Conclusion générale
p. 411-418
Texte intégral
1Nous voudrions avec ce livre avoir ouvert de nouvelles perspectives sur le phénomène, à bien des égards étonnant, que constitue l’imperium hispanique médiéval. Au moment de dresser le bilan des hypothèses et conclusions avancées dans cet essai, rappelons qu’il s’agissait d’y aborder le phénomène impérial selon deux lignes directrices. À partir d’un retour sur les thèses traditionnellement avancées, un premier objectif visait à la construction systématique d’une synthèse sur le sujet. Dans le même temps, il s’agissait de réfléchir aux modalités du phénomène impérial comme procédé de légitimation monarchique. L’ensemble a en outre été conditionné par un impératif de démythification de cet objet d’étude.
2Le phénomène impérial hispanique ne fut ni « l’âme » de l’Histoire médiévale espagnole, comme le voulait Menéndez Pidal, ni un outil de proclamation du particularisme hispanique ni le symbole d’une résistance à l’intégration de l’Hispania médiévale dans la Chrétienté occidentale. Ou plutôt, si quelqu’une de ces dimensions a pu entrer dans le champ de signification du phénomène, elle n’en a constitué qu’un aspect et non le fondement, et ce, uniquement à quelques moments bien déterminés.
3Car l’imperium hispanique est loin d’être univoque, et cette étude aura d’abord montré qu’il a existé différentes étapes de manifestation de ce phénomène, chacune étant marquée par ses caractéristiques propres, qui n’en font pas uniquement l’origine de l’étape postérieure, ou la suite de l’étape antérieure. En ce sens, l’imperium hispanique n’est pas fait que de rupture et de continuité, mais laisse une grande place à l’innovation et à la réutilisation.
4Jusqu’au règne de Ferdinand Ier inclus (1037-1065), l’imperium hispanique doit être qualifié d’épiphénomène. Durant la période qui s’écoule depuis le règne d’Ordoño Ier (850-866) jusqu’à celui du premier représentant de la dynastie castellano-léonaise, aucun roi n’adopta pour lui-même le titre d’imperator et encore moins celui d’imperator Hispaniae. Ni Alphonse III (866-910) ni son successeur Ordoño II (914-922) ni celui en qui Menéndez Pidal voulait voir « l’anti-empereur » par excellence, Sanche III de Navarre (1004-1035), ne firent usage d’une telle titulature. L’autorité de la plupart des souverains ayant siégé sur le trône de León a, en revanche, bel et bien été qualifiée d’imperium dans la documentation privée, et quelques-uns de ces rois se sont vu attribuer, parfois dans les actes de leurs successeurs et le plus souvent dans des chartes de particuliers, le qualificatif d’imperator. C’est le fait d’environ cent trente documents : assez pour s’interdire d’en ignorer l’existence, mais bien trop peu pour conclure à un phénomène essentiel et structurant pour la monarchie léonaise hispanique. Ces sources, rares et peu diversifiées, ne suggèrent à aucun moment de mettre le phénomène impérial durant cette période en rapport avec une hypothétique position hégémonique des souverains concernés sur l’ensemble de l’Hispania, ou même sur un territoire plus réduit au-delà des limites de leur propre royaume. Si l’idéologie néogothique développée dans le royaume asturien a pu être à l’origine de certaines pratiques et comportements, rien n’indique non plus qu’il faille comprendre dans le phénomène impérial une velléité de recréation de l’unité wisigothique perdue. Plus simplement, les pratiques recensées sont très probablement à mettre en rapport avec l’utilisation régulière qui était faite jusqu’alors du champ lexical de l’imperium pour désigner l’autorité et notamment celle, suprême et indiscutable, d’un roi, d’un magnat, ou même de Dieu. Qualifier l’autorité monarchique d’imperium revenait à signifier qu’il n’en existait pas de supérieure, et par conséquent que l’imperator était souverain. Un tel usage, à la valeur essentiellement rhétorique, n’est d’ailleurs pas propre à la qualification des souverains léonais, et la documentation offre des exemples identiques en Navarre notamment. Le recours n’est donc pas original. Il n’atteint pas même le niveau de ce qu’il est possible d’observer dans l’Angleterre du haut Moyen Âge, où quelques souverains ont, eux, utilisé le terme à la première personne pour signifier le caractère absolu de leur souveraineté. Il donne cependant lieu, à la fin de la période, à une démarche originale avec l’introduction dans la datation des chartes privées émises dans la région léonaise de la formule regnum-imperium, qui permet de renforcer dans la redondance l’exclusivité du pouvoir royal. Quant au substantif imperator, la valeur militaire que contient originellement le terme a pu également en faciliter l’application à ces souverains qui, peut-être plus qu’ailleurs en raison de la présence d’un éternel rival incarné dans l’ennemi musulman, devaient une partie de leur autorité à leur condition de guerrier.
