Chapitre XII
Amours héroïques
p. 407-443
Texte intégral
1L’introduction d’épisodes amoureux dans une fable historique est un enjeu poétique important qui devient, dans les poèmes d’Ercilla et de Corte-Real, de plus en plus prégnant, à la fois pour la quantité textuelle qui leur est consacrée et pour le poids que ces épisodes prennent dans la démonstration. J’explorerai maintenant une modalité nouvelle de l’héroïsme féminin, caractéristique des poèmes d’Ercilla et de Corte-Real. Loin de s’éloigner des enjeux du récit militaire, elle appuie les démonstrations épiques et le discours sur la guerre que nous avons mis au jour. Dans cette démarche, les deux poètes convergent sur plusieurs points. D’abord, ils remettent progressivement l’amour et les personnages féminins au cœur de leur projet poétique alors qu’ils les en avaient exclus dans un premier temps. Ils intègrent ce faisant à leur poésie un ethos lyrique qui est signé en particulier par l’émulation de Garcilaso de la Vega. Ensuite, leur réflexion sur l’amour, loin de le célébrer ou de constituer une diversion, thématique ou tonale, à la matière militaire, revêt une gravité qui sied au poème héroïque et le tire non vers la lascivité ou l’érotisme mais au contraire vers la grandeur tragique. En ce sens, les épisodes amoureux tiennent un rôle clé dans la démonstration politique que mènent les poèmes.
I. — La mujer varonil et la femme au renfort du pathétique
2Revenons d’abord sur le choix initial d’Ercilla et de Corte-Real : face au romanzo qui mêlait des amours fictives au récit guerrier, et pour respecter scrupuleusement la vérité de l’histoire, ils bannissent la fiction amoureuse et limitent les rôles féminins à des actions guerrières calquées sur celles des personnages masculins, ou à des scènes pathétiques destinées à susciter la pitié des lecteurs. Ercilla le rappelle dans l’ouverture du chant XV, à la fin de la première partie :
… yo pudiera
entretejer mil fábulas y amores;
mas ya que tan adentro estoy metido,
habré de proseguir lo prometido…
(AR I, XV, 5, vv. 5-8, p. 366)
3« Continuer comme je l’ai promis », c’est continuer son récit sans dames, sans amour et sans chevaliers épris, comme il l’annonçait dès l’ouverture du chant I. En vertu de ce programme poétique initial, les femmes de la première partie de La Araucana, comme celles du Siège de Diu, loin d’être objets de désir ou sujets amoureux, manifestent donc un héroïsme calqué sur l’idéal guerrier des hommes qui les entourent. C’est à ce titre seulement qu’elles participent de l’héroïsation des personnages.
4L’un des indices de l’héroïsme et de la valeur guerrière du peuple araucan réside, selon Ercilla, dans la présence des femmes à la guerre. Capables de « combattre parfois comme des hommes, elles s’offrent avec grand courage à la mort1 ». La démonstration en actes en est donnée au chant X, juste après que les Espagnols ont été mis en déroute au fort de Penco. Les Araucanes se lancent à la poursuite des fuyards, suscitant ainsi une comparaison entre les deux camps qui raille les militaires espagnols. La faiblesse attendue des femmes (« ánimo flaco », « triste mujer ») est transformée par la Fortune en une véritable allégorie militaire: un Mars qui se substitue au « dieu sanguinaire » et ruine les efforts des combattants Espagnols en dépit de leur virilité :
Cuando la varia Diosa favorece
y las dádivas prósperas reparte,
cómo al ánimo flaco fortalece
que, de triste mujer, se forma un Marte;
y derriba, acobarda y enflaquece,
el esfuerzo viril en la otra parte,
haciendo cuesta arriba lo que es llano,
y un gran cerro la palma de la mano.
¿Quién vio los españoles colocados
sobre el más alto cuerno de la luna,
de sus famosos hechos rodeados,
sin punto y muestra de mudanza alguna?
¿Quién los ve en breve tiempo derribados,
quién ve en mísera vuelta su fortuna,
seguidos, no de Marte, dios sanguíneo,
pero del sexo tímido femíneo?
Mirad aquí la suerte tan trocada,
pues aquellos que al cielo no temían,
las mujeres a quien la rueca es dada
con varonil esfuerzo los seguían;
y con la diestra a la labor usada,
las atrevidas lanzas esgrimían,
que por el hado próspero impelidas
haciancrudos efectos y heridas.
(AR I, X, 1‑3, fos 242‑243)
5La terreur caractéristique du sexe « timide », les seins et les ventres pesants de femmes enceintes sont oubliés au profit d’une émulation guerrière où chacune cherche à combattre au premier rang (AR I, X, 4-5). Pourtant, Ercilla ne fait pas émerger ici de véritables personnages féminins, tout juste un type guerrier qui accentue, sous un jour comique, la couardise des fuyards espagnols. Du côté espagnol, les femmes n’apparaissent qu’au chant VII, lors de l’évacuation du fort de Concepción, de nouveau comme des types plutôt que comme des personnages. Tandis que les mères et les jeunes filles, désemparées, se lamentent, une seule femme se détache par sa valeur, supérieure à celle de toutes les femmes et de tous les hommes réunis. Mencía de Nidos est ainsi la seule à garder son sang‑froid devant l’arrivée des Araucans et à inciter les Espagnols à leur tenir tête. Comme pour les femmes araucanes, le courage de cette dame sage est présenté comme un trait masculin : nous avons vu que ses conseils sont évoqués dans les termes par lesquels Lucain peignait l’inefficacité des recommandations adressées par un père à son fils.
6Les femmes portugaises du Siège de Diu font preuve de la même valeur masculine. Le 25 juillet 1546, jour de la Saint-Jacques, les troupes du sultan de Cambay lancèrent sur la forteresse de Diu un assaut particulièrement violent. Un soldat exige d’obtenir de l’argent de l’une des femmes réfugiées dans les maisons. Corte‑Real dépeint d’abord la peur de la jeune femme face au guerrier, puis la valeur guerrière de sa voisine qui lui vient en aide2. Le courage viril de la femme métamorphosée en guerrière est ici comparé à celui de l’animal le plus illustre, le lion, féminisé sous la figure d’une lionne défendant ses petits. L’« esprit viril » qui l’anime provoque chez elle toutes les marques de la fureur guerrière : les yeux injectés de sang, le regard lançant des flammes, les dents qui claquent, les cris furieux3. Cette animalisation sanguinaire ne se rencontre qu’en de rares occasions dans les autres comparaisons du poème4 et vaut à la jeune guerrière de dépasser les héroïnes de l’Antiquité : « Jamais ne furent / Harpalycé et Camille, dans les batailles, / si audacieuses et fortes » (SCD, IX, vv. 275‑277).
7À cet épisode, Corte-Real adjoint un éloge des femmes guerrières portugaises qui clôt le chant IX, comme l’avaient fait avant lui les chroniqueurs Leonardo Nunes et Diogo de Teive. Alors que le second insiste sur le fait que les femmes, dépassant leur condition féminine, égalent les hommes dans les combats5, Leonardo Nunes loue leur chasteté dans leur fonction guerrière et souligne des hiérarchies féminines étroitement liées au statut marital de chacune6. Dans son éloge des dames de la forteresse (SCD, IX, vv. 531‑598), Corte-Real suit les mêmes étapes que Leonardo Nunes : il montre les femmes portant avec leurs enfants des poids au‑delà de leurs forces (comme dans l’illustration du troisième chant du manuscrit), bravant la mort sous une pluie de flèches parfois mortelles, secourant leurs maris et leurs fils, attendant la nuit et la fin des combats pour leur donner sépulture, soignant les blessés avec autant de ferveur et de chasteté que des religieuses7. L’originalité du poète par rapport à sa source consiste à développer une réflexion métalittéraire sur le statut de l’écrivain rapportant de telles prouesses féminines. Corte‑Real reprend d’abord le motif de la comparaison avec l’Antiquité, pour indiquer que si les femmes héroïques existent depuis la nuit des temps, le Portugal moderne en possède un plus grand nombre. Les femmes de Diu dépassent ainsi en courage et en force Harpalycé — chasseresse initiée aux armes par son père Harpalycos, roi des Amymnéens8 — et Camille — guerrière des armées de Turnus, dont le courage est chanté par Virgile à la fin du livre VII de l’Énéide (vv. 803‑817). Si le vulgaire « présume qu’il y a chez les femmes quelque erreur, ou faute » (SCD, IX, v. 514), il est du devoir du poète, s’il veut être historien fidèle, de rendre justice à leur courage. Finalement, Corte-Real suggère que Tite‑Live lui-même pourrait conter leurs exploits (SCD, IX, vv. 622‑632), liant ainsi l’éloge des femmes soldats à celui du Portugal tout entier. Cette terre « fertile, opulente et riche » (IX, vv. 662) engendre un peuple aussi « furieux et belliqueux » (v. 663) par ses femmes que par ses hommes.
8Les femmes guerrières, peintes sous des traits masculins, sont ainsi une composante indispensable de l’héroïsme d’une nation, toujours en tant qu’épouses. Elles s’apparentent à chaque occurrence au type de la femme virile (mujer varonil), fréquent dans le théâtre9. L’idéal de la femme est ainsi pensé sur le modèle héroïque masculin10. Si au théâtre la mujer varonil se décline en multiples sous-catégories, celle des premières épopées de Corte-Real et d’Ercilla semble exclusivement liée au type de la femme héroïque et guerrière11. Les autres femmes servent au contraire à renforcer le pathos de certains passages.
