces de ambos, que eran tantas, que bien se podía llamar la casa de locos, pues lo eran los principales que la regocijaban77. » Dans cet extrait, le substantif locos est associé de façon exclusive au maître et à l’écuyer, ce qui est parfaitement représentatif du projet d’écriture du continuateur. À l’inverse, au chapitre lxx de la suite cervantine, le narrateur rapporte ce jugement de Benengeli à propos des bourles qu’élaborent le duc et la duchesse avec le concours de leurs domestiques :
…tiene para sí ser tan locos los burladores como los burlados y que no estaban los duques dos dedos de parecer tontos, pues tanto ahínco ponían en burlarse de dos tontos78.
67Cette remarque illustre très bien, cette fois, l’attitude critique et ambivalente de Cervantès à l’égard des mystificateurs que sont le duc et son épouse. Dans la suite de 1615, le terme locos, qui rime ici avec tontos, s’applique presque avec la même justesse aux victimes des tromperies qu’aux instigateurs de ces dernières. Si l’auteur du Quichotte authentique s’inspire des bourles de palais présentes chez son émule, il les imprègne indéniablement de l’une de ses marques de fabrique — la « polydirectionnalité » ou « pluridirectionnalité » du rire79 —, qui lui permet de problématiser les figures données en modèle dans le roman de 1614.
68En définitive, le renversement permet donc à Alemán d’opposer la complexité de son projet d’écriture à celui de Luján, qu’il semble juger superficiel et simpliste, dans la mesure où son rival n’apporte que des solutions de pure forme et des remèdes insatisfaisants face au problème du mal, qui préoccupe au plus haut point l’auteur sévillan. Chez Cervantès, en revanche, le renversement semble surtout permettre de créer une instabilité ludique entraînant un miroitement du sens. Dans sa suite authentique, les bourles de palais n’ont pas seulement une fonction comique : l’écriture est ici conçue comme un questionnement susceptible de faire vaciller l’ordre et les hiérarchies apparentes et de remettre en cause la séparation franche entre personnages comiques et personnages sérieux, qui étaient deux caractéristiques essentielles de la fiction apocryphe.
69Tout au long des Secondes parties alémanienne et cervantine, la présence des œuvres rivales transparaît donc en creux. Plusieurs scènes semblent construites selon une logique inversive en miroir et ne prennent tout leur sens que mises en regard des romans concurrents. La recréation, la reprogrammation et le renversement constituent trois types de réaction des auteurs originaux aux textes des continuateurs, qui leur servent non seulement à bâtir indirectement des épisodes, mais à approfondir et à enrichir leurs propres projets romanesques. Même lorsqu’ils ne réagissent aux narrations de leurs compétiteurs que pour les railler ou simplement pour s’en démarquer, Alemán et Cervantès se montrent par conséquent influencés par elles.
70La recherche d’écarts par rapport aux fictions de Luján et d’Avellaneda se fait cependant selon des modalités propres à chacun des écrivains authentiques. Ces modalités sont déterminées, d’une part, par la nature différente de leurs projets romanesques initiaux et, d’autre part, par l’orientation donnée à leurs œuvres par leurs rivaux respectifs. En réaction à la tendance du Valencien à faire de Guzmán une sorte de témoin nonchalant de son temps et d’observateur sceptique de ses contemporains, Alemán recentre son projet d’écriture autour des actions de son pícaro, et donne par ailleurs une valeur d’exemple ou de contre-exemple à des personnages secondaires qui, chez son émule, n’étaient pas mobilisés dans le cadre d’une démonstration édifiante. À l’inverse, Cervantès prend le contre-pied d’Avellaneda en cherchant à proposer, plus encore que dans le Quichotte de 1605, une pluralité de perspectives et en dotant son écriture d’une forte indétermination.
III. — DÉPASSEMENT ET RENOUVELLEMENT ROMANESQUES
71Au-delà du fait que les romans apocryphes sont des sources d’inspiration et même des modèles en creux, ils participent également, de façon plus globale mais aussi plus subtile, à un dépassement des projets littéraires originaux d’Alemán et de Cervantès. Les ripostes amènent parfois les auteurs primitifs à s’éloigner du plan qu’ils avaient annoncé dans leurs Premières parties et à introduire des audaces d’écriture qui étaient absentes du Guzmán de 1599 et du Quichotte de 1605. Ce phénomène peut être observé à trois niveaux : tout d’abord, la nécessité de réagir aux continuations concurrentes conduit les romanciers initiaux à prendre certaines libertés à l’égard de la contrainte de vraisemblance ; les héros authentiques semblent connaître par ailleurs une véritable renaissance du fait de leur confrontation avec les œuvres rivales ou avec leurs doubles éponymes ; enfin, les textes de Luján et d’Avellaneda donnent l’impression de favoriser l’émergence de nouvelles modalités d’écriture chez les deux écrivains originaux, contribuant ainsi au renouvellement de leurs projets romanesques.
L’ASSOUPLISSEMENT DE LA VRAISEMBLANCE
72Nous utilisons le terme de vraisemblance dans son acception la plus large, c’est-à-dire ce qui relève du possible, mesuré à l’aune de l’opinion ou de la raison, et que Cécile Cavillac nomme « vraisemblance empirique »80. Il ne sera ici question, en effet, que des cas les plus extrêmes, de quelques passages limites où, du fait des ripostes, Alemán et Cervantès transgressent de façon manifeste ce principe aristotélicien en introduisant dans leurs fictions des discours qui, pour le public d’hier comme pour celui d’aujourd’hui, semblent hautement improbables voire impossibles.
73Chez le romancier sévillan, cela concerne principalement la présence d’énoncés à double entente qui renvoient au texte de Luján et sont situés dans le deuxième Livre de la suite authentique. L’introduction du personnage de Sayavedra, qui est à la fois une sorte de double de Guzmán et une incarnation du pícaro apocryphe, permet à Mateo Alemán de tisser un jeu subtil d’allusions visant à critiquer l’œuvre rivale et son auteur. Cette technique entraîne parfois, cependant, une distorsion de la vraisemblance, ou du moins, un assouplissement de celle-ci. Certains de ces énoncés posent incontestablement un problème de cohérence du discours et, dans deux cas particuliers, rendent même difficile l’intelligence du texte.
74Au chapitre iv du deuxième Livre, après avoir quitté l’auberge où il a gagné une forte somme aux cartes, Guzmán fait la leçon à Sayavedra. Il se targue de faire un partage équitable du butin, et s’exclame soudain : « No andes a raterías, hurtando cartillas, ladrón de coplas, que no se saca de tales hurtos otro provecho que infamia81. » Cette mise en garde du héros à l’adresse de son valet, à qui il enjoint de ne pas voler de lettres ou de billets, et qu’il qualifie littéralement de « voleur de chansons », a de quoi surprendre. En effet, à aucun moment le complice du protagoniste n’a été présenté jusqu’ici — et il ne le sera pas non plus par la suite — comme ayant de semblables activités. Cette remarque n’a de sens que rapportée au vol d’idées évoqué par Mateo Alemán dans son prologue82. Dans ce passage, l’auteur sévillan choisit d’oublier ponctuellement la contrainte de vraisemblance, au risque de porter atteinte à l’intelligibilité de l’œuvre, pour rendre plus explicite l’équivalence entre les piètres vols de Sayavedra et l’emprunt littéraire, selon lui peu subtil, pratiqué par son émule.
75Dans un autre extrait, situé cette fois après le vol de Milan, Guzmán décide de se rendre à Gênes avec son compagnon afin de mettre à exécution la vengeance qu’il a ourdie à l’égard de ses parents génois. À cette occasion, il s’adresse à lui en ces termes :
Si tú, Sayavedra, como te precias fueras, ya hubieras antes llegado a Génova y vengado mi agravio; mas forzoso me será hacerlo yo, supliendo tu descuido y faltas83.
76Cette phrase n’est compréhensible que si l’on identifie ici Sayavedra — l’acolyte du héros — au pícaro apocryphe de Luján, lequel, à aucun moment de sa continuation, ne raconte la revanche éclatante de Guzmán sur sa famille italienne, alors que cet épisode était pourtant annoncé solennellement dans la Première partie du roman.
77C’est seulement à cette condition que le message délivré dans ce passage par le gueux authentique fait sens :
…si tu étais celui que tu prétends être — c’est-à-dire si tu étais vraiment Guzmán de Alfarache —, tu te serais rendu à Gênes où tu te serais vengé du terrible affront que j’y ai subi dans la Première partie de mes aventures.
78La vraisemblance est mise à mal dans cet extrait, dans la mesure où Sayavedra n’est plus seulement le valet et le complice du héros alémanien, mais est aussi une sorte de projection du pícaro lujanien. Cette fois encore, la liberté prise par rapport à la vraisemblance entraîne une difficulté de compréhension pour le lecteur qui ne peut saisir pleinement le sens de l’énoncé qu’à condition de le déchiffrer et de rétablir l’équivalence entre Sayavedra et le personnage de la narration rivale. Le roman apocryphe exerce donc une influence indirecte qui ne se traduit pas seulement par l’introduction d’une série d’écarts contrastifs, mais qui passe également par une modification du rapport du romancier sévillan aux contraintes classiques de l’écriture.