5Avec le règne d’Alphonse VI (1065-1109), le phénomène impérial prend, par contre, une tout autre tournure. Dans la continuité de ses prédécesseurs Sanche III de Navarre et Ferdinand Ier de Castille-León, Alphonse VI oriente, dès le début de son règne, ses actions vers une politique d’exaltation de son autorité. Cela passe par la promotion d’un programme d’expansion pan-hispanique et par l’insertion progressive de son royaume dans la Chrétienté occidentale, grâce à un rapprochement avec le monde ultra-pyrénéen. Résultat des succès rencontrés par le souverain dans la mise en œuvre de cette politique, l’adoption du titre d’imperator totius Hispaniae en 1077 ou 1078 marque le premier temps du développement d’une véritable idéologie impériale. Le titre est en effet cette fois clairement l’expression d’une hégémonie castellano-léonaise et chrétienne sur l’Hispania. Elle est certes encore idéale, mais autorisée par l’ampleur de l’influence exercée par Alphonse VI, tant sur les taifas musulmanes tributaires que sur la Navarre soumise. L’ampleur prise par le phénomène, mis en œuvre exclusivement au sein des diplômes forgés dans l’organe en formation qu’est la chancellerie royale, dénote en outre une recherche constante de signification. Si le qualificatif d’imperator ne remplace jamais totalement le titre royal — et en ce sens l’imperium alphonsin demeure une fiction institutionnelle —, la diversité des titulatures attestée par les diplômes témoigne d’une évolution des fondements de sens de l’idée impériale alphonsine. À la faveur de la conquête de Tolède, ceux-ci ont eu tendance à s’orienter vers une assimilation avec l’idéologie néogothique. Les titres d’imperator Toletanus et de rex Toletani imperii en représentent l’aboutissement. Dans une certaine mesure, l’idée impériale alphonsine pourrait alors être interprétée comme une revendication de la spécificité hispanique. Cependant cette réorientation signalait également les limites du développement de l’idée impériale. L’empereur Alphonse VI laissait place au conquérant de Tolède, et la mémoire collective confirme cette évolution.
6Le règne d’Urraca (1109-1126) est marqué sans contestation possible par un reflux du phénomène impérial. Il se manifeste au travers des rares diplômes dans lesquels la reine s’intitule imperatrix et ne connaît guère de répercussion dans d’autres sources. Cette revendication du titre impérial n’est pas dictée par la volonté de faire sienne une idéologie impériale incompatible avec le contexte de guerre civile qui sévit dans le royaume, mais par la rivalité avec Alphonse Ier d’Aragon (1104-1134) qui s’est, lui, approprié le titre. Loin d’être anecdotique, la titulature impériale est en effet omniprésente dans les actes de ce dernier, jusqu’à ce qu’il convienne de l’abandonner au profit d’Alphonse VII, lors de la paix de Támara en 1127. L’emploi du titre ne traduit toutefois pas seulement la rivalité castellano-aragonaise ou une volonté du roi de s’approprier l’idéologie impériale d’Alphonse VI. Le Batailleur se construit une idée impériale propre, dans laquelle la signification militaire contenue dans le terme imperator est, tout particulièrement, privilégiée. En ce sens, la période qui s’étend entre les règnes des deux grands empereurs Alphonse VI et Alphonse VII, traditionnellement considérée comme peu significative pour le phénomène impérial, doit être revalorisée. Elle a induit la survie du phénomène et a aussi donné naissance, dans le cas du Batailleur surtout, à une idée impériale originale.
