Savoirs missionnaires en contextes
Savoirs en dialogue (Éthiopie, xviie siècle)
p. 191-207
Texte intégral
1Au début des années 1990, dans sa thèse Connaissances et figures de l’Éthiopie dans la cartographie occidentale du xive siècle au xvie siècle, Bertrand Hirsch se proposait de conduire une enquête autour de l’histoire des représentations cartographiques de l’Éthiopie du début du xive siècle à la fin du xviie siècle, d’en reconstituer les généalogies et de les inscrire dans le développement complexe des relations entre les Éthiopiens et les Occidentaux1. Les missionnaires jésuites étaient convoqués en bonne place pour avoir été nombreux à livrer une « cartographie de terrain par des mesures directes relevées sur place ».
2Cherchant à reconstituer les étapes d’élaboration des savoirs développés par les missionnaires, Hirsch repérait, en particulier, deux figures, celle de Pedro Páez qui résida en Éthiopie de 1603 à 1622, et celle de Manuel de Almeida, qui y séjourna de 1624 à 1633 (date à laquelle il fut expulsé par le nouveau pouvoir éthiopien, comme bon nombre de ses coreligionnaires). C’est à leurs écrits qu’étaient associées les ruptures remarquables qui se firent jour dans la cartographie européenne à la fin du xviie siècle.
3B. Hirsch soulignait :
La rupture effectuée par P. Páez est essentielle. Il s’agit de disjoindre complètement l’Æthiopia qui couvrait la moitié du continent sur les cartes du xvie siècle avec l’Éthiopie historique, celle qu’il parcourt et qu’il veut convertir. […] Páez a donc mené une première révision de la géographie de l’Éthiopie, par une critique implicite de la géographie et de la cartographie de son temps. M. de Almeida poursuit l’œuvre entreprise par une critique explicite de la cartographie et la construction d’une nouvelle carte2.
4Revenir sur la nature et les conséquences de la rupture que cette « cartographie de terrain » a constituée n’est pas mon intention, pas plus que celle de combiner les données produites par chacun d’entre eux en vue de formuler la synthèse d’un savoir missionnaire de l’époque, ou d’une évaluation de la portée de ces savoirs et des illusions dont il est forgé3. Au contraire, je m’intéresserai aux conditions précises à l’issue desquelles émergèrent ces énoncés savants. Il s’agira d’approcher les productions mêmes, non pas en tant que contenants d’informations, mais plutôt comme des productions sociales, qui peuvent être lues comme des formes d’action à replacer dans un dialogue. L’action d’écrire, pour informer, pour réagir à une controverse, pour dresser le bilan d’une mission, est à inscrire dans une relation, conflictuelle ou non, qu’il est nécessaire de saisir et de reconstituer. Dès lors, c’est le contexte social, politique et religieux dans lequel ces acteurs produisent leur documentation qu’il convient d’analyser4.
5J’examinerai pour ce faire plusieurs textes missionnaires considérés comme appartenant à la bibliothèque classique des savoirs géographiques de l’époque moderne sur l’Éthiopie. Ces textes entretiennent des rapports complexes les uns avec les autres. Ils ne se répondent pas forcément, se chevauchent parfois, empruntent ou non des données les uns aux autres, se nourrissent des témoignages des « intermédiaires » locaux5.
6Ce sont les conditions de production de trois documents dressant la liste de « royaumes » et de « provinces » dominés par le « prêtre Jean »6 (identifié depuis le xive siècle au roi d’Éthiopie) que je tenterai de reconstituer, de manière à mettre en perspective la dimension active et socialement efficiente de chacun de ces trois textes. Chaque document a été élaboré par trois jésuites ayant tous séjourné sur cette terre de mission. Il s’agit respectivement de Luis de Azevedo7 (arrivé en Éthiopie en 1605 et expulsé en 1633) (I), de Pedro Páez (II) et de Manuel de Almeida (III). Les trois hommes ne sont pas tout à fait contemporains. Si L. de Azevedo a manifestement bien connu les deux autres, en revanche P. Páez, mort en 1622, n’a pas rencontré M. de Almeida. Certains se sont lus. P. Páez a probablement lu au moins indirectement L. de Azevedo à travers F. Guerreiro, un autre jésuite n’ayant jamais mis les pieds en Éthiopie, et M. de Almeida a pris connaissance directement du texte de P. Páez et de L. de Azevedo à travers F. Guerreiro. Leurs listes diffèrent les unes des autres mais aucun des missionnaires, P. Páez et M. de Almeida, ne donne les raisons des modifications et ajouts opérés à partir des listes qui ont précédé la leur, ou des suppressions auxquelles ils se sont prêtés8.
I. — LUIS DE AZEVEDO : D’UN SAVOIR GÉOPOLITIQUE À UN SAVOIR DE PROPAGANDE
Écrire pour sa hiérarchie
7Dresser la liste des « royaumes » et des « provinces » était une opération assez classique de la part des missionnaires dans les espaces où ils œuvraient. Le cursus des jésuites comprenait des enseignements relatifs à « la sphère, la cosmographie et l’astronomie9 ». Cette formation leur permettait, une fois sur leur terrain missionnaire, de fournir à leur hiérarchie des descriptions sur la géographie des lieux et des espaces à missionner. Ainsi L. de Azevedo s’était-il vu confier par le supérieur de la mission, P. Páez, la responsabilité de fournir un « état spirituel et matériel » de la mission d’Éthiopie pour les années 1605-1607. Il rédigea la lettre annuelle d’Éthiopie, le 22 juillet 1607, dans laquelle figure une description détaillée des « royaumes » et des « provinces » dominés par le roi éthiopien ainsi que de ceux avec qui il était en relation ; il proposa une liste de noms de vingt-sept « royaumes ». Pour chacun d’eux il indiqua d’une part la confession religieuse des habitants (chrétiens, maures ou « gentils »), et d’autre part la nature des relations de chaque « royaume » avec le pouvoir éthiopien, selon qu’ils étaient tributaires de ce dernier ou non10. Suivait le déroulé de quatorze « provinces » qui obéissaient aux mêmes catégories de classement11. L’ensemble territorial présenté par le missionnaire s’inscrit dans une géographie circulaire nord-sud, en débutant par le « royaume » le plus septentrional (le Tigré et son port de Suakin) situé sur le 18e degré nord en passant par le 12e degré (à la hauteur de Zeyla) pour atteindre Mombassa (ici, aucune indication du degré), et enfin prendre la direction ouest pour remonter vers le nord en direction du Caire12. Après avoir présenté la situation « géopolitique » de cette zone, il signala qu’au moment où il écrivait, l’espace dominé par l’« empereur » se réduisait à six « royaumes » de la liste précédente : « Le Tigre [Tigré], l’Abagamedrî [Bägemder], le Dambeâ [Dämbya], le Goiâma [Godjam], le Xaoâ [Choa], l’Amarâ [Amhara]13.»
