Chapitre III. Première esquisse des projets romanesques des continuateurs
p. 83-106
Texte intégral
1Les points communs mis en exergue dans le chapitre précédent rapprochent indéniablement les pratiques d’écriture de Luján et d’Avellaneda, mais ils ne doivent pas occulter les divergences existant entre leurs textes, ni les écarts remarquables qu’ils introduisent par rapport aux Premières parties alémanienne et cervantine. Les continuateurs ne se contentent pas d’opérer une sélection parmi les différentes pistes laissées en suspens par leurs devanciers : ils s’éloignent de ces derniers sur plusieurs points essentiels et cette prise de distance constitue précisément leur originalité propre. Dans quelle mesure ces initiatives des romanciers apocryphes ont-elles une cohérence d’ensemble et jusqu’à quel point permettent-elles d’établir qu’au-delà du caractère imitatif de leurs œuvres, ces écrivains avaient un véritable projet romanesque ? Pour répondre à cette question, nous abandonnerons provisoirement l’approche conjointe des deux continuations, qui seront analysées de façon successive, car les initiatives prises par leurs auteurs présentent cette fois de profondes différences.
I. — LE PROJET LITTÉRAIRE DE LUJÁN
UNE HYPOTHÈSE : LUJÁN, UN PEINTRE DE DÉCORS ?
2Le Guzmán apocryphe est caractérisé par un effacement progressif du pícaro au profit de développements moraux qui n’ont pas toujours de lien évident avec le récit de ses aventures, ou bien au bénéfice de scènes vues ou entendues par le héros, mais auxquelles ce dernier ne participe qu’en tant que témoin. Tel est le cas, par exemple, des noces de Philippe III, que Guzmán observe et qu’il décrit en détail sans y avoir aucune part. Tandis que les développements introduits par Mateo Alemán tournent toujours autour du pícaro, que le Sévillan ne perd jamais de vue, chez Luján les errances du protagoniste semblent parfois servir de simple prétexte aux digressions.
3Ces observations invitent à revenir au chapitre inaugural de la Première partie du roman, dans lequel l’auteur original rapportait une anecdote concernant deux peintres et deux manières de peindre. Face à la demande d’un gentilhomme étranger qui leur enjoignait de lui représenter un cheval, les deux artistes faisaient des choix très différents : l’un (le peintre animalier) ne peignait que le cheval, et exclusivement le cheval ; l’autre (le peintre paysagiste) représentait l’animal, mais il s’intéressait aussi aux décors, et l’entourait de ruines admirablement peintes. Ces deux manières de traiter un même thème correspondent aussi à deux façons de raconter une histoire : l’une, d’obédience aristotélicienne, recentrée autour du protagoniste, et l’autre, plus baroque, davantage soucieuse des détails qui entourent le sujet principal, et s’en éloignant de ce fait plus librement. Si Alemán semble se situer à un niveau intermédiaire entre ces deux conceptions de la fiction, qu’en est-il au juste de Luján ?
4La position du continuateur s’avère en réalité très proche de la seconde — celle du peintre de décors. Chez ce dernier, comme chez l’écrivain valencien, l’objet principal — qu’il s’agisse du cheval ou du pícaro — tend à disparaître ou à s’estomper au profit des détails qui l’entourent. Alors que le romancier initial n’avait pas clairement tranché entre les deux manières de peindre, son émule semble avoir une assez nette préférence pour la seconde. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que le héros lujanien s’efface souvent derrière les faits qu’il rapporte, même lorsque ceux-ci n’ont pas toujours de lien direct avec sa propre histoire. En bien des occasions, les déambulations de Guzmán semblent servir d’excuse à Luján pour aborder des thèmes d’actualité lui tenant à cœur : sur le duel, sur Naples et ses prisons à une époque où la polémique anti-espagnole fait rage dans la ville, sur la fausse mendicité, la débauche universitaire, la véritable noblesse, ou encore les erreurs de la Justice1. L’attitude du continuateur peut de ce point de vue être rapprochée de ce que l’on appelle traditionnellement le maniérisme, caractérisé par un goût très prononcé pour l’ornement.
5Le protagoniste lujanien s’imprègne en effet de nombreux débats qui traversent la société des premières années du xviie siècle et en rend compte. Alors que Mateo Alemán sélectionne les informations qu’il donne en fonction d’un point de vue particulier (celui du pícaro) et d’un projet bien délimité (l’éducation du lecteur à partir d’un contre-exemple), Luján donne souvent l’impression de saisir à la hâte des flots d’impressions, au risque de les introduire parfois de façon un peu abrupte, et de créer une sensation de « décousu ». Sa préoccupation semble se porter davantage, par conséquent, sur l’observation des us et des coutumes que sur le souci de les réformer.
« DEJANDO LA REFORMACIÓN DEL MUNDO »
6Une telle hypothèse nous semble confirmée par une phrase du pícaro apocryphe, située au chapitre vii du deuxième Livre. L’un des maîtres que Guzmán sert à Alcalá a été blessé lors d’une rixe, ce qui donne matière à une réflexion du protagoniste sur le bien-fondé des visites aux malades qui, au lieu de faciliter leur guérison, ne font en général que la retarder à cause de la fatigue qu’elles engendrent. Le héros oppose à cette occasion l’excès de visites qu’ont coutume de rendre les Espagnols — au point qu’elles sont parfois néfastes aux convalescents — à la sobriété des Italiens en pareille situation. Après avoir donné son avis sur cette question, le gueux lujanien conclut sa réflexion de la manière suivante : « Volviendo al enfermo, y dejando la reformación del mundo, que ni toca a mí, ni puedo ser parte para ello, pasó sus peligros… »2. En d’autres termes, contrairement au personnage alémanien, qui prétend éduquer le lecteur et réformer le monde par ses arbitrios, celui du continuateur se montre beaucoup plus détaché. Il ne prétend donner de leçon à personne (dejando la reformación del mundo), et ce pour une raison simple : ce n’est pas le rôle d’un pícaro (ni toca a mí). Et quand bien même le voudrait-il, il n’en aurait pas le pouvoir (ni puedo ser parte para ello).
7Un tel commentaire, qui s’applique dans cet extrait à un cas précis (les visites aux malades), nous semble avoir une valeur beaucoup plus générale et nous paraît être une clé de lecture de l’ensemble de la fiction lujanienne. Ce passage éclaire en particulier le rôle donné aux longs discours de Guzmán : à la différence de ceux du gueux original, ceux-ci ne seraient pas à lire comme une glose de la vie du héros, visant à doter sa biographie d’une dimension exemplaire, mais plutôt comme un sujet d’agrément pour le lecteur, auquel l’auteur apocryphe offrirait une sorte de chronique des mœurs de son temps. En ce sens, Luján serait davantage un observateur des mœurs qu’un réformateur de celles-ci, un témoin plutôt qu’un moraliste.
8Cette hypothèse aurait le mérite d’expliquer le ton plus distancié avec lequel parle son protagoniste, moins coupable à l’égard de ses fautes, mais aussi moins culpabilisateur à l’égard de celles d’autrui. Elle permet aussi de comprendre l’absence d’apologues allégoriques dans le Guzmán de 1602, seul type de développements présents chez Alemán que le Valencien n’a pas retenu. En effet, ces apologues, écrits en écho à l’histoire de Guzmán, offraient la possibilité de tirer un enseignement à valeur générale de la vie du pícaro et de présenter certaines idées comme des vérités universelles. Or, si le projet du continuateur est précisément d’observer et de décrire les us et les coutumes dans leur diversité, ce type de récits s’intégrait mal à son dessein.
L’AUTOBIOGRAPHIE DE FRANCISCO DE LEÓN
9L’idée selon laquelle Luján utiliserait le schéma picaresque non pour édifier le lecteur, mais plutôt comme un moyen de le divertir et de décrire les mœurs étrangères, un peu à la manière des récits de voyages, nous semble confirmée par la narration autobiographique du gueux Francisco de León, située à la fin du premier chapitre du texte apocryphe3. En l’absence de prologue théorisant le projet d’écriture du Valencien, ce passage offre de très précieuses indications pour éclairer la démarche du continuateur, car il peut apparaître comme une sorte de version miniature du Guzmán de 1602, dont il condense les principales caractéristiques.
10Une lecture attentive permet en effet de repérer un certain nombre de convergences entre le récit de ce nouveau personnage et celui du protagoniste lujanien. Francisco de León commence tout d’abord par rappeler brièvement qui furent ses parents et explique comment, après la mort de son père, il a subi la mauvaise influence de son frère aîné. On observe donc d’emblée que, comme ce pícaro qu’il croise sur sa route, le personnage principal de Luján agit sous l’influence d’autrui. Par la suite, Francisco de León est lui aussi jeté en prison pour des fautes qu’il n’a pas commises, mais estime comme Guzmán que sa mauvaise vie justifie les soupçons de la Justice à son égard : « me pusieron en la cárcel por sospecha de hurtos que no había cometido; pero la vida y compañías que yo traía daban harta ocasión de sospecharlo »4. Enfin, on ne peut manquer d’être frappé par le fait que l’histoire du nouveau compagnon du héros ne laisse transparaître aucune culpabilité ni aucun discours invitant à la réforme des mœurs. Jamais l’idée de repentir n’est exprimée par ce narrateur secondaire, ce qui le rapproche un peu plus du protagoniste.