79La Seconde partie du Quichotte contient elle aussi une série d’invraisemblances liées à la riposte à Avellaneda. La décision spectaculaire que prend le chevalier errant de se rendre à Barcelone et non à Saragosse (chapitre lix), suite à la découverte de la continuation concurrente, soulève un premier problème de cohérence interne du texte. En effet, depuis quand les êtres de fiction sont-ils autonomes par rapport à leur auteur ? Un personnage romanesque peut-il, sans dommage pour la vraisemblance, décider d’agir dans l’unique but de démentir l’un de ses historiens, comme le fait don Quichotte dans ce chapitre : « no pondré los pies en Zaragoza y así sacaré a la plaza del mundo la mentira deste historiador moderno » ? Dans ce cas, quel est le statut du chevalier errant d’Avellaneda, dont le héros de Cervantès tente de se différencier en ces termes : « yo no soy el don Quijote que él dice »84 ?
80Toutefois, la liberté prise par rapport à la contrainte de vraisemblance n’est sans doute jamais poussée aussi loin que lors de la fausse vision d’Altisidora, rapportée au chapitre lxx de la suite authentique. À ce stade de la narration, la jeune soubrette du duc et de la duchesse raconte au maître et à l’écuyer le voyage qu’en tant que suicidée, elle est censée avoir fait en Enfer, dans un récit qui cumule plusieurs niveaux d’invraisemblance. Tout d’abord, son périple infernal s’apparente à une aimable promenade qui s’arrête aux portes de l’au-delà. Devant ces dernières, la jeune fille dit avoir aperçu des diables qui jouaient à la paume, tels des écoliers, à ceci près qu’ils utilisaient — détail surprenant et incongru — de mauvais livres en guise de balles. L’accoutrement de ces démons, décrit scrupuleusement, n’est pas moins insolite, puisque ceux-ci portent de la dentelle et sont habillés à la dernière mode : « con valonas guarnecidas con puntas de randas flamencas, y con unas vueltas de lo mismo que les servían de puños »85. L’ensemble du récit d’Altisidora se déroule de ce fait dans une atmosphère burlesque qui s’éloigne des représentations littéraires traditionnelles de l’Enfer, dans lesquelles les démons étaient souvent dépeints en train de jouer avec l’âme des condamnés86. En effet, ces êtres d’outre-tombe, dont on aurait pu attendre qu’ils soient caractérisés avant tout par leur cruauté, sont dotés par Cervantès de traits qui les rendent très humains. Inscrits dans le quotidien le plus prosaïque, ces diablotins font sourire et sont totalement inaptes à inspirer la peur.
81Au cours de cet épisode, le passage le plus surprenant est néanmoins celui où Altisidora rapporte une conversation entre deux de ces joueurs diaboliques à propos de la continuation d’Avellaneda, qui figure au nombre des mauvais livres qu’ils maltraitent. Avant que le roman apocryphe ne soit envoyé en lambeaux dans les abîmes de l’Enfer, la soubrette assiste à cet étrange entretien :
Dijo un diablo a otro: «Mirad qué libro es ese». Y el diablo le respondió: «Esta es la Segunda parte de la historia de don Quijote de la Mancha, no compuesta por Cide Hamete, su primer autor, sino por un aragonés, que él dice ser natural de Tordesillas». «Quitádmele de ahí —respondió el otro diablo— y metedle en los abismos del infierno, no le vean más mis ojos.» «¿Tan malo es? —respondió el otro». «Tan malo —replicó el primero—, que si de propósito yo mismo me pusiera a hacerle peor, no acertara»87.
82Le statut de cette scène pose un épineux problème car, à aucun moment, la jeune fille, pas plus que ses maîtres, n’a été informée de l’existence de l’œuvre du continuateur, ce qui aurait permis à ce songe de relever du possible. Il ne reste donc que deux alternatives, acceptables l’une et l’autre, bien qu’elles constituent une entorse à la vraisemblance : ou bien Cervantès a choisi par jeu de présenter ce rêve comme une supercherie — Alitisidora ne peut rêver du roman d’Avellaneda, puisqu’elle n’en a jamais entendu parler de quelque façon que ce soit —, ou bien ce passage doit être lu en regard des divers épisodes novateurs de la Seconde partie authentique qui frisent le fantastique88 et introduisent dans la fiction des éléments d’outre-monde, peut-être en partie sous l’influence du roman de 1614. Dans ce cas, cette vision pourrait être le fruit d’une révélation relevant du merveilleux ou du surnaturel.
83Quelle que soit la réponse apportée à cette question, ce passage permet d’établir l’existence d’un lien étroit entre l’assouplissement de la vraisemblance et la continuation apocryphe. Comme dans le cas de Mateo Alemán, la riposte semble prétexte à une prise de distance par rapport à cette règle aristotélicienne, et favorise l’émergence d’un nouveau type d’écriture. Chez les deux écrivains authentiques, l’œuvre rivale est finalement perçue comme une incitation à dépasser la poétique des Premières parties et à expérimenter de nouvelles techniques narratives. Dans ces différents extraits, les deux romanciers semblent en effet donner la priorité aux jeux d’échos et de miroirs avec les narrations de leurs compétiteurs, qui priment sur les contraintes classiques auxquelles sont habituellement soumis les textes de fiction.
LA RENAISSANCE DES HÉROS
84Une autre caractéristique majeure des suites alémanienne et cervantine, liée au moins en partie à l’existence de romans concurrents, est la renaissance que connaissent Guzmán et don Quichotte au contact de leurs doubles. Dans les deux Secondes parties authentiques, les protagonistes sont en effet confrontés à des sortes d’alter ego, ce qui réveille chez eux une soif de dépassement qui s’accompagne d’une volonté d’affirmer la singularité de leur être. Or, à bien des égards, ce phénomène peut apparaître comme une sorte de projection, sur le plan de la fiction, du renouvellement romanesque suscité par les continuations de Luján et d’Avellaneda.
85C’est sans nul doute chez Mateo Alemán que la relation entre la rencontre du double symbolisant l’apocryphe et la renaissance du héros est la plus explicite. En effet, dans le texte du Sévillan, Guzmán décide immédiatement après sa rencontre avec Sayavedra — et sur les conseils de ce dernier — d’entreprendre un tour d’Italie (llevando propuesto de allí adelante hacer libro nuevo)89 et se compare alors au phénix qui renaît de ses cendres : « ya no pensaba volver a ser el que fui, sino un fénix nuevo, renacido de aquellas cenizas viejas »90. La rencontre de l’alter ego marque le début d’une régénération du protagoniste que rien ne semble pouvoir entraver, pas même le vol de ses coffres, par rapport auquel le pícaro alémanien adopte une attitude étrangement combative : « Hice buen ánimo. Saqué fuerzas de flaqueza91. »
86Toutefois, le rôle du double comme moteur de la renaissance du héros n’est jamais exprimé de façon aussi claire qu’à l’issue du vol de Milan, l’épisode du roman où — avec l’aventure de Gênes — Guzmán déploie la plus grande ingéniosité92. Dans ces chapitres, le gueux authentique devient l’architecte d’une tromperie extrêmement complexe qu’il réalise avec la complicité de deux alter ego (Sayavedra et un autre pícaro nommé Aguilera), qui contemplent son exploit avec des yeux médusés. Au cours d’un moment d’introspection ayant lieu à l’issue de ce vol, le protagoniste alémanien médite sur la réussite de son entreprise et finit par conclure, de façon inattendue, que c’est précisément la rencontre de Sayavedra — qui symbolise la continuation apocryphe — et le désir de le surpasser qui lui ont servi d’aiguillon pour réaliser cette escroquerie monumentale :
Después que vi tanto dinero en estas pobres y pecadoras manos, me acordé muchas veces del hurto que Sayavedra me hizo, que, aunque no fue tan poco que para mí no me hubiera hecho grande falta, si aquello no me sucediera tampoco lo conociera ni con este hurto arribara; consolábame diciendo: «Si me quebré la pierna, quizá por mejor; del mal el menos»93.