7Vient enfin la dernière étape du phénomène, celle qui a donné lieu à la construction idéologique la plus aboutie et celle qui a en conséquence eu le plus de répercussions, tant de manière contemporaine que postérieure. Dès les premiers moments de son accès au trône, Alphonse VII (1126-1157) récupère le titre inauguré par son grand-père : imperator totius Hispaniae. Il est probable qu’il faille voir là la continuité de la rivalité pour le titre qui avait opposé sa mère Urraca et son beau-père Alphonse Ier. Son règne impérial débute toutefois véritablement en 1135 lorsque, à la faveur du couronnement solennel qui en marque le début, Alphonse VII rompt, à plus d’un titre, avec toutes les expériences impériales du passé. Non seulement le souverain prend soin de ne pas assimiler sa dignité impériale à celle de ses aïeux, qu’il ignore sciemment, mais il fait de l’idéologie impériale la composante essentielle de son image monarchique, en déployant une propagande sans précédent. Comme pour chacune des périodes antérieures de manifestation du phénomène, l’imperium acquiert sous son règne une signification particulière. L’empire d’Alphonse VII se proclame hispanique, mais ne se limite pas stricto sensu à l’Hispania. S’il est étroitement lié à la fonction de combattant de son détenteur, son sens est également conditionné par une nouveauté : son fondement vassalique, qui fait de l’empereur un suzerain plus qu’un souverain. Cette période se distingue des autres par la multiplication des vecteurs dans lesquels est forgée et diffusée l’idée impériale. Les diplômes sont comme auparavant les principaux instruments mis au service de la propagande monarchique. L’« impérialisation » du formulaire diplomatique est néanmoins révélatrice d’une façon nouvelle d’opérer l’enracinement du message transmis. Par ailleurs, le support monétaire et la narration historique, avec la Chronica Adefonsi Imperatoris, viennent compléter cet arsenal. C’est donc à une véritable systématisation idéologique qu’on assiste durant cette période. En conséquence, et à la différence encore des étapes précédentes, l’image de l’empereur Alphonse VII survit longtemps à sa mort, même si elle est déformée par la mémoire collective qui n’en retient que le surnom d’imperator. Elle est en outre mise à profit tant par ses successeurs — pour lesquels il devient le combattant glorieux par excellence — que par d’autres acteurs qui en exploitent le potentiel de signification — tel Lucas de Tuy qui fait de la dignité impériale la manifestation ostensible du patronage isidorien sur le royaume léonais.
8Le recours récurrent au concept d’imperium, dans le royaume léonais du IXe au XIIe siècle, pour qualifier l’autorité royale, dénote donc une capacité à construire des idéologies monarchiques tantôt très simples, tantôt complexes, à partir de l’exploitation de la diversité de sens contenue dans une même notion et de la mise en œuvre de procédés créateurs de signification plus ou moins sophistiqués. Il n’existe ainsi pas d’unité de sens du phénomène du début à la fin de la période, si ce n’est peut-être l’exploitation de la dimension guerrière du terme imperator qui revient régulièrement. Cette récurrence se comprend si on envisage son adéquation au contexte hispanique, qui présente effectivement la particularité d’une lutte constante contre l’Islam, laquelle conditionne une grande partie de la vie de cette société.