11En revanche, le récit que Francisco de León fait de son expérience en Flandre, dans l’armée, attire l’attention par la place qu’y occupent certains détails, qui, au premier abord, peuvent paraître totalement insignifiants. Par exemple, ce pícaro décrit par le menu les coutumes et les travers des habitants des contrées qu’il a visitées, et les compare aux habitudes qui prévalent en Espagne :
…en Flandes, no hay de qué echar mano como en España, porque la tierra de suyo es corta en lo que toca a ropas, joyas o dinero, y solamente hay alguna abundancia de frutos; y, sin embargo desto, la diligencia de los flamencos en guardar su hacienda es grande, y, como son hombres de ingenio, y en razón de los grandes fríos del país están los inviernos recogidos en casa, o son pintores o cerrajeros; tienen hermosas cerraduras, de grande artificio, que aun personas del mismo arte no las pueden abrir; y de aquí es lo que se dice de Flandes, que tiene dos grandes contrariedades a la costumbre de España, porque ellos de su natural no son ladrones, ni hay hombre que hurte un maravedí, y se puede ir con el dinero en la mano; y, con todo, gustan de tener maravillosas cerraduras y llaves de grande capricho5.
12Le nouveau compagnon de Guzmán s’attarde notamment sur les serrures, puis sur les escaliers flamands (leur aspect, leur facture…), avant d’évoquer l’alcoolisme des habitants de ce pays. Francisco de León porte donc plus sur les mœurs locales le regard d’un étranger que celui d’un prédicateur. Dans l’ensemble de son récit, les passages non narratifs ou « digressifs » ne semblent pas avoir principalement pour objectif une volonté d’édifier l’auditeur (ou le lecteur), ce qui rapproche encore davantage sa narration de celle du protagoniste.
13Dans cette relation autobiographique, on peut enfin remarquer que le recours à l’ingéniosité du personnage comme moteur de l’action est presque toujours entravé : « me iba con confianza de valerme de mis manos, como si esto fuera un rico patrimonio » ; « empecé con algunos hurtillos […] aunque era casi tanta habilidad como criallo de nuevo el sacar donde no había »6. Le mot traza ne semble même être introduit par le narrateur que pour être immédiatement écarté : « me había puesto donde era casi imposible usar de mis trazas »7. L’ensemble de ce récit tend donc incontestablement à se détourner du gueux et de ses actions pour lui substituer la description d’un milieu auquel celui-ci n’arrive jamais à s’intégrer parfaitement, ce qui le pousse à poursuivre sa route et à rester un éternel vagabond :
Al fin empezóse a murmurar en mi compañía que yo no jugaba limpio […] Determiné de venirme adonde siempre tuve el pensamiento, que es Italia8.
14Cette position de pícaro-témoin nous semble représentative du projet de Luján et nous paraît corroborer l’hypothèse selon laquelle le Guzmán lujanien serait plutôt un miroir de son temps et un observateur des mœurs, alors que celui d’Alemán se posait en moraliste de la morale appelant de ses vœux une réforme intérieure du lecteur.
LE GUZMÁN APOCRYPHE ET LA QUESTION DES EMPRUNTS
15L’ensemble de ces observations incite à penser que le continuateur, qui ne se borne pas à imiter son modèle, avait un projet d’écriture. Toutefois, pour pouvoir établir que l’écrivain valencien avait sa propre conception de la fiction, il est indispensable de prendre en compte une difficulté souvent soulevée par la critique : chercher à définir un tel projet romanesque est-il pertinent, alors qu’un nombre important de développements insérés dans la narration relève de l’emprunt direct9 ? Afin de répondre à cette objection, il convient de rappeler que ces fragments empruntés concernent exclusivement les « digressions » de Guzmán, mais qu’ils ne portent pas, en revanche, sur le récit de ses aventures. Par ailleurs, il est indispensable d’examiner scrupuleusement la façon dont ces derniers sont insérés et utilisés dans le roman apocryphe. La continuation lujanienne a indéniablement une dimension commerciale, mais les anecdotes introduites par le Valencien, en s’appuyant souvent sur de sources non déclarées, n’apparaissent pas totalement au hasard dans son texte. Un art de l’insertion — et même, dans certains cas, du détournement — est à l’œuvre chez le continuateur, ce qui, de notre point de vue, permet de concilier l’existence d’emprunts à divers auteurs et celle d’un projet d’écriture spécifique10.
16Alan Francis est l’un des premiers à avoir repéré la distance parfois prise par le rival d’Alemán à l’égard des ouvrages dont il s’inspire11. À titre d’exemple, au chapitre iii du premier livre, Guzmán se lance dans une apologie de l’Espagne :
Es —dije— España (si valgo para cosmógrafo de cosa tan insigne) la yema del mundo, la cabeza de las armas, el compendio de las letras, la fineza de los ingenios, la monarquía más poderosa […] y en suma, por concluir en breves razones, lo que no tiene superior y todos son sus inferiores12.
17Le critique nord-américain a fait remarquer que, si on le replace dans son contexte, l’éloge pompeux prononcé par le pícaro tourne en dérision cette vision idéalisée et totalement stéréotypée de l’Espagne. Ces propos, en réalité, ne manquent pas de susciter l’ironie et les objections du nouveau maître du héros, ce qui conduit Guzmán à admettre qu’il énumère une série de lieux communs sans lien avec la réalité. Ce qui apparaissait au premier abord comme une apologie appuyée de la monarchie hispanique s’avère finalement une critique sévère des Espagnols13.
18Il ne nous a pas été possible d’identifier précisément la source utilisée par Luján dans cet extrait, mais il est probable qu’il s’agisse d’un emprunt à une anthologie de lieux communs14. À cette époque, la pratique qui consistait à puiser sans les déclarer des citations (plus ou moins étendues) dans des ouvrages de ce type était en effet extrêmement courante — y compris de la part de Mateo Alemán15. Quoi qu’il en soit, l’essentiel ici est la façon dont le continuateur se réapproprie ce discours : il adopte à son égard une position nettement dubitative, voire franchement sceptique qui, en dépit des apparences, traduit une pratique subversive de l’emprunt. À l’image de ce passage, il n’est pas rare que les fragments empruntés par le Valencien soient entourés de considérations qui en détournent ou en infléchissent le sens. Certaines citations sont placées de telle manière que leur portée est parfois modifiée et que celles-ci prennent un sens neuf. Tel est également le cas, par exemple, des longues digressions du valet basque Jáuregui, tirées en grande partie du Practicarum Quaestionum de Juan Gutiérrez16. Dès lors que le héros apocryphe commente ces développements de façon ironique et affirme qu’il les juge interminables et ennuyeux, il est manifeste que Luján n’a pas une attitude aussi passive qu’on peut le croire à première vue à l’égard du texte dont il s’inspire, mais que ce dernier s’insère dans le cadre d’un questionnement esthétique sur l’art de bien raconter.
19Parmi les nombreux passages qui semblent relever de l’emprunt direct dans le roman du continuateur, l’évocation des noces royales et princières célébrées à Valence le 18 avril 1599 occupe une place à part. Ce passage digressif — le plus long de l’œuvre — relate le double mariage qui eut lieu entre, d’une part, Philippe III et Marguerite d’Autriche, et d’autre part, Isabelle-Claire-Eugénie — fille de Philippe II — et l’archiduc Albert d’Autriche. Le récit détaillé de ces événements, qui rappelle les chroniques royales, offre une description très exhaustive de l’architecture, des lieux, des vêtements, des livrées, ainsi que des moindres faits et gestes des souverains. Comme l’a démontré de façon convaincante Juan Ignacio Laguna, il est pratiquement certain que l’émule d’Alemán s’inspire ici de la chronique de l’auteur italien Juan Bautista Confalionero intitulée Relación del aparato que se hizo en la ciudad de Valencia para el recibimiento de la Sereníssima Reyna Doña Margarita de Austria desposada con el Cathólico y potentíssimo rey de España Don Phelipe Tercero de este nombre, imprimée à Valence par Pedro Patricio Mey, trois ans à peine avant la publication de la continuation lujanienne17. Toutefois, il importe de prendre en considération l’emplacement choisi pour insérer ce vaste fragment emprunté. On peut bien sûr considérer que le continuateur veut simplement s’assurer un succès de librairie en relatant des événements récents et donc attrayants pour ses lecteurs : vu sous cet angle, ce passage situé à la fin de l’œuvre pourrait fonctionner à la manière d’une sorte de bouquet final destiné à accroître les ventes18 tout en flattant la vanité des élites valenciennes.
20Il existe cependant une autre manière d’interpréter ce choix, comme une réponse à l’œuvre de Mateo Alemán ou comme un dialogue avec elle. Il n’est pas du tout impossible, en effet, que la présence de ce long développement soit également motivée par des considérations plus littéraires qu’il n’y paraît et que celui-ci s’insère en réalité dans un projet artistique plus global : en réponse au chapitre inaugural du Guzmán de 1599, qui s’ouvre par le récit des origines infamantes du héros — fils d’une courtisane et d’un usurier génois —, Luján achèverait en quelque sorte sa narration par la description des parents idéaux que sont les nouveaux souverains, dont Guzmán décrit les moindres faits et gestes avec respect et émerveillement. Dans ces conditions, même le passage de l’œuvre apocryphe relevant le plus manifestement de l’emprunt direct prend un sens nouveau, du fait de l’emplacement choisi par le romancier valencien pour l’insérer. Une fois encore, ce dernier fait preuve d’une capacité à intégrer les textes-sources avec à propos et se montre capable d’en renouveler le sens, ce qui relève de notre point de vue, non du simple plagiat — entendu comme une attitude passive à l’égard d’autres œuvres —, mais d’une pratique réfléchie et habile de l’emprunt.