87Il va sans dire que ce passage clef se prête à une lecture métapoétique : si son double ne lui avait pas dérobé ses coffres, le pícaro authentique aurait-il accompli l’un des vols les plus virtuoses de tout le roman ? En d’autres termes, sans la fiction rivale, Alemán aurait-il écrit un deuxième Livre aussi riche du point de vue de l’intrigue et aussi réussi du point de vue narratif ? Incontestablement, aucune des escroqueries commises dans la Première partie initiale ne peut rivaliser avec la bourle de Milan, qui passe par une longue maturation, une gestion parfaite de la durée, et est le fruit d’un travail d’équipe dont Guzmán est à la fois le savant architecte et le plus brillant acteur94. Seule la vengeance du héros à l’encontre de ses parents génois atteint un degré comparable d’élaboration, mais une fois encore l’alter ego du protagoniste a dans cette tromperie une part remarquable. Comme le montre le vol de l’usurier milanais, le désir de dépassement du double et l’émulation créée par ce dernier sont bien à l’origine d’un surcroît d’inventivité qui se répercute au plan fictionnel et au plan narratif, puisque la suite d’Alemán s’enrichit à ces deux niveaux à la fois au contact du texte concurrent. La transformation de Guzmán après sa rencontre avec Sayavedra est en réalité à l’image de l’ensemble du roman, qui bénéficie du surplus d’énergie déployé par le Sévillan pour dépasser son compétiteur.
88Dans le Quichotte de 1615, le lien entre le double, la renaissance des héros et le roman apocryphe est plus difficile à établir au premier abord. Chez Cervantès, en effet, la thématique du dédoublement est liée lors de sa première apparition, non à la continuation d’Avellaneda, mais à la Première partie authentique, dont les protagonistes découvrent l’existence aux chapitres iii et iv par l’entremise de Sansón Carrasco. Aussi, lorsque le bachelier réapparaît sous les traits du Chevalier aux Miroirs, ce double de don Quichotte semble-t-il associé d’abord et avant tout au texte de 1605 et non à celui de 1614.
89Pourtant, ce personnage peut également être relié à plusieurs titres au roman apocryphe. D’abord, parce qu’il existe un faisceau de ressemblances entre Sansón Carrasco et Álvaro Tarfe, acteur essentiel de l’œuvre d’Avellaneda. Les deux hommes jouent l’un et l’autre le rôle d’amis équivoques, qui favorisent une nouvelle sortie du héros95. Par ailleurs, si les motivations de ces deux êtres romanesques diffèrent au départ — le premier veut guérir don Quichotte et le second se divertir à ses dépens —, leurs desseins finissent par se rejoindre, puisque, dans les chapitres finaux de la continuation apocryphe et de la suite authentique, tous deux souhaitent obtenir la guérison du protagoniste, l’un en faisant en sorte qu’il regagne son village et l’autre en l’accompagnant à l’asile d’aliénés de Tolède. Mais ces ressemblances ne s’arrêtent pas là : au-delà du fait que Carrasco et Tarfe manipulent l’hidalgo à l’aide de divers stratagèmes tout au long des deux romans, ces personnages peuvent en outre être considérés, chacun à leur façon, comme des sortes de doubles du chevalier de la Manche, aussi bien dans le texte de 1614 que dans celui de 1615. En décidant lui-même de revêtir une armure et de se déguiser en héros chevaleresque pour soigner son voisin, Carrasco se montre aussi fou que le malade qu’il prétend guérir (son délire devient d’une certaine façon le pendant de celui de l’hidalgo cervantin) : les deux amis sont l’un et l’autre de faux chevaliers épris de surcroît d’une dame imaginaire à laquelle ils dédient leurs exploits (Dulcinée du Toboso et Casildée de Vandalie). Tarfe, quant à lui, a en commun avec le chevalier errant d’Avellaneda de se rendre à Saragosse pour participer à des joutes, de maîtriser parfaitement le langage amoureux, et enfin de vouer un culte à une jeune femme originaire d’Andalousie (comme Casildée) pour qui il aimerait accomplir des prouesses.
90Le profil de ces deux personnages et les rôles assez comparables qu’ils sont appelés à jouer dans l’économie de chacun des romans seraient sans doute trop vagues pour permettre d’établir l’existence d’un lien tangible entre la continuation apocryphe et le Chevalier aux Miroirs, si cet amoureux factice n’était pas accompagné de surcroît d’un acolyte — Tomé Cecial —, dont le déguisement, l’attitude et les paroles rappellent l’écuyer noir du géant Bramidán de Tajayunque, qui apparaît au chapitre xxxiii du Quichotte de 161496. Le nez postiche de Cécial, qui fait si peur à Sancho, pourrait bien être un écho ironique au déguisement rudimentaire du personnage burlesque au visage enduit de suie créé par Avellaneda. Le rôle rempli par Cécial — écuyer du Chevalier aux Miroirs — est par ailleurs assez proche de celui dévolu au compagnon du géant Bramidán, puisque ces deux serviteurs défient respectivement le Sancho cervantin et le Sancho apocryphe en duel, selon des modalités très analogues97. Enfin, les deux écuyers (l’apocryphe et l’authentique) emploient des expressions très similaires, comme par exemple « despertarle a uno la cólera », qui apparaît une fois chez Avellaneda et deux chez Cervantès98. Ces différents points communs montrent que le Chevalier aux Miroirs et son complice entretiennent des liens multiples avec la continuation de 1614. Si ces personnages ne renvoient sans doute pas de façon exclusive à l’œuvre d’Avellaneda, ils y sont liés néanmoins de façon indéniable. À présent, en quoi ces doubles donnent-ils une nouvelle vigueur aux héros ?
91Dans les épisodes précédant cette rencontre, don Quichotte avait connu deux déconvenues successives : la découverte de l’« enchantement » de Dulcinée, par l’entremise de Sancho, et l’humiliation subie lors de l’aventure des Cortès de la Mort. Or, la confrontation avec celui que le narrateur appelle elliptiquement « El de los Espejos » marque précisément une inversion de cette trajectoire qui menait le chevalier errant d’échec en échec et semble même entraîner chez lui une progressive métamorphose accompagnée d’une régénération. Juste après la victoire inattendue qu’il a remportée contre son alter ego, le protagoniste cherche en effet à se distinguer par de nouveaux exploits, ce qui peut être interprété comme un désir de se différencier de son double et de le dépasser, non seulement en le vainquant en combat singulier, mais en surpassant les prouesses qu’il s’était vanté d’avoir réalisées pour sa dame.
92L’aventure des lions, durant laquelle le héros cervantin fait preuve d’un courage réel, de même que la descente fabuleuse dans la cueva de Montesinos, peuvent d’ailleurs être mises toutes deux en relation avec les performances accomplies par son double (soulever les Toros de Guisando et descendre dans le gouffre de Cabra), que l’hidalgo pourrait bien chercher en réalité à éclipser. De fait, l’adoption d’un nouveau nom (El Caballero de los Leones), immédiatement après la rencontre de ce rival, renforce encore davantage l’idée d’une renaissance du protagoniste authentique, d’autant plus indispensable que le Chevalier aux Miroirs avait mentionné l’existence d’un autre don Quichotte, qu’il se targuait d’avoir vaincu99. Bien que cela n’apparaisse pas d’emblée, la rencontre du Caballero de los Espejos suscite finalement chez le héros de Cervantès des changements de grande ampleur et incite parallèlement Sancho à affirmer sa condition d’écuyer pacifique (pendant son duel avec Tomé Cecial), afin de mieux se différencier du double qu’Avellaneda lui avait inventé.
93Plusieurs indices permettent donc d’établir que la régénération que connaissent Guzmán et don Quichotte au cours des Secondes parties entretient un lien privilégié avec les continuations rivales. Alemán et Cervantès ne se contentent pas d’inverser de façon ponctuelle telle ou telle caractéristique de leurs personnages, ni même de reprogrammer ces derniers pour corriger un trait de caractère développé à l’excès par leurs émules : les auteurs primitifs semblent plutôt chercher un véritable dépassement des textes concurrents, doublé d’une volonté de surpasser leur propre création. Dans le cas de Mateo Alemán, la renaissance du pícaro, étroitement liée au texte apocryphe (par le truchement de la figure allégorique de Sayavedra), nous semble pouvoir se lire comme une métaphore du renouvellement romanesque suscité par la fiction de Luján. En ce qui concerne Cervantès, les choses sont plus complexes, dans la mesure où le thème du double peut être rattaché à la fois à la découverte de la Première partie authentique et au Quichotte de 1614. Sans qu’il soit possible de déterminer la part exacte qui revient à l’œuvre d’Avellaneda, il est toutefois indéniable que cette dernière participe à une renaissance qui est à la fois celle du héros éponyme et celle de l’écriture.
LE NOUVEAU SOUFFLE DE L’ÉCRITURE
94Parler de régénération des protagonistes ne suffit pas à rendre compte, en effet, de l’ampleur du processus au centre duquel se trouvent Guzmán et don Quichotte dans les suites authentiques. En réalité, cette nouvelle naissance des héros n’est que la partie la plus visible d’un phénomène plus profond et de plus grande étendue, qui ne se limite pas aux seuls personnages, mais concerne la facture même des Secondes parties, dont l’écriture semble modernisée, précisément parce qu’elle est portée par un nouveau souffle.
