Préface
p. VII-XII
Texte intégral
1Préfacer l’ouvrage que Soizic Croguennec a su tirer d’une très belle thèse soutenue à Toulouse en 2011 est un réel plaisir. Il renvoie l’auteur de ces lignes quelques années antérieures à la soutenance, époque à laquelle S. Croguennec n’était encore qu’une jeune étudiante de licence inscrite dans un module consacré à l’histoire de l’Amérique latine. Dans le cadre de cet enseignement annuel et dans celui du TD associé au cours magistral, elle opta très tôt pour un commentaire de statistiques diverses relatives à la question du métissage dans l’Amérique coloniale. Indépendamment du fait que ce type de sujet d’« exposé », à vrai dire fort austère, n’attire généralement pas les foules parmi les étudiants obligés de se soumettre à l’exercice de l’oral, il donne rarement lieu à des prestations de bon niveau… Aussi est-il aisé de se souvenir de l’analyse qu’en offrit S. Croguennec tant son oral se distinguait, de beaucoup, de la médiocrité que l’enseignant avait l’habitude d’entendre de la part des étudiants confrontés à ce type de documents... Si la suite des travaux effectués tout au long de l’année est venue confirmer la qualité de l’étudiante qui « découvrait » cette année-là l’Amérique, c’est surtout la constance de son intérêt pour la question du métissage dans le monde colonial qui mérite de retenir l’attention. Dans une société où le rattachement à des racines hispaniques conditionnait fortement les parcours individuels, elle avait saisi l’importance qu’il y avait à revenir sur cette question, tant la mise en œuvre d’une règle sociale que l’on prétendait appliquer systématiquement et uniformément dans le cadre impérial se pliait en réalité aux nombreuses contraintes de la réalité vécue.
2L’année de maîtrise lui permit d’affermir sa vocation américaniste dans des conditions pas toujours idéales... S. Croguennec fait en effet partie de cette génération d’étudiants toulousains qui eut à subir les effets désastreux de l’explosion de l’usine d’AZF sur la ville rose. Le site du Mirail, durement touché, fonctionna durant plusieurs mois au ralenti, notamment avec un accès restreint à la Bibliothèque Centrale. Nombre de ses lecteurs habituels se réfugièrent alors dans une Bibliothèque d’Études Méridionales de la rue du Taur rendue glaciale par l’absence de vitres et les effets d’un hiver plus rigoureux qu’il est de coutume dans la région. Malgré la lenteur, habituelle à cette époque, dans la réception des microfilms provenant des AGI, S. Croguennec n’en mena pas moins sa maîtrise dans les délais impartis pour un exercice universitaire, malheureusement disparu aujourd’hui, qui permettait aux apprentis historiens de réaliser leurs premiers pas dans la recherche en se frottant directement aux sources. L’étude qu’elle mena d’une visita effectuée au début du XVIIIe siècle par un oidor de l’audience de Mexico à la suite de dénonciations pour abus contre le capitaine général de Guatemala, lui permit de découvrir la richesse des fonds déposés dans la Mecque américaniste que représentent les AGI. Dans le cadre de cette première recherche, elle observa aussi combien la distance entre les normes énoncées et leurs mises en pratiques qu´offrait à l’historien un prisme d’analyse particulièrement riche en révélations et découvertes ouvrant sur une meilleure compréhension du fonctionnement de ces sociétés. Dans la foulée, elle s’engagea dans un DEA réalisé dans le cadre de l’IPEALT, élargissant ainsi sa connaissance de l’Amérique latine à une dimension pluridisciplinaire. Ces deux années de spécialisation confortèrent enfin le choix effectué en licence et, d’une certaine manière, lui donnèrent l’envie de se frotter directement au travail de terrain qui ne l’a plus quittée depuis.
3Après une parenthèse destinée à obtenir l’agrégation d’histoire, décrochée en 2006, S. Croguennec se lança à corps perdu dans une thèse qu’elle réussit à boucler dans un délai raisonnable de 5 ans, compte tenu des obligations d’enseignement qui étaient les siennes comme ATER à l’université de Toulouse. Seule la rédaction de la thèse s’effectua dans les conditions exceptionnelles offertes par une Casa de Velázquez, alors en travaux, que S. Croguennec sut parfaitement utiliser en remettant, à la sortie de son séjour madrilène, un manuscrit de thèse de très grande qualité.