LE PÍCARO LUJANIEN, UN « ENFANT TROUVÉ » ?
21L’introduction de cette description des noces royales exprimant de l’admiration à l’endroit de parents idéaux et répondant en quelque sorte à celle des origines dégradantes du protagoniste alémanien invite à faire une dernière observation sur le projet romanesque de Luján. Si l’on admet avec Marthe Robert qu’« à strictement parler il n’existe que deux façons de faire un roman : celle du Bâtard réaliste qui seconde le monde tout en l’attaquant de front, et celle de l’Enfant trouvé qui, faute de moyens d’action, esquive le combat par la fuite et la bouderie »19, auquel de ces deux modèles appartient le Guzmán apocryphe ?
22Comme l’a montré Michel Cavillac, le pícaro d’Alemán incarne, bien avant Robinson Crusoé, l’archétype du « Bâtard réaliste » qui
entraîne le roman à sa suite dans le cycle de la transgression où il tourne sans fin autour de sa mauvaise conscience et de sa révolte, scandalisé par les limitations de son être, coupable, honteux, hanté par l’expiation et le châtiment20.
23Or un tel schéma s’applique difficilement au héros lujanien. Il n’y a en effet chez ce dernier aucune révolte, et l’on peut se demander si son attitude ne s’apparente pas davantage, en bien des occasions, à celle de l’« Enfant trouvé ». Par exemple, la contemplation des parents parfaits, à la fin de l’œuvre, ne rattache-t-elle pas plus le héros apocryphe au premier modèle ? Ne serait-il pas plus proche, en fin de compte, de par son attirance vers un idéal inaccessible, de l’« Enfant trouvé » qu’est don Quichotte ?
24Une telle hypothèse permettrait d’expliquer que Luján n’ait pas retenu la piste narrative qui devait mener Guzmán à Gênes afin de se venger de son oncle paternel, alors que cette orientation romanesque semblait destinée à être un puissant aiguillon pour le protagoniste dans la suite alémanienne. Au début de ses aventures, le désir de se rendre en Italie afin de découvrir ses nobles parents est indéniablement la principale motivation avancée par le pícaro authentique pour justifier son départ de la maison maternelle. Sur le plan symbolique, sans doute faut-il voir aussi cette puissante aspiration comme une sorte de quête du père, incarné par son frère aîné — le chef de famille — même si ce dernier finira par rejeter Guzmán et éveiller en lui une soif de vengeance superlative21. L’absence de représailles à l’égard de la famille italienne du gueux, dans la continuation apocryphe, paraît plus compréhensible si l’on prend en compte le fait que le héros lujanien, à la différence de celui d’Alemán, n’entretient avec aucun de ses maîtres — ni avec aucun des personnages qu’il rencontre — une relation de proximité qui pourrait en faire des figures paternelles. Aucun d’entre eux n’est comparable, par exemple, au cardinal romain, qui malgré ses défauts, fait naître chez le protagoniste des affects très puissants. En conséquence, la problématique de la vengeance à l’égard du substitut du père — l’oncle génois — n’est plus aussi solidement motivée chez le continuateur que chez son prédécesseur.
25On peut bien sûr penser que le Valencien a purement et simplement oublié cette piste absente de l’épilogue et seulement annoncée au début du troisième Livre de la Première partie alémanienne, mais une telle lecture n’est pas satisfaisante. L’omission de cet épisode illustre très bien, en effet, l’écart qui sépare le projet du romancier sévillan de celui de son rival. Au lieu de se venger définitivement de sa famille et de « tuer » irréversiblement le père, à travers la figure de son frère aîné, Guzmán préfère se rendre à Valence afin de contempler des souverains et des mariages parfaits.
II. — LE PROJET LITTÉRAIRE D’AVELLANEDA
26Le Quichotte d’Avellaneda est souvent présenté comme une version appauvrie et réductrice de celui de Cervantès, qu’il n’aurait su imiter que grossièrement. Parmi les nombreuses critiques qui sont adressées au continuateur, c’est souvent la caractérisation des personnages principaux qui suscite le rejet le plus vif : sous sa plume, ceux-ci seraient devenus des caricatures, un homme fou à lier et un valet niais et ordurier. On reproche aussi à Avellaneda sa vulgarité et la dimension scatologique de son œuvre, en particulier en ce qui concerne Sancho. On accuse enfin l’émule de Cervantès de dogmatisme, car il aurait substitué au perspectivisme cervantin une vision univoque et sectaire de l’existence, soumise aux préceptes contre-réformistes. Que l’on apprécie ou non la façon dont il dépeint les héros, que l’on soit plus ou moins sensible aux propos scatologiques de certains personnages, et que l’on soit gêné ou pas par l’inflexion moralisante qu’il fait subir au texte original, on ne peut cependant ignorer que ces différentes caractéristiques ont une cohérence d’ensemble : elles ne sont pas le fruit d’improvisations ou de maladresses ponctuelles, mais semblent bien répondre à un projet délibéré de l’auteur, qui s’éloigne à dessein de l’œuvre de Cervantès pour lui insuffler un sens nouveau.
27Cette impression générale est confirmée dès le début du roman. Dans un passage où don Quichotte songe aux joutes de Saragosse, avant de se lancer dans sa troisième sortie, il se dit en lui-même :
…no quiero dormir, sino velar, trazando con la imaginación lo que después tengo que poner en efecto, como hace el sabio arquitecto, que antes que comience la obra tiene confusamente en su imaginativa todos los aposentos, patios, chapiteles y ventanas de la casa, para después sacarlos perfectamente a luz22.
28Il est tentant de donner à cet extrait une portée métalittéraire, dans la mesure où, à travers son personnage, Avellaneda semble fournir ici une indication sur sa conception de l’art de raconter. D’emblée, celui-ci présente l’auteur d’un texte de fiction comme un architecte qui, avant de commencer à produire une œuvre, a déjà un plan établi de l’édifice et sait parfaitement ce que sera l’ensemble. Cette conception s’oppose à l’image d’un continuateur qui écrirait au fil de la plume, sans avoir une idée précise de son projet. Elle s’oppose aussi à l’impression émanant parfois du texte de Cervantès, qui semble souvent laisser les personnages aller au hasard et donne le sentiment de ne pas suivre un plan prédéfini.
29Contrairement à la continuation de Luján, dont le projet d’écriture à proprement parler n’a jamais été véritablement étudié, le Quichotte apocryphe a donné lieu à quelques travaux d’envergure, qui s’efforcent de faire ressortir son unité d’ensemble. Stephen Gilman, dans un travail fondateur, rapproche le roman d’Avellaneda de la littérature ascétique, mais cherche à montrer que ce texte constitue un courant à part au sein des mouvements littéraires issus de la Contre-Réforme23. Pour sa part, James Iffland considère que la continuation de 1614 doit plutôt être interprétée comme l’œuvre d’un porte-parole de la classe aristocratique, qui rejette le caractère subversif du Quichotte cervantin et en particulier sa dimension « carnavalesque »24. Toutefois, une grande partie des efforts de ces critiques vise à identifier la sensibilité idéologique de l’auteur et le regard qu’ils portent sur son œuvre, par conséquent, n’est pas strictement littéraire. Or, c’est précisément sous cet angle que nous proposons d’aborder cet autre Don Quichotte, qui nous semble construit autour de trois pôles principaux : un pôle théâtral, un pôle picaresque, et un pôle édifiant. L’examen successif de ces trois axes du roman, qui semblent parfois orienter la narration dans des directions contradictoires et créent une tension dans l’œuvre, nous permettra d’offrir une première esquisse du projet romanesque d’Avellaneda.
LE PÔLE THÉÂTRAL
30La critique a mis en avant depuis longtemps la facture théâtrale du Quichotte de 1614, en s’appuyant avant tout sur le prologue du continuateur, qui présente le texte de Cervantès comme « casi comedia »25. Suivant la lecture de Luis Gómez Canseco, l’objectif d’Avellaneda serait d’écrire une authentique comedia en trois actes à partir de la matière quichottesque, ce que son devancier ne serait pas parvenu à faire26. Pour d’autres spécialistes, en revanche, le terme de comedia serait plutôt à entendre au sens de « comédie antique », ce qui mettrait surtout en évidence le caractère comique du texte27. Quoi qu’il en soit, l’emploi d’un tel lexique dès le paratexte de la fiction apocryphe avec d’autres mots issus du vocabulaire théâtral, comme entremesar, invite à prendre en considération la dimension dramatique du roman, d’autant plus que les allusions au domaine du spectacle sont nombreuses sous la plume du continuateur.
31Le rapprochement le plus frappant avec cet univers a lieu aux chapitres xxvi et xxvii, où don Quichotte rencontre un groupe de comédiens qui répètent dans une auberge. À cette occasion, le directeur de la troupe, désigné comme el autor, propose au chevalier de prendre part à une comedia et s’adresse à lui en ces termes, après s’être fait passer pour un enchanteur :
…advertid que el venir aquí vos y la gran reina Zenobia ha sido todo guiado por mi gran saber, porque os importa infinito a vos y a vuestros servidores lleguéis a la gran corte del rey católico, en la cual os aguardan por momentos un millón de príncipes, y de do habéis de salir con gran aplauso y vitoria28.