9En marge des femmes guerrières, donc, Corte-Real introduit deux types de figures féminines destinées à renforcer l’effet pathétique de la brutalité inhumaine dont les Portugais se rendent coupables à l’encontre des indigènes. Soulignons que le poète réserve ce type de mise en scène aux seules femmes indigènes, qui deviennent, dans son discours épique, le véritable objet du pathos. Il s’agit d’abord des mères de Çurrate pleurant le massacre de leurs fils (chant XVI), à qui Corte-Real donne la parole pour dénoncer la cruauté de leurs ennemis portugais, puis des jeunes indigènes de la ville de Diu, massacrées après la victoire (chant XVIII). Après le carnage des « tristes vieillards » et des « enfants innocents » (vv. 303‑304), les « très blanches jeunes femmes » sont longuement décrites à travers la comparaison héroïque de la fleur coupée :
[As moças alvíssimas] ficam todas
As cabeças sem cor desfiguradas,
Trespassados os seus olhos belíssimos,
Cubertos de uma triste e mortal sombra.
Bem assim como quando ficam rosas
De suavíssimo cheiro e cor purpúrea,
Se por desastre são de animais brutos
Pisadas, perdem cor e aquela graça
Que dava vista aos olhos aprazível;
E ainda que perdida tem já toda
A fermosura e lustre que antes tinham,
E em diferente forma estão mudadas,
Todavia se enxerga e se vê nelas
Que tiveram frescor, valor e estima.
(SCD, XVIII, vv. 309-322, pp. 350‑351)
10Ce motif ancien de la poésie héroïque, appliqué traditionnellement à la mort d’un jeune héros dans la fleur de l’âge, suivant le topos de la mors immatura, contribue à disqualifier les Portugais. Juste avant de peindre la mort, Corte-Real avait en effet souligné la brutalité des soldats pris d’une « inhumaine et barbare cruauté », conséquence de leur « cruelle et vile nature » (SCD, XVIII, vv. 302-304)12. La mise en scène pathétique des femmes indigènes participe ainsi pleinement du discours critique de Corte-Real sur la guerre menée par les Portugais en Inde.
11Dans ces premières mises en scène, l’héroïsme féminin calqué sur l’héroïsme masculin joue déjà un rôle déterminant dans la démonstration de la grandeur des peuples par-delà la seule représentation guerrière. Corte-Real développe en ce sens la peinture pathétique des femmes soumises à la brutalité des conflits, tissant un lien explicite avec sa démonstration politique. C’est bien la violence déployée par les armées portugaises qui est disqualifiée au nom de la courtoisie entendue comme une valeur guerrière. Or, l’imbrication entre épisodes amoureux et démonstration politique est structurante dans les poèmes qu’Ercilla et Corte-Real rédigèrent après 1570.
II. — Émouvoir le lecteur : le modèle de Garcilaso de laVega
12Alors que les premières représentations féminines étaient subordonnées au récit militaire, les poèmes rédigés au cours de la décennie de 1570 comportent de véritables épisodes amoureux qui prennent une importance croissante dans la poétique des deux auteurs, et qui contribuèrent largement à leur postérité13. Pour La Araucana, il s’agit d’une scène d’amour entre deux indigènes, Lautaro et Guacolda, au chant XIII de la première partie ; de trois scènes de rencontre entre le personnage d’Ercilla et trois veuves araucanes pleurant les époux morts au combat au fil de la deuxième et de la troisième partie ; de la fable antique de Didon, revisitée par le poète aux chants XXXII et XXXIII de la Troisième partie. Chez Corte-Real, l’amour intervient dans le long épisode de la rivalité amoureuse des chefs turcs Piali et Mustafa à Chypre, aux chants II et III de la Victoire de Lépante, et constitue le ressort principal de son dernier poème, le Naufrage de Sepúlveda. Avant d’analyser en détail ces épisodes et de mettre au jour la profonde cohérence qu’ils revêtent avec le projet héroïque des deux poètes, je chercherai à montrer que leur présence s’accompagne de l’intégration, dans la représentation de l’ethos épique, d’une capacité de la voix poétique à émouvoir.
L’énonciation lyrique dans le projet épique de Corte-Real
13Corte-Real donne volontiers des descriptions qui n’ont d’autre finalité que d’émouvoir son lecteur : pour raconter la mort de Nuno Álvares Pereira ou l’explosion du bastion de Saint-Jean, pour dire l’ardeur de la bataille. Il ne s’agit pas seulement de peindre avec grâce et de façon convaincante les phénomènes, mais aussi d’intégrer au récit l’émotion qu’ils sont propres à susciter. Nous observerons ici que l’imitation de la posture d’énonciation du poète lyrique Garcilaso de la Vega intervient pour varier les émotions du texte, en particulier dans les épisodes amoureux.
14La version imprimée de la Victoire de Lépante présente, après le prologue héroïque qui annonce la défaite des Turcs et la victoire des chrétiens, une invocation chrétienne. Le poète y supplie le Christ d’élever le style de ses vers par son inspiration divine :
A vos, oh buen Jesús, a vos, Dios mío,
levantado en el monte en cruz triunfante,
del abierto costado, sacra fuente,
el arroyo sangriento invoco y pido.
Concededme, Señor, que de él yo guste,
y en la sagrada vena mi alma lave,
convirtiéndose allí mi rudo ingenio
en elegante frasis y alto estilo.
(VL, I, vv. 17‑24, fos 1‑2)
15Comme Homère et Virgile invoquaient la muse, Corte-Real invoque l’inspiration du dieu chrétien. Nourri dans son âme du sang sacré du Christ, il pourrait élever son faible génie poétique (« rudo ingenio ») à un style qui siérait à la grandeur et à la gravité de l’épopée (« elegante frasis y alto estilo »). Cette invocation imite par bien des aspects celle du Siège de Diu, où Corte-Real s’était adressé à Jésus (« A vos, ô bom Jesús, verbo encarnado / Nas virginais entranhas de Maria, / A vos, ô Deus piadoso… », SCD, I, vv. 22-24, p. 6), réclamant sa faveur sans toutefois développer la peinture du corps du Christ en passion. Il demandait, là aussi, l’élévation de son style poétique : « Informai meu estilo e juntamente / guiai a minha língua grossa e ruda… » (SCD, I, vv. 31-32, p. 6). Cette dernière idée réapparaît dans la Victoire de Lépante, glosée en des termes qui retiennent l’attention :
Y la mi baja lira ya tocada
del divino favor de vuestra mano
con varias consonancias y altos puntos,
rompiendo el aire, suene en toda parte,
sabiéndose por ella el fin glorioso
del conflicto naval fiero y terrible
donde Selim quedó oscuro y triste,
y con tal resplandor el Jove de Austria.
(VL, I, vv. 25‑32, fos 1‑2)
16Il n’est plus seulement question du style et de la langue, mais de la lyre. C’est inspirée par la ferveur chrétienne que celle-ci résonnera sur le mode épique, « rompant l’air », et sera capable de jouer l’issue heureuse de la bataille de Lépante. La répétition, dans les derniers vers de l’invocation, de la déroute des Turcs et de la victoire des chrétiens, déjà annoncée dans les vers liminaires, achève de mimer cette transformation de la voix poétique en voix épique. Or, l’expression « baja lira » (humble lyre) convoque dans cette invocation héroïque la posture d’énonciation lyrique de Garcilaso et sa trajectoire de poète, puisqu’elle fait écho au célèbre vers qui commence son Ode ad florem Gnidi : « Si de mi baja lira / tanto pudiese el son… ». Si Corte-Real n’imite pas textuellement ici le poème de Garcilaso, il reprend cette expression clé pour mieux opposer son projet à celui du poète-soldat de Charles Quint. Le projet de Garcilaso était en effet amoureux plus qu’héroïque : il n’envisageait l’élévation du ton de son « humble lyre » que pour rejeter le récit héroïque et martial, et chanter la beauté d’une femme aimée — Violante Sanseverino, aimée de Mario Galeotta, ami de Garcilaso14. Le refus de la narration héroïque, caractéristique des poètes élégiaques, résonne dans ce propos. Corte-Real, en invoquant la muse chrétienne, entend au contraire dépasser cette posture d’humilité pour élever sa baja lira à la hauteur de l’épopée et de la victoire espagnole, retournant ainsi au geste fondateur de Virgile qui — quoique dans des vers généralement tenus pour apocryphes — abandonne son « frêle pipeau » bucolique au début de l’Énéide pour rejoindre « l’horreur des armes de Mars »15. L’imitation de Virgile est ainsi subordonnée à l’inclusion et au dépassement de l’ethos de Garcilaso.