8L. de Azevedo, en Éthiopie depuis deux ans, était dans l’impossibilité de fournir, seul, ces renseignements, et signale d’ailleurs les avoir recueillis auprès d’un intermédiaire « local », João Gabriel, « qui fut capitaine des Portugais du Tigré pendant quelques années14 ». Le personnage (vers 1554-1626) est intéressant à plus d’un titre. Il était le fils d’une Éthiopienne et d’un soldat « italien » qui entra en Éthiopie, en 1541, sous la conduite de D. Cristóvão da Gama, en tant que commandant de la troupe militaire qui vint porter secours au roi éthiopien Gälawdéwos (1540-1559) contre l’imam Ahmed ibn Ibrahim (surnommé Grañ, « le gaucher » par les Éthiopiens), et qui s’y établit après la campagne militaire. João Gabriel reçut une double formation religieuse et militaire, auprès des pères jésuites de la première mission (1557-1597) et au monastère éthiopien de Däbrä Libanos où il apprit la langue guèze (la langue liturgique de l’Église et des clercs). Puis il fut désigné par le pouvoir éthiopien pour la charge de « capitaine des Portugais », succédant à António de Góis et accompagnant les différents rois dans leurs déplacements pour guerroyer ou récolter des tributs. Il occupa cette charge jusqu’en 1606-160715. C’est précisément à partir de cette expérience militaire, de la fréquentation d’un espace à conserver et à conquérir, que L. de Azevedo s’appuie pour dresser ses listes. Et pour produire quel type de savoir ?
9Mon propos n’est pas ici de juger de la validité des informations mais plutôt de mettre en lumière et d’insister sur la nature du savoir que retransmet le jésuite dans sa lettre annuelle. Ce descriptif est une présentation synthétique et impressionniste de la géopolitique religieuse de cette région d’Afrique, celle d’un militaire aux côtés du pouvoir royal en mesure de désigner les « royaumes » et les « provinces » soumis à l’« empereur », ceux qui paient un tribut ou pas, mais aussi celle d’un homme sensible aux questions religieuses, apte à distinguer les identités religieuses en présence dans chacun des « royaumes ». Ce savoir pouvait servir à la hiérarchie jésuite (goanaise et romaine), soucieuse de connaître les conditions de chacune des missions dans lesquelles les siens étaient engagés. Ainsi, cette description presque géostratégique n’avait qu’une valeur en interne, dans le cadre limité de la Compagnie de Jésus, à Goa, pour le provincial (à qui la lettre est adressée16), puis à Rome, pour permettre d’évaluer les risques, tout comme les potentialités de ce terrain missionnaire.
10Le moment d’écriture de cette lettre est d’ailleurs à inscrire dans le contexte de la deuxième mission jésuite d’Éthiopie, qui commence au début du xviie siècle. En effet, dès 1557, six jésuites furent envoyés lors d’une première mission ; ils furent confrontés à l’opposition de la cour royale, puis aux persécutions sous le règne de Minas (1559-1563) et, avec moins d’intensité, sous celui de son successeur Särsä Dengel (1563-1597). Jusqu’à la fin du xvie siècle, les missionnaires furent écartés de la cour et durent rester dans le nord du pays, dans la province du Tigré, à May Gwagwa (Fremona). Cette mise à l’écart s’accentua avec l’occupation de Massawa. Le port étant aux mains des Turcs, plus aucun Européen ne pouvait passer par cette voie d’accès à l’Éthiopie et la relève missionnaire ne put arriver17. La réactivation de la mission éthiopienne, dans les dernières décennies du xvie siècle, provient de Philippe II, souverain d’Espagne et du Portugal. Les raisons étaient d’ordre diplomatique. Il s’agissait de renouer des relations avec l’Éthiopie chrétienne afin de faire bloc contre les Ottomans présents dans la mer Rouge. Elles étaient également d’ordre commercial et religieux. Les descendants de la communauté catholique portugaise allaient bientôt se retrouver sans « guide spirituel », puisque les pères arrivés en 1557 étaient morts ou relativement âgés. Philippe II confia le soin d’exécuter sa volonté à son représentant sur le territoire de l’Estado da India, le vice-roi Manuel de Sousa Coutinho, qui s’adressa au provincial des jésuites pour qu’il envoie des missionnaires en Éthiopie. Plusieurs tentatives furent engagées ; la première, en 1589, se concrétisa par l’envoi de deux missionnaires, Antonio de Monserrate et Pedro Páez. Après un naufrage au large de Dhofar (au sud de l’Arabie), ces derniers furent capturés par un navire turc et acheminés vers la terre ferme. Ils furent retenus prisonniers dans différents endroits de la péninsule Arabique, et leur détention s’acheva au mois de septembre 1596 après versement d’une lourde rançon. En 1595, une seconde tentative eut lieu avec l’envoi d’un autre jésuite, Abraham de Giorgii, tentative qui se solda par sa capture à Massawa (port de la côte éthiopienne aux mains des Turcs) et sa décapitation au cours de la même année18.
11C’est dans ce contexte de tensions géopolitiques que la lettre de L. de Azevedo doit être lue. Les informations qu’il communique étaient susceptibles de donner à sa hiérarchie la mesure d’une situation géopolitique régionale pouvant avoir des conséquences sur la situation physique de son personnel. Par conséquent, il me semble que le « savoir » élaboré dans ce contexte ne participe absolument pas des questions que se posent alors les cartographes en Europe, dans leur cabinet. Au contraire, comme le souligne B. Hirsch :
Ce qui resta une constante de la littérature géographique sur l’Éthiopie tout au long du xvie siècle fut l’immensité de l’espace éthiopien. La croyance que les régions païennes qui s’étendent au sud du royaume chrétien sont proches du Cap de Bonne Espérance reste vivace dans la littérature géographique sur l’Éthiopie tout au long du xvie et au début du xviie siècle, en parfaite harmonie avec ce que montre la cartographie19.
12Enfin, dernière remarque, que cette lettre fût ou non publiée était totalement en dehors des préoccupations de son auteur ; sa publication échappa d’ailleurs, on le verra, au « contrôle » du missionnaire.
Écrire pour stimuler le zèle des jeunes recrues
13Cette lettre de L. de Azevedo fut probablement rédigée en trois exemplaires afin d’être expédiée par trois voies différentes20, comme bien d’autres missives d’Éthiopie et des autres missions des Indes orientales (Inde, Japon, Brésil) qui parvenaient à Rome et à Lisbonne via Goa. Elle allait faire l’objet d’une publication sous les auspices du jésuite Fernão Guerreiro qui, depuis 1603, s’était spécialisé dans l’édition, sous une forme abrégée et remaniée, des relations annuelles des terres de mission. En 1611, avec l’autorisation du général de l’ordre, Claudio Aquaviva, il publia les lettres expédiées en 1607 et 1608 sous le titre Relation annuelle des choses que firent les pères de la Compagnie dans les régions de l’Inde orientale21.