32Ce passage donne l’impression d’être une mise en abyme de l’ensemble de l’œuvre, dans la mesure où Avellaneda semble jouer sur le double sens de autor (metteur en scène et auteur) pour se représenter lui-même en train d’orchestrer théâtralement les aventures du héros29. En effet, le directeur de la troupe n’a été informé à aucun moment des intentions du protagoniste de se rendre à la Cour, et ses paroles constituent une entorse à la vraisemblance qui ne trouve une justification qu’à condition de donner à ce discours une portée métapoétique : le continuateur se comporterait en somme comme une sorte de scénographe à l’égard de Sancho, de Bárbara et de don Quichotte.
33Au-delà de ces chapitres déterminés, cette lecture fonctionne assez bien si l’on se place à l’échelle de l’ensemble du roman. À Saragosse, Tarfe et ses hôtes agissent incontestablement eux aussi comme des metteurs en scène qui organisent collectivement la suite des « exploits » du maître et de l’écuyer, en dépit de tous les obstacles qui pourraient les en empêcher. Le Maure et ses amis souhaitent conduire l’ingénieux hidalgo à Madrid, mais la réalisation de ce programme pose une difficulté :
El mayor inconveniente que hallo para efetuar mi salida es el no saber cómo desembarazarme de don Quijote; porque es imposible, yendo con él, ir con la diligencia necesaria30.
34Ils élaborent donc un stratagème, énoncé par le secrétaire de don Carlos : « Traza se me ofrece a mí luego […] para hacer se haga todo muy a nuestro gusto »31. Les nobles réunis à Saragosse puis à Madrid, au même titre que le directeur de la troupe de comédiens, tiennent donc parfois des discours qui les assimilent à des dramaturges ou à des acteurs. L’œuvre d’Avellaneda semble de fait avancer grâce à une succession de coups de théâtre : l’intervention du géant Bramidán, puis celle de l’écuyer noir et finalement l’entrée en scène de Burlerina constituent les principales articulations de sa continuation. La dimension dramatique du texte se manifeste en outre par l’emploi de techniques d’écriture comme l’aparté ou le monologue32. Enfin, plusieurs personnages se déguisent, entrent ou sortent des maisons où se trouvent les héros, tels des comédiens donnant une représentation.
35Même les récits intercalés présentent des caractéristiques qui les rapprochent de l’écriture théâtrale. La nouvelle El rico desesperado, qualifiée de tragedia par l’un des auditeurs de l’histoire, comporte en effet deux monologues dignes d’une tragédie : celui de la femme de Japelín, qui délibère à haute voix avant de se suicider, et celui de Japelín lui-même, dans les mêmes circonstances33. Le récit Los felices amantes, présente aussi plusieurs caractéristiques qui le rapprochent de l’écriture dramatique : don Gregorio est inspiré d’un personnage-type (le galán de monjas), les déguisements que portent les principaux actants du conte rappellent également l’univers de la comedia, et il en va de même de l’évanouissement très théâtral du jeune homme, lorsqu’il apprend que doña Luisa est toujours à la tête du couvent dont il l’avait tirée quatre ans plus tôt34. Quant au miracle réalisé par la sainte Vierge, il est extrêmement dramatisé lui aussi.
36Dans l’histoire principale, l’un des ressorts essentiels de cette théâtralité est que, la plupart du temps, don Quichotte et Sancho sont précédés de leur réputation, ce qui constitue une innovation par rapport à la Première partie cervantine et donne lieu à un type particulier d’aventures. Par exemple, lorsque le chevalier errant arrive à Saragosse, Tarfe l’introduit auprès des nobles de la ville et de son ami don Carlos. Par la suite, une fois à Madrid, le Maure joue un rôle comparable d’informateur : à peine les héros sont-ils arrivés à la Cour que leur identité est révélée aux aristocrates qui les croisent. Cette technique, à chaque fois qu’elle est employée par l’écrivain apocryphe, permet d’écarter la possibilité d’un conflit réel et transforme les rencontres que font le maître et l’écuyer en jeu et en spectacle. Sur ce point, l’émule de Cervantès s’éloigne de son modèle : en effet, la connaissance qu’ont les hôtes des protagonistes de la folie de don Quichotte et de la simplesse de Sancho les place en situation de supériorité et permet de soumettre les deux compagnons à tous types de mystifications, parfois par pur divertissement. Le théâtre d’Avellaneda n’est donc pas une simple scénographie, c’est un théâtre comique ou « teatro de la burla » comme le définit lui-même le narrateur au chapitre xxxiv, lorsque différents nobles de Madrid viennent assister au spectacle qui leur est offert par don Quichotte, Sancho et Bárbara35.
37La présence quasi permanente d’un public constitue une autre différence essentielle par rapport au Quichotte cervantin. Chez le continuateur une foule de spectateurs oriente le rire et commente la pièce à mesure qu’elle se déroule sous ses yeux. Essentiellement constitué de nobles et de gens de qualité, ce groupe d’observateurs applaudit en particulier l’ingéniosité des mystificateurs et leur capacité à exploiter la folie du chevalier et la naïveté de l’écuyer, afin d’en tirer un maximum d’effets comiques. Le champ sémantique de la bourle est de ce fait omniprésent et s’accompagne de termes comme traza, ingenio, industria, toujours connotés positivement lorsqu’ils sont appliqués à des aristocrates36, perpétuellement à la recherche d’un bon mot.
38Enfin, une dernière caractéristique du roman est que don Quichotte et Sancho, qui sont eux-mêmes les victimes des bourles, émettent parfois des jugements élogieux à l’égard de celles-ci, ce qui ne manque pas de surprendre. Évoquant les mauvais traitements que lui a fait subir son maître au cours d’un accès de folie, Sancho s’exclame en effet : « bonita ha sido la burla »37. Puis, au chapitre xxxi, après que Tarfe s’est fait passer pour un enchanteur ennemi, pour se jouer de don Quichotte, l’ingénieux hidalgo dit à son tour : « ¡no ha estado mala la burla! »38. Alors que, chez Cervantès, l’ironie visait aussi bien les héros que les autres personnages rencontrés au cours de leurs errances, Avellaneda cherche à créer une connivence d’un autre ordre avec le lecteur. Chez lui, le chevalier et l’écuyer sont presque toujours la cible exclusive du rire, ce qui ne les empêche pas de se jeter parfois dans les bras de leurs mystificateurs, comme lorsque Martín Quijada serre dans ses bras, en signe d’amitié, l’autor qui vient de l’abuser39.
39L’œuvre du continuateur est ainsi caractérisée par une dramatisation grandissante : elle évolue de la « casa de locos »40 qu’est la maison de don Carlos à Saragosse vers le « teatro de la burla » qu’est la riche demeure de l’Archipámpano. Le séjour à Saragosse ressemble à une répétition générale jouée devant un public restreint avant que la pièce ne soit représentée à la Cour face à un vaste auditoire devant lequel l’astucieux secrétaire rejoue les farces précédentes et les dépasse, pour le plus grand plaisir des spectateurs. Le roman apocryphe se prête donc, à un premier niveau, à une lecture comique dont les nombreux procédés empruntés au théâtre sont l’un des principaux ressorts. Toutefois, l’importance de la bourle, qui occupe une place centrale dans le texte d’Avellaneda, invite à dépasser cette interprétation et à ne pas considérer le Quichotte de 1614 comme une simple comedia. Indéniablement, son caractère urbain et la place qu’y occupent les burlas et les trazas, le rapproche aussi de la sphère picaresque.
LE PÔLE PICARESQUE
40Le monde des villes, qui sert de toile de fond à plusieurs épisodes du texte permet en effet une confrontation des héros avec la Justice et éloigne le projet littéraire du continuateur de l’univers des corrales, pour le rapprocher de celui des pícaros41. Dans le Quichotte apocryphe, les protagonistes font tous deux un séjour en prison, à Saragosse puis à Sigüenza. De ces deux incarcérations, c’est celle de Sancho qui est la plus riche en rebondissements : une fois derrière les barreaux, d’autres détenus déversent des poux dans le col de sa chemise, avant de lui dérober les économies qu’il porte sur lui pendant son sommeil, et de l’inviter enfin à un banquet qui s’avère être financé à ses frais42. Ce type de récit et les bourles dont l’écuyer est victime rappellent précisément les séjours fréquents des gueux de Luján et d’Alemán dans les prisons de Naples, Valence, Bologne ou Séville43.
41Sancho tombe également aux mains de pícaros trompeurs hors de l’univers carcéral. Cela est particulièrement manifeste lors de l’étape qu’il fait avec son maître dans la capitale aragonaise. Tandis que la folie de don Quichotte fait les délices des nobles de la ville, réunis chez les amis de Tarfe, le paysan est victime des tromperies ourdies par leurs domestiques, en particulier un cuisinier boiteux et ses comparses. Ici encore, les farces dont Sancho Panza est l’objet peuvent être rapprochées de celles qu’organisent les serviteurs du cardinal romain alémanien aux dépens de Guzmán, même si, bien sûr, les bourles sont ici à sens unique, puisque l’écuyer n’inverse à aucun moment le rapport de force. Le caractère picaresque de certaines aventures affleure de nouveau à l’issue de la course de bagues, lorsque le prix remporté par son maître est dérobé à son serviteur par un voleur qu’il désigne explicitement à l’aide du terme pícaro : « y si le digo que me las hurtó un pícaro, tomará tanto enojo, que desafiará luego […] a cuantos pícaros hay en toda la Picardía »44. Enfin, l’une des scènes qui fait le plus explicitement allusion à l’univers des gueux est celle où Sancho raconte comment, lors de son séjour à Saragosse, il a subi les crachats d’un groupe d’étudiants45. Ce passage présente en effet des similitudes remarquables avec un épisode célèbre du Buscón de Quevedo, qui circulait selon toute vraisemblance sous forme manuscrite au moment où Avellaneda a rédigé sa continuation46.