17À la lumière de cette première analyse, la réécriture du prologue de la Victoire de Lépante pour sa première publication imprimée peut être comparée avec profit avec la version initiale du manuscrit, qui proposait en effet une invocation non pas au Christ, mais aux Muses, longuement décrites. Voici les deux versions de l’invocation :
A vos, bellas hermanas, que en la cumbre del celebrado monte, el verde suelo de azucenas y rosas varïado pisáis con blanco pie, tierno y desnudo, entre verdes laureles y altos cedros entre plátanos, nardo y cinamonos, los ojos alegrando en la hermosura de vuestra habitación sacra y divina. A vos invoco y pido de Castalia la cristalina, pura y dulce vena, para que cantar pueda el fin glorioso del conflicto naval, fiero y terrible. Dadme favor, oh sacrosantas Musas, para que al mundo dé cierta noticia y vera información del vencimiento otorgado del cielo a la honra de Austria. (VL, ms. vv. 9‑24, fo 1ro) | No pido de la lira y voz de Apolo la suave consonancia y dulce acento, ni la abundante vena clara y pura de aquella antigua fuente cabalina. Ni llamo las hermanas que en la cumbre del celebrado monte, el verde suelo de azucenas y rosas varïado pisan con blanco pie, tierno y desnudo. A vos, oh buen Jesús, a vos, Dios mío, levantado en el monte en cruz triunfante, del abierto costado, sacra fuente, el arroyo sangriento invoco y pido. Concededme, Señor, que de él yo guste, y en la sagrada vena mi alma lave, convirtiéndose allí mi rudo ingenio en elegante frasis y alto estilo. Y la mi baja lira ya tocada del divino favor de vuestra mano con varias consonancias y altos puntos, rompiendo el aire, suene en toda parte, sabiéndose por ella el fin glorioso del conflicto naval fiero y terrible donde Selim quedó oscuro y triste, y con tal resplandor el Jove de Austria. (VL, 1578, vv. 9‑31, fo 1ro) |
18L’invocation aux « sacro-saintes Muses », dans la version manuscrite, renvoie à des éléments topiques de l’inspiration poétique : le mont Parnasse et la fontaine Castalie, les « lys et les roses » ornant ses vertes prairies, les pieds délicats des muses et les arbres précieux. Dans cette première version, c’est une « cristalline, pure et douce veine » qui doit alimenter le chant épique pour conter le triomphe des chrétiens sur les Turcs. Corte-Real décida-t-il de substituer à cet imaginaire suave et bucolique une source d’inspiration religieuse parce qu’il la jugeait plus adaptée à son entreprise épique ? Plusieurs éléments permettent d’en douter. D’abord, l’action de la censure peut expliquer l’altération de cette invocation aux muses divinisées16. L’hypothèse est d’autant plus probable que l’invocation, même après avoir été réécrite, ne manque pas d’offrir aux nymphes qu’elle devait omettre une place aussi large que celle du supplice du Christ. Sur le mode de la recusatio (« No pido… »), déjà utilisée par Garcilaso dans la chanson « Si de mi baja lira », Corte-Real introduit ainsi Apollon, sa lyre et la fontaine Castalie, désignée sous le nom de « fontaine Hippocrène » dans la version imprimée. L’évocation des muses « sœurs » reprend quant à elle presque exactement les quatre vers de la description antérieure (« las hermanas que en la cumbre / del celebrado monte, el verde suelo / de azucenas y rosas varïado / pisan [pisáis] con blanco pie, tierno y desnudo »). La prégnance de cet intermède descriptif se mesure aussi par comparaison avec la recusatio que Corte-Real avait déjà incluse dans l’invocation du Siège de Diu :
Deixo o monte Parnaso e a Cabalina
Fonte, tão celebrada noutro tempo.
Deixo Apolo e Minerva, deixo as Musas
Que os antigos Poetas invocaram
Não alcançando o bem tão verdadeiro.
(SCD, I, vv. 12-16, p. 6)
19On y trouvait déjà réuni le personnel mythologique des divinités de la poésie, mais aucune description des muses ni de leur fontaine. Corte-Real semblait donc, dans la Victoire de Lépante, fermement résolu à maintenir l’invocation aux Muses qu’il avait développée dans le manuscrit. Sans doute n’était-il pas donné à tous les lecteurs de l’imprimé de reconstituer ce jeu intertextuel. Mais le public privilégié qui avait eu connaissance de la version antérieure pouvait l’apprécier.
20Dans cette invocation, le projet épique de Corte-Real se donnait ainsi à lire comme une construction virgilienne capable, d’un même geste, d’intégrer une énonciation lyrique caractéristique de Garcilaso, annoncée par l’étiquette de l’humble lyre. L’introduction de l’épisode amoureux de Chypre, entre le chef turc Mustafa et la captive Hippolyte aux chants II et III, vient confirmer cette posture initiale en intégrant l’aventure amoureuse dans l’entreprise héroïque.
21L’épisode de la folie de Mustafa est placé sous le signe de l’imitation explicite de Garcilaso et, plus généralement, offre la possibilité d’un véritable intermède lyrique, pétrarquiste, dans le récit. L’influence de Garcilaso apparaît d’abord dans le locus amœnus qui accueille Mustafa au sortir de Nicosie. Comme dans la Deuxième églogue de Garcilaso, où la fontaine servait d’espace de transition entre les amours malheureuses du berger et la prophétie des hauts faits du futur duc d’Albe17, les fontaines succèdent aux bois dans lesquels règne l’Amour. À la « soledad amena18 » dans laquelle marchait l’une des nymphes de la Troisième églogue, répond l’amoureuse solitude (VL, II, v. 511) de Mustafa. Les ruisseaux, le lierre et les saules, les roses et les lys garnissent l’endroit19. Dans ce lieu idyllique, on trouve un « superbe édifice » (VL, II, v. 565), tel celui habité par les nymphes du sonnet XI, « en las moradas / de relucientes piedras fabricadas / y en columnas de vidrio sostenidas20 ». Comme dans la Troisième églogue, les nymphes sont au nombre de quatre. Toutes portent des noms grecs, « Elania, Ipócrene, Erime y Nise » (VL, II, v. 587) — cette dernière partageant le nom de la nymphe de Garcilaso. Toutes quatre tissent de précieuses toiles, sur lesquelles figurent « les hauts faits de l’Amour et ses victoires » (VL, II, v. 586) : l’adultère de Mars et Vénus sur la toile de Nise (vv. 756‑775) ; l’histoire d’Orphée et Eurydice (vv. 776‑803), Daphné poursuivie par Apollon (vv. 804‑819) et les amours adultères de Zeus et Sémélé sur celle d’Hippocrène (vv. 820‑835) ; sur celle d’Érimé, Antiope et Zeus (vv. 836‑859), Scylla et Glaucus (vv. 860‑867) ; Elania, enfin, peint les amours d’Acis et Galatée (vv. 868‑907), la métamorphose de Picus et Canente (vv. 908‑922), la mort de Thisbé (vv. 923‑930), et, enfin, l’histoire d’Anaxarète (vv. 931‑966), sur laquelle je reviendrai. Trois de ces histoires mythologiques coïncident avec celles de la Troisième églogue : Orphée, dont l’histoire était tissée par Philodoce, Daphné par Dinamène et Vénus et Adonis par Climène21. Corte-Real rivalise ici avec Garcilaso en amplifiant l’ekphrasis des nymphes et de leur tissage en neuf tableaux ovidiens, au lieu de trois dans la Troisième églogue. Signe de cet arrière-plan intertextuel, l’épisode d’Orphée, chez Corte-Real, présente même une imitation textuelle précise de Garcilaso22.
22Ce que ressent Mustafa lorsqu’il est séparé d’Hippolyte, la captive chypriote dont il est tombé éperdument amoureux, contribue à découvrir une nouvelle facette du personnage jusqu’alors présenté en chef de guerre. C’est d’abord la solitude provoquée par la séparation, lorsque Mustafa, jaloux, visite avec les nymphes le temple de l’Amour ; puis celle de la mort après que le navire qui devait emporter Hippolyte à Constantinople a explosé par l’action cruelle et perfide d’un Piali jaloux. Ce dernier événement provoque la folie de Mustafa, exprimée en une longue plainte amoureuse semblable à celle du sujet pétrarquiste. L’anaphore du nom de l’aimée, crié en vain dans la campagne, scande la description de sa folie qui se traduit finalement par deux longues séries de plaintes, avant et après la mort d’Hippolyte (VL, III, vv. 157‑168 et 428‑456). Mustafa se plaint de l’amour que lui a infligé Hippolyte « pour sa perte » (v. 159). Il déplore ensuite le dédain de celle dont il vient de voir la mort de ses propres yeux. On reconnaît dans l’interrogation « ¿A quién volviste, a quién, tus claros ojos / dulce enemiga mía, hermosa y cruda? » (vv. 429‑430) à la fois l’anxieuse interrogation de Salicio dans la Première églogue garcilacienne (« Tus claros ojos, ¿a quién los volviste?23 ») et une copie quasi littérale du premier vers du sonnet LXV de Gutierre de Cetina (« Dulce enemiga mía, hermosa fiera24 »). L’ingratitude de l’amante, dont se plaint Salicio25, apparaît amplifiée dans le dernier vers du discours de Mustafa : « Y tú Griega bellísima, a mis quejas / eres ingrata, esquiva, sorda y muda » (VL, III, vv. 455‑456). La folie amoureuse plonge ainsi Mustafa dans une déploration sans issue. Ici l’amour porte le chef turc à un héroïsme singulier : disqualifié sur le plan militaire, il est en même temps magnifié en tant que porteur d’une parole lyrique et amoureuse qui imite celle du poète pétrarquiste.
L’énonciation lyrique dans la Seconde partie de la Araucana
23Le vers qui ouvre la Seconde partie de la Araucana, « Salga mi trabajada voz » (« Que sorte ma voix lasse »), est, comme dans la Victoire de Lépante, significatif de ce retour à une posture d’énonciation imitée de Garcilaso. La voix lasse mime l’humble lyre parce qu’elle désigne une voix diminuée, dont le poète cherche à élever le ton pour le porter à la grandeur du chant épique. Ce retour à l’énonciation lyrique, à l’ouverture du poème, s’accompagne de la mise en scène de la « conversion d’Ercilla en poète pétrarquiste26 ».
24Ercilla fait de l’expression amoureuse un point de bascule de sa démarche poétique dans une série de passages réflexifs bien connus, qu’il place à la charnière de la première et de la deuxième partie. À la transition des chants XIII (57, vv. 5-8) et XIV (1-3), il évoque sa plume novice en amours et défend la noblesse du sentiment amoureux chez les dames, pour mieux justifier l’épisode des amours de Lautaro et de Guacolda qui vient de s’achever. Dans le prologue du dernier chant de la première partie (chant XV), il rappelle le contrat qu’il a passé avec son lecteur, dont la poésie amoureuse est exclue. Tout en prétendant continuer ce qu’il a promis à son lecteur, Ercilla profite de ces cinq octaves pour introduire deux éléments nouveaux qui intègrent l’écriture amoureuse dans son projet de rénovation de l’ethos héroïque. Il souligne d’abord le caractère statique du récit qui exclurait le discours amoureux :
los contentos, los gustos, los cuidados
son, si no son de amor, como pintados.