4Ce parcours, brièvement résumé, dessine le portrait d’une jeune chercheure extrêmement efficace, particulièrement motivée et enthousiaste. Il illustre aussi un parcours « classique », ou, comme on aime à dire aujourd’hui, d’« excellence », réalisé dans un cadre universitaire, qui plus est « provincial ». Douée d’une très grande capacité de travail et très réceptive aux conseils ou suggestions, S. Croguennec est aussi très attentive aux évolutions historiographiques et prompte à les mettre en œuvre. Faisant preuve d’une réelle curiosité intellectuelle et de finesse d’esprit, elle a su mobiliser tout au long de son travail de recherche des approches larges tout en étant soucieuse, une fois la thèse terminée, de renouveler ses questionnements comme le montre aujourd’hui son ouverture vers les espaces frontaliers du nord du Golfe du Mexique. Pourtant, aujourd’hui comme hier, S. Croguennec n’en demeure pas moins fidèle à une sorte de fil directeur dans ses recherches : la question des circulations sociales dont le métissage est bien l’une des manifestations les plus visibles et plus constantes de cette société coloniale ibéro-américaine.
5La lecture du livre convaincra d’emblée le lecteur d’au moins une chose : S. Croguennec dispose de toute évidence d’une « belle plume » : son style, personnel, est assez « littéraire » tout en restant sobre. Adepte de la langue « naturelle » des historiens, pour reprendre la belle formule de Gérard Noiriel, S. Croguennec possède aussi, et peut-être surtout, un très grand sens de la nuance : qualité indispensable pour qui veut restituer la complexité de ces situations sociales coloniales où l’ethnique interfère avec d’autres variables contribuant à la construction du corps social et débouchant sur un nuancier de couleurs et de situations extrêmement diverses et complexes. Les nombreux tableaux, graphiques, ou cartes, très soignés, ou encore les annexes d’une très bonne qualité formelle, riches, pertinentes et intéressantes qu’elle offre au lecteur accompagnent son texte tout en l’éclairant.
6Le plan suivi par l’ouvrage est efficace et équilibré, dévoilant une véritable progression dans la démarche. Il permet de partir des réalités démographiques du métissage, indispensables à sa compréhension afin d’en mesurer l’ampleur, pour ensuite en approfondir les divers aspects, sociaux, économiques et culturels. Dans son introduction, réellement remarquable, le lecteur découvre le contexte historiographique dans lequel se situe l’auteure ainsi que la réflexion qui va être menée. La problématique y est précisément définie, à savoir non pas tant le « métissage » que le « monde métis ». C’est dire que l’objet d’analyse n’est pas un processus démographique, déjà largement étudié par une historiographie abondante, mais bien la société qui en résulte. La question centrale de cette recherche peut ainsi se traduire dans les termes suivants : qu’est-ce qu’être métis à Zacatecas au XVIIIe siècle ? Dans l’hypothèse qui sous-tend sa thèse, S. Croguennec postule qu’être métis ne saurait se réduire à sa dimension démographique, ni même strictement sociale ou socio-économique, mais que, comme toute identité, elle a d’abord un fort contenu socioculturel. Dans le même temps c’est bien, selon les moments et les contextes, la combinaison de tous ces éléments qui « font » le métis en ouvrant à ce dernier des « espaces interstitiels » dans lesquels il trouve aisément à se mouvoir. L’observation « au ras du sol » ici efficacement mobilisée fait alors surgir pour le lecteur la complexité des situations vécues et leurs diversités. La finalité consiste bien à repérer des modalités d’action ou à observer des dynamiques locales tout en confrontant les unes et les autres aux éléments structurants de la société coloniale. Cette démarche, parfaitement maîtrisée, permet à S. Croguennec de revisiter l’exercice traditionnel de la « monographie » à la française ou encore de l’« approche régionale », courant historiographique très présent au Mexique ou, plus largement, en Amérique latine. Grâce à ce choix, elle dresse un tableau suggestif de la complexité des processus sociaux à l’œuvre dans l’espace géographique considéré.