14Pour l’essentiel, F. Guerreiro reprend les informations de type géographique de la lettre de L. de Azevedo, en déformant certains noms des « royaumes » éthiopiens, comme « Goroma » pour « Goiâma [Godjam] », en éliminant le vingt-septième « royaume » et en interprétant « Moçambique » (la côte orientale africaine) par « Manomotapa » (Monomotapa, royaume intérieur du Sud-Est africain)22. Le point fondamental, sur lequel je souhaite insister, est la mise en scène élaborée autour de cette lettre et des autres : comment et dans quelle perspective F. Guerreiro les a présentées. Le jésuite décline en sept chapitres « des choses de l’Éthiopie23 », abordant « l’état temporel de cet empire de l’Éthiopie », et la manière dont « le roi se trouva avec les pères et des choses de la réduction à la sainte Église romaine24 ». Ainsi, la lettre de L. de Azevedo est intégrée dans des chapitres préalablement orientés, F. Guerreiro relatant les circonstances de la conversion du roi éthiopien à la foi romaine — alors qu’elle n’avait pas eu lieu et qu’elle aura lieu bien plus tard, à la fin de l’année 1621. Vue d’Europe et de Goa, la soumission du « grand empire » éthiopien à l’Église équivalait à la conversion de son roi25.
15Selon cette optique, les informations concernant les vingt-six « royaumes » et les pratiques religieuses de ses habitants avaient l’effet d’accentuer l’immense travail qui restait à accomplir. Malgré la conversion du roi éthiopien au catholicisme, les cinq missionnaires se trouvaient face à un espace considérable à missionner. C’est à mon avis un des sens que l’on peut donner à l’édition de ces textes sur l’Éthiopie : dans un premier temps, stimuler le zèle apostolique des jeunes recrues dans les collèges jésuites en Europe. Le désir de partir pour l’étranger était entretenu par les lettres venues des missions et par ce genre de publications qui étaient lues à haute voix lors des repas26.
16Dans un second temps, l’idée selon laquelle, très rapidement après sa fondation (1540), soit dans les années 155027, la Compagnie mit en place ce système de diffusion des lettres de ses missionnaires disséminés aux quatre coins du monde de manière à acquérir « une notoriété et une réputation flatteuse auprès des grands d’Europe28 » est probablement l’une des raisons pour lesquelles ces documents étaient « préparés à leur intention29 », comme en témoigne cette Relation de F. Guerreiro à propos de l’Éthiopie.
17Néanmoins, la notion de public « friand de ces “lettres curieuses”, décrivant les sauvages cannibales ou les mystères du royaume du Prêtre Jean30 », comme l’écrit J.-C. Laborie, est certainement à réinterroger. Comment expliquer, dans le cas éthiopien, que des informations de type géographique, comme le montre l’exemple cité, n’aient presque pas été utilisées par ceux dont les objectifs relevaient des questions liées au réseau hydrographique du Nil et à l’étendue de l’« empire » du prêtre Jean ?
II. — PEDRO PÁEZ : SAVOIR POUR RÉFUTER
18La seconde liste de « royaumes » et « provinces » dont il est question est celle de Pedro Páez. Elle figure dans le chapitre I du livre I de son Historia da Etiopia. L’énumération qui s’y trouve est différente de celle de son contemporain L. de Azevedo, puisqu’il propose une liste de trente-cinq « royaumes » et de dix-huit « provinces »31. Dans son déroulé, P. Páez ne reprend pas l’intégralité des informations contenues dans la lettre de L. de Azevedo, alors que, on le verra, il eut cette lettre, selon la version de F. Guerreiro, entre ses mains. Ce chapitre I du livre I est à replacer dans le contexte de polémique qui oppose les jésuites et les dominicains, en ce début du xviie siècle, à propos du terrain missionnaire éthiopien.
Un but : réfuter
19En effet, en 1610 et 1611, Luis de Urreta, un dominicain qui enseignait la théologie à Valence (Espagne), publia sur le royaume du prêtre Jean deux ouvrages32 dans lesquels il défendait deux idées essentielles. La première était que les Éthiopiens étaient de « bons catholiques » et de longue date, la seconde que les dominicains avaient été présents en Éthiopie avant les jésuites.
20La parution du premier livre de Luis de Urreta, Historia eclesiástica y política, ne passa pas inaperçue au sein de la Compagnie de Jésus. En effet, depuis le milieu du xvie siècle, les jésuites étaient engagés dans une tentative de reconquête spirituelle de ce royaume que l’on savait chrétien, mais dont le christianisme présentait des différences majeures avec celui de Rome. Le rattachement de l’Église éthiopienne au patriarcat d’Alexandrie, son adhésion à la doctrine monophysite (doctrine centrée sur la divinité du Christ incarné) furent les deux points principaux sur lesquels le premier général de l’ordre, Ignace de Loyola, insista, comme en témoigne la lettre qu’il adressa au souverain éthiopien, Claude (Gälawdéwos, 1540-1559)33. Au début du xviie siècle, les missionnaires jésuites envoyés en Éthiopie étaient loin d’être parvenus à convertir le souverain éthiopien et son peuple à la foi romaine, et les affirmations du dominicain engagèrent les membres de la Compagnie de Jésus à produire différentes réponses.
Contre-production européenne et sur le terrain éthiopien
21La première réaction fut le texte du père Fernão Guerreiro qu’il publia, à la suite du volume relatif aux relations annuelles des missions d’Orient des années 1607-160834, dans un appendice intitulé « Addition à la relation des choses d’Éthiopie, avec de plus grandes informations, plus certaines et très différentes de ce que suit le père Frei Luis de Urreta, dans le livre qu’il imprima de l’Histoire de l’empire du Prêtre Jean35 ».
22Dans cette annexe, F. Guerreiro reprenait point par point les affirmations de L. de Urreta et lui opposait des informations contenues dans les lettres des missionnaires d’Éthiopie écrites entre 1560 et 1608. La polémique ne portait pas sur des questions de savoirs géographiques mais plutôt sur les assertions de L. de Urreta relatives « à la foi catholique des Éthiopiens et à la présence dominicaine antérieure à celle des jésuites en Éthiopie ». Ainsi débutait la série de critiques à l’encontre de la production de L. de Urreta ; elle devait durer jusqu’au milieu du xviie siècle. C’est en Europe qu’elle prit naissance et en Éthiopie qu’elle allait se poursuivre.