95Par rapport au texte de 1599, l’ouvrage publié par Mateo Alemán en 1604 présente une nouveauté singulière — d’ordre structurel —, qui, elle non plus, n’est pas étrangère à la continuation lujanienne. Dans la majeure partie du deuxième Livre, le dédoublement vertical Guzmanillo-Guzmán (pícaro actant / pícaro narrateur), qui était observable tout au long de la Première partie initiale, est remplacé (ou plutôt redoublé) par un dédoublement horizontal, qui oppose Sayavedra — présenté comme un voleur inexpérimenté — à Guzmán, qui monte progressivement en puissance et devient un virtuose du vol.
96Dans cette partie du récit, le romancier sévillan s’affranchit partiellement de la contrainte « atalayiste », ou du moins prend ses distances avec elle, alors qu’il présentait celle-ci, dans son prologue, comme le principe fondateur et la visée profonde de son texte. Durant ces épisodes (et plus particulièrement dans les chapitres v et vi), le pícaro authentique, libéré provisoirement de tout repentir et de tout soupçon de culpabilité, devient une sorte de héros narcissique surpuissant et triomphant. L’écriture alémanienne est portée par un nouvel élan qui, pendant plusieurs chapitres consécutifs, orchestre les actions d’un protagoniste proche du surhomme. Les digressions qui interrompent les aventures du gueux dans le reste du texte sont ici totalement imbriquées dans le récit, puisque c’est Guzmán actant qui en a la charge et qui les introduit de la façon la plus naturelle qui soit sous les yeux ébahis de Sayavedra, à qui il dispense une leçon sur l’art du vol :
Amigo Sayavedra […] Hurtar una saya y recibir cien azotes, quienquiera se lo sabe: más es la data que el cargo. Donde yo anduviere, bien podrán los de vuestro tamaño bajar el estandarte100.
97L’entrée en scène du double permet d’arriver à une articulation quasi parfaite entre conseja et consejo et favorise un changement du rythme de la narration. Le roman glisse ainsi imperceptiblement des aventures du pícaro aux enseignements à en tirer, et des enseignements aux aventures du protagoniste. Cependant, les leçons délivrées dans ce contexte par Guzmán n’ont plus rien de moral : dans ces chapitres, Alemán semble momentanément mettre en veilleuse ce qu’il présentait dans le paratexte comme le but ultime de sa fiction. Cette innovation attire d’autant plus l’attention qu’une fois l’alternance verticale (Guzmán-Guzmanillo) brisée, le Sévillan semble hésiter à la réintroduire sous sa forme primitive dans la suite du récit, c’est-à-dire dans le troisième Livre. En effet, dans plusieurs passages de ce dernier, l’auteur insiste davantage que dans les précédents sur le fait que les développements moraux peuvent paraître importuns aux lecteurs et, de façon plus précise, il donne l’impression de s’interroger à plusieurs reprises sur le bien-fondé d’une pratique d’écriture qui consiste à orienter systématiquement le récit vers l’exemplarité, au risque de gâter le « plaisir du texte ».
98L’un des exemples les plus éloquents de ce phénomène apparaît au moment de la rencontre du héros avec Gracia. À peine Guzmán a-t-il fait la connaissance de la jeune femme, qu’il interrompt l’histoire de sa vie pour introduire une diatribe contre la simonie, dont lui-même s’est rendu coupable. Mais, de façon étonnante, un doute semble aussitôt s’immiscer dans l’esprit du protagoniste, qui finalement préfère couper court à cette digression alors que le sujet a tout juste été effleuré : « ¿Diré aquí algo? Ya oigo deciros que no, que me deje de reformaciones tan sin qué ni para qué101. » Le héros imagine en effet à cet instant qu’une voix, qui pourrait être celle du lecteur impatient de connaître la suite de l’histoire, s’élève : « Di lo que te importa […] que dejaste las mozas merendando, el bocado en la boca. » Un lecteur auquel Guzmán finit par rétorquer, avec une certaine résignation : « razón pides, no te la puedo negar »102. En d’autres termes, le pícaro-narrateur alémanien opère ici un recentrement : il renonce cette fois à prendre prétexte de sa trajectoire personnelle pour introduire un développement d’ordre général, en l’occurrence, sur le trafic et la vente des biens spirituels103.
99Ce passage, dans lequel le gueux authentique semble renoncer à ce qu’il appelle ses reformaciones interpelle d’autant plus qu’il rappelle le credo de Luján, dont le héros revendiquait une certaine autonomie par rapport à son modèle, notamment lorsqu’il emploie la formule : « dejando la reformación del mundo que ni toca a mí ni puedo ser parte para ello »104. Le recentrement du texte du Sévillan autour du pícaro et du récit de ses aventures, dans cet extrait, peut donc être doublement rattaché à la narration du continuateur : d’une part, le romancier original semble prendre en compte la critique formulée par son concurrent concernant son obsession pour l’exemplarité et sa volonté de toujours tirer des leçons de la biographie du protagoniste ; d’autre part, l’atténuation de l’opposition verticale (pícaro actant vs pícaro repenti) au profit d’une opposition horizontale (Guzmán vs Sayavedra) sous l’influence du roman apocryphe (essentiellement dans le Livre II), semble avoir favorisé un rééquilibrage entre, d’un côté, la dimension édifiante de l’œuvre et, de l’autre, le plaisir du lecteur.
100Dans la Première partie initiale, le gueux alémanien s’excusait parfois, il est vrai, d’introduire des digressions qui pouvaient sembler intempestives : « Larga digresión he hecho y enojosa. Ya lo veo; mas no te maravilles, que la necesidad adonde acudimos era grande105. » Toutefois, comme le montre cet exemple, le lecteur était généralement mis devant le fait accompli, puisque ces excuses intervenaient souvent après-coup et non avant le développement moral introduit par Guzmán. Paradoxalement, la nécessité de se justifier de la part du pícaro-narrateur a tendance à être nettement accentuée dans la Seconde partie du roman, où elle n’est plus un simple procédé rhétorique, mais reflète plutôt désormais un questionnement intense sur la place et le rôle des développements qui entrecoupent le récit. La parution d’une continuation rivale, qui faisait la part belle aux digressions, suscite donc une double réaction de la part de l’auteur sévillan : elle l’amène tout d’abord à s’éloigner, dans certains épisodes, de la contrainte « atalayiste » afin de riposter plus librement à la fiction concurrente ; elle le pousse en outre à porter un regard critique sur son propre texte, qui le conduit à redéfinir le rapport entre récit et développements, action romanesque et exemplarité, dans la suite de 1604.
101Loin de se borner à quelques passages isolés, cette évolution imprègne par conséquent des aventures essentielles de la Seconde partie alémanienne. Étant donné l’importance du double retournement final pour l’intelligence de l’ensemble de l’œuvre, on peut s’étonner en particulier du caractère très narratif des derniers chapitres du roman. Le récit de la rénovation intérieure du héros puis de la dénonciation du complot ourdi par Soto se fait pratiquement sans discontinuer, alors que l’on aurait pu s’attendre à ce qu’Alemán introduise des commentaires moraux destinés à orienter la réception de ces deux événements majeurs, comme il le fait du reste dans de très nombreux épisodes. Force est de constater que, dans le dénouement de la suite authentique, l’écriture du Sévillan est beaucoup moins dirigiste que dans le reste de l’œuvre, ce qui invite à se demander si la partie finale du Guzmán de 1604 n’est pas elle aussi portée par ce nouveau souffle de l’écriture.
102Dans la suite du Quichotte, la rivalité avec la continuation d’Avellaneda semble aussi donner à l’écriture cervantine une nouvelle vigueur. Cervantès paraît également s’appuyer sur l’ouvrage de son compétiteur pour dépasser l’horizon d’attente créé par la Première partie de son roman, en s’inspirant notamment de l’imagination intarissable du chevalier errant apocryphe. Alors que, dans le Quichotte de 1605, la puissance créatrice du héros avait globalement tendance à décliner après les épisodes de la Sierra Morena106, la capacité du protagoniste d’Avellaneda à imaginer des aventures reste en effet intacte du début à la fin de son texte. En dépit des mystifications multiples dont l’hidalgo apocryphe est victime, il demeure extrêmement inventif, ce qui semble avoir incité Cervantès à redonner un plus grand pouvoir créatif à son personnage.
103Ce phénomène est particulièrement manifeste dans un épisode singulier du roman de 1615 : la descente dans la célèbre grotte de Montesinos, suite à laquelle don Quichotte apparaît précisément comme un narrateur à l’imagination extravagante, alors que, dans le reste de la Seconde partie, il évolue plutôt vers une sagesse grandissante. L’aventure de la caverne présente indéniablement diverses ressemblances avec les chapitres xxii et xxiii d’Avellaneda, qui racontent successivement la rencontre surprenante de Bárbara la Balafrée (chapitre xxii), puis l’arrivée du maître et de l’écuyer dans un village situé non loin de Sigüenza (chapitre xxiii), deux moments clefs où la folie du chevalier errant apocryphe est particulièrement féconde107.