9Cette dernière remarque nous amène par ailleurs à souligner un autre point commun entre les différents moments que connut le phénomène impérial : son pragmatisme, son adaptation constante à une situation donnée à partir de laquelle il est mis en œuvre dans le but de produire un effet immédiat. Dans chacun des cas qu’il nous a été donné d’étudier, nous avons en effet pu constater que l’imperium hispanique prend sens en réponse à la recherche d’éléments de légitimation dans une conjoncture particulière à la monarchie pour laquelle il est sollicité. Durant la période asturo-léonaise, le recours au concept d’imperium, qui permet une valorisation de la fonction royale de commandement, s’inscrit dans le contexte d’une certaine fragilisation de l’autorité monarchique liée à l’expansion territoriale constante qui caractérise le royaume léonais. Durant le règne d’Alphonse VI, la fonction impériale est créée dans le but de fournir une fiction d’unité à la zone d’influence immense et hétérogène que le souverain a mise sous sa tutelle. Elle est dictée par la réussite de la Reconquête et la domination de certains royaumes chrétiens consécutives à l’application du programme de gouvernement énoncé dès le règne de Sanche III. Le pragmatisme fut cependant délaissé en cours de route pour privilégier une approche néogothique relevant davantage de l’idéalisme. Le relatif échec de cette seconde approche tend d’ailleurs à renforcer l’impression première que l’imperium hispanique était d’abord un outil pratique. Avec les règnes d’Urraca et d’Alphonse Ier, l’idée impériale mise en œuvre par leur prédécesseur est instrumentalisée dans le cadre d’une rivalité complexe. Enfin, l’idéologie impériale d’Alphonse VII relève des mêmes fondements que celle de son aïeul : donner sens et unité à la situation hégémonique du souverain dans la péninsule Ibérique. Dans ce cas précis, le pragmatisme fut cependant considérablement approfondi. Le mouvement de fragmentation politique du XIIe siècle fut pris en considération pour créer une idée impériale immédiatement efficace, ce qui aboutit au procédé surprenant que constituait ce système impérial vassalique et ouvert, qui ne fut pas pensé pour survivre à son hôte, d’où la disparition à la fois brusque et déconcertante du phénomène impérial en 1157. La mort du dernier empereur hispanique ne marquait néanmoins pas la fin de l’instrumentalisation du phénomène impérial, et le cliché de « l’empereur Alphonse VII » est à son tour mis à profit par différents acteurs. Il le serait encore plus tard, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, lorsqu’Alphonse X le Sage tenterait de faire aboutir sa candidature à l’empire germanique en arguant qu’il était le digne successeur de deux lignées impériales : celle des Staufen, par la branche maternelle de Souabe, et celle des imperatores totius Hispaniae, par la branche paternelle.
10Si les différentes étapes du phénomène ne sont pas liées par une unité de sens, il semble en outre qu’elles aient été marquées, de manière particulièrement visible à partir du règne d’Urraca, par une importante dimension réflexive. Que pouvait faire une Urraca ou un Alphonse VII de cette image impériale que le conquérant de Tolède s’était forgée ? Comment en tirer parti sans tomber dans les apories qui en avaient limité la pertinence en termes de légitimation ? Comment enfin mettre à profit la popularité de l’image de « l’empereur » Alphonse VII même après sa mort ? De telles interrogations semblent parfois avoir très précisément présidé à l’élaboration des postures idéologiques choisies. La réutilisation sélective du titre impérial par Urraca fut déterminée à la fois par la nécessité de contrer son époux et rival Alphonse Ier d’Aragon et par une prise de conscience de la double inadaptation de cette titulature. D’une part le faible rayonnement de la monarchie léonaise en proie à la guerre civile le rendait particulièrement inadéquat ; d’autre part un gouvernement au féminin semblait incompatible avec la valeur militaire du qualificatif d’imperator. La rupture nette que présente le système impérial d’Alphonse VII par rapport aux expériences du passé immédiat laisse également penser que le souverain a réfléchi sur leurs implications et limites, pour finalement choisir de s’en écarter et fonder sa propre idée impériale sur des bases nouvelles. Quant aux exemples d’instrumentalisation de la mémoire impériale d’Alphonse VII qu’il nous a été donné d’examiner, ils témoignent là encore d’une prise en considération des possibilités offertes par la prégnance de l’idée impériale alphonsine et par sa déformation dans le cadre de la mémoire collective qui n’en a retenu que ce surnom d’imperator.