23De manière concomitante, des démarches furent engagées en Inde, par le provincial jésuite de Goa, afin qu’une réfutation pût être réalisée par un missionnaire d’Éthiopie, comme le laisse entendre le prologue de l’Historia da Ethiopia de P. Páez, à qui l’on commanda cette controverse36.
Méthodes pour une réfutation
24Les ouvrages de L. de Urreta et de F. Guerreiro parvinrent en Éthiopie au mieux en 1613 et au plus tard en 1614, comme le laisse entendre P. Páez dans deux lettres adressées à deux destinataires différents37. P. Páez conditionna sa démarche de réfutation à l’ordre des chapitres des livres de L. de Urreta, et en y répondant point par point. Tant et si bien que l’organisation de son « livre I »38 est identique à celle du livre de L. de Urreta. Une logique qu’il conserva dans les livres II et III, mais pas dans le livre IV qui tente de mêler l’histoire des jésuites du xviie siècle à celle de l’Éthiopie et ne comporte aucune référence à L. de Urreta puisqu’il se situe en dehors de la période chronologique abordée par le dominicain.
25Ainsi en est-il de la question des terres dominées par le prêtre Jean, objet du chapitre i du « livre I ». L’argument majeur, dans cette entreprise que mena P. Páez de 1614 jusqu’à sa mort, était la mise à plat et la remise en cause systématique de ce qu’il considérait comme des affabulations de L. de Urreta, estimant que le fait d’être sur les lieux, de voir, d’interroger, d’entendre et de noter lui accordait davantage de légitimité. Sa réfutation se fondait sur la déconstruction par la construction de connaissances « vécues », par le fait « d’être là », ce qui n’est pas sans rappeler la méthode de l’anthropologie sociale que défendit C. Lévi-Strauss39.
26Aux « fables » et à la « grande confusion40 » du dominicain il opposa des informations recueillies sur place, provenant d’intermédiaires locaux dont il donne les noms. P. Páez, devenu un confident du roi Susneyos (1607-1632) qu’il suivait dans ses campagnes militaires, avait noué par ailleurs de précieux liens avec les lettrés de la cour, notamment son historiographe Tino, et les « grands du camp royal », des hommes de guerre parcourant régulièrement les espaces conquis et ceux qui étaient à défendre. Ainsi, lorsqu’il donne la liste des royaumes et provinces qui composaient les terres que dominait le prêtre Jean, il précise :
Le principal des secrétaires de l’empereur me dit tout cela. Puis pour me conforter davantage, j’interrogeai en présence du même empereur un de ses frères, Eraz [ras] Çela Christos et il me dit la même chose41.
27Le savoir déployé par P. Páez fut construit sans l’aide d’instruments de mesure, dont il ne disposait pas, comme il l’a écrit42, mais s’appuya sur l’expérience de ses informateurs, habitués à calculer les distances d’un point à un autre en journées de marche tant et si bien que les résultats variaient d’une personne à l’autre, ce dont il prit acte par souci de précision. Il présente ainsi trois propositions de mesure pour aller du nord au sud : deux mois, cinquante et quarante-cinq jours. P. Páez retint la mesure médiane en estimant à huit lieues par jour la distance parcourue, parvenant à un total de quatre cents lieues du nord au sud. La même opération fut effectuée pour le calcul des distances d’est en ouest, et le résultat qu’il propose oscille entre deux cent quarante et trois cents lieues. Cette volonté de circonscrire l’espace éthiopien, ou plus exactement ce qu’il avait été, avait pour objectif de déconstruire les données de L. de Urreta, qu’il cite à la suite — du nord au sud, six cent quatre-vingts, et d’est en ouest, quatre cent soixante-dix —, pour en indiquer la fausseté43. Le jésuite fit appel à la participation locale pour les besoins de la « preuve » car, sans ses informateurs, P. Páez aurait été dans l’impossibilité de donner ces estimations de mesures, n’ayant lui-même jamais mis les pieds aux confins de l’ancien territoire dominé par le prêtre Jean. Il ne souhaitait pas s’intéresser à l’espace dominé par le roi éthiopien à l’époque où il écrivait son texte car sa préoccupation était ailleurs. Elle consistait à démontrer que les affirmations de L. de Urreta étaient fausses car, même à l’époque où les rois éthiopiens exerçaient une domination sur un territoire plus vaste (affirmations éthiopiennes discutables, mais qu’il n’avait pas l’intention de remettre en cause), l’étendue du royaume se réduisait selon ses informations à pratiquement la moitié de ce que considérait L. de Urreta.
28Le savoir qu’il présente est décalé par rapport au temps de l’écriture, ce dont il était parfaitement conscient, n’omettant pas de signaler les changements politiques que l’« empire du prêtre Jean » avait connus au milieu du xvie siècle sous les pressions des Oromos (« Gallas »), réduisant considérablement l’espace territorial éthiopien. Cette mise en contexte des écrits de P. Páez permet également de comprendre qu’il n’a pas utilisé les informations « géographiques » données dans la lettre de L. de Azevedo.
29Mais il manquerait quelque chose à l’analyse si je n’abordais pas la question de la diffusion de ce « savoir ». Cette História da Etiópia, qui ne fut éditée qu’au début du xxe siècle, et nous en verrons les raisons, était destinée à nourrir une « bibliothèque » jésuite. Le matériel ethnographique (us et coutumes, modes de vie et pratiques de la foi religieuse, manières de table, de s’habiller, de naître, de vivre, de mourir…), géographique (fleuves, rivières, lacs, montagnes…) et historique (chroniques et listes royales…) ainsi fourni constituait un argument de poids dans la concurrence entre les ordres, mais sans forcément que les textes produits soient destinés à l’édition. Ces écrits élaborés en terre de mission pourraient au mieux servir aux décideurs jésuites pour une gestion optimale de leur personnel.
30Par conséquent, c’est à son insu que P. Páez proposa une nouvelle lecture de l’espace éthiopien. Lui attribuer la volonté d’une rupture épistémologique relève d’une lecture à rebours des sources, exempte de contextualisation et de mise en perspective des enjeux au moment de l’écriture. Pour autant, il est, certes, un des maillons de cette chaîne de la science qui se finalisa postérieurement. La situation dans laquelle se trouvait M. de Almeida me semble, par contre, relever d’une tout autre logique de production.