104Le chapitre xxii du texte de 1614 raconte comment, à la nuit tombante, don Quichotte et Sancho entendent les cris d’une femme, en provenance d’un bois avoisinant. Aussitôt, l’hidalgo interprète ces lamentations comme le signe qu’un nouvel exploit l’attend et considère qu’il lui incombe de libérer l’être opprimé à l’origine de cette plainte : d’après lui, ces cris seraient en effet ceux d’Urgande la Déconnue, célèbre magicienne qui le soutient dans sa quête et que l’enchanteur Freston (son ennemi juré) retiendrait prisonnière dans une grotte avec plusieurs chevaliers et de nombreuses jeunes filles, maintenus en captivité grâce à un charme magique. Or, une approche comparée de cet épisode et de celui de la fameuse caverne cervantine révèle que les ressorts utilisés par les deux écrivains et les ingrédients romanesques qu’ils mobilisent, lors de chacune de ces aventures, présentent d’assez fortes similitudes. Chez Cervantès comme chez Avellaneda, la majeure partie des événements rapportés n’existe que dans l’imagination du héros et la scène évoquée par ce dernier n’est par conséquent qu’une pure fantasmagorie. Dans chacun des textes, divers personnages — qui, pour plusieurs d’entre eux, n’ont d’existence que littéraire — sont par ailleurs retenus captifs dans cette grotte et semblent attendre que don Quichotte vienne les délivrer108, ce qui assimile le protagoniste à une sorte de messie burlesque. Ce rôle incongru dévolu au chevalier est très analogue chez les deux romanciers, à ceci près que Cervantès le développe plus longuement, comme s’il avait amplifié le scénario qui n’était qu’ébauché par son émule.
105Enfin, pour rédiger l’aventure de la caverne, l’auteur original pourrait aussi s’être inspiré du chapitre xxiii du roman apocryphe, qui raconte l’arrivée du maître et de l’écuyer dans un bourg voisin, dont l’ingénieux hidalgo, dans un accès de folie, propose de mener les habitants à Roncevaux, aux côtés de Montesinos, de Durandart et de Bélerme109. Deux éléments complémentaires permettent cette fois de relier l’épisode de la cueva cervantine au Quichotte de 1614 : d’une part, la réintroduction massive par Cervantès des figures héroïques issues du romancero dans cette aventure, alors que ces dernières avaient pratiquement disparu depuis le début de la Seconde partie authentique ; d’autre part, le fait que les trois mêmes personnages (Montesinos, Bélerme et Durandart) soient évoqués à la fois par Avellaneda au chapitre xxiii de son roman — c’est-à-dire le passage qui suit immédiatement la rencontre de Bárbara — et dans l’épisode de la grotte cervantine.
106En plus de ce faisceau de concordances, une autre caractéristique encore plus essentielle permet de rapprocher ces deux aventures : l’atmosphère d’inquiétante étrangeté qui y règne. Chez Cervantès, celle-ci découle en grande partie du traitement dégradant auquel sont soumis les héros issus des romances évoqués précédemment, tandis que ce sentiment émane plutôt chez le continuateur du personnage étonnant de Bárbara la Balafrée, que les lecteurs découvrent à ce stade de la narration. Cette figure féminine, que le chevalier errant identifie dans un premier temps à Urgande, a une existence presque fantomatique (elle n’est d’abord qu’une voix plaintive provenant de la forêt avant de devenir une sorte d’apparition, tout de blanc vêtue), à tel point que Sancho se demande même si elle ne serait pas une âme en peine (una ánima del purgatorio, vestida de blanco como ellas)110. À l’instar des êtres livresques rencontrés par le don Quichotte cervantin dans la caverne, qui sont dépeints en total décalage avec les codes littéraires habituels, cette créature présente de surcroît une grande complexité, puisqu’elle réunit des caractéristiques contradictoires : Bárbara porte le nom d’une grande sainte, mais est en réalité une ancienne prostituée ; le chevalier errant la prend pour Zénobie, la reine des Amazones, mais elle s’avère n’être qu’une femme d’une laideur repoussante. S’il ne réserve pas aux figures issues du romancero le même traitement burlesque que Cervantès, l’auteur du Quichotte apocryphe teinte néanmoins cet épisode d’une inquiétante étrangeté, liée en grande partie au caractère « incongru » de la tripière, qui permet de rapprocher l’atmosphère de cette aventure des bois de celle qui règne dans la grotte cervantine.
107Ces différents éléments pourraient peut-être apparaître comme une série de coïncidences ou de rapprochement hasardeux si l’épisode de la cueva de Montesinos n’offrait pas un ultime — mais décisif — point de jonction avec le Quichotte de 1614 : l’emploi du terme apócrifo, que Cervantès utilise à la fois pour qualifier l’ensemble de cet épisode (au chapitre xxiv) et pour désigner le chevalier errant d’Avellaneda, dans la suite du roman (au chapitre lxi). Il est en effet difficile d’attribuer à un simple hasard le fait que le héros de la continuation concurrente soit qualifié par les amis de Roque Guinart d’« apocryphe », au moment où le don Quichotte cervantin arrive sur la plage de Barcelone111, et que, par ailleurs, ce même qualificatif soit utilisé par Benengeli afin de désigner l’aventure de la grotte de Montesinos : « y si esta aventura parece apócrifa, yo no tengo la culpa, y así, sin firmarla por falsa o verdadera, la escribo »112. À travers cette déclaration du pseudo-historien arabe, l’écrivain authentique semble inscrire ouvertement — mais non sans ironie — l’épisode de la caverne dans le cadre de sa riposte littéraire. Le roman d’Avellaneda semble ainsi avoir participé — de l’aveu même de Cervantès — à la création d’une nouvelle modalité d’écriture : le récit apocryphe interne.
108Dans les chapitres xxii à xxiv du Quichotte de 1615, le romancier original paraît avoir trouvé une nouvelle formule narrative qui l’autorise à exploiter la créativité sans limite du chevalier errant concurrent sans renoncer pour autant au statut de « loco-cuerdo » de son héros, dont l’expérience est ici présentée comme un rêve — sauf, bien sûr, si l’on en croit don Quichotte, qui nie cette hypothèse. Quoi qu’il en soit, le statut problématique de cet épisode — rêvé pour les uns, mais bien réel pour les autres — permet à l’auteur primitif de s’affranchir plus facilement des conventions littéraires et lui offre un champ pour expérimenter de nouvelles modalités romanesques : Cervantès introduit pour la première fois dans sa fiction une atmosphère d’outre-tombe, qui réapparaîtra par la suite dans plusieurs épisodes113, et explore une nouvelle facette de son personnage, transformé ici en conteur d’exception. Les sources qu’il utilise pour élaborer cette aventure complexe sont sans nul doute multiples, mais l’atmosphère générale de cette dernière, le caractère incongru des êtres qui y apparaissent, et la façon dont l’écrivain initial traite le thème de l’au-delà étaient indéniablement en germe dans le texte de son compétiteur, qui semble lui avoir servi de point d’appui pour s’essayer à un nouveau type d’écriture.
109En définitive, le rapport d’Alemán et de Cervantès aux textes de leurs rivaux présente certaines différences remarquables. La tendance du romancier sévillan à privilégier l’inversion comme modalité imitative et à effectuer des retournements spectaculaires, lorsqu’il s’inspire de l’œuvre de Luján, se confirme, et il en va de même des préférences de l’auteur du Quichotte, plus enclin quant à lui à l’amplification assortie d’inflexions plus discrètes, quand il fait siens des épisodes ou des ressorts narratifs empruntés à Avellaneda. Cependant, l’étude comparée des ripostes alémanienne et cervantine permet d’observer trois points communs essentiels.
110En premier lieu, les Secondes parties authentiques comportent l’une et l’autre une dimension mimétique : les deux romanciers originaux s’approprient une série d’éléments qui, du fait du travail de réélaboration dont ils font l’objet, semblent refléter une volonté de dépassement des œuvres concurrentes. Dans d’autres cas, les écrivains initiaux adoptent une démarche inverse, qui consiste à introduire d’importants écarts par rapport aux textes de leurs compétiteurs, afin de s’en démarquer (il s’agit là du deuxième point commun) : cela se manifeste, chez Alemán, par un renforcement de la visée morale du roman, que son continuateur avait négligée, et par un recentrement de l’œuvre autour d’un projet d’éducation des lecteurs ; au contraire, cette volonté de s’éloigner de la fiction de son émule consiste principalement, dans le cas de Cervantès, à réintroduire dans le récit une plus grande dose d’incertitude et de questionnement, ce qui le conduit en contrepartie à beaucoup moins hiérarchiser les points de vue que son concurrent. Les apocryphes exercent de ce fait sur les Secondes parties authentique une influence en creux. Enfin, l’interaction avec les continuations rivales comporte une troisième et dernière dimension : la création. Celle-ci se matérialise, d’une part, par l’apparition de nouveaux personnages et l’élaboration de nouvelles situations romanesques et, d’autre part, par un renouveau de l’écriture par rapport aux Premières parties initiales, qui prend notamment la forme d’une transgression ou d’un assouplissement de certaines conventions littéraires (entorses à la vraisemblance), ou bien passe par l’introduction de certaines audaces d’écriture (renaissance spectaculaire des héros, éloignement par rapport à la contrainte « atalayiste » dans le cas d’Alemán, ou encore invention d’une nouvelle modalité narrative chez Cervantès).