(AR I, XV, 1, vv. 7-8, p. 364)
25Les sentiments privés d’amour sont « comme peints », c’est-à‑dire figés dans un mode de représentation qu’Ercilla prétend dépasser en lui donnant vie, comme il a donné vie à la vision de la bataille de Lépante dans la boule du mage Phyton. En ce sens, la poésie amoureuse a pleinement sa place dans le projet d’Ercilla en tant qu’elle est mouvement, terme définitoire de son ethos. D’autre part, l’écriture amoureuse permet à Ercilla de se placer dans une filiation poétique de premier ordre, celle des quatre maîtres dont les noms forment un vers, selon un procédé fréquent sous la plume du poète :
Dante, Ariosto, Petrarca y el Ibero…
(AR I, XV, 2, v. 5, p. 365)
26Le chantre des guerres araucanes se place ainsi en héritier des plus grands représentants d’une poésie qui domine tous les registres, de la Vita Nuova à La Divine Comédie pour Dante, du Canzoniere à l’Africa et aux Trionfi pour Pétrarque, des Rime au romanzo en passant par la comédie ou la satire pour l’Arioste, du sonnet à l’églogue, qui inclut un panégyrique de tonalité épique, pour Garcilaso. Ces poètes sont autorisés par leur maître, Amour, à chanter tout l’univers.
27C’est fort de cette transformation qu’Ercilla engage sa « voix lasse » dans le chant de la Seconde partie. Et c’est bien comme poète amoureux, au même titre que comme poète témoin, qu’il entreprend de se mettre en scène au début de la Seconde partie. Au chant XVIII, Ercilla contemple en songe la bataille de Saint-Quentin, qui lui est présentée par Bellone, et accède ainsi à une vision inédite et prophétique du triomphe des Espagnols27. Mais le songe ne s’arrête pas à ce premier épisode. Ercilla écoute ensuite l’allégorie de la Raison lui annoncer les victoires à venir du règne de Philippe II. Pour redonner vigueur à la plume du poète, désaccordée par la fureur de Mars, la Raison lui enseigne une matière nouvelle, jugée digne de figurer comme le point culminant du catalogue des victoires à venir de Philippe II par la variété et la douceur qu’elle apporte :
Mas, si el furor de Marte y la braveza
te tuvieren la pluma destemplada,
y quisieres mezclar con su aspereza
otra materia blanda y regalada,
vuelve los ojos, mira la belleza
de las damas de España…
(AR II, XVIII, 64, vv. 1-6, fo 38vo)
28Le locus amœnus peint dans les octaves suivantes trace le cadre bucolique de la vision amoureuse : dans un lieu fertile, couvert de mille fleurs et de ruisseaux, se concentre « toute la beauté / que sut et put former ici la Nature » (AR II, XVIII, 67, vv. 6‑7). Les dames espagnoles y « fleurissent », couvertes de guirlandes, comme si elles participaient de ce paysage (XVIII, 68). L’amour qu’elles inspirent est visible dans la « grande foule de galants de qualité » qui peuplent le lieu (XVIII, 68, v. 2). Heureusement épris, ils y courtisent les dames dans une scène aussi gaie qu’optimiste sur les effets de l’amour dans une société de cour :
al regalado y blando amor rendidos,
corriendo tras sus fines y cuidados;
unos en esperanzas sostenidos,
otros en sus riquezas confïados,
todos gozando alegres y contentos
de sus lozanos y altos pensamientos.
(AR II, XVIII, 69, vv. 2‑8, fo 39vo)
29Dans ce cadre bucolique et courtois, l’amour est « doux » et constitue une « haute pensée » dont tous semblent pouvoir jouir paisiblement. Le poète n’est pas exclu de cet agréable sentiment puisque la prophétie de la Raison s’achève par la vue de celle qu’il aimera bientôt, Doña María de Bazán, l’épouse véritable de notre poète. Cette dernière présente toutes les caractéristiques d’une épouse chaste : la jeunesse et la maturité d’esprit, une inclination pour son futur mari qui s’accorde à son destin et au chemin que lui désigne son étoile. Cette vision prophétique est bien là pour « confirmer une vocation » par laquelle le poète accède à un nouveau type de vision :
Que luego que los pies puse en el suelo,
los codiciosos ojos ya cebando,
libres del torpe y grosero velo
que la vista hasta allí me iba ocupando,
un amoroso fuego y blando hielo
se me fue por las venas regalando,
y el brio rebelde y pecho endurecido
quedó al amor sujeto y sometido.
(AR II, XVIII, 71, fo 39vo)
30Par l’image du voile levé, c’est bien une altération de la vision qui est à l’origine de la poésie amoureuse et c’est, encore et toujours, Ercilla qui en est le témoin et l’acteur dans son propre récit28. À l’octave suivante, il annonce ainsi « changer de style » (« mudar de estilo ») et contemple celle qui pourrait devenir sa dame, faisant de lui un nouveau Pétrarque. Ce passage, décisif dans la construction de l’ethos d’Ercilla, n’est cependant pas suivi des effets que l’on pouvait escompter. La désignation collective des belles dames de l’Espagne ne donne pas lieu à un catalogue détaillé, comme c’était le cas notamment dans la Diane de Montemayor ou sous la plume de Francisco Garrido de Villena29. La contemplation de la dame, María de Bazán, se révèle, en dépit de l’enthousiasme du moment, complètement anecdotique : jamais elle ne réapparaîtra dans le récit et aucun mètre lyrique ne sera non plus intégré à la fin du poème. Dans le prologue du chant suivant, adressé aux belles dames (« hermosas damas », AR II, XIX, 1, v. 1), le poète s’excuse même de ne pas donner suite à la « matière et au projet nouveau » qu’il vient d’esquisser (XIX, 2, v. 2). En effet, si Ercilla s’empare des potentialités de l’ethos pétrarquiste, c’est bien au service d’un projet d’écriture propre, résolument héroïque : celui de la défense des dames qui lui permet, une fois encore, de se mettre au premier plan du récit.
31Chez Ercilla comme chez Corte-Real, l’énonciation lyrique, partiellement inspirée du modèle de Garcilaso, permet de détourner le récit de la célébration impériale et manifeste ainsi une autonomie poétique et une liberté thématique caractéristiques de la façon dont était conçue la poésie lyrique à la Renaissance30. C’est à partir de cette clé de lecture que je souhaite relire certains épisodes fondamentaux des œuvres d’Ercilla et de Corte-Real.
II. — L’héroïsme amoureux du peuple araucan
Lyrisme et prophétie
32L’expression lyrique trouve une place essentielle dans les prophéties de la Seconde partie, c’est-à‑dire, de nouveau, au cœur du discours politique d’Ercilla. Aux chants XVII et XXVII, l’empreinte de Garcilaso transparaît dans les différentes évocations du locus amænus qui servent de cadre aux prophéties. À deux reprises, Ercilla signale ainsi la prophétie par les expressions « le silence de la nuit obscure » et « la nuit muette ». Il s’agit d’expressions virgiliennes, qui ancrent la prophétie dans le modèle de l’Énéide, comme je l’ai montré dans le chapitre précédent31. Mais elles avaient été imitées par Garcilaso de la Vega, qui rappelait déjà « la callada noche » et « el silencio de la noche escura » dans ses églogues32. Je voudrais montrer ici que l’imitation de Garcilaso est essentielle dans ces passages.
33Aux chants XVII et XXIII, la nuit est en effet associée aux passages prophétiques. Endormi, Ercilla reçoit la visite de la déesse Bellone. Celle‑ci lui fait traverser un pré qui présente toutes les caractéristiques du locus amœnus et renvoie à plusieurs modèles lyriques :
Salimos a un gran campo, a do Natura,
con mano liberal y artificiosa,
mostraba su caudal y hermosura
en la varia labor maravillosa,
mezclando entre las hojas y verdura
el blanco lirio y encarnada rosa,
junquillos, azahares y mosquetas,
azucenas, jazmines y violetas.
Allí las claras fuentes murmurando
el deleitoso asiento atravesaban
y los templados vientos respirando
la verde yerba y flores alegraban.
Pues los pintados pájaros volando,
por los copados árboles cruzaban,
formando con su canto y melodía
una acorde y dulcísima armonía.
Por mil partes en corros derramadas
vi gran copia de Ninfas muy hermosas,
unas en varios juegos ocupadas,
otras cogiendo flores olorosas,
otras süavemente y acordadas
cantaban dulces letras amorosas,
con cítaras, y liras en las manos,
diestros sátiros, faunos y silvanos.
Era el fresco lugar aparejado
a todo pasatiempo y ejercicio;
quien sigue ya de aquel, ya de este lado,
de la casta Dïana el duro oficio,
ora atraviesa el puerco, ora el venado,
ora salta la liebre, y con el vicio,
gamuzas, caprïolas y corsillas,
retozan por la hierba y florecillas.
Quien el ciervo herido rastreando,
de la llanura al monte atravesaba,
quien el cerdoso puerco fatigando,
los osados lebreles ayudaba,
quien con templados pájaros volando
las altaneras aves remontaba,
acá matan la garza, allá la cuerva,
aquí el celoso gamo, allí la cierva.