11Le phénomène impérial démontre donc l’importance qui était, au Moyen Âge, accordée à l’efficacité des stratégies de communication mises en œuvre dans les procédés de légitimation monarchique et, en fin de compte, il fait montre de l’intensité de la réflexion dans ce domaine. Au-delà de la connaissance et de la compréhension de l’imperium hispanique médiéval à proprement parler, cette étude s’insère ainsi dans des sujets d’études plus larges.
12Le premier concerne les usages de l’acte diplomatique comme vecteur idéologique et outil de pouvoir1. Les diplômes et chartes sont les principales sources documentant le phénomène impérial. Ils ne constituent toutefois pas seulement un lieu où s’énonce l’imperium des rois, mais démontrent également une réflexion approfondie sur les modalités de cette énonciation. Nos analyses ont permis de mettre en évidence les procédés par lesquels sont mises à profit les possibilités de ces actes en termes de moyens de communication. À l’époque asturo-léonaise, le phénomène n’est attesté que par un peu plus d’une centaine de chartes et diplômes. L’intégration de la formule regnum-imperium dans la datation en regnante d’une grande partie de ces actes révèle néanmoins déjà une recherche d’efficacité : l’expression est intégrée dans une partie du discours diplomatique à même d’être répétée dans chaque acte. À l’extrême fin de la période, avec le règne d’Alphonse VII, l’outil diplomatique devient le vecteur d’une massification du message impérial. La datation demeure une formule particulièrement mise à profit, avec l’introduction de nouvelles pratiques, telles ces datations événementielles, vitrine de la dignité impériale. Le reste du discours diplomatique est également mis au service de la propagande monarchique, donnant lieu à une véritable impérialisation du formulaire diplomatique, qui touche également les signes graphiques intégrés sur ou autour des diplômes, en l’occurrence les seings et sceaux2. C’est encore dans les diplômes que, après la mort d’Alphonse VII, la figure de « l’empereur par antonomase » apparaît le plus souvent, pour faire rejaillir la gloire militaire de l’imperator sur ses fils et successeurs.
13À cette thématique se rapporte également la réflexion menée sur les chancelleries royales, perçues comme d’importants laboratoires idéologiques3. Si la qualification du pouvoir des souverains asturo-léonais par le biais du vocabulaire de l’imperium est le fait de quelques scribes et notaires léonais dont on ne peut vraiment percevoir le lien avec la cour, cette réalité change avec le règne d’Alphonse VI et l’émergence d’un véritable organe de chancellerie. La presque totalité des diplômes impériaux d’Alphonse VI est ainsi forgée par les notaires réguliers agissant à son service. Ce rôle attribué à la chancellerie dans l’élaboration de l’offensive idéologique impériale est encore plus évident dans le cas d’Alphonse VII. Le couronnement impérial et les innovations diplomatiques qui le suivent coïncident avec un renouvellement important du personnel de la chancellerie, qui passe d’une mainmise des Compostellans, sous l’égide de Diego Gelmírez, à un contrôle tolédan.
14Un autre thème auquel cette synthèse sur l’imperium hispanique apporte une contribution tient à l’élaboration de la mémoire historique et notamment à sa sélectivité dans la transmission et la lecture du passé4. Nous avons longuement traité dans ces pages du souvenir laissé par le phénomène impérial dans la mémoire collective. L’élaboration plus ou moins complexe d’un discours impérial par la cour royale détermine dans une certaine mesure la prégnance de ce souvenir. Les expérimentations de l’époque asturo-léonaise n’ont laissé pratiquement aucune trace, jusqu’à ce que l’historiographie contemporaine ne les fasse émerger des sources. L’image impériale d’Alphonse VI a été occultée par celle du conquérant de Tolède, que les idéologues ont eux-mêmes privilégiée en faisant de leur souverain un imperator Toletanus. D’autres facteurs, plus difficilement cernables, interviennent également pour décider des modalités du passage à la postérité d’un souvenir impérial. Dans le cas d’Alphonse VII, en conséquence de l’ampleur du système idéologique élaboré, le qualificatif d’imperator intègre immédiatement la mémoire collective, mais presque uniquement sous la forme d’un surnom, l’imperator, derrière lequel on place parfois difficilement le sens qu’avait voulu lui donner « l’empereur ». Par ailleurs, chacune des étapes du phénomène impérial démontre que les discours de légitimation monarchique élaborés passaient par une réappropriation des expériences passées, pour créer un message original. Alphonse VI, tout comme certains de ses prédécesseurs, s’inventait un père imperator en octroyant à Ferdinand Ier un tel qualificatif dans les diplômes de ses premières années de règne. La mémoire impériale était dans ce cas créée. Dans le cas d’Alphonse VII, elle fut au contraire effacée, et le souverain semble avoir pris grand soin de ne pas présenter son système impérial comme la continuité des expériences de son grand-père Alphonse VI, de sa mère Urraca et de son beau-père Alphonse Ier d’Aragon.