42Au-delà de la ressemblance entre ces deux extraits précis, la fiction apocryphe se rapproche aussi de celle de Quevedo et, plus généralement, de l’univers picaresque par la place qu’elle accorde au corps et aux bas instincts (l’ingestion, la déjection et la sexualité). Dans le roman de 1614, Sancho est sans cesse préoccupé par des problèmes de cette nature. Durant son séjour dans la capitale aragonaise, après avoir été gavé par des domestiques, chez les amis de Tarfe, et avoir exploré avec eux l’univers des cuisines, il explique fièrement à son maître : « Éstas me parecen a mí señor las verdaderas aventuras »47. Devenu un goinfre qui se donne en spectacle, l’écuyer d’Avellaneda se caractérise également par ses propos scatologiques, comme lorsqu’il s’adresse à Bárbara en ces termes :
…que aunque le parece a vuestra merced que no espanta, que me espantó denantes cuando la vi con tan mala catadura; que había, de la cera que destilaba la colmena trasera que naturaleza me dio, para hacer bien hechas media docena de hachas de a cuatro pábilos48.
43Bárbara la Balafrée, quant à elle, tire l’œuvre du côté des bas-fonds : elle évoque ses activités d’ancienne prostituée de façon oblique, en se présentant comme une « tripière » (mondonguera). Toutefois, même si elle en occulte le caractère abject à l’aide de métaphores culinaires, le soldat Bracamonte ne s’y trompe pas et rend parfaitement limpide la véritable nature des services qu’elle rendait dans sa jeunesse aux étudiants d’Alcalá : « [los estudiantes] comimos de la olla que vuestra merced se traía bajo sus mugrientas sayas, sin tocar a la del mondongo »49.
44L’exploration des bas instincts ne se limite pas cependant à l’histoire principale. Les personnages des récits enchâssés se laissent également guider par leurs passions et se montrent parfois lubriques. Tel est le cas, par exemple, du soldat espagnol qui s’introduit par ruse dans la chambre de l’épouse de Japelín et qu’Avellaneda présente comme dévoré par « [un] vehemente fuego » et « [una] rabiosa concupiscencia »50. Par ailleurs, dans Los felices amantes, le continuateur décrit de façon assez détaillée la scène de séduction entre don Gregorio et doña Luisa ainsi que la façon dont ces anciens amis d’enfance sont débordés par la passion amoureuse51. Les instincts primaires sont donc également dépeints sans concession, avant d’être finalement domestiqués et soumis au contrôle de la raison, dans la seconde nouvelle.
45Dans le roman apocryphe, comme dans l’univers picaresque, toute forme d’amour humain semble ainsi réduite à une erreur, qui résulte d’un manque de contrôle de soi-même. L’attachement à autrui n’est qu’un engaño, un affect honteux, transformé en commerce, en jouissance égoïste ou en tromperie. Une telle conception se retrouve à la fois dans les deux contes intercalés et dans l’histoire principale, où la servante galicienne rencontrée dans la venta del Ahorcado, de même que Bárbara, dans la suite du récit, racontent l’une et l’autre comment elles ont été abusées par leurs amants : elles suivent toutes deux de beaux parleurs qui ne les bercent de promesses — aussi fabuleuses qu’illusoires — que pour mieux les duper.
46Une telle vision du sentiment amoureux explique sans doute en partie que don Quichotte choisisse d’abandonner Dulcinée et se fasse appeler désormais El Caballero desamorado (Le Chevalier Sans Amour), ce qui constitue un changement décisif par rapport à l’œuvre originale. Le monde décrit par Avellaneda ne laissait pas place à un amour chaste ou platonique, comme celui du chevalier errant cervantin envers la dame de ses pensées. En réalité, dans la continuation apocryphe, la dévotion du héros à l’égard de cette dernière tend à être remplacée par une soif d’ascension sociale. Indéniablement, lorsque don Quichotte projette de se rendre à Saragosse, il est davantage motivé par l’idée d’obtenir une reconnaissance de la société et par l’envie d’être admiré, que par le projet de défendre la beauté ou l’honneur d’une dame52. Le protagoniste auquel le concurrent de Cervantès donne vie est présomptueux et il semble parfois incarner de façon caricaturale l’attitude d’un homme qui veut connaître une gloire mondaine en vivant au-dessus de sa condition53.
47Cette soif de réussite se manifeste de façon encore plus frappante chez Sancho. L’écuyer de 1614 exprime en effet très clairement son désir d’ascension : il demande d’abord en vain à son maître de le faire chevalier, avant que cette faveur ne lui soit finalement accordée par des nobles madrilènes réunis à la Cour54. Néanmoins, lorsqu’on lui propose de rester à Madrid, pour remplir une tout autre fonction — celle de bouffon professionnel —, le paysan s’y conforme volontiers, car le Sancho d’Avellaneda est particulièrement attaché à l’argent et tous les moyens le conduisant à un succès matériel lui semblent bons. Comme celle de don Quichotte, sa réussite sociale n’est bien sûr qu’illusoire, mais il n’empêche que le désir de s’élever dans la société devient l’un des principaux mobiles de ses actions.
48Enfin, l’art du portrait dans le roman apocryphe présente lui aussi certaines convergences avec les fictions picaresques. Comme dans le Lazarillo où le Buscón, certains personnages tendent en effet à se transformer en types ou en allégories : de même que le curé de Maqueda et le licencié Cabra sont l’avarice personnifiée, certaines descriptions tendent vers l’abstraction ou l’archétype dans le texte du continuateur. Au chapitre xxxiv, don Quichotte décide de se désarmer pour combattre le géant Bramidán d’égal à égal et son corps est présenté en ces termes :
…como era alto y seco y estaba tan flaco, el traer de las armas todos los días, y aun algunas noches, le tenían consumido y arruinado, de suerte que no parecía sino una muerte hecha de la armazón de huesos que suelen poner en los cimenterios que están en las entradas de los hospitales55.
49Ce portrait physique du chevalier errant a quelque chose de macabre, comme le confirme le commentaire de Sancho : « me parece cuando le miro, según está flaco y largo, pintiparado un rocinazo viejo de los que echan a morir al prado »56.
50Au chapitre xxiv, il en va de même de la description que le Corregidor de Sigüenza brosse de Bárbara, qui tend aussi vers l’allégorie infernale :
¿Sois vos acaso la hermosa reina Zenobia, cuya singular hermosura defiende el señor don Quijote el Manchego? […] pues con sola vuestra figura podéis defenderos, no digo de todo el mundo, pero aun del infierno; que esa cara de réquiem y talle luciferino, con ese rasguño que le amplifica, y esa boca tan poco ocupada de dientes cuanto bastante para servir de postigo de multar a cualquier honrada ciudad, y esas tetas carilargas, adornadas de las pocas y pobres galas que os cubren y descubren que más parecéis Proserpina, reina el estigio lago, que persona humana, cuanto menos reina57.
51Ces deux portraits font de l’hidalgo et de la tripière des sortes de cauchemars vivants : ils deviennent ainsi l’un et l’autre des repoussoirs, alors que cette dimension était absente du Quichotte cervantin. Ces représentations fonctionnent en effet selon un même principe. L’auteur établit un violent contraste entre l’image idéalisée que le personnage a de lui-même (don Quichotte se prend pour un chevalier errant) — ou qu’un tiers a de lui (le héros prend Bárbara pour une reine) — et celle qu’en ont les autres individus, aux antipodes de la représentation initiale : don Quichotte n’est pas un imposant justicier qui, ôtant son armure, dévoile la vigueur de ses muscles, mais l’un de ces squelettes qui ornent parfois l’entrée des cimetières. De même, d’après le Corregidor qui s’adresse à Bárbara, celle-ci n’est pas une reine, sauf si l’on entend par là « reine des Enfers ». Dans les deux cas, le portrait dressé par Avellaneda condense par un trait d’esprit l’écart entre l’engaño dans lequel se trouve le protagoniste et la réalité. Ce contraste brutal permet au lecteur de mesurer le degré de folie superlatif dont est atteint Martín Quijada et de renforcer de la sorte la vanité de son entreprise chevaleresque.
LE PÔLE ÉDIFIANT
52Même si cela peut paraître contradictoire au vu de certaines des caractéristiques précédemment mises en lumière, la continuation d’Avellaneda se présente en effet à bien des égards comme un texte moralisateur. Cela est particulièrement manifeste dans les récits intercalés, qui prennent la forme d’une démonstration édifiante. Le premier d’entre eux vise à montrer l’erreur fatale et tragique commise par Japelín le jour où il décide de quitter le monastère où il était entré comme novice, en dépit des avertissements avisés du prieur de la communauté : « [Acordaos que] hasta hoy ninguno dejó el hábito que una vez tomó de religioso que haya tenido buen fin »58. À l’inverse, le second récit, met en scène la miséricorde de la Sainte Vierge et le miracle accompli par cette dernière après le départ de doña Luisa du couvent dont elle avait la charge. Ce conte fait se succéder une série de péripéties qui, dans un premier temps, éloignent de Dieu les protagonistes, mais confirment finalement l’efficacité de la grâce divine59. Malgré leurs lourds péchés, les anciens amants finiront indéniablement par être sauvés grâce à elle. La portée de ces deux textes est résumée en ces termes par l’ermite fray Esteban :
No veis, Sancho […] que todo fue permisión de Dios, el cual de muy grandes males suele sacar mayores bienes […]. Que, en fin, de lo mesmo que el demonio traza para perdernos, toma nuestro buen Dios ocasión de ganarnos; que son el demonio y Dios como la araña y la abeja, que de una misma flor saca la una ponzoña que mata y la otra miel suave y dulce que regala y da vida60.