(AR II, XVII, 44‑48, fo 25ro‑vo)
34Outre la mention des nymphes, ce passage comprend plusieurs emprunts littéraux à Garcilaso. « El blanco lirio y encarnada rosa » (le lys blanc et la rose incarnat) imitent la comparaison des fleurs coupées ou fanées de la Deuxième églogue33, mais surtout un extrait de la description bucolique de la Première églogue : « por ti la verde hierba, el fresco viento / el blanco lirio y colorada rosa / y dulce primavera deseaba34 ». Ercilla copie ici un vers entier de Garcilaso (le vers 103), en remplaçant toutefois l’adjectif désignant la couleur rouge par un terme plus savant, comme pour montrer sa supériorité sur son modèle35. À l’octave suivante, on trouve les « claires fontaines murmurantes » de la Deuxième églogue36 et, comme dans la Première églogue, l’herbe verte du lieu parcouru par les vents. La scène de chasse des deux dernières octaves du passage cité peut encore rappeler celle qui ouvre l’églogue de Garcilaso. En effet, le syntagme « el cerdoso puerco fatigando » (« fatiguant le porc velu »), juste après la mention du cerf blessé, amplifie l’image de l’ardent cavalier fatiguant la montagne à force de poursuivre les cerfs (« el monte fatigando / en ardiente jinete que apresura / el curso, tras los ciervos temerosos37 »). Ainsi, la première prophétie du poème, strictement liée à la matière militaire de l’épopée, est placée sous le signe de Garcilaso, dans une imitation qui, par le biais de l’amplification ou de la variatio savante, tend à mettre en scène le dépassement de ce modèle.
35La troisième prophétie de la Seconde partie, la description du globe au chant XXVII, dévoile les pouvoirs qui permettent à Phyton de montrer et d’ordonner dans sa sphère magique les différentes parties du monde. Là encore, en un point stratégique, le souvenir de Garcilaso apparaît. La première octave consacrée à la description du Nouveau Monde, qui forme la seconde partie de l’ekphrasis géographique, mène le lecteur aux îles Canaries. Sur l’île de fer, où l’eau manque, « les oiseaux, les animaux et les gens » s’abreuvent de la sève d’un arbre merveilleux (AR II, XXVII, 39‑6). On reconnaît là un vers du même passage dont Ercilla s’était inspiré pour la description du locus amœnus au chant XVII : « les oiseaux, les animaux et les hommes » (Première églogue, v. 73).
36Ainsi, en chaque point du réseau de prophéties, Ercilla place des imitations textuelles de la poésie de Garcilaso, convoquant principalement deux hypotextes. Aux chants XVII et XXVII, qui encadrent la prophétie, il reprend la description bucolique du début de la Première églogue. Au chant XXIII, au cœur du poème et au moment décisif de la présentation du mage Phyton, il imite un moment central de la description des pouvoirs du mage Sévère dans la Deuxième églogue. Le souvenir et le dépassement du Garcilaso épique et du Garcilaso lyrique paraissent donc indissociables dans son projet.
37Les arguments d’Ercilla pour introduire des passages digressifs par rapport à l’histoire militaire semblent avoir produit l’effet escompté sur les lecteurs : bien souvent, la critique a associé la qualité du poème à ces moments lyriques38. Sa prophétie de la grandeur de l’Espagne exploite ainsi les deux versants, lyrique et épique, de l’œuvre du poète espagnol qui avait avant lui établi le lien le plus étroit avec l’épopée latine. L’intégration des épisodes amoureux, qui mobilise aussi la veine lyrique, participe, comme les prophéties, du travail épique mis au jour au chapitre vii.
Retour sur la conversion d’Ercilla : le chevalier Lautaro
38Le dernier chant de la première partie de La Araucana met en scène une prise de conscience d’Ercilla : le poème héroïque consacré aux seules actions militaires « ne saurait être appelé une matière suffisante » (AR I, XV, 1, v. 5) ; l’amour enrichit le style (« rica vena », v. 3), lui apporte douceur et charme tout à la fois39. En renonçant à l’amour, Ercilla se prive donc d’une qualité poétique — voire d’un facteur de succès — dont de nombreux poètes ont tiré parti (XV, 2, v. 5). Si le poète interroge ce choix, c’est qu’il vient d’introduire dans le récit des guerres araucanes le seul passage amoureux de la première partie : le dialogue entre Lautaro et la « belle Guacolda », après que Lautaro a vu en songe sa propre mort, par la main d’un soldat espagnol (XIII, 45). À son réveil, Lautaro tente d’apaiser les craintes de son amante qui le supplie de se préparer à la venue de l’ennemi. Cette scène laisse entrevoir une facette encore inexplorée du guerrier, dépourvu de ses attributs martiaux (« despojado / del vestido de Marte embarazoso », XIII, 44, vv. 1‑6) et capable d’amour, en véritable chevalier :
El hijo de Pillán, con lazo estrecho,
los brazos por el cuello le ceñía,
de lágrimas bañando el blanco pecho,
en nuevo amor ardiendo…
(AR I, XIII, 48, vv. 1‑4, p. 342)
«Mi vida está sujeta a vuestras manos
y no a todo el poder de los humanos.»
(AR I, XIII, 49, vv. 7-8, p. 342)
Tras esto tantas lágrimas vertía [Guacolda]
que mueve a compasión el contemplalla,
y así el tierno Lautaro no podía
dejar en tal sazón de acompañalla.
(AR I, XIII, 57, vv. 1‑4, p. 345)
39C’est fort de ce seul sentiment amoureux que Lautaro prétend vaincre ses ennemis et c’est ainsi qu’Ercilla propose d’expliquer sa mort, lors de l’attaque par surprise du camp araucan au petit matin. Les craintes de Guacolda se révèlent fondées en tout point lorsqu’elle le supplie de revêtir ses armes et de rejoindre ses hommes (AR I, XIII, 53, vv. 7‑8). Faute précisément d’avoir pris ses armes à temps et d’avoir préparé ses troupes, Lautaro « nu » (XIV, 15, v. 2) succombe à l’attaque des Espagnols. Sa fin n’en demeure pas moins sublime, par le contraste entre la mort violente et le tendre dialogue amoureux. Mercedes Blanco a montré que l’ensemble de cette scène, loin de disqualifier le chef militaire en le montrant sous un jour érotique, dote Lautaro d’un « destin héroïque » où le guerrier se voit soumis aux lois de la fortune (« el duro hado »)40. Ainsi doublement héroïsé, comme guerrier et comme amant, Lautaro incarne la complétude et la grandeur du peuple araucan à la fin de la première partie du poème. Dans la Seconde partie, ce sont les femmes araucanes qui deviennent le support privilégié d’exploration de ce nouvel héroïsme amoureux.
L’héroïsme suicidaire des veuves araucanes
40Alors que le texte présente de façon de plus en plus insistante la dislocation des corps des guerriers araucans sous l’effet de la violence espagnole, l’héroïsme du peuple indien est transféré aux personnages féminins. Trois épouses veuves — Tegualda (AR II, XX, 36 à XXI, 12), Glaura (XXVIII, 3‑44) puis Lauca (XXXII, 32‑42) — interviennent sur le mode élégiaque pour pleurer leurs maris tombés à la guerre, mais aussi sur le mode héroïque, pour s’immoler dans un dernier geste de résistance à l’occupant. Ercilla est, à chaque fois, le spectateur privilégié de ces actes héroïques et c’est même sa présence, à travers le motif de la rencontre fortuite, qui rend possible l’irruption de ces nouveaux personnages dans le récit.
41L’histoire de Tegualda est développée sur soixante‑six octaves réparties entre les chants XX et XXI. La rencontre entre Ercilla et la jeune femme a lieu la nuit, comme la première visite dans la grotte du mage Phyton. Ce cadre sombre confère à l’épisode une tonalité tragique qui se confirme dans le récit que la jeune femme fait au poète de ses malheurs (AR II, XX, 37‑75). Tegualda était rétive à l’amour et refusait de prendre un époux pour ne jamais souffrir les douleurs du cœur. Elle avait dû assister malgré elle aux joutes dont le vainqueur devait lui être donné en mariage. Ces dernières furent remportées par un guerrier étranger, Crepino, arrivé au dernier moment de la compétition et vainqueur du guerrier qui venait de remporter les combats précédents. On reconnaît là le revirement dramatique utilisé par Ercilla dans l’épisode de la désignation du chef araucan au chant III, ou encore dans les jeux du chant X. C’est encore malgré elle que Tegualda était tombée amoureuse de Crepino, séduite par la beauté du jeune homme. Un mois après leur mariage, Crepino meurt dans la bataille que vient de livrer Ercilla et à laquelle le lecteur vient d’assister. Son cadavre gît dans la campagne et Tegualda préfère mourir que de le laisser sans sépulture. Elle parvient à l’enterrer au début du chant XXI, avec l’aide du poète.
42La douleur de l’héroïne est doublement tragique : d’abord parce qu’elle a dû se plier malgré elle aux lois de l’amour, ensuite parce que la fortune l’a privée immédiatement de l’être aimé, lui infligeant la peine dont elle cherchait à se préserver. Cette figure de l’amante malgré elle rappelle les plus sombres épisodes de la tradition classique, à la fois tragiques et héroïques. Pour façonner son discours amoureux, Ercilla imite plusieurs passages des amours d’Isabelle et Zerbino (Roland furieux, chants XIII et XXIV41). Certains détails de l’histoire vont puiser dans des modèles plus antiques. Telles Argie et Antigone enterrant Polynice, Tegualda s’expose en terrain ennemi pour donner sépulture à la dépouille d’un être cher. Ercilla pouvait avoir lu cette aventure dans la Thébaïde de Stace42, ou la connaître pour le modèle d’héroïsme féminin qu’elle constituait depuis le Moyen Âge et dont on trouve de multiples versions, par exemple le De mulieribus claris de Boccace, pendant du De viris illustribus de Pétrarque43. On reconnaît encore certains détails de l’histoire d’Atalante et Hyppomène, rapportée par Ovide dans les Métamorphoses, qui accroissent le caractère tragique de l’épisode : l’hymen interdit (non par un oracle, mais par la volonté de la jeune femme), l’organisation d’une course pour désigner le vainqueur (sur le mode médiéval et courtois de la lutte des prétendants pour la jeune femme, toutefois), l’amour naissant de la jeune femme avant la désignation du vainqueur, ses hésitations et ses craintes face à l’éclosion de ce sentiment44.
