Avant-propos
p. 127-128
Texte intégral
1La question de la mala vida ou encore celle des mouvements populaires paraissent en effet évidentes lorsqu’on aborde l’étude des plèbes urbaines et des populations métissées en particulier, comme si l’association allait naturellement de soi — et il faut reconnaître qu’une grande partie de la documentation abonde dans ce sens. En revanche, la notion d’intégration ne reçoit pas la même attention. Certes, les études ne manquent pas sur l’ascension sociale suivie par certains castas à la fin du XVIIIe siècle1 mais elles suivent les pas d’individus qui sont parvenus à sortir du groupe des plèbes pour accéder au statut envié « d’Espagnol » sur le plan économique comme social. Il est à ce titre intéressant de rappeler que ces individus s’attachent à masquer leurs origines, jusqu’à acheter une gracia al sacar. De ce point de vue, il est difficile de parler d’intégration des castas : économiquement, socialement et même culturellement parlant, ceux qui parviennent à opérer de telles progressions n’appartiennent plus à la nébuleuse métisse des plèbes urbaines. Des cas répétés apparaissent pourtant dans la documentation judiciaire qui montrent des individus considérés comme des castas mais néanmoins capables de convaincre la justice du bienfondé de leur plainte, d’emporter un procès, d’obtenir une mine par le biais d’un denuncio pratiqué dans les règles, d’acheter un petit office. Ces différents exemples mettent en lumière des castas, hommes ou femmes, libres ou esclaves, qui parviennent à participer pleinement à la société coloniale au point de pouvoir discuter pour ainsi dire à égalité avec des Espagnols désagréablement surpris par de « telles prétentions. » Dans le procès qui l’oppose à l’Indien Joseph de la Cruz, l’Espagnol Joseph de Luz Belza refuse systématiquement de désigner son adversaire par son nom, signe manifeste de son mépris mais aussi de son malaise face à la procédure et même d’une véritable angoisse identitaire2. Certes, le nombre de ces procès est limité, les situations décrites très ponctuelles, et la tentation est grande de reléguer ces dossiers au rang de l’anecdotique ou même de l’anomalie statistique. Mais il est toutefois difficile de nier la richesse de ces documents, aussi bien sur le plan du contenu que sur celui de la valeur symbolique. Il est par exemple vrai que ces litiges créent des rapports de force parfois inattendus, entre maître et esclave, entre dueño de minas et simple operario, qui déstabilisent clairement les adversaires espagnols. Les réactions parfois véhémentes de ces derniers montrent ainsi un véritable malaise face à des populations qui ne jouent plus le rôle que l’on attend d’eux dans la société. C’est toute une construction de la société selon les Espagnols qui transparaît à travers les discours retranscrits tout au long des procédures : si l’oisiveté est un péché social capital qui sépare le bon grain de l’ivraie, et les bonnes plèbes des individus de mauvaise vie, l’audace est également très mal vue dans la mesure où elle pousse les individus à remettre en cause leur place soumise dans la société. De fait, les plèbes urbaines acceptables aux yeux des élites sont celles qui travaillent pour le développement de la société et savent se contenter de leur basse condition. Dans ce contexte mental, le simple fait qu’un operario ou, pire encore, qu’un esclave puisse penser à porter plainte est perçu comme une agression menaçant l’ordre social. Dans Las revoluciones hispanoamericanas, J. Lynch décrit ainsi à plusieurs reprises cette angoisse espagnole face à l’émergence d’une concurrence très malvenue. Il parle ainsi d’une possibilité de mobilité qui « alarme [des] blancs […] très conscients de la pression qui venait d’en-bas3. » La richesse de tels documents mérite de ce fait une analyse approfondie. Pour accomplir cela, le jeu d’échelles a paru un outil essentiel pour parvenir à exploiter les exemples identifiés le mieux possible : si les castas en tant que groupe occupent une position bien fragile dans la société, l’individu semble en revanche disposer de franches opportunités sur le plan économique et social notamment. Ces opportunités peuvent être en fait interprétées comme autant de failles dans l’édifice colonial espagnol dont savent profiter certains métis, mulâtres ou Indiens, des failles qui apparaissent étroitement liées non seulement aux caractères propres du Centre-Nord mais aussi aux évolutions chronologiques depuis un âge d’or des opportunités jusqu’au phénomène de crispation de la deuxième moitié du XVIIIe siècle.
Notes de bas de page
1 Le cas le plus étudié est celui de l’intégration des pardos par le biais des milices, depuis J. Lynch jusqu’aux travaux plus spécifiques et plus récents de B. Vinson, Bearing arms for his majesty : the free-colored militia in colonial Mexico.
2 AHEZ, Poder judicial, Civil1, Caja 17, Exp. 21.
3 J. Lynch, Las revoluciones hispanoamericanas, p. 26.
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