III. — MANUEL DE ALMEIDA : UN SAVOIR POUR JUSTIFIER UNE MISSION GÂCHÉE
31Le troisième homme à produire une liste de « royaumes » et de « provinces » sur l’Éthiopie est M. de Almeida, qui proposa, à la différence des précédents, une traduction cartographique des données considérées. Cette carte fut publiée pour la première fois en 166044 dans l’Historia geral de Ethiopia45 du père Baltasar Tellez (une adaptation de l’Historia de Ethiopia e alta ou Abassia de M. de Almeida). Les cadres généraux de la production graphique sont les contours côtiers de la Corne de l’Afrique, repris d’une carte nautique portugaise. L’espace éthiopien avec ses régions, dont les frontières sont signalées par des pointillés, est confiné à l’est par la côte de la mer Rouge, à l’ouest par le Nil (Rio Nilo), au nord par la confluence de deux fleuves, le Mareb (Rio Mareb) et le Takkäzé (Rio Tacaze), et au sud par les parties occupées par les populations galla (oromo) installées dans les régions du royaume chrétien (le Bali, le Däwaro) (Reino Doaro galas), le Fätägar (Reino Fategar galas). Au sud-est, on trouve le royaume d’Ädäl (Adel) ou de Zeila et les Cafres de la côte somalienne. Enfin, les toponymes sont indiqués par des numéros (61 ou 62 selon les versions) et renvoient à une table des lieux. Caractéristique assez significative, l’essentiel des toponymes indiqués sur la carte se trouve à l’intérieur d’une diagonale allant du nord-est (du Tigré) au sud-ouest (au Godjam [Goiam]), ce qui correspond à la zone d’occupation catholique de l’espace éthiopien. Cette carte fut réalisée à partir de relevés effectués en Éthiopie grâce à un astrolabe, des informations contenues dans le manuscrit de P. Páez que M. de Almeida avait par-devers lui et des témoignages d’intermédiaires locaux46.
32Le jésuite reprend en partie les listes des « royaumes » et « provinces » de son prédécesseur : il en garde le nombre, mais remplace certains par d’autres47. En revanche, il n’oublie pas d’indiquer que ces royaumes et provinces étaient ceux et celles que le « prêtre Jean dominait dans le passé48 ». Une réflexion qui le conduit à consacrer un chapitre (chap. iii du livre I49) aux « royaumes » et « provinces » dominés par l’empereur éthiopien au xviie siècle. L’espace éthiopien est ainsi réduit en dimensions au point d’être comparé à un royaume d’Europe, en particulier l’Espagne, qui est plus limité encore50.
33Mais le savoir que présenta M. de Almeida à la fois au travers de ces différentes listes et par cette carte ne peut être compris sans une recontextualisation de l’écriture de son texte.
Manuel de Almeida : réécrire pour mieux écrire…
34En janvier 1624, alors que M. de Almeida arrivait en Éthiopie51, le manuscrit de l’Historia da Ethiopia n’avait pas encore été envoyé aux jésuites de Goa. António Fernandes, alors supérieur de la mission, ne semble pas avoir fait le nécessaire pour expédier le texte, alors même que ce dernier avait été achevé avant la mort de son auteur, P. Páez, en 1622. C’est plutôt M. de Almeida qui s’en chargea en soulignant l’intérêt du contenu. Pour lui, cette œuvre constituait un excellent plaidoyer pour la défense de l’entreprise des jésuites en Éthiopie face aux dominicains. De plus, cette appréciation transcende largement les concurrences au moins implicites existant effectivement entre les jésuites des différentes « nations » sur les terrains missionnaires. En effet, P. Páez étant castillan, l’argument selon lequel il aurait écrit un ouvrage partisan à l’égard des Portugais n’explique en rien la considération dans laquelle le tient M. de Almeida. Du point de vue de ce dernier, le manuscrit de P. Páez devait être imprimé et le fait qu’il ait proposé sa traduction latine renforce l’idée qu’il estimait que cet ouvrage devait être largement diffusé52.
35À la fin de l’année 1624, le manuscrit se trouvait en Inde, comme l’atteste la note qui figure à la fin du manuscrit du père Páez53, du 4 décembre 1624, expédiée depuis Baçaim (Bassein54) par Afonso Mendes55 qui venait d’être envoyé en Inde avec les pouvoirs de patriarche d’Éthiopie et dont le séjour en Inde dura jusqu’au début du mois d’avril 1625. L’annotation du patriarche, qui n’a que peu de rapport avec le contenu du texte, témoigne tout de même de la présence en Inde du manuscrit. De plus, une lettre du même patriarche écrivant de Bandorá, le 26 décembre 1624, confirme que A. Mendes utilisa le manuscrit de P. Páez : il en aurait tiré une information sur la route la plus sûre pour se rendre en Éthiopie56.
36Mais la lettre enthousiaste de M. de Almeida ne semble pas avoir eu l’écho escompté : aucune copie n’atteignit l’Europe57. L’Historia da Ethiopia devait rester en Inde jusqu’au départ du contingent des missionnaires pour l’Éthiopie, au début du mois d’avril 162558.
37Puis elle retourna en Éthiopie, au lieu de rejoindre l’Europe pour y être éditée59. Par conséquent, l’aire de diffusion de ce texte ne s’étendit pas à l’Europe mais ne concerna que l’espace régional constitué par la province de Goa et pour une diffusion interne, aux seuls membres de la Compagnie. De plus, le fait que l’Historia da Ethiopia se trouvait de nouveau en Éthiopie en 1625 est le signe d’une décision à laquelle le nom de A. Mendes peut être relié, comme l’avait déjà signalé C. Beccari, indiquant que
probablement le patriarche Mendez lui-même, alors qu’il naviguait de l’Inde vers l’Éthiopie, apporta avec lui le codex de Páez afin que cela soit utile pour la connaissance approfondie de la situation des missions60.
38Je reviens sur une hypothèse sur laquelle j’avais insisté à propos de l’Historia da Ethiopia du père Páez visant à souligner les censures ou plutôt les blocages à répétition dont le manuscrit avait fait l’objet61. Il me semble, à la lumière de cette enquête sur les savoirs missionnaires recontextualisés, que la conjecture de blocages à répétition est à réévaluer. Je préfère souligner que ce texte de P. Páez a connu des appréciations différenciées, le point de vue de M. de Almeida sur sa publication en Europe en étant un parmi d’autres, sans que son avis l’emporte. Les nombreuses informations figurant dans le manuscrit de P. Páez furent jugées probablement plus utiles aux missionnaires débarquant, à partir de 1625, sur leur nouveau terrain de mission, comme le soutenait C. Beccari. La réévaluation d’une hypothèse entraîne fréquemment d’autres idées ; je supposerai que la demande faite quelques années plus tard à M. de Almeida en Éthiopie de réécrire l’Historia da Ethiopia de P. Páez tend à confirmer l’intérêt pour le contenu de ce texte ainsi que pour le travail d’enquête auquel le missionnaire s’était livré62.
39Alors que les pères d’Éthiopie se retrouvaient, à la fin de l’année 1625, en assemblée plénière63, afin de pratiquer les exercices spirituels, le supérieur de la mission, António Fernandes, confia à M. de Almeida le soin de réécrire l’Historia du père Páez. Il reconnaît, à plusieurs reprises, que le texte de P. Páez est à l’origine du sien, mais son Historia da Ethiopia a alta ou Abassia est en réalité une réécriture complète de celle de son prédécesseur, M. de Almeida prenant bien soin de supprimer l’aspect polémique à l’égard de L. de Urreta qui en avait motivé l’écriture.