43Au prisme de ces illustres précédents à la fois héroïques et tragiques, la valeur de la jeune femme s’affirme d’un bout à l’autre de l’épisode. Elle se dresse sans crainte à l’arrivée d’Ercilla (« el bulto se puso en pie derecho », AR II, XX, 28, v. 5) et montre à chaque instant sa résolution : « dans le peu de crainte et le grand calme » qu’elle manifeste (XX, 34, v. 3), « ferme dans sa chaste et amoureuse résolution » (XX, 35, v. 2). Si elle ne cherche pas immédiatement la mort, c’est uniquement pour se laisser le temps de donner à son époux la sépulture qu’elle lui doit. Mais Tegualda affirme de façon répétée son désir de mourir45. Les premiers mots de son récit, empruntés à ceux d’Énée à Didon, peignent une douleur telle, qu’elle pourrait provoquer la mort tant désirée :
mas aunque me será cosa insufrible,
diré el discurso de mi amarga suerte;
quizá que mi dolor, según es grave,
podrá ser que esforzándole me acabe.
(AR II, XX, 36, vv. 5‑8, fo 56ro)
44Les plaintes de l’octave 73 glosent le revers de fortune dont elle a été victime (« Ayer […] hoy », AR II, XX, 73, vv. 1, 3), qui est désormais sans remède (« ¿Qué consuelo ha de haber a mal tan fuerte? », v. 5). Cette tragique situation est poussée jusqu’à ses ultimes conséquences lorsque, à la découverte du corps de son mari, Tegualda comprend que même le soulagement de la mort lui est refusé :
«¿Por qué ya, pusilánime, de un trago
no acabo de pasar tanta amargura?
¿Qué es esto? ¿La injusticia a dónde llega,
que aun el morir forzoso se me niega?»
Así, furiosa por morir, echaba
la rigurosa mano al blanco cuello
y no pudiendo más, no perdonaba
al afligido rostro ni al cabello,
y aunque yo de estorbarlo procuraba,
apenas era parte a defendello,
tan grande era la basca y ansia fuerte
de la rabiosa gana de la muerte.
(AR II, XXI, 9, v. 5‑8 et 10, fo 65ro)
45Les gestes de Tegualda cherchant à se donner la mort rappellent les rites antiques de l’affliction. Amata, au chant XII de l’Énéide, est ainsi pleurée par Lavinia « manu […] crinis et roseas laniata genas46 » (vv. 605‑606). Dans La Araucana, cependant, il ne s’agit pas seulement d’une marque ritualisée de deuil mais bien d’un geste suicidaire. De fait, dans le prologue du chant XXI, Ercilla comparait la jeune veuve araucane à une série d’héroïnes antiques : Judith, Camille, Pénélope, Didon, Lucrèce, Hippo, Tuccia, Virginie, Fulvia, Clélie, Porcie, Sulpicia, Alceste et Cornelia. Si Camille est avant tout une guerrière, les autres femmes citées dans cette octave étaient connues pour avoir risqué ou donné leur vie afin de préserver leur honneur, la fidélité à leur mari, ou de prouver leur innocence47. Autant d’exemples d’un héroïsme féminin tel qu’entend le mettre en scène Ercilla. Impossible enfin, à ce point de la démonstration, de ne pas lire le geste de Tegualda en regard de celui de Galbarino, le prisonnier araucan qui, au chant XXII, cherche à se donner la mort en mordant ses moignons, sanglants de la blessure que viennent de lui infliger les Espagnols (octave 49), ou de celui de Cariolán qui voyait une marque de cruauté dans la vie que lui infligeait Ercilla en l’empêchant de se donner la mort.
46Glaura, héroïne du deuxième épisode, est confrontée à un autre type d’infortune amoureuse : les tentatives de viol d’un parent, ami de son père, puis de deux esclaves noirs. Dans les deux cas, l’épisode est interprété en termes moraux et Glaura est présentée comme une héroïne pour avoir défendu son honneur. C’est finalement le guerrier qui la sauve, Cariolán, qu’elle choisit pour mari, au titre de « gardien » (AR II, XXVIII, 29, v. 8). Ce deuxième épisode suit encore une fois l’histoire des amours d’Isabelle et Zerbino dans le Roland furieux, par l’imitation de certains éléments : la tentative de séduction par un homme non désiré, dont la jeune femme est sauvée par l’arrivée d’un groupe d’attaquants, et la reconnaissance entre les deux amants à la fin de l’épisode48. Le caractère romanesque de l’épisode n’empêche pas l’héroïsation de la figure féminine. Comme Tegualda, Glaura déclare à Ercilla n’avoir d’autre choix que la mort pour ne pas trahir la fidélité qu’elle doit à son époux :
«No sé si ya me queje desdichada
o agradezca a los hados y a mi suerte,
que me abren puerta y que me dan entrada
para que pueda recebir la muerte…».
(AR II, XXVIII, 6, vv. 1‑4, fo 149ro)
47Un peu plus loin elle souhaiterait être restée « enterrée vive » (AR II, XXVIII, 35, v. 2) dans le creux de l’arbre où elle s’est réfugiée pendant le combat. Les termes par lesquels Glaura dit désirer la mort plutôt que la captivité à laquelle la réduit Ercilla sont identiques à ceux de son époux Cariolán un peu plus loin, ou de Galbarino un peu plus haut. Comme les héros araucans, elle préfère la mort à une vie où elle serait asservie à la fois à ses ennemis et aux douleurs de l’amour :
« […]
¿Qué remedio me queda ya, cautiva,
sujeta al mando y voluntad ajena,
que para que mayor pena reciba,
aun la muerte no viene, porque es buena?
Pero aunque el cielo cruel quiera que viva
al fin me ha de acabar ya tanta pena,
bien que el estado en que me toma es fuerte
mas nadie escoge el tiempo de su muerte.»
(AR II, XXVIII, 40, fo 154vo)
48La recherche de la mort comme seul salut pour la veuve chaste et fidèle est exprimée dans sa quintessence dans le dernier épisode amoureux du poème, au début de la Troisième partie. Comme Tegualda, Lauca assiste, un mois à peine après son mariage, à la mort de son mari lors d’une attaque menée par les Espagnols (AR III, XXXII, 34, v. 3). La jeune Araucane aurait voulu mourir à sa place, ou à tout le moins le suivre dans la mort, mais le soldat espagnol qui a tenté de l’achever ne l'a blessée que légèrement, lui infligeant de vivre sans son époux comme les survivants araucans vivent privés de leur liberté (XXXII, 34‑37). Désespérée, la jeune femme n’attend plus que la mort, lorsque Ercilla la trouve dans un bois :
donde espero morir cada momento;
mas ya como esperado bien se tarda,
que es costumbre ordinaria del contento
no acabar de llegar a quien le aguarda.
Y aunque ya de mi vida al fin me siento,
conmigo el cielo término no guarda,
ni la llamada muerte y tiempo viene,
que mi deseo la impide y la detiene.
La vida así me cansa y aborrece,
viendo muerto a mi esposo y dulce amigo,
que cada hora que vivo me parece
que cometo maldad, pues no le sigo.
Y pues el tiempo esta ocasión me ofrece,
usa tú de piedad, Señor, conmigo,
acabando hoy aquí lo que el soldado
dejó por flojo brazo comenzado.
(AR III, XXXII, 38‑39, fo 392vo)
49Le désir suicidaire de la veuve est motivé par la fidélité à son époux défunt et par la volonté d’abréger ses souffrances. Pour la première fois aussi dans le poème, la jeune éplorée demande explicitement à Ercilla de lui donner la mort. Au fil de ces trois épisodes, La Araucana se fait l’écho d’une pratique singulière de l’héroïsme féminin : le suicide, qui permet d’accomplir jusqu’au bout ses devoirs d’épouse. Cette pratique est courante en Inde et y constitue un thème important de la tradition épique49. Mais elle est connue aussi dans la tradition occidentale, par quelques exempla célèbres qu’Ercilla avait évidemment en tête en écrivant. La légende de Lucrèce, qui n’hésita pas à se tuer après avoir été violée par Tarquin, parce que, malgré elle, elle n’avait pas réussi à conserver sa chasteté d’épouse, en propose une version sanglante qui repose sur des principes moraux proches. Dans son panégyrique de Sérène, l’épouse de son patron, le consul Stilicon, le poète latin Claudien juge bon de comparer la jeune femme à plusieurs héroïnes illustres pour s’être sacrifiées pour leur mari50. C’est donc encore sur une tradition classique qu’est pensée cette ultime démonstration d’héroïsme araucan : celle des femmes, qui poussent la bravoure et l’intégrité au-delà des combats et de la guerre, au nom d’un sentiment qui transcende la soif de violence et de vengeance des Espagnols. En ce sens, les veuves araucanes jouent un rôle symétrique à celui des guerriers qui préfèrent mourir plutôt que de vivre sous le joug de leur ennemi. Leur amour conjugal les mène au même type d’héroïsme que l’amour des Araucans pour la liberté, comme si amour de la liberté et amour conjugal constituaient les deux qualités intrinsèques du peuple araucan.
Ercilla, sauveur des femmes araucanes
50Or, le poète-soldat Ercilla ne joue pas seulement un rôle clé dans la révélation de cet héroïsme, en étant à l’origine de son apparition dans le récit par les rencontres qu’il permet avec ces jeunes veuves51. Dans les trois cas, il agit aussi comme leur sauveur. En faisant preuve envers ces jeunes femmes du même respect que celui qu’il montre aux héros araucans, il se rend capable de les détourner de la mort. La résolution de l’épisode de Tegualda met en valeur ce rôle d’Ercilla :
Después que algo las ansias aplacaron
con la gran persuasión y ruego mío
y sus promesas ya me aseguraron
del gentílico intento y desvarío,
los prestos yanaconas levantaron
sobre un tablón el yerto cuerpo frío,
llevándole en los hombros suficientes
adonde le aguardaban sus sirvientes.