15Le phénomène impérial est un particularisme de l’Histoire médiévale espagnole. Les pratiques et procédés auxquels il donne lieu ne sont cependant pas propres à la péninsule Ibérique médiévale et renforcent l’idée qu’en la matière l’Espagne ne fait pas figure d’exception. Si les problématiques auxquelles les monarques de Castille-León et leurs conseillers devaient faire face pouvaient avoir des caractères spécifiques au domaine ibérique, les solutions imaginées pour y répondre, là comme ailleurs, se nourrissaient des mêmes terreaux.
Notes de bas de page
1 La thématique, qui suppose d’aborder les chartes et diplômes non seulement comme des objets dont le contenu est source d’informations, mais aussi comme des sujets révélateurs des idéologies et pratiques propres à une époque, est intégrée depuis longtemps dans les travaux des diplomatistes allemands, et plus récemment anglo-saxons et français sur la culture de l’écrit (voir la réflexion de P. Chastang, « L’archéologie du texte médiéval »). On pourra citer tout particulièrement, concernant la France, quelques initiatives fondatrices : des colloques dont les actes sont publiés (O. Guyotjeannin, L. Morelle et M. Parisse [éd.], Les cartulaires ; M.-J. Gasse-Grandjean et B.-M. Tock, Les actes) ; des équipes de recherche, tels le GDR 3177 Diplomatique dont un des axes touche aux différentes pratiques de l’écrit diplomatique. En péninsule Ibérique, la thématique est encore neuve, mais commence à avoir la faveur des diplomatistes ; voir notamment les réflexions de M. Romero Tallafigo, « Nueva Diplomática ». Un colloque lui a été récemment consacré : « Chartes et cartulaires comme instruments de pouvoir : péninsule Ibérique et Occident chrétien (VIIIe-XIIe s.) », organisé par la Casa de Velázquez, le Consejo Superior de Investigaciones Científicas et le laboratoire AUSONIUS - UMR 5607 (université Montaigne - Bordeaux III) à Madrid, 25 et 26 février 2010, coord. Julio Escalona et Hélène Sirantoine.
2 Voir, sur les actes comme vecteurs d’une image graphique au service de la monarchie : G. Brunel et O. Guyotjeannin, Images du pouvoir royal.
3 Sur ce point, on consultera les travaux précurseurs de Robert-Henri Bautier sur la chancellerie royale française, réunis dans le second tome de R.-H. Bautier, Chartes, sceaux et chancelleries, pp. 615 sqq. Voir également, parmi d’autres : K. Fianu et D. J. Guth (éd.), Écrit et pouvoir dans les chancelleries ; A. Arizaleta, Les clercs au palais.
4 Thème qui jouit lui aussi d’un grand intérêt ces dernières années. Voir les remarques de M. Lauwers, « Memoria » sur cet objet d’étude historique lors des colloques de 1997 et 1998 sur « Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge » et les travaux notamment de : P. Chastang (dir.), Le passé à l’épreuve du présent ; J.-M. Sansterre (dir.), L’autorité du passé ; M. Zimmermann (dir.), Auctor et auctoritas ; C. Carozzi et H. Taviani-Carozzi (dir.), Faire mémoire ; J. A. Fernández de Larrea Rojas et J. R. Díaz de Durana (éd.), Memoria e Historia ; P. Martínez Sopena et A. Rodríguez (éd.), La construcción medieval de la memoria regia.
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