111Or, à bien y regarder, ces trois démarches sont très semblables à celles adoptées par Luján et Avellaneda à l’égard des Premières parties originales, qui se résument également à un triple processus d’appropriation, de réaction et de création. Les continuateurs s’approprient en effet de nombreux ingrédients romanesques issus des œuvres premières, mais ne suivent pas toujours en tout point leurs modèles : le Valencien se démarque en particulier d’Alemán en rejetant l’obsession de l’exemplarité présente chez lui (dejando la reformación del mundo) ou, du moins, en lui accordant une moindre place, alors que cette préoccupation était pourtant au cœur de l’œuvre du Sévillan. De même, Avellaneda semble réprouver la trop grande imprévisibilité du texte cervantin, et plus spécialement ce qu’il considère comme une trop faible hiérarchisation des valeurs. Les romans primitifs exercent donc eux aussi une influence en creux sur les narrations concurrentes. Enfin, les rivaux d’Alemán et de Cervantès introduisent également des créations originales dans leurs fictions respectives : certains épisodes prennent un tour inattendu chez Luján (par exemple, le quiproquo de Guzmán avec la sœur de son maître, qu’il appelle « mi señora Livia ») et Bárbara la Balafrée est une invention propre à Avellaneda. Il existe par conséquent une similitude assez frappante entre l’attitude des romanciers apocryphes à l’égard des textes originaux et celle d’Alemán et de Cervantès à l’égard des œuvres de leurs compétiteurs. En définitive, de par la façon même dont ils ripostent à Luján et à Avellaneda, les écrivains authentiques s’avèrent se comporter à leur tour en remarquables « continuateurs ».
Notes de bas de page
1 Dans l’œuvre apocryphe, en effet, les épisodes amoureux dans lesquels le héros est directement impliqué sont au nombre de cinq : le pícaro connaît deux échecs à Naples, deux à Madrid et un à Valence, avec la comédienne Isabela. Cinq intrigues sentimentales auxquelles il faut ajouter une sixième aventure de nature un peu différente, où le héros est l’entremetteur de son maître le cuisinier portugais auprès de la dépensière Melisenda.
2 D. Mañero Lozano (éd.), « Introducción », p. 34.
3 GALS, III, xi, p. 598.
4 GA II, III, vii, pp. 485-486.
5 Ibid., III, vii, p. 478.
6 Cette jeune femme peut bien sûr rappeler de façon lointaine l’amante maure du père de Guzmán, une figure féminine qui est elle aussi abandonnée et trahie en dépit de son amour en apparence sincère (GA I, i, p. 132). Cependant, la mise en relation de ce personnage avec la continuation apocryphe nous semble plus satisfaisante, dans la mesure où la métamorphose du héros en mâle dominateur ayant une maîtresse en prison rappelle également, de façon assez précise, un autre épisode du texte de Luján : celui où le pícaro passe au service d’un Cordouan et d’un Sévillan dans la prison napolitaine, dont il précise qu’ils avaient chacun leur « pensionaria que le regalaba y le traía limpio como el copo de la nieve » (GALS, I, vi, p. 235). L’inversion par rapport au texte du continuateur est donc double : d’une part, l’esclave blanche est l’image inversée de la comédienne Isabela ; d’autre part, Alemán attribue à Guzmán des qualités qui caractérisaient deux personnages dont le protagoniste était le larbin dans le roman du Valencien.
7 GALS, III, viii, p. 534.
8 « Era la señora mi esposa de la mano horadada y taladrada de sienes. Yo por mi negocio le comencé a dar mano y ella por el suyo tomó tanta, que con sus amigas en banquetes, fiestas y meriendas, demás de lo exorbitante de sus galas y vestidos con otros millares de menudencias » (GA II, III, ii, p. 370) [nous soulignons].
9 Le Guzmán apocryphe dit en effet à propos d’Isabela : « Los negros amores de Isabela me traían tan loco y fuera de mí con su importuna petición sin modo ni término, que me había de desvelar de noche cómo podía suplir sus voluntarias necesidades, antojos y devaneos » (GALS, III, viii, p. 542). De même, le Guzmán authentique dit à propos de sa femme : « ya me conocí flaqueza, ya tenía váguidos de cabeza y estaba para dar conmigo en el suelo. Faltaba muy poco para dejarme caer a plomo » (GA II, III, ii, p. 371).
10 GALS, III, viii, p. 542. Dans le texte de Mateo Alemán : « Víme tan apretado, que por el consejo de mi suegro quise usar de medios de algún rigor. ¡Buenas noches nos dé Dios! Comenzó fuera de todo tono a levantar tal algazara, que, como si fuera cosa de más momento, acudieron a socorrerla los vecinos, hasta que ya no cabían en toda la casa » (GA II, III, iii, p. 399).
11 GALS, II, v, p. 201.
12 GA II, III, iv, pp. 427-429. Par souci de clarté, nous n’examinons que les analogies les plus importantes entre ces deux épisodes et nous donnons en note quelques éléments supplémentaires confirmant ce rapprochement.
13 « …En viéndola, parece que me habló con los ojos y me hizo buen acogimiento. Robábame el corazón con sólo levantar su vista » (GALS, I, v, p. 200) [nous soulignons] ; « Era viva de ingenio y ojos; risa formaba con ellos dondequiera que los volvía, según se mostraban alegres. Puse los ojos en ellos y parece que los rayos visuales de ambos, reconcentrados adentro, se volvieron contra las almas […]. Desposeyóme del alma y díjeselo a voces mirándola » (GA II, III, iv, p. 427) [nous soulignons]. Une comparaison entre les deux textes (en particulier dans ce passage) permet d’observer un travail d’amplification à l’égard du modèle dans celui d’Alemán.
14 Le mariage constitue même symboliquement la limite des aventures du pícaro dans le texte apocryphe. En effet, l’œuvre s’achève précisément par une description somptueuse et idéalisante des noces de Philippe III et de Marguerite d’Autriche, un événement dont le pícaro n’est de surcroît que le témoin lointain et dont il est totalement exclu, comme il le souligne lui-même : « a mí bástame haber dicho lo principal de Valencia, y paso a contar mi cuento, que es bien diferente » (GALS, III, x, p. 585).
15 Nous sommes d’accord sur ce point avec A. Martín Jiménez (« Guzmanes » y « Quijotes », pp. 130-131), qui considère que Cervantès s’appuie très vraisemblablement ici sur le texte d’Avellaneda.
16 « …Entró Sancho en la sala todo asustado, con un cernadero por babador, y trás él muchos mozos o, por mejor decir, pícaros de cocina y otra gente menuda, y uno venía con un artesoncillo de agua, que en la color y poca limpieza mostraba ser de fregar; seguíale y perseguíale el de la artesa, y procuraba con toda solicitud ponérsela y encajársela debajo de las barbas, y el otro pícaro mostraba querérselas lavar » (DQ II, xxxii, p. 901).
17 DQAV, xii, p. 376.
18 DQ II, xxxii, p. 902.
19 « Pareció tan aguda la invención a don Álvaro, que, alabando por ella al secretario, le rogó se entrase luego en su aposento para hacer el disfraz » (DQAV, xiii, p. 394) [nous soulignons].
20 « […El alevoso príncipe de Córdoba] sólo alzaría el cerco y le restituiría todas las tierras que su padre della había ganado […] si le enviaba luego su hija Burlerina […] con condición de que había de ir acompañada de doce doncellas » (ibid., xxxiv, p. 689) [nous soulignons] ; « Detrás de los tristes músicos comenzaron a entrar por el jardín adelante hasta cantidad de doce dueñas » (DQ II, xxxviii, p. 938) [nous soulignons].
21 DQAV, xxvii, p. 594 (nous soulignons).
22 Cet extrait du texte d’Avellaneda fait penser en outre aux épisodes où Sancho est privé de nourriture, lors de son séjour sur l’île Barataria. Dans ces chapitres, en effet, l’écuyer qualifie luimême cette épreuve de « pénitence », dans la lettre qu’il adresse à son maître : « [Éste tal dotor] me va matando de hambre y yo me voy muriendo de despecho, pues cuando pensé venir a este gobierno a comer caliente y beber frío […] he venido a hacer penitencia, como si fuera ermitaño » (DQ II, li, p. 1051) [nous soulignons].
23 Chez Cervantès : « ¡Válete el diablo por modo de desencantar! ¡Yo no sé qué tienen que ver mis posaderas con los encantos! » (ibid., xxxv, p. 923).