Mas porque estando así rota la guerra
no padeciese agravio y demasía,
hasta pasar una vecina sierra
le tuve con mi gente compañía;
pero llegando a la segura tierra,
encaminada en la derecha vía,
se despidió de mí reconocida
del beneficio y obra recebida.
(AR II, XXI, 11-12, fo 65ro-vo)
51En même temps qu’Ercilla rend le corps du guerrier défunt aux siens (ce sont ses yanaconas qui l’amènent aux serviteurs de Tegualda), il apaise la douleur de la jeune femme et l’accompagne même jusqu’en lieu sûr. Cette attitude de protection, qui n’a d’autre antécédent dans le poème que celle de Philippe II protégeant les jeunes femmes pendant le sac de Saint-Quentin, provoque chez la jeune veuve araucane le même sentiment inédit que l’on observe plus loin chez Cariolán et chez Glaura : la reconnaissance qui permet de construire une relation de confiance entre les peuples. Auprès de la troisième veuve araucane, Lauca, Ercilla agit même en véritable guérisseur :
Así la triste joven, luego, luego
demandaba la muerte, de manera
que algún simple de lástima a su ruego
con bárbara piedad condescendiera.
Mas yo, que un tiempo aquel rabioso fuego
labró en mi inculto pecho, viendo que era
más cruel el amor que la herida,
corrí presto al remedio de la vida.
Y habiéndola algún tanto consolado,
y traído a que viese claramente
que era el morir remedio condenado
y para el muerto esposo impertinente,
con el zumo de yerbas aplicado
(medicina ordinaria de esta gente)
le apreté la herida lastimosa,
no tanto cuanto grande, peligrosa.
Dejando pues un prático ladino
para que poco a poco la llevase,
y en los tomados pasos y camino
del peligro al pasar la asegurase,
partir a mi jornada me convino;
mas primero que de ella me apartase
supe que se llamaba Lauca y que era
hija de Millalaco y heredera.
(AR III, XXXII, 40-42, fo 387ro-vo)
52Ercilla pourrait, s’il faisait preuve de « piété barbare », accéder aux prières de la jeune femme et lui donner, par commisération, cette mort libératrice que les guerriers araucans appelaient de leurs vœux et que les Espagnols ont souvent refusé de leur offrir. Cette première solution, généreuse en elle-même dans l’économie du texte, est rejetée fermmement par Ercilla en son propre nom (« Mas yo »). Identifiant avec sagacité l’origine de la douleur de la jeune femme, l’amour, il trouve les mots justes pour la consoler et pour la détourner de l’envie de mourir, de même qu’il avait détourné Cariolán de son projet de s’immoler face à ses ennemis. Ici, c’est l’amour pour l’époux défunt qui est relativisé. Le réconfort apporté à l’âme de la jeune femme trouve sa traduction dans les soins médicaux qu’Ercilla lui procure en suivant les coutumes de son peuple, signe de l’adaptation dont est capable le poète-soldat. Cette fois, l’entente scellée entre Ercilla et Lauca se traduit par l’échange du nom et de la situation sociale, qui permet de situer la jeune araucane comme personnage du récit. Ainsi, Ercilla réussit avec les veuves araucanes le même tour de force qu’avec les guerriers : inspirer leur reconnaissance et mettre fin à leur désir de s’annihiler devant l’ennemi. Les aventures amoureuses de la deuxième et de la troisième partie de La Araucana offrent ainsi un espace privilégié au personnage d’Ercilla pour développer une nouvelle position politique et militaire, dans un espace textuel fictif, chevaleresque, mais non moins politique.
53C’est à ce titre qu’Ercilla devient pleinement poète amoureux et c’est ainsi qu’il se met en scène suivant le « chemin » de la célébration des dames qu’il avait annoncé dans le prologue du chant XIX. Il semble en effet que le prologue du chant XX, rejoue, dans les octaves 4 et 5 que nous avons citées au chapitre précédent, les hésitations que nous avions perçues chez Ercilla à la fin de la première partie quant à la matière du poème héroïque. Ercilla attire ainsi encore l’attention de son lecteur sur l’aporie face à laquelle il se trouve toujours à ce point du texte. La solution est donnée, là aussi, dans le prologue du chant suivant, celui du chant XXI qui se situe au milieu du récit de l’aventure de Tegualda52. Elle fait explicitement d’Ercilla le chantre de la vertu des épouses araucanes et le garant de leur réputation :
¿Quién de amor hizo prueba tan bastante?
¿Quién vio tal muestra y obra tan piadosa
como la que tenemos hoy delante,
de esta infelice bárbara hermosa?
La fama, engrandeciéndola, levante
mi baja voz, y en alta y sonorosa
dando noticia della, eternamente
corra de lengua en lengua y de gente en gente53.
Cese el uso dañoso y ejercicio
de las mordaces lenguas ponzoñosas,
que tienen de costumbre y por oficio
ofender las mujeres virtüosas.
Pues, mirándolo bien, solo este indicio,
sin saber en contrario tantas cosas,
confunde su malicia y las condena
a duro freno y vergonzosa pena.
(AR II, XXI, 1-2, fo 63vo)
54Là encore, il est question de voir pour collecter la preuve de la chasteté héroïque : c’est parce qu’il est témoin et capable de chanter la grandeur des femmes araucanes qu’Ercilla élève son humble voix, sa plume lyrique, à la grandeur héroïque. Par ce geste, le poète se situe résolument dans une contre-tradition amoureuse, celle qui, contre Virgile, prend la défense de la chasteté féminine dans le dernier épisode amoureux consacré à la reine Didon. C’est l’objet des octaves qu’Ercilla intercale dans certains exemplaires de l’édition princeps de la Troisième partie (AR III, XXXII, 48-53). Ercilla, sauveur des veuves araucanes et de leur réputation, réserve la peinture de la mort héroïque d’une chaste veuve pour l’épisode mythologique de Didon dans la dernière partie du poème : une mort qu’il n’a pas pu empêcher, mais dont il se fait pourtant le défenseur en en réhabilitant l’héroïsme par son récit historique, anti-virgilien. Par ailleurs, nous avons vu que si pour Didon la mort est atteinte, c’est parce que le suicide y est motivé, autant que par l’amour, par la raison d’État54.
55Que l’amour s’impose comme partie intégrante du récit héroïque à partir de l’entrée en scène des veuves araucanes, on en trouve encore la preuve dans le prologue du chant XXII, après l’aventure de Tegualda : dans une amusante inversion, c’est désormais du « perfide et tyrannique amour » (Pérfido amor tirano) qu’Ercilla ne peut plus se départir pour revenir au récit militaire.
56Dans la Seconde partie de la Araucana, l’énonciation lyrique signale ainsi certains passages essentiels à la démonstration politique d’Ercilla : d’un côté, les épisodes de la prophétie par laquelle il compare la guerre d’Araucanie aux guerres européennes ; de l’autre, les épisodes amoureux qui permettent eux aussi de prendre du recul dans la représentation de l’ennemi. À travers le personnage de Lautaro, Ercilla montre que les Araucans sont capables de grandeur dans la mort d’amour comme dans la mort au combat. Les personnages des veuves araucanes permettent d’aller plus loin dans cette réflexion, en portant une attitude similaire à celle des guerriers araucans qui préféraient la mort à l’asservissement sous le joug espagnol et dont Galbarino est l’incarnation la plus spectaculaire. Désirer la mort plutôt que le deuil est la traduction, en termes féminins, de cet amour pour la liberté qui fait choisir la mort sur le champ de bataille. Ces personnages féminins élèvent ainsi la représentation héroïque du peuple araucan en la dotant d’une traduction amoureuse. Ils permettent aussi à Ercilla de compléter son personnage, lyrique et épique tout à la fois, de défenseur du peuple araucan à travers ses dames. Face aux veuves araucanes, comme face à Cariolán, Ercilla réussit à construire la voie de la confiance et de la clémence qui est la seule, dans le récit, à assurer l’établissement d’un pacte politique entre Espagnols et Araucans.
III. — Amours tragiques et nudité héroïque
57De la Victoire de Lépante au Naufrage de Sepúlveda de Jerónimo Corte-Real, l’amour passe du statut d’épisode à celui de prisme structurant la représentation de l’événement historique et de l’héroïsme des contemporains. C’est comme amants que sont peints Léonore et Manuel, et l’amour qu’ils se portent et qu’ils inspirent les mène à leur perte. J’observerai ici comment les dysfonctionnements dans l’accomplissement de l’histoire amoureuse sont à l’origine, dans les poèmes de Corte-Real, d’une nouvelle forme d’héroïsme qui culmine, comme chez Ercilla, en un héroïsme féminin.
La loi de l’amour
58Corte-Real introduit dans la Victoire de Lépante le long épisode amoureux qui provoque la jalousie du chef turc Mustafa et le détourne des succès militaires qu’il avait rencontrés depuis le début de la guerre55. L’île de Chypre, consacrée à la déesse Vénus, se prête à l’abandon de la tonalité militaire. Corte-Real saisit l’occasion pour se livrer à une véritable réflexion sur l’amour et son pouvoir. Les nymphes qui provoquent la perte de Mustafa énoncent clairement cette loi dans le chant, rendu en tercets auxquels s’ajoute un quatrain conclusif, qui attire à elles le guerrier et dont voici les deux dernières strophes :
No lo rehuses, pues es tan notoria
la tierna condición del niño hermoso
y tan suave su guerra y su victoria.