53Cependant, la dimension édifiante du roman ne se borne pas aux nouvelles enchâssées, loin s’en faut. À l’image du Créateur évoqué par le religieux, Avellaneda utilise lui aussi des chemins détournés — l’histoire apparemment comique de don Quichotte et de Sancho — pour édifier le lecteur et faire passer un message plus grave. La trajectoire des héros peut elle-même se lire comme une véritable démonstration qui donne à voir les dégâts causés par les fictions chevaleresques sur ceux qui les lisent. Une analyse rapide de l’ensemble de l’œuvre montre que, dès le chapitre iii, don Quichotte annonce les principales étapes de son périple (Saragosse et Madrid)61, ce qui confirme que les protagonistes ne sont pas guidés par le hasard mais suivent un plan préétabli qui mène la narration vers une fin exemplaire : l’enfermement des deux compagnons — l’un à l’asile et l’autre à la Cour.
54Une telle lecture est corroborée par le discours de mosén Valentín (le curé d’Ateca), qui, à deux reprises, met don Quichotte en demeure de réformer sa vie. Au chapitre vii, il admoneste une première fois l’ingénieux hidalgo et attire son attention sur le péché mortel dans lequel il vit, avant de définir avec lui les remèdes adéquats face au mal qui le ronge :
Por tanto, señor Quijada, por la pasión que Dios pasó, le ruego que vuelva sobre sí y deje esta locura en que anda, volviéndose a su tierra; y pues me dice Sancho que vuesa merced tiene razonable hacienda, gástela en servicio de Dios y en hacer bien a pobres, confesando y comulgando a menudo, oyendo cada día su misa, visitando enfermos y conversando con gente honrada, con los clérigos de su lugar, que no le dirán otra cosa que la que yo le digo62.
55Par la suite, au chapitre xiv, le religieux essaie une seconde fois de ramener le chevalier à la raison (apretaron el negocio de la reducción de don Quijote), avec l’aide de l’ermite fray Esteban, au moyen de « razones eficaces y cristianas »63. Dans les deux cas, les solutions préconisées sont les mêmes que celles qui avaient permis de ramener le héros à la raison, au début de l’œuvre : la lecture de livres pieux, la messe, la prière et les conseils avisés des hommes d’Église.
56Enfin, dans le dernier chapitre du roman, après les divertissements organisés à la Cour autour de don Quichotte et de Sancho, la dimension édifiante du projet littéraire d’Avellaneda est de nouveau mise en relief par le page de l’Archipámpano qui accompagne le chevalier jusqu’à l’asile d’aliénés de Tolède. En effet, au moment où il s’apprête à l’abandonner à son sort, le jeune homme s’adresse au protagoniste en ces termes :
…vuelva sobre sí y olvide las lecturas y quimeras de los vanos libros de caballerías […] reconozca la merced que Dios le ha hecho en no permitir muriese por esos caminos a manos de las desastradas ocasiones en que sus locuras le han puesto tantas veces64.
57Le serviteur de l’Archipámpano cherche en outre à rassurer don Quichotte en lui annonçant qu’il est là pour être soigné d’une maladie qui n’est pas incurable, et qu’il sortira un jour de l’établissement où il n’est que provisoirement reclus :
…mirarán por su salud y persona con el cuidado y caridad; y advierta que en esta casa llegan otros tan buenos como vuestra merced y tan enfermos de su propio mal, y quiere Dios que en breves días salgan curados y con el juicio entero que al entrar les faltaba65.
58La comédie semble finie et le chevalier errant est désormais décrit comme un homme dont la santé est défaillante (le terme utilisé n’est plus loco mais enfermo). À ce titre, il est même traité avec certains égards : par exemple, le narrateur présente le lit préparé à l’intention du malade qu’est don Quichotte comme « una limpia cama ». Quant à Álvaro Tarfe, il demande à des amis tolédans de rendre régulièrement visite au nouveau pensionnaire qu’il laisse à l’asile et de veiller sur lui : « y encomendó cuanto le fue posible a los amigos graves que tenía en Toledo el mirar por aquel enfermo, pues en ello harían grandísimo servicio a Dios »66.
59Malgré les différences de ton et de style entre les nouvelles intercalées et la trame centrale du roman, ces deux ensembles peuvent donc se lire, chacun à leur façon, comme une démonstration exemplaire. Il serait erroné de croire, par conséquent, que le caractère édifiant de l’œuvre concerne exclusivement les deux contes enchâssés ou même que ces derniers fonctionneraient indépendamment l’un de l’autre. La visée morale qu’Avellaneda assigne à son texte est constamment présente et les discours moralisants s’intègrent dans un projet artistique cohérent, comme le montrent à la fois les effets de symétrie entre les deux histoires et le soin apporté à leur imbrication dans la trame principale.
60Los felices amantes, caractérisé par un dénouement heureux, est censé servir de contrepoint au récit intitulé El rico desesperado, qui a plongé l’assistance dans une profonde tristesse. Les auditeurs de la nouvelle demandent de ce fait à l’ermite qui voyage à leurs côtés de leur raconter une histoire moins tragique. Les deux contes enchâssés sont incontestablement conçus pour se répondre, et d’ailleurs les personnages qui les écoutent ne manquent pas d’insister à plusieurs reprises sur leurs fins diamétralement opposées. La jonction entre ces nouvelles et la trame centrale du roman fait elle aussi l’objet d’un soin remarquable. El rico desesperado, raconté par le soldat espagnol Antonio de Bracamonte, met curieusement en scène un autre soldat espagnol — celui qui violera la femme de Japelín avant d’être tué et mutilé par lui — ce qui constitue une troublante mise en abyme. Cette coïncidence attire d’autant plus l’attention que Bracamonte, qui ne précise à aucun moment la source de ce récit, rentre de Flandres, où précisément est censée se dérouler la nouvelle. Ces étranges concordances invitent à se demander s’il ne pourrait pas être lui-même le violeur, qui aurait finalement échappé aux poursuites de Japelín, même si ce n’est pas ce que laisse entendre officiellement le dénouement du conte.
61Plus encore que El rico desesperado, l’imbrication de la nouvelle Los felices amantes avec l’histoire principale fait l’objet d’un soin extrême. La première aventure qui survient à don Quichotte après l’avoir entendue est précisément celle où le héros découvre Bárbara, dont les mésaventures présentent plusieurs points de contact avec le conte des amants fortunés : doña Luisa et Bárbara ont toutes deux décidé de suivre un amant qui les a abandonnées après avoir vécu à leurs dépens (de ce point de vue, le séducteur de la tripière est donc lui-même une sorte de double de don Gregorio) et toutes deux se sont adonnées à la prostitution. De façon encore plus significative, le jeune amant qui a éconduit Bárbara porte le nom de Martín, qui est aussi le prénom du chevalier errant apocryphe, lequel entend rétablir le prestige de la Balafrée. Quant à l’ermite qui accompagne le héros, il abandonne une partie de ses vêtements pour vêtir cette dernière, tel un nouveau saint Martin, avant que l’ingénieux hidalgo ne lui achète un habit neuf à Sigüenza67.
62L’hypothèse selon laquelle don Quichotte et Bárbara pourraient être des doubles, plus ou moins parodiques, de doña Luisa et don Gregorio semble enfin confirmée dans le dénouement de l’œuvre. D’abord, parce que, comme les protagonistes de la nouvelle intercalée, le chevalier errant et la tripière y finissent tous les deux reclus, comme pour expier leurs fautes (l’un chez les fous et l’autre dans une maison de repenties)68 ; ensuite, parce que, de façon beaucoup plus précise, à son arrivée à l’asile d’aliénés, le chevalier donne sa main à un fou à travers les barreaux d’une grille, avant d’être mordu par lui, ce qui rappelle sur le mode comique le moment où la religieuse donne sa main à don Gregorio à travers les grilles du parloir de son couvent69. Au vu de l’ensemble de ces observations, les récits enchâssés forment non pas un duo mais plutôt un triptyque avec l’histoire de Bárbara et de don Quichotte. Les deux contes et la trame principale ont en effet en commun de proposer des remèdes et des modèles de vie — ou au contraire des contre-exemples — qui permettent d’éclairer et d’édifier le lecteur.
DEUX RETOURNEMENTS INATTENDUS
63Le roman d’Avellaneda dans son entier est donc caractérisé par une tension entre plusieurs pôles (comique, picaresque et édifiant), ce qui constitue sans aucun doute l’une de ses principales richesses. Cette singularité ressort toutefois avec une netteté particulière dans le dénouement du texte, auquel elle confère une complexité inattendue. Après les dérèglements introduits par don Quichotte, Bárbara et Sancho, l’ordre social paraît rétabli, dans la mesure où chacun des membres de ce trio cocasse est finalement réintégré au corps social. La fin choisie par le rival de Cervantès semble ainsi justifier à première vue la lecture moralisante qui est souvent faite de sa continuation, mais deux indications incitent à nuancer cette interprétation.