24 Ibid., xxxv, p. 923.
25 Dans ces chapitres, Cervantès évoque la capuche de Sancho à deux reprises : « quitándole la caperuza » (ibid., lxix, p. 1185) et « le volviesen su caperuza » (ibid., lxix, p. 1190).
26 Ibid., lxix, p. 1187 (nous soulignons).
27 Ibid., lxix, p. 1188.
28 Nous sommes en désaccord sur ce point avec A. Martín Jiménez (« Guzmanes » y « Quijotes », pp. 128-129), dont l’étude tend globalement à minimiser les différences entre les ripostes d’Alemán et de Cervantès : « En cualquier caso, la imitación que Cervantes realizó de Avellaneda tiene, como la de Alemán, un fuerte carácter correctivo y una intención claramente meliorativa, acentuada por el hecho de que Cervantes desprecia en mayor medida la obra de Avellaneda que Alemán la de Luján. Y a estas dos intenciones, habría que sumar una tercera, mucho más notoria en la obra de Cervantes que en la de Alemán: me refiero a la imitación de tipo burlesco o satírico, que Alemán llevó a cabo en algunos episodios aisaldos, y que Cervantes desarrolló en mucha mayor medida a lo largo de su segunda parte. » Les ripostes alémanienne et cervantine comportent indéniablement des similitudes contextuelles et ont en commun d’ultiliser les œuvres rivales comme des sources d’inspiration. Néanmoins, d’un point de vue littéraire, elles présentent des divergences essentielles, de bien plus grande ampleur que celles mises en exergue par ce critique. Par ailleurs, nous ne partageons pas non plus l’idée que les auteurs premiers (Cervantès en particulier) « méprisaient » les œuvres de leurs émules. Sans aller aussi loin que W. Hinrichs (The invention of the sequel, p. 201), qui considère Avellaneda comme « Cervantes’ greatest fan, and Don Quijote’s greatest friend », nous pensons que le rapport des auteurs initiaux avec les œuvres de leurs compétiteurs est beaucoup plus ambigu qu’il n’y paraît et que les romanciers originaux sont en réalité très ambivalents.
29 GA I, III, x, pp. 464-465.
30 GA II, I, ii, p. 60.
31 Ibid., I, vii, p. 130.
32 Ibid., I, viii, p. 140.
33 Ibid., I, viii, p. 140 (nous soulignons).
34 Cela a sans doute contribué à la diversité des interprétations auxquelles l’ambassadeur a donné lieu, puisque ce personnage est tantôt perçu comme un personnage négatif (« l’envers du charitable cardinal », selon M. Molho), tantôt comme l’incarnation du bon gouvernement et de la raison d’État, pour M. Cavillac. Voir respectivement M. Molho, « Introduction à la pensée picaresque », p. lii, et M. Cavillac, Gueux et Marchands dans le « Guzmán de Alfarache », p. 439.
35 DQ II, i, p. 625.
36 DQ I, ix, p. 110.
37 Ibid., xvi, p. 171.
38 « Y el prudentísimo Cide Hamete dijo a su pluma » (DQ II, LXXIV, p. 1222).
39 Ibid., lix, p. 1114.
40 Ibid., lix, p. 1114.
41 Ibid., lix, p. 1112.
42 « Él mismo escribe su vida desde las galeras, donde queda forzado al remo por delitos que cometió, habiendo sido ladrón famosísimo, como largamente los verás en la segunda parte » (GA I, « Declaración para el entendimiento deste libro », p. 113) [nous soulignons].
43 GALS, II, vii, p. 351.
44 GALS, III, viii, p. 535.
45 GA II, II, iii, p. 204.
46 GALS, II, vii, p. 351.
47 GA II, II, iii, p. 205.
48 Voir respectivement ibid., II, iv, p. 214 et II, II, v, p. 230.
49 Ibid., II, v, p. 231.
50 Ibid., II, vi, pp. 255-256 (nous soulignons).
51 Chez Avellaneda, Sancho sort par deux fois ridiculisé de cette expérience : « dieron todos una grandísima risada con el disparate de Sancho » (DQAV, xxv, p. 566) ; « Don Quijote rogó al estudiante que sin hacer caso de los dislates de su escudero se la declarase al punto » (ibid., xxv, p. 568). Or, à l’inverse, chez Cervantès, l’écuyer étonne par l’acuité et la justesse de ses réponses, en particulier à l’issue de son arbitrage concernant la canne renfermant des pièces d’or : « Hízose así, y en el corazón della hallaron diez escudos en oro; quedaron todos admirados y tuvieron a su gobernador por un nuevo Salomón » (DQ II, xlv, p. 995).
52 « Cuanto más que yo quiero que sea verdad y ordenanza expresa el pelear los escuderos en tanto que sus señores pelean, pero yo no quiero cumplirla, sino pagar la pena que estuviere puesta a los tales pacíficos escuderos » (ibid., xiv, p. 738).
53 « ¿Qué me tengo de armar —respondió Sancho—, ni qué sé yo de armas ni socorros? Estas cosas mejor será dejarlas para mi amo don Quijote […] que yo, pecador fui a Dios, no se me entiende nada destas prisas » (ibid., liii, p. 1062).
54 Ibid., xvii, p. 768.
55 Ibid., xviii, p. 776.
56 Ibid., xxiv, p. 835.
57 Lorsqu’il décrit ce religieux, le pícaro insiste à trois reprises sur sa célébrité, à tel point que celle-ci apparaît comme sa caractéristique essentielle : « estaba predicando uno de los de la fama » ; « era muy nombrado » ; « la fama del predicador » (GALS, III, v, p. 488).
58 Ibid., III, vi, p. 496.
59 Ibid., III, vi, p. 496.
60 Ibid., II, v, pp. 312-313.
61 Le fait que la trame de cette aventure soit peut-être inspirée de Masuccio de Salerne (Il novellino, xvi), chez qui le dupe était saint Bernard en personne, abusé par deux fripons, n’empêche pas que cet épisode ait pu être écrit ou du moins réélaboré par Alemán en écho à l’apocryphe. Concernant Masuccio comme source possible de cette aventure, voir E. Cros, Contribution à l’étude des sources, pp. 109-113.
62 « Yo salí esta mañana de mi casa para buscar dónde trabajar » (GA II, III, vi, p. 468).
63 Ibid., III, vi, pp. 470 et 471.
64 Ibid., III, vi, p. 470.
65 « Y cuando fue a predicar, gastó la mayor parte de su sermón en mi negocio, encareciendo aquél acto, por haber sucedido en un sujeto de tanta necesidad. Exagerólo tanto, que movió a compasión a cuantos allí se hallaron para hacerme bien » (ibid., III, vi, p. 470).
66 « Él respondió que sería mi fiador » (ibid., III, vi, p. 472).
67 Le prédicateur sévillan et sa charité mal employée rappellent bien sûr le cardinal romain de la Première partie, mais l’insistance d’Alemán sur la fama, qui est à la fois la caractéristique essentielle du prédicateur sévillan et le thème central — ou la cible — de tout cet épisode, nous semble aussi autoriser un rapprochement avec le texte de Luján.
68 Pour ces deux citations, voir GA II, III, vi, p. 470.
69 DQAV, xiv, p. 410 (nous soulignons).
70 Avellaneda écrit par exemple : « Tras éstos entraron veinte o treinta caballeros, de dos en dos, con libreas también muy ricas y costosas y con letras, cifras y motes graciosísimos y de agudo ingenio » (ibid., x, p. 356) [nous soulignons].
71 S. Gilman, Cervantes y Avellaneda, pp. 128-138, et J. Iffland, De fiestas y aguafiestas, pp. 329-346.
72 DQ II, xlviii, p. 1021.
73 Ibid., lxvi, p. 1172.
74 « …Entre ellos [don Quijote] vio una gallarda señora sobre un palafrén o hacanea blanquísima, adornada de guarniciones verdes y con un sillón de plata. Venía la señora asimismo vestida de verde, tan bizarra y ricamente, que la misma bizarría venía transformada en ella » (ibid., xxx, p. 875).
75 « ¿Qué quiere decir demostina, señor don Quijote —preguntó la duquesa—, que es vocablo que no le he oído en todos los días de mi vida? » (ibid., xxxii, p. 896).
76 Ibid., xlviii, pp. 1021-1022.
77 DQAV, xiii, p. 389 (nous soulignons).
78 DQ II, lxx, p. 1193. Une idée semblable apparaît aussi au chapitre xlix, lors de l’épisode se déroulant sur l’île Barataria, dans lequel le majordome du duc et de la duchesse déclare : « Cada día se ven cosas nuevas en el mundo, las burlas se vuelven en veras y los burladores se hallan burlados » (ibid., xlix, p. 1025).