7Réussir cette reconstruction de la société métisse de la région minière du centre-nord de la Nouvelle Espagne, a exigé de S. Croguennec la consultation de très nombreuses et diverses sources, ce dont témoigne d’ailleurs le répertoire présenté à la fin de l’ouvrage. Parmi celles-ci, on constate la part prépondérante accordée à la documentation judiciaire, tant civile que criminelle ou encore religieuse. S. Croguennec n’a pas reculé devant les difficultés associées à l’exploitation de ces fonds, certes riches comme ont déjà pu l’expérimenter de nombreux historiens, à commencer par A. Farge dont l’influence est manifeste tant elle affleure dans le texte de l’auteure. Mais quiconque s’est déjà plongé dans cette documentation massive sait combien elle peut se révéler « bavarde », c’est-à-dire souvent répétitive, mais aussi parfois « formaliste », voire artificielle, en raison du juridisme qui lui est inévitablement attaché. Ces caractères exigent d’abord de leur lecteur du temps de recherche pour dénicher, sous la surface des mots, l’épaisseur du vécu chez les acteurs qui s’y expriment. Mais elle exige aussi, et peut-être surtout, de l’esprit critique, ce dont S. Croguennec est loin de manquer.
8Le dépouillement d’un tel volume de sources n’aurait pu être mené à son terme sans une excellente maîtrise de l’outil informatique, tout spécialement des bases de données. L’auteur de ces lignes peut d’ailleurs en témoigner : lors des rendez-vous réguliers qu’il a pu avoir avec celle qui était alors « sa » doctorante, la plupart des discussions, réflexions ou plus simplement échanges exigeaient le recours à cet outil informatique. Pour ces rendez-vous, S. Croguennec ne se déplaçait jamais sans son précieux outil de travail et, invariablement, telle ou telle suggestion, observation ou, parfois, critique, se voyait régulièrement opposer une réponse tirée de la base de données !
9La part dominante des sources judiciaires oriente ainsi l’approche du monde métis qui nous est proposé ici sous l’angle, original dans le contexte historiographique régional, de la « marginalité » sociale et culturelle. Dans ce domaine, le livre est indéniablement riche en apports novateurs. Parmi eux, l’un des premiers concerne la diversité et la mobilité sociales à l’œuvre dans ce monde métis étroitement associé à la mine. La thèse défendue avec efficacité par S. Croguennec met parfaitement en évidence l’hétérogénéité — ou la très grande diversité interne — du groupe étudié. Les plèbes urbaines et minières de la région que constituent ces populations métissées ne sauraient être identifiées à partir d’un seul critère — qu’il soit racial, social ou économique — auquel l’historiographie a eu trop tendance à les réduire. C’est bien la combinaison des trois variables qu’il faut prendre en compte afin de s’approcher au mieux de l’histoire vécue au quotidien par ces populations. L’hétérogénéité qui en découle va de pair avec une grande mobilité, tant le centre-nord de la Nouvelle Espagne se révèle tout à la fois attractif mais aussi répulsif, au gré des variations, souvent brutales, de la conjoncture minière qui conditionne le plus souvent ces déplacements.
10Un autre des apports de cet ouvrage se trouve dans l’analyse de la marginalité qui y occupe une place centrale. S. Croguennec remet ici en cause la vision traditionnelle attachée à ces milieux populaires qui associe marginalité économique, pauvreté et fragilité sociale. Si certains « faits divers » observables dans cette société minière tendraient à conforter cette représentation, l’analyse plus attentive réalisée en offre une image beaucoup plus nuancée. L’étude de la bigamie illustre ainsi un des aspects de cette marginalité, étroitement associé aux mobilités, géographiques comme sociales. Ces dernières se révèlent être un excellent moyen pour s’inventer une nouvelle identité et se doter d’un nouveau statut, même si elles sont aussi et simultanément associée à la fuite, et donc à une certaine marginalité. Cette évasion permet aussi d’échapper à sa condition d’origine, aux contraintes du statut et de l’identité assignés, si prégnantes dans une société d’Ancien Régime. Si les plèbes urbaines sont ainsi clairement victimes d’exclusion et donc marginalisées, l’analyse démontre la capacité de ces mêmes milieux sociaux à trouver des réponses efficaces, via l’intégration à la vie économique voire même à la vie administrative ou politique locale bien qu’à des niveaux modestes. En d’autres termes, intégration comme marginalisation ne sont jamais définitives pour ces franges subalternes du monde urbain colonial révélant des situations où prédomine l’insécurité de la position acquise. Dans le même temps, ces situations renvoient aussi à toute absence de déterminisme lié notamment à la couleur ou à la pauvreté, rendant surtout bien virtuelle une société de castas assise sur les statuts de qualité.