Contexte de production de l’Historia et de sa carte
40Le manuscrit de P. Páez a été écrit intégralement en Éthiopie pour les raisons évoquées précédemment ; celui de M. de Almeida s’inscrit dans un tout autre contexte. Les indices chronologiques qui jalonnent le récit permettent de connaître les moments d’écriture et d’indiquer que certaines parties furent rédigées sur le terrain missionnaire (Éthiopie) alors que d’autres furent écrites après que les jésuites eurent été expulsés par le nouveau pouvoir royal éthiopien en 1633 (1643 est la dernière date contenue dans l’Histoire)64. En fait, les deux tiers furent rédigés à Goa, dans un contexte extrêmement différent de celui qu’avait connu P. Páez : le climat était à l’amertume liée à l’échec de la mission ; le contexte goanais obligeait à revisiter, à interpréter la mission jésuite dans son ensemble et à dresser un premier bilan de cette entreprise65.
41La carte géographique qu’Almeida réalisa sans aucun doute à Goa est, certes, comme le souligne B. Hirsch,
nouvelle dans la thématique introduite, puisqu’il ne s’agit plus d’un vaste espace intemporel mais d’un espace réduit, montrant les lieux historiques d’une confrontation religieuse : les places tenues par la mission catholique, avec leurs martyrs, leurs églises en pierre, les grands monastères éthiopiens, témoins de la religion traditionnelle et de la résistance au catholicisme, et autour les espaces islamisés (la côte, le royaume d’Ädäl, le royaume Funj [Funchos]) ou païens (les régions oromo)66.
42Mais elle signifie surtout, pour la Compagnie de Jésus et pour ces missionnaires expulsés d’Éthiopie, la volonté d’inscrire a posteriori dans l’espace et dans l’histoire éthiopienne la présence jésuite. L’ensemble des résidences, des églises de pierre, des lieux de martyre des jésuites restés après l’éviction du plus grand nombre, côtoie les hauts lieux de mémoire de l’identité religieuse éthiopienne (Däbrä Bizan [no 1], Axum [no 16], Däbrä Libanos [no 53], Lalibäla [no 58]).
43Jusqu’au milieu du xviie siècle, la province de Goa continua de s’intéresser à la mission éthiopienne — certes déliquescente, puisque les jésuites restés sur place moururent les uns après les autres en martyrs67 — en envoyant de nouveaux missionnaires ; les catalogues de la province conservent la trace d’au moins l’un d’entre eux68.
44Ainsi, la carte géographique de M. de Almeida, publiée pour la première fois dans l’ouvrage de B. Tellez, en 1660, est à considérer à mon sens comme la justification de la mission des jésuites en Éthiopie et s’inscrit également dans le débat commencé au début du siècle entre dominicains et jésuites. Car si M. de Almeida a éliminé de son Historia le caractère polémique contre Urreta, cela ne l’a pas empêché d’inclure une annexe intitulée « Appendix à l’Histoire de l’Éthiopie dans lequel les principales erreurs qui furent écrites dans une [Histoire] imprimée à Valence en 1610, sont réfutées69 ». Mais cette concurrence entre les ordres s’était complexifiée avec la présence de la Propaganda Fide, dès 1622, revendiquant et critiquant auprès de la papauté70 l’action des jésuites en Éthiopie.
45La carte publiée par B. Tellez, avec un compendium de M. de Almeida, participa de cette opération de légitimation d’une mission éthiopienne à laquelle les jésuites « portugais » avaient été mêlés. Mais elle est également le résultat d’un savoir proprement géographique (substituant à la notion d’Æthiopia celle d’Abassia ou d’Etiopia alta71), savoir qui fut assimilé par la Compagnie elle-même, non plus uniquement en termes d’échec ou de réussite, mais en termes de « sciences géographiques », l’enjeu étant l’utilisation de cette bibliothèque missionnaire au service de la « science en train de se faire ». C’est au sein de la Compagnie, qui avait su garder l’ensemble des données de terrain de ses missionnaires, qu’une distillation opérante put se réaliser.
46Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le premier auteur connu à utiliser la carte publiée de M. de Almeida est un jésuite romain, Francesco Eschinardi (1623-1703), enseignant l’astronomie, les sciences mathématiques et physiques dans les collèges jésuites de Florence, de Pérouse et à Rome, auteur d’ouvrages de pédagogie72 et ami d’Athanasius Kircher (1602-1680), également jésuite. Comme le souligne B. Hirsch, l’intérêt de F. Eschinardi fut probablement « la combinaison d’un intérêt scientifique pour le réseau du Nil et d’une volonté d’apologie de la mission jésuite73. »
47C’est davantage à cette période que se produisit le basculement qui fit de la carte comme objet de légitimation de la mission un objet proprement scientifique. L’ensemble des données de terrain traduites en carte était resté sous le contrôle de la Compagnie et c’est F. Eschinardi qui les fit sortir de la sphère « jésuite »…
IV. — CONCLUSION
48J’ai voulu montrer tout au long de cette enquête que les savoirs missionnaires sont produits selon des logiques propres répondant à des préoccupations qu’il est nécessaire de resituer dans leur contexte social et dans celui des modalités d’énonciation in situ. Ces savoirs sont en dialogue et c’est ce dernier qu’il convient de circonscrire, de cerner au plus près, avant d’établir des filiations ou des généalogies entre eux. La lecture que l’on peut alors faire de ces sources, de cette bibliothèque, en l’occurrence jésuite, s’en trouve modifiée, et avec elle les considérations sur ce qu’est un « savoir » au vu de ses conditions d’élaboration, de ses enjeux mais encore du « savoir » même.
49Pour revenir aux préoccupations du début de cette enquête, l’analyse de ces savoirs missionnaires mis en contexte a permis également de souligner que ces savoirs collectés sur le terrain, lors de la première moitié du xviie siècle, n’étaient pas destinés dans un premier temps à être distribués à un public d’érudits mais à l’intérieur de l’ordre. Ce n’est que plus tard, dans la seconde moitié du xviie siècle, dans le cas de l’Abyssinie, que les savoirs accumulés au sein de la Compagnie ont basculé vers la « sphère scientifique ». Le constat de cette accumulation de savoirs à partir de données de terrain des missionnaires, et qui font l’objet à l’intérieur de la Compagnie de véritables commandes, mériterait une analyse élargie à d’autres espaces missionnés, de manière à estimer l’écart entre l’ampleur des commandes réalisées et celles qui furent vraiment éditées dans la foulée.