64Tout d’abord, le narrateur explique qu’un beau jour le héros a fini par sortir de l’asile d’aliénés où il vivait reclus, car il semblait guéri : « Pero barruntos hay y tradiciones de viejísimos manchegos de que sanó y salió de dicha Casa del Nuncio70 ». Néanmoins, aussitôt après, la voix qui prend en charge le récit ajoute que le protagoniste est redevenu fou presque instantanément et qu’il est reparti de ce fait en quête de nouveaux exploits : « Pero como tarde la locura se cura, dicen que volvió a su tema y que, comprando otro mejor caballo, se fue la vuelta de Castilla la Vieja71 ». Contre toute attente, l’annonce de ces aventures d’un genre nouveau — le chevalier est désormais accompagné d’une femme et se fait appeler El caballero de los trabajos (Le Chevalier aux Vicissitudes) — atténue considérablement et mine même en partie le dispositif qui permettait de donner à l’ensemble de la narration une dimension exemplaire. Dans un premier temps, l’auteur semble vouloir clore sa fiction par un retour à l’ordre, mais l’annonce de nouveaux épisodes quichottesques entame indéniablement la force de sa démonstration. Le projet littéraire du continuateur s’avère donc plus subtil qu’il n’y paraît et sa lecture de la Première partie cervantine est sans doute moins univoque que ce qu’une impression superficielle pourrait laisser croire.
65Cependant, la tension remarquable existant entre le pôle ascétique et les deux autres pôles, qui fait toute la complexité du Quichotte de 1614 et que le dénouement de l’œuvre illustre de façon magistrale, invite surtout à se demander si le roman d’Avellaneda ne présente pas finalement des points communs avec une fiction comme le Guzmán de Alfarache. Bien qu’un tel rapprochement n’aille pas de soi, le texte d’Alemán est en effet caractérisé par un va-et-vient incessant entre la peinture du mal et les remords du pícaro repenti ; or, de manière assez analogue, la continuation apocryphe oscille elle aussi entre le rire (pôle comique), la description des bas instincts (pôle picaresque), et l’énoncé plus ou moins explicite d’une leçon (pôle exemplaire). La présence de cette tension permanente dans les deux romans incite à s’interroger sur l’existence de certaines affinités d’écriture entre les deux auteurs, dont il conviendra, dans une étape ultérieure de notre parcours, de déterminer la pertinence et de mesurer le degré.
66L’examen approfondi des continuations apocryphes permet donc, pour l’instant, de formuler deux principales observations. En premier lieu, Luján et Avellaneda ont l’un et l’autre un projet littéraire autonome, qui ne se confond pas avec celui de leurs modèles. Le Valencien réinterprète l’œuvre de son devancier en sélectionnant, parmi les pistes proposées, celles qui sont les plus conformes à son dessein, et en les traitant selon sa propre logique : celle d’un observateur des mœurs plutôt qu’un réformateur de celles-ci. Par ailleurs, l’existence d’un projet romanesque n’est pas incompatible chez le concurrent d’Alemán avec une pratique abondante de l’emprunt direct, qui tend à être recontextualisé et prend dès lors un sens nouveau. Avellaneda, pour sa part, introduit également des inflexions et même des innovations par rapport à la narration cervantine, ce qui donne à son texte une certaine unité : son œuvre est plus théâtrale que celle de son prédécesseur, la bourle y occupe une place remarquable, et les mésaventures des héros — principalement urbaines — sont interprétées de façon beaucoup plus nette que chez l’auteur authentique comme des échecs cinglants. Le continuateur introduit enfin des êtres de fiction inédits comme Bárbara la Balafrée, qui ne ressemble véritablement à aucun des personnages du Quichotte de 1605 et présente de ce fait une originalité propre.
67L’étude successive des projets romanesques de Luján et d’Avellaneda fait en outre surgir un paradoxe remarquable : à certains égards, l’écriture du continuateur valencien peut paraître plus proche de celle de Cervantès que de celle d’Alemán, en particulier parce que les narrateurs lujanien et cervantin se montrent l’un et l’autre dubitatifs quant à la validité de l’action, ce qui s’exprime dans les deux cas par une sorte de nonchalance ironique ; et, de façon tout aussi surprenante, certains traits d’écriture d’Avellaneda semblent rapprocher son texte de celui d’Alemán, dans la mesure où leurs œuvres oscillent l’une et l’autre entre le récit des erreurs dans lesquelles tombent leurs protagonistes et l’évocation des solutions permettant d’y remédier.
68De tels rapprochements s’expliquent en partie par le fait que les deux continuateurs ont adopté des démarches symétriquement inverses. Face au plan très précis et au texte rigoureusement construit d’Alemán, Luján a tendance à réintroduire de la souplesse et à proposer un projet moins unitaire. Son héros est caractérisé par une plus grande perplexité face à la marche du monde, qui l’étonne plus qu’elle ne suscite sa révolte ou n’accroît sa soif de réforme. Le regard distancié que le héros lujanien porte sur les mœurs de ses contemporains l’éloigne du projet édifiant du Sévillan, notamment parce que la tension entre les différents pôles de l’œuvre initiale se trouve de ce fait considérablement réduite. En effet, le projet d’écriture du romancier apocryphe est porteur d’une certaine indétermination et favorise l’existence d’une pluralité de points de vue, deux caractéristiques qui, en revanche, le rapprochent de Cervantès.
69À l’opposé de cette démarche, Avellaneda recadre au contraire dès qu’il le peut le projet cervantin, dont il cherche à accentuer la dimension exemplaire, qu’il juge insuffisante dans l’œuvre initiale. Cela explique qu’il exagère à dessein les caractéristiques les plus saillantes du maître et de l’écuyer, qui deviennent sous sa plume des représentations quasi allégoriques de la Folie et de la Bêtise. L’influence néfaste des livres de chevalerie sur les lecteurs apparaît ainsi de façon nettement plus claire que chez son modèle. Ce sont précisément ce projet d’édification propre au continuateur, ainsi que toutes les transformations auxquelles ce dernier soumet le texte de départ pour le mettre en œuvre, qui permettent de comprendre que le Quichotte de 1614 présente des convergences avec le roman d’Alemán. Néanmoins, il s’agit là d’hypothèses provisoires, qui devront être approfondies par une minutieuse étude croisée de ces deux nouveaux binômes romanesques.
Notes de bas de page
1 Voir successivement : GALS, I, ii, pp. 141-148 ; ibid., I, vii-viii ; ibid., II, iii-iv ; ibid., II, vi-vii ; ibid., II, viii-x ; ibid., III, ii, pp. 435-439.
2 Ibid., II, vii, p. 349 (nous soulignons). Pour nourrir sa réflexion concernant les visites aux malades, Luján s’appuie sur un passage du texte d’Alejo Vanegas del Busto, Agonía del tránsito de la muerte, dont il attribue un long fragment à Guzmán (ibid., II, vii, pp. 348-349, n. 333). Néanmoins, la phrase citée ci-dessus ne figure pas dans l’ouvrage de Vanegas, ce qui la rend particulièrement intéressante pour comprendre le projet littéraire du continuateur. Sur ce point, voir D. Mañero Lozano, Segunda parte de la vida del pícaro Guzmán de Alfarache, pp. 239-241.
3 Voir GALS, I, i, pp. 122-123.
4 Ibid., I, i, p. 125. De façon assez semblable, Guzmán dit en effet au moment où il est emmené dans la prison napolitaine : « Vino la luz del día, y hizo dar conmigo en la obscuridad de la cárcel, que aunque no la merecía por el saco del aposento, en que no tenía culpa positiva, sino de negligencia y mala custodia, empero por los otros hurtos la merecía muy bien » (ibid., I, vii, p. 231) [nous soulignons].
5 Ibid., I, i, pp. 127-128.
6 Ibid., I, i, pp. 126 et 129 (nous soulignons).
7 Ibid., I, i, p. 128.
8 Ibid., I, i, pp. 129-130.
9 Voir M. Rubio Árquez, « De la crónica a la novela picaresca », pp. 188-190.
10 Pour l’ensemble de ces raisons, nous sommes en profond désaccord avec J. I. Laguna (La «Philosophía Moral» en el «Guzmán» apócrifo, p. 105), lorsqu’il affirme que l’œuvre de Luján serait totalement dénuée d’intérêt littéraire. Sans doute le texte du continuateur est-il d’une qualité inégale, mais un tel jugement nous paraît très excessif.
11 Voir A. Francis, « Juan Martí y el Guzmán apócrifo ».
12 GALS, I, iii, p. 161.
13 A. Francis, « Juan Martí y el Guzmán apócrifo », p. 156.
14 On trouve en effet un passage assez similaire chez Lope de Vega (La Arcadia, pp. 226-228), ce qui conduit à penser que les deux auteurs ont pu utiliser une source commune.