11Le croisement des discours des métis sur eux-mêmes avec ceux produits par d’autres à leur propos débouche sur l’étude des représentations attachées à ce groupe social et constitue un autre des apports significatifs de ce bel ouvrage. La démarche est menée avec beaucoup de précautions et un grand sens de la nuance. L’originalité du propos dans l’historiographie du monde colonial ibérique est à souligner : il renvoie inévitablement à l’analyse menée par A. Farge pour les milieux populaires parisiens de la même époque, dans le but de démasquer les constructions mentales des acteurs sociaux « saisis » par l’appareil répressif et judiciaire colonial. Les litiges étudiés se révèlent comme autant de tribunes pour « dire » des visions contradictoires de l’ordre colonial. Certes, à la fin, pour tous les cas étudiés, droit revient toujours à l’ordre social établi au service des dominants. Mais peu importe : l’analyse permet de comprendre les ressorts profonds des « angoisses identitaires » d’une élite créole en permanence remise en cause par une plèbe urbaine, non pas tant en raison de son nombre croissant qu’en lien avec sa capacité d’initiative. Dans un tel contexte, on saisit la complexité et l’ambigüité de ce que pouvait être l’identité métisse. Si elle correspond bien à une réalité — ne serait-ce que parce que la législation y fait de plus en plus référence, ce dont témoigne aussi à sa manière la multiplication des peintures de castes au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle — elle n’en reste pas moins, tel un « fantôme », difficilement saisissable. In fine, c’est surtout le regard de l’autre qui assigne telle ou telle « caste » à un individu, en fonction de la propre position occupée par l’observateur. C’est dire l’instabilité d’une « identité » en construction ou redéfinition permanente. À sa manière, elle se réduit peut-être d’abord à une identité « en négatif » : être métis, ce n’est finalement pas tant ce que l’on est que ce l’on n’est pas ; mais dans le même temps c’est aussi ce que l’on est et dont on cherche progressivement à s’affranchir en l’« effaçant ». À n’en pas douter, l’ouvrage de S. Croguennec constitue un réel approfondissement dans notre connaissance des sociétés métisses coloniales. L’aujourd’hui directeur des publications de la Casa de Velázquez se réjouit que son prédécesseur ait accepté ce manuscrit dans la prestigieuse collection qui accueille, sans exclusivité cependant, le produit des recherches menées par les anciens pensionnaires d’une institution qui, depuis bientôt un siècle, accueille les travaux universitaires sur les mondes ibériques et ibéro-américains.
Auteur
Directeur de la Casa de Velázquez
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les archevêques de Mayence et la présence espagnole dans le Saint-Empire
(xvie-xviie siècle)
Étienne Bourdeu
2016
Hibera in terra miles
Les armées romaines et la conquête de l'Hispanie sous la république (218-45 av. J.-C.)
François Cadiou
2008
Au nom du roi
Pratique diplomatique et pouvoir durant le règne de Jacques II d'Aragon (1291-1327)
Stéphane Péquignot
2009
Le spectre du jacobinisme
L'expérience constitutionnelle française et le premier libéralisme espagnol
Jean-Baptiste Busaall
2012
Imperator Hispaniae
Les idéologies impériales dans le royaume de León (ixe-xiie siècles)
Hélène Sirantoine
2013
Société minière et monde métis
Le centre-nord de la Nouvelle Espagne au xviiie siècle
Soizic Croguennec
2015