50Qu’en est-il alors de la question « politique », abordée par chacun des missionnaires de manière différenciée ? J’aurais tendance à insister sur le fait que quand les missionnaires présentent des listes différentes de « royaumes » et de « provinces » cela montre au moins que par ces dénominations ils comprennent ou perçoivent des choses très différentes, tout comme les intermédiaires locaux qu’ils interrogent, ce qui laisse à penser que cette catégorie qui pourrait nous apparaître comme « stable » est, en fait, bien plus complexe. Par conséquent, au lieu de vouloir déterminer ce qui pourrait être de l’ordre de la vraisemblance géopolitique et cartographique au xviie siècle en Éthiopie, devenue l’Abyssinie, voire d’une configuration politique propre à l’Éthiopie74, il est souhaitable de renouer le dialogue avec lequel chacun de ces missionnaires fut en prise, et de traiter ces documents, ainsi que l’écrivait Jean Bazin,
comme des produits et non plus seulement comme des « sources », ils ne disent plus seulement l’histoire ils sont eux-mêmes une histoire sédimentée, à la manière d’un monument où peut se lire la série des remaniements architecturaux successifs dont résulte sa structure finale75.
51Ce serait une manière de réévaluer non seulement l’intérêt de la documentation en tant que production sociale, mais aussi les objets de l’histoire, des hommes, des idées, des situations, des lieux et les interactions qu’ils produisent.
Notes de bas de page
1 Je tiens à remercier particulièrement Isabelle Grangaud pour sa lecture attentive et critique, et le dialogue engagé autour de ce texte.
2 B. Hirsch, Connaissances et figures de l’Éthiopie, p. 524.
3 A. Frugoni, Arnaud de Brescia, en particulier, l’introduction (IX-XVII) d’Alain Boureau qui insiste sur la méthode mise en œuvre par A. Frugoni dénonçant la méthode de combinaison en histoire.
4 A. Torre, « “Faire communauté” », en particulier les pages 101-107 qui proposent des orientations méthodologiques fortes autour de cette question de la production des sources.
5 Je pense en particulier à la démarche que propose Kapil Raj dans un article sur l’élaboration d’une cartographie indienne : K. Raj, « Connexions, croisements, circulations », pp. 73-98.
6 Je reprends la formule du père P. Páez qui, dans l’História da Etiópia, utilisa ce terme par commodité en indiquant qu’en Europe le roi d’Éthiopie était désigné ainsi. P. Páez, História da Etiópia, p. 71.
7 Voir L. Cohen Shabot, « Azevedo, Luis de ».
8 Ces différences entre les trois documents avaient été signalées, mais peu commentées quant à la question des savoirs missionnaires, par C. F. Beckingham et G. W. Huntingford, Some Records of Ethiopia, p. 11.
9 F. de Dainville, La Géographie des humanistes, p. 165.
10 « Relationes et Epistolæ », vol. XI, pp. 130-132.
11 Ibid., pp. 132-133.
12 Ibid., pp. 130-132.
13 Ibid., p. 133.
14 Ibid., p. 126.
15 I. Boavida, « Gabriel, João », pp. 632-633.
16 « Relationes et Epistolæ », vol. XI, p. 82.
17 H. Pennec, Des jésuites au royaume du prêtre Jean, p. 15.
18 Ibid., pp. 100-111.
19 B. Hirsch, Connaissances et figures de l’Éthiopie, p. 425.
20 Ignace de Loyola, Écrits, pp. 711-716.
21 F. Guerreiro, Relação anual das coisas que fizeram os padres da companhia. En 1614, des traductions espagnole et allemande furent publiées : Historia y anal relacion de las cosas que fizieron los Padres de la Compañia de Jesus por las partes de Oriente ; Indianische newe Relation : erster theil was sich in der Goanischen Provintz.
22 Ibid., pp. 64-66. Pour la déformation des noms telle qu’on la trouve dans l’édition de 1942 (édition consultée), les erreurs sont peut-être à imputer à l’imprimeur lui-même. Il serait donc nécessaire, pour plus de justesse, de revenir aux manuscrits.
23 Ibid., p. 31.
24 Ibid., p. 33.
25 H. Pennec, Des jésuites au royaume du prêtre Jean, p. 277.
26 J. Masson, « La perspective missionnaire », pp. 1030-1041 ; J.-C. Laborie, La Mission jésuite au Brésil, pp. 10-11.
27 Avisi particolari delle Indie ; Novi avisi di piu lochi de l’India.
28 J.-C. Laborie, La Mission jésuite au Brésil, p. 17.
29 Ibid.
30 Ibid.
31 P. Páez, História da Etiópia, p. 72.
32 L. de Urreta, Historia eclesiástica y política ; Id., Historia de la sagrada orden de Predicatores.
33 Ignace de Loyola, Écrits, pp. 918-922. Lettre d’Ignace de Loyola au roi Claude (Gälawdéwos), Rome, 23 février 1555.
34 F. Guerreiro, Relação anual das coisas que fizeram os padres da companhia.
35 Ibid., pp. 287-380 : « Adição à Relação das coisas de Etiópia, com mais larga informação delas, mui certa e mui diferente das que seguiu o Padre Frei Luis de Urreta, no livro que imprimiu da Historia daquele império do Preste-João ».
36 P. Páez, História da Etiópia, 2008, p. 63.
37 Biblioteca Pública de Braga (ci-après BPB), ms. 779, doc. XIb, fo 154, lettre adressée au provincial de Goa, Francisco Vieira (4 juillet 1615) ; « Relationes et Epistolæ », vol. XI, pp. 359-360, lettre à Thomas de Ituren (20 juin 1615) ; voir H. Pennec, Des jésuites au royaume du prêtre Jean, pp. 249-251, pour une argumentation plus développée.
38 Les manuscrits de l’Historia débutent directement avec le chapitre i, après la dédicace et le prologue au lecteur (Archivum Romanum Societatis Iesu [ci-après ARSI]), Goa 42, fo 3 ; BPB, ms. 778, fo 3 ; c’est donc par commodité que l’on appelle cette première partie (composée de 37 chapitres) « livre I ». En revanche, les livres II, III et IV portent un titre.
39 C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, p. 25.
40 P. Páez, História da Etiópia, 2008, p. 71.
41 Ibid., p. 72 : « Tudo isto me deu por rol o principal dos secretários do imperador e, depois, para me certificar mais, perguntei diante do mesmo imperador a um seu irmão, que se chama Erâz Cela Christôs, e me disse da mesma maneira. »
42 Ibid., p. 71.
43 Ibid., pp. 71-72.
44 Hirsch a relevé l’existence de quatre versions manuscrites de cette carte, avec des différences mineures (B. Hirsch, Connaissances et figures de l’Éthiopie, p. 527).