79 J. Iffland, De fiestas y aguafiestas, pp. 31-58.
80 Cette critique oppose en effet la vraisemblance empirique, que nous privilégions ici, à deux autres niveaux de vraisemblance, qui sont la « vraisemblance diégétique » (renvoyant à la cohérence de la mise en intrigue), et la « vraisemblance pragmatique », qui concerne « la fictivité de la narration (mode d’information du narrateur, circonstances de l’énonciation) ». Voir C. Cavillac, « Vraisemblance pragmatique et autorité fictionnelle », p. 24.
81 GA II, II, iv, p. 211 (nous soulignons).
82 « Pues, por haber sido pródigo comunicando mis papeles y pensamientos, me los cogieron a el vuelo. De que, viéndome, si decirse puede, robado y defraudado, fue necesario volver de nuevo al trabajo » (GA II, « Letor », p. 20).
83 Ibid., II, vi, p. 258 (nous soulignons).
84 Pour ces deux citations, voir DQ II, lix, p. 1114.
85 Voir ibid., lxx, p. 1194.
86 D. Devoto, Textos y contextos, pp. 132-134.
87 DQ II, lxx, p. 1195.
88 Concernant la notion de fantastique au Siècle d’or, voir M. Aranda, Le spectre en son miroir.
89 GA II, I, vii, p. 132.
90 Ibid., I, viii, p. 142 (nous soulignons).
91 Ibid., I, viii, p. 142.
92 Ibid., II, v-vi.
93 Ibid., II, vi, p. 255. Selon W. Hinrichs (The invention of the sequel, p. 173), dans ce passage : « Having amply declared Martí’s indispensability to his producing a Part II, Alemán goes on to allegorize the profits. »
94 Sur ce point, voir M. Cavillac, « Genèse et signification de la bourle de Milan », p. 120.
95 De façon très concrète, Sansón Carrasco fournit à don Quichotte le heaume qui lui manque pour mener à bien sa folle entreprise (DQ I, vii, p. 685) et le gentilhomme grenadin, pour sa part, laisse en dépôt chez le héros les armes milanaises que ce dernier arborera avec fierté durant la course de bagues de Saragosse (DQAV, iii, pp. 245 et 249-250). Carrasco et Tarfe ont donc en commun d’inciter le protagoniste (directement ou indirectement) à repartir pour de nouvelles aventures.
96 Nous sommes pleinement d’accord sur ce point avec A. Martín Jiménez, « Guzmanes » y « Quijotes », p. 130.
97 Non seulement ils participent l’un et l’autre à une mystification et sont de faux écuyers dont les deux romanciers tirent un maximum d’effets comiques (liés à leur couardise ou à leur fanfaronnerie), mais les conditions qui doivent définir leurs combats burlesques sont également très semblables : à l’affrontement à coups de capuches (caperuzas) ou à coups de poings (mojicones) proposé par le Sancho d’Avellaneda semblent répondre les coups de sacs de toile (talegazos) ou les soufflets (bofetadas) envisagés par le Sancho cervantin et l’écuyer du Chevalier aux Miroirs. Voir respectivement DQAV, xxxiii, pp. 678-679, et DQ II, xiv, pp. 738-739.
98 Le Sancho apocryphe dit en effet à son opposant (l’écuyer noir) : « estoy aguardando poco a poco a que me venga la cólera para reñir con vos » (DQAV, xxxiii, p. 678) [nous soulignons]. Le Sancho cervantin réplique quant à lui à son adversaire (l’écuyer du Chevalier aux Miroirs), comme s’il voulait démentir la lâcheté que lui prête son double apocryphe : « antes que vuestra merced llegue a despertarme la cólera haré yo dormir a garrotazos de tal suerte la suya que no despierte si no fuere en el otro mundo » (DQ II, xiv, p. 739) [nous soulignons]. L’autre occurrence de l’expression « despertarle la cólera a alguien », dans le Quichotte cervantin, est placée en revanche dans la bouche de l’écuyer du Chevalier aux Miroirs : « le daré tres o cuatro bofetadas […] con las cuales le haré despertar la cólera » (ibid., xiv, p. 739) [nous soulignons].
99 « Pero de lo que yo más me precio y ufano es de haber vencido en singular batalla a aquel tan famosos caballero don Quijote de la Mancha, y héchole confesar que es más hermosa mi Casildea que su Dulcinea » (ibid., xiv, p. 735).
100 GA II, II, vi, pp. 255-256.
101 Ibid., III, iv, p. 426 (nous soulignons).
102 Ibid., III, iv, p. 426.
103 Ce renoncement du pícaro à introduire des digressions apparaît à plusieurs autres reprises dans la Seconde partie authentique, en particulier lorsque Guzmán évoque les escroqueries commises pendant son premier mariage. Le pícaro envisage, par exemple, de se lancer dans une critique des usuriers, mais il ajoute quelques lignes plus bas : « Ya sé que no queréis […]. Mas porque no digan que todo se me va en reformaciones, les doy lado » et reprend bientôt le fil de son récit (ibid., III, iii, p. 381) [nous soulignons].
104 GALS, II, vii, p. 349 (nous soulignons).
105 GA I, II, iv, p. 289.
106 À partir du chapitre xxvi du Quichotte de 1605, en effet, le héros de Cervantès fait preuve d’une passivité grandissante, et l’action repose davantage sur les tromperies ourdies par le curé et le barbier, aidés de Dorotea-Micomicona, que sur sa fantaisie. Les trois seules exceptions à cette tendance générale sont l’aventure des outres de vin (DQ I, xxxv), celle des pénitents (ibid., lii) et enfin l’épisode où don Quichotte raconte l’histoire du chevalier du Lac (ibid., l), où le protagoniste fait preuve d’une créativité remarquable.
107 La descente de don Quichotte dans la caverne a été rapprochée de nombreux textes, en particulier de divers récits de descente aux Enfers, ayant pu servir de modèle à Cervantès. Cela n’empêche pas, cependant, que l’auteur du Quichotte ait pu également s’inspirer d’éléments présents dans la continuation d’Avellaneda. Concernant les diverses sources possibles de cet épisode, voir J. Canavaggio, Cervantes entre vida y creación, pp. 217-234.
108 Le héros d’Avellaneda explique en effet : « y en ella [tiene Frestón] muchos y muy nobilísimos caballeros y doncellas encantadas, entre los cuales […] mi íntima amiga la sabia Urganda […] ¡oh clementísimos héroes!, atended, que sola a mi persona y de juro pertenece probar esta insólita aventura » (DQAV, xxii, p. 509). Montesinos dit, quant à lui, à propos du chevalier errant cervantin, en s’adressant à tous les êtres enchantés retenus prisonniers dans la caverne : « Sebed que tenéis aquí en vuestra presencia […] aquel don Quijote de la Mancha […] por cuyo medio y favor podría ser que nosotros fuésemos desencantados » (DQ II, xxiii, p. 822).
109 « Por tanto, señores, partamos luego para Roncesvalles […] y quedando en aquellos valles malferido Durandarte, se saldrá de la batalla; y por el rastro de la sangre que dejará, irá caminando Montesinos por una áspera montaña aconteciéndole mil varios sucesos, hasta que, topando con él, le saque por sus manos, a instancia suya, el corazón, y se le lleve a Belerma, la cual en vida fue gavilán de sus cuidados » (DQAV, xxiii, p. 530).
110 Ibid., xxii, p. 514.
111 Lorsqu’il est accueilli sur la plage de Barcelone par les amis de Roque Guinart, l’un d’entre eux — Antonio Moreno — s’exclame en effet : « Bien sea venido, digo, el valeroso don Quijote de la Mancha: no el falso, no el ficticio, no el apócrifo que en falsas historias estos días nos han mostrado » (DQ II, lxi, p. 1131) [nous soulignons].
112 Ibid., xxiv, p. 829 (nous soulignons).
113 Cette atmosphère réapparaît en particulier lors de la vision d’Altisidora qui entrevoit, lors de sa descente aux portes de l’Enfer, des diables qui s’amusent à détruire le livre d’Avellaneda (ibid., lxx, pp. 1194-1195). Cet épisode permet donc de tisser un lien supplémentaire — et aussi plus explicite — entre les épisodes d’outre-monde et le texte du continuateur.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les archevêques de Mayence et la présence espagnole dans le Saint-Empire
(xvie-xviie siècle)
Étienne Bourdeu
2016
Hibera in terra miles
Les armées romaines et la conquête de l'Hispanie sous la république (218-45 av. J.-C.)
François Cadiou
2008
Au nom du roi
Pratique diplomatique et pouvoir durant le règne de Jacques II d'Aragon (1291-1327)
Stéphane Péquignot
2009
Le spectre du jacobinisme
L'expérience constitutionnelle française et le premier libéralisme espagnol
Jean-Baptiste Busaall
2012
Imperator Hispaniae
Les idéologies impériales dans le royaume de León (ixe-xiie siècles)
Hélène Sirantoine
2013
Société minière et monde métis
Le centre-nord de la Nouvelle Espagne au xviiie siècle
Soizic Croguennec
2015