15 Les exemples les plus frappants, de ce point de vue, sont sans doute les emprunts du Sévillan à l’ouvrage de Juan de Aranda, Lugares comunes de conceptos, dichos, y sentencias, en diversas materias, Séville, Juan de León, 1595. Comme l’indique L. Gómez Canseco dans sa récente édition du Guzmán de Alfarache (p. 837) : « Cada vez que Alemán quiso ilustrar con alguna autoridad su pensamiento, recogió de lo sembrado por Aranda, y escribió páginas completas sobre el amor, la fortuna o la pobreza, acarreando sin una sola cita lo pensado y dicho por otros, aunque en la versión casi literal que Aranda compendió. » Même si l’auteur du Guzmán authentique procède sans doute à un plus grand degré de réélaboration que son rival valencien, les emprunts de ce dernier s’inscrivent dans le cadre d’une pratique répandue et, par conséquent, ils ne doivent pas être « diabolisés » au point d’occulter totalement la part de création que comporte sa continuation. Concernant les pratiques de l’emprunt au Siècle d’or, en particulier à partir d’anthologies de lieux communs, nous renvoyons à V. Infantes (« De Officinas y Polyantheas », p. 244), qui résume la situation par une formule suggestive : « Allí donde crece la letra, crece la cita, velada con argucia o declarada con orgullo. »
16 Sur ce point, voir M. Cavillac et B. Labourdique, « Quelques sources du Guzmán apocryphe ».
17 J. I. Laguna, La «Philosophía Moral» en el «Guzmán» apócrifo, p. 101.
18 De fait, le roman de Luján a connu un succès éditorial considérable puisqu’il fut réédité 9 fois entre 1602 et 1604. La fiction du continuateur a joui sans aucun doute de la faveur du public, mais il est à notre avis très réducteur d’attribuer presque exclusivement cet engouement, comme le fait J. I. Laguna (ibid., pp. 135-136), à la méprise des lecteurs, qui croyaient avoir affaire à la Seconde partie authentique du Guzmán alémanien. Si tel était vraiment le cas, le fait que M. Alemán lui-même (GA II, « Letor », p. 20) reconnaisse à son compétiteur des qualités indéniables — en particulier « [su] florido ingenio » et « [su] grande donaire » — serait totalement incompréhensible. Le Sévillan ne fait d’ailleurs nullement mention, dans le prologue du Guzmán de 1604, d’emprunts répréhensibles de l’écrivain valencien à d’autres auteurs. Pas plus que le censeur de l’édition de Saragosse, qui affirme : « en las digresiones que hace toca el autor materias bien importantes, y se aprovecha de sentencias muy provechosas » (cité par D. Mañero Lozano, Segunda parte de la vida del pícaro Guzmán de Alfarache, p. lxii).
19 M. Robert, Roman des origines et origines du roman, p. 74.
20 M. Cavillac, Gueux et marchands dans le « Guzmán de Alfarache », pp. 11-12, et Id., « Atalayisme » et picaresque, pp. 12-13.
21 Id. (Gueux et Marchands dans le « Guzmán de Alfarache », p. 413) a également mis en avant une autre dimension symbolique du voyage à Gênes, qu’il relie à la grande polémique anti-génoise contre un capitalisme financier qui stérilise la « marchandise castillane ». Cette dimension ne semble pas avoir été perçue par Luján, mais peut-être, plus simplement, celle-ci ne l’intéressait-elle pas.
22 DQAV, ii, p. 243.
23 S. Gilman, Cervantes y Avellaneda, pp. 84-85.
24 J. Iffland, De fiestas y aguafiestas, pp. 15-27.
25 DQAV, « Prólogo », p. 209.
26 L. Gómez Canseco, « La comedia de Avellaneda », pp. 383-384.
27 Voir J. Iffland, De fiestas y aguafiestas, p. 233.
28 DQAV, xxvii, p. 592.
29 Nous sommes d’accord sur ce point avec A. Martín Jiménez, Cervantes y Pasamonte, p. 120.
30 DQAV, xiii, pp. 393-394.
31 Ibid., xiii, p. 394.
32 Ces procédés d’écriture concernent surtout Sancho, qui utilise fréquemment l’aparté : « [Sancho] comenzó a llamar a don Quijote diciendo: ¡Ah señor caballero andante! (andado se vea él con todos cuantos diablos hay en los infiernos), ¿parécele que quedamos buenos? » (ibid., vi, p. 29) [nous soulignons]. Un autre exemple est donné après l’arrestation de don Quichotte à Saragosse, suite à laquelle l’écuyer se lance dans un monologue comique : « ¡Oh, reniego de quien en mal me quiere y de quien no se duele de mí en tan triste trance! ¿Quién demonios me mandó a mí volver con este hombre […] ¿Qué haré? ¡Pobre de mí! » (ibid., viii, p. 326).
33 Voir respectivement ibid., xvi, pp. 441-442 et 444.
34 Ibid., xx, p. 491.
35 Ibid., xxxiv, p. 683.
36 En revanche, l’expression « pesada burla », dont nous n’avons relevé qu’une seule occurrence, s’applique à don Quichotte qui, dans un accès de folie, s’en prend aux domestiques de don Carlos, lors de son séjour à Saragosse : « [don Álvaro] llamó los pajes, que estaban no poco desatinados de la pesada burla, y, consolándolos lo mejor que pudo con representación de que no había que hacer caso ni quejarse de cosas de un loco » (ibid., xiii, p. 392) [nous soulignons].
37 Ibid., xiii, p. 392.
38 Ibid., xxxi, p. 649.
39 « Dadme esos brazos y tomad los míos, desmembradores de robustos gigantes y verdugos de enemigos vuestros y míos » (ibid., xxvii, p. 592).
40 Ibid., xiii, p. 389.
41 L’univers et le modèle picaresques étaient aussi présents dans la Première partie du Quichotte, mais la position de Cervantès est caractérisée par une prise de distance constante par rapport à ceux-ci. Voir E. C. Riley, « Sepa que yo soy Ginés de Pasamonte ».
42 DQAV, xxiv, pp. 543-544.
43 Voir GALS, I, vii-viii et III, xi, p. 592, et GA II, II, iii et III, vii-viii.
44 DQAV, xi, p. 366 (nous soulignons).
45 « Y no hube bien levantado la cabeza, cuando comenzó a llover sobre mí tanta multitud de gargajos, que si no fuera por que sé de nadar como Leandro y Nero […] Pero un cararrelamido, que parece que aun ahora me lo veo delante, me arrojó tan diestramente un moco verde, que le debía de tener represado de tres días, según estaba de cuajado » (ibid., xxiii, p. 527).
46 « …Fue tal la batería y lluvia que cayó sobre mí, que no pude acabar la razón. Yo estaba cubierto el rostro con la capa, y tan blanco, que todos tiraban a mí; y era de ver cómo tomaban la puntería. Estaba ya nevado de pies a cabeza » (F. de Quevedo, El Buscón, p. 143).
47 DQAV, x, p. 342.
48 Ibid., xxii, p. 519.
49 Ibid., xxii, p. 521.
50 Ibid., xv, p. 431.
51 « Y el ser él tan principal y gentil hombre, y conocido suyo desde niño, ayudó a que el demonio […] tuviese bastante leña con ello para encender, como encendió, el lascivo fuego con que comenzó a abrasarse el casto corazón de la descuidada priora. Y fue tan cruel el incendio, que pasó con él la noche, con la misma inquietud que la pasó don Gregorio, imaginando siempre en la traza que ternía para declararle su amoroso intento » (ibid., xvii, p. 454).
52 « …Concluyendo la plática con decir quería partir para Zaragoza a las justas y que pensaba olvidar a la ingrata infanta Dulcinea del Toboso y buscar otra dama que mejor correspondiese a sus servicios; y que de allí pensaba después ir a la corte de rey de España para darse a conocer por sus hazañas » (ibid., iii, p. 248) [nous soulignons].
53 Concernant ces caractéristiques du chevalier errant d’Avellaneda, voir N. Marín López, « Alonso Quijano y Martín Quijada ».
54 DQAV, xxxiv, p. 681.
55 Ibid., xxxiv, p. 688.
56 Ibid., xxxiv, p. 688.
57 Ibid., xxiv, p. 551.
58 Ibid., xv, p. 422.
59 Celle-ci est évoquée explicitement au chapitre xix : « No le faltaron [a doña Luisa] algunos trabajos y desasosiegos de gente libre en camino; pero vencióles a todos su modestia y sacudimiento y sobre todo la santa resolución que la eficaz gracia le había hecho hacer de no ofender más a su Dios » (ibid., xix, p. 477) [nous soulignons].
60 Ibid., xxi, p. 507.
61 Ibid., iii, p. 248.
62 Ibid., vii, p. 309.
63 Ibid., xiv, p. 414.
64 Ibid., xxxvi, p. 719.
65 Ibid., xxxvi, p. 719.
66 Ibid., xxxvi, p. 719.
67 Voir respectivement ibid., xxii, p. 517, et ibid., xxv, pp. 559-560.
68 Or, de façon assez comparable, doña Luisa et don Gregorio se repentent eux aussi de leurs fautes et vivent l’un et l’autre retirés dans un couvent (ibid., xx, p. 497).
69 « […Dijo el loco clérigo] “déme la mano por esta reja, que le diré cuanto le ha sucedido y le ha de suceder, porque sé mucho de quiromancia”. Quitóse don Quijote la manopla, creyéndole sencillamente, y metió la mano por entre la reja » (ibid., xxxvi, p. 718) ; « Y sacando de un curioso guante la mano, la metió por la reja, y don Gregorio, loco de contento, la besó, haciendo y diciendo con ella mil amorosas agudezas » (ibid., xvii, p. 457). Sur ce rapprochement, voir J. A. Millán, « Prólogo », p. xxiii.
70 DQAV, xxxvi, p. 720 (nous soulignons).
71 Ibid., xxxvi, p. 720. L. Gómez Canseco précise que tarde doit être entendu au sens de « tan de tarde en tarde, tan poco », ibid., xxxvi, p. 720, n. 43.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
De l'imposture à la création
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3