45 B. Tellez, Historia geral de Ethiopia.
46 M. de Almeida,« Historia de Ethiopia a alta ou Abassia », vol. V, p. 8.
47 Ibid., vol. V, p. 9 : « Marrâbet, Maûz, Bizamô ».
48 Ibid.
49 Ibid., vol. V, p. 11.
50 Ibid., vol. V, p. 9.
51 Ibid., vol. V, p. 338.
52 Voici ce qu’il écrit dans sa lettre du 8 mai 1624, depuis la résidence jésuite de Gorgora, au préposé général Mutio Vittelleschi (« Relationes et Epistolæ », vol. XII, p. 51) : « Le livre des choses de l’Éthiopie que fit le père Pero Paes, qui est au ciel, va cette année [partir] de là [d’Éthiopie]. Je demande aux pères supérieurs de l’Inde qu’ils le fassent copier et laissent une copie à Goa, et qu’ils envoient les autres à V. P., et je demande à V. P. que comme il est fait par le père en portugais, qu’il soit imprimé, parce que je crois qu’il aura beaucoup d’autorité, puisque fait par un père de la nation castillane et qu’il réfute également le frère Luis de Urreta et traite comme elles le méritent les choses des Portugais qui vinrent là jadis et des choses de l’Éthiopie et dit ce qu’il vit de ses yeux en près de vingt ans qu’il vécut ici. Après l’impression telle que le père le fit, si cela est possible, si cela semble être une bonne chose à V. P., de traduire et d’imprimer en latin pour qu’il aille dans toutes les parties de l’Europe. »
53 ARSI, Goa 42, fo 537.
54 Un des comptoirs de la côte occidentale de l’Inde, au nord de Goa, où les jésuites avaient une résidence.
55 « Relationes et Epistolæ », vol. XII, p. 143.
56 Ibid., vol. XII, p. 110.
57 Il y a évidemment le manuscrit BPB, ms. 778, qui est une copie du manuscrit de l’ARSI (Goa 42), qui ne peut qu’être postérieure au 4 décembre 1624 puisque le copiste reprend in extenso l’annotation d’A. Mendes sans marquer de différence entre la fin de l’Histoire et la lettre de A. Mendes. Bien sûr, la copie a très bien pu être faite en Inde entre le mois de décembre 1624 et le mois de mars 1625 et envoyée ensuite en Europe ; cependant, sans être absolument catégorique, il existe une ressemblance entre l’écriture du livre II du manuscrit Goa 42 et celle du manuscrit de BPB (ms. 778), ce qui laisse à penser que la copie fut faite en Éthiopie.
58 « Relationes et Epistolæ », vol. XII, p. 143.
59 Une hypothèse qui avait déjà été signalée par C. Beccari lors de l’édition du manuscrit de P. Páez. Voir P. Páez, « Historia Æthiopiæ », vol. III, p. 508.
60 Ibid.
61 H. Pennec, Des jésuites au royaume du prêtre Jean, pp. 257-267.
62 Ibid., pp. 264-267.
63 À l’exception de ceux de la province du nord (celle du Tigré) à cause de la distance, ARSI, Goa 39 II, Hist. Æthiopiæ, doc. 52, fo 312 (extrait de la lettre annuelle de 1625 à 1626 écrite par Gaspar Paes).
64 Il commença à écrire, en 1628, alors qu’il se trouvait en Éthiopie, comme en témoignent certains passages notamment du livre I, M. de Almeida, « Historia de Ethiopia a alta ou Abassia », vol. V, p. 22. Le livre II aurait été en partie écrit en Éthiopie : quant aux sept autres, ils furent rédigés à Goa. Voir C. F. Beckingham et G. W. Huntingford (éd.), Some Records, introduction.
65 Voir M. de Almeida, « Historia de Ethiopia a alta ou Abassia », vol. V, pp. 333-340, chap. i, livre IV, où l’auteur traduit assez justement la déception engendrée par l’échec de la mission. Dans ce chapitre, il insiste sur le « capital humain » déployé, en soulignant les énergies dépensées, « premièrement par les Sérénissimes rois du Portugal et toute la nation portugaise et deuxièmement par saint Ignace et ses fils » et achève son déroulé quantitatif avec les jésuites restés en Éthiopie et morts en martyrs en 1639, invitant le lecteur putatif à la réflexion.
66 B. Hirsch, Connaissances et figures de l’Éthiopie, pp. 530-531. Voir les pages de l’auteur concernant les principes de construction de cette carte, pp. 531-535.
67 ARSI, Goa 25, Catalogi triennales Goan. & Malab., 1614-99 (année 1641, fos 72vo-73 ; 79).
68 Ibid. (année 1647, fo 91vo ; année 1649, fo 110, « P. Torcato Parisiano natural da Marca de Ancono jdade 29, da Comp.a 11 theologo estudos acabados, leo latim 2 annos, esteve hum annos e meyo na Christandade de Salcete em cuja lingoa confessava, e pregava, vay este anno a Mocâ, q. he hum Porto de Arabia no Mar Roxo na contra costa de Ethiopia, aonde deve estar desfarçado acudindo aos neg. os daquella Missão, e entrando nella tendo occazião »).
69 School of Oriental and African Studies (ci-après SOAS), ms. 11966 [fo 9], « Appendix a Historia de Ethiopia na qual se refutam os principaes erros q[ue] andão escritos em huã q[ue] se imprimio e[m] Valença no año de 1610 ». Cette annexe occupe les folios 9vo à 48ro à la suite de l’Historia de Ethiopia a alta e Abassia. Le manuscrit du British Museum (Add. ms. 9861) utilisé et édité dans son intégralité par C. Beccari (M. de Almeida, « Historia de Ethiopia a alta ou Abassia », vol. V-VII), ne contient pas cette annexe.
70 Archivio della Congregazione de Propaganda Fide, série Congressi Missioni Miscellanee, vol. III, fos 203-241vo (sur l’Éthiopie fos 236-239). J. Metzler, « Orientation, programme », pp. 146-196.
71 B. Tellez, Historia geral de Ethiopia, pp. 3-10.
72 F. Eschinardi, Cursus physicomathematicus, 367 p.
73 B. Hirsch, Connaissances et figures de l’Éthiopie, p. 538 ; et sur F. Eschinardi, pp. 535-540.
74 Je reviens, avec cette allusion, sur l’analyse que nous avions menée D. Toubkis et moi-même sur le système politique éthiopien au xviie siècle, nous interrogeant sur cette catégorie d’empire et nous demandant si elle était opératoire pour la période concernée et en quoi et de quelle manière les jésuites avaient pu jouer un rôle dans la conception d’empire éthiopien qui traverse, il faut bien l’admettre, l’ensemble de l’historiographie éthiopisante. Voir H. Pennec et D. Toubkis, « Reflections on the notions ».
75 J. Bazin, « La production d’un récit historique », p. 272.
Auteur
CNRS-Centre d’Études des Mondes africains, Aix-en-Provence
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