Mas si le resistís, es poderoso:
arco tiene asestado y pasadores;
y si le obedecéis, ver-lo-eis gracioso,
ver-lo-eis56un dulce Amor, lleno de amores.
(VL, II, vv. 665-671, fo 26vo)
59L’amour se profile ici comme la perdition du sujet qui refuse de se soumettre à sa loi. Le dernier exemple d’amour désastreux qui orne les toiles des nymphes est ainsi celui d’Anaxarète, déjà développé par Garcilaso57 : insensible aux supplications de son amant, elle provoqua sa mort d’amour à force de dédain et fut changée, en guise de punition, en statue. Le désastre résulte donc de l’absence d’amour de la jeune femme, mais ses effets s’exercent avant tout sur le jeune homme. Dans l’édition de 1578, Corte-Real ajouta quelques vers à l’issue de la description, pour gloser les torts de l’insensible jeune fille :
A vos digo, Señoras, que culpadas
sois en condición dura y fiero intento,
que Amor no conocéis, antes tal nombre
os asombra, enmudece, enoja y turba.
Mirad que Amor al fin viene a vengarse
de quien su ley desprecia y le resiste,
y que otros tan esquivos corazones
ya los hizo penar por hombres libres.
Si crédito no dais a mis palabras,
juzgándome por parte en lo que digo,
y que quiero poneros miedo, en cosa
que nadie (sino yo) de ella os avisa:
mirad Anaxarete58, cuyo ejemplo
todas debéis tener ante los ojos;
mirad la ingratitud en que ha parado,
mirad el desamor a que he venido,
mirad un pecho frío y desdeñoso,
como está vuelto en piedra seca y dura,
y el injusto rigor que en nuestros males
usáis, ved como Amor os lo castiga.
Amad pues mis señoras, y al que os ama
tal pago no le deis, que es cosa injusta.
Sus tristezas os duelan y al tormento
padecido por vos, dadle un alivio.
(VL, II, vv. 943‑956, fos 32vo-33ro)
60Corte-Real s’implique de façon inaccoutumée dans ce passage en se posant presque en protecteur des dames, seul poète — « nadie (sino yo) » — capable de les avertir contre les dangers d’un amour auquel elles ne se soumettraient pas (vv. 953-954). Point de séduction ni de manipulation amoureuse dans l’attitude prônée par le poète. L’amour, auquel il faut se plier (« Amad, mis señoras ») est en effet prompt à la vengeance : « Amor al fin viene a vengarse ». Le raisonnement n’est pas moins paradoxal que celui de la poésie pétrarquiste où la dame doit aimer pour apaiser les douleurs de l’amant. Mais il déplace résolument le curseur vers la dame puisque c’est pour sa propre survie que le respect des lois de l’amour devient indispensable. Ces premiers éléments de réflexion fournissent les coordonnées du dernier poème de Corte-Real : une épopée tragique où les lois de l’amour, moteur de la disgrâce des personnages, sont aussi la condition de la grandeur de l’héroïne.
61Le Naufrage de Sepúlveda et de Léonore de Corte-Real pourrait porter la double étiquette d’amoureux et de tragique. L’épopée y naît des pleurs du poète :
Da-me favor, o Musa, porque diga
E notifique ao mundo aquela infausta,
Anticipada morte, que com tanta
Razão, merece ser sempre chorada.
(NS, VI, vv. 81‑84, fo 58ro)
62Le poème est aussi ponctué d’une succession de morts déterminées par une cause unique : la beauté de Léonore, épouse de Manuel de Sepúlveda et héroïne du récit. Cette dernière motive une double tragédie amoureuse qui se déroule à la fois entre les hommes et parmi les dieux. Au chant I, c’est la beauté de Léonore qui plonge les hommes, sans distinction, dans la passion amoureuse la plus folle. Son regard, surtout, possède le pouvoir, bien souvent attribué à la dame aimée dans la poésie lyrique, de donner la vie ou la mort :
Produziam dos seus fermosos olhos
Efeitos mil e extremos diferentes,
Que olhando davam vida e outras vezes
Olhando cem mil vidas destruíam.
(NS, I, vv. 226‑229, fo 5vo)
63Corte-Real fonde la trame tragique de son poème sur le topos du regard d’amour mortel, dont il avait déjà fait l’un des traits distinctifs de Vénus dans la Victoire de Lépante59. Ici, le regard d’amour de Léonore agit effectivement sur les personnages de la diégèse60. Manuel de Sepúlveda et Luís Falcão, deux jeunes gens frappés par le regard mortel de Léonore, se trouvent ainsi rivaux en amour. Mais seul le premier est touché par les traits du fils de Vénus. Ainsi, le projet de mariage de Luís Falcão et de Léonore, pourtant appuyé par le père de la jeune fille, constitue un affront direct à la volonté du dieu :
Amor, que perto estava, vendo a força
Que a corações tão firmes se fazia,
E que um baixo interesse ali ficava
Do seu poder e forças triunfando,
Afrontado e corrido, determina
Impedir e atalhar tal matrimónio,
O qual estava em termos que coa morte
Do Falcão só podia remediar-se.
(NS, II, vv. 263‑268, fo 21ro)
64Pour faire respecter sa loi et éliminer celui qui refuse de se plier à ses desseins, pour exercer la vengeance annoncée par les nymphes dans la Victoire de Lépante, Amour cherche l’aide de son frère Antéros, le deuxième fils de Vénus. C’est encore le regard, cette fois dans une fiction mythologique, qui déchaîne la puissance de l’amour : Antéros est né pour accroître les pouvoirs de son frère ; chaque fois qu’il le regarde, ce dernier « ne ressemble plus à un enfant, mais à un géant » (NS, II, v. 321)61. Avec l’aide de son frère Antéros (III, v. 561), Amour, masque de Sepúlveda, tue Luís Falcão et favorise son rival auprès de l’héroïne. Au début du poème, la loi de l’amour est donc semblable à celle de la Victoire de Lépante, quoique mise en scène à travers une fiction mythologique plus complexe : ceux qui ne s’y plient pas endurent le courroux du fils de Vénus. Corte-Real complique considérablement ce mécanisme dans la suite du poème, en montrant que même en se soumettant aux desseins de l’amour, les personnages courent à leur perte, à la fois face aux hommes et face aux dieux.
L’amour en conflit avec d’autres causalités
65La loi de l’amour, à laquelle se plient Léonore et Manuel, entre en effet en conflit avec deux autres sortes de causalité caractéristiques elles aussi d’un patron épique. La première sanctionne le meurtre de Falcão au nom du dogme chrétien et de la chasteté matrimoniale. En effet, tout au long du poème, Manuel de Sepúlveda et Léonore de Sá portent chacun une part de la culpabilité du meurtre de Falcão — comme si Amour et Antéros avaient été une image de leur propre désir. C’est cette faute originelle qui accélère leur mort et l’anéantissement de leur famille. Ainsi Manuel attribue-t-il la cause du naufrage à ses pêchés :
Amigo e senhores meus bem vedes
Este misero estado a que chegamos,
Do qual espero em Deus e nele fio
Que em outro nos porá mais descansado.
Ser permissão divina, claro consta,
Pois cá nada se move sem vontade
De Deus omnipotente, e assim confesso,
Que a causa deste mal são meus pecados.
(NS, VIII, vv. 218-225, fo 83vo)
66C’est selon la loi divine (celle du dieu chrétien, et non plus celle de l’Amour) que Manuel de Sepúlveda est coupable d’un péché pour lequel lui et les siens sont punis. Un peu plus tôt, alors que la tempête faisait rage, les supplications qu’il avait adressées à Dieu n’avaient eu aucun effet, comme l’explique le poète :
Mas não subiram tanto os pios rogos
(Por causa de ir com culpas carregados)…
(NS, VII, vv. 39-40, fo 57ro)
67La culpabilité des personnages, rappelée plusieurs fois au fil du récit, détermine finalement leur châtiment. Le passage est longuement développé par Corte-Real et mérite que l’on s’y arrête. Manuel de Sepúlveda et les survivants du naufrage ont trouvé asile chez un chef de tribu cafre qui, en dépit des marques d’amitié qu’il donne à ses hôtes, cherche leur perte. Sous un prétexte fallacieux, il leur demande de lui remettre leurs armes. Un débat s’engage au sein de la troupe pour déterminer s’il faut ou non accéder à sa demande. Le jugement des Portugais est alors altéré par l’intercession surnaturelle du fantôme de Luís Falcão auprès du dieu chrétien. Il s’agit d’un point de bascule du récit à partir duquel, comme le souligne le poète, l’assassinat de Falcão ne peut plus rester impuni :
Chegando a conjunção e o final ponto
Em que do sanguinoso, acerbo crime
Do nobre Luís Falcão a justa pena
E o divino castigo era devido […],
O sangue do Falcão, naquele instante,
Ao potento Juiz, sacro e divino,
Com altos gritos diz: «Senhor, Justiça!»
(NS, XV, vv. 425-428 et 432-435, fo 185vo-186ro)
68Devant Dieu, Falcão clame son innocence face à l’« Amour aveugle » (NS, XV, vv. 444). La toute-puissance divine se manifeste par l’intermédiaire d’« un homme juste, sévère et puissant » (v. 464) à l’aspect « fort, fier et grave » (v. 463). C’est l’allégorie du « divin et haut Châtiment » (v. 469), qui punit d’autant plus sévèrement les crimes qu’ils ont été mieux cachés. Descendu de la sphère Empyrée, il jette sur les Portugais réunis en conseil un rayon lumineux qui aveugle leur entendement et les pousse à prendre la mauvaise décision, celle de laisser leurs armes au chef indigène62. Seuls deux personnages échappent à cette folie : Léonore, pour ce qu’elle est femme, et Pantaleão de Sá, pour son innocence, qui justifie a posteriori la révélation dont il a été le témoin aux chants XIII et XIV. L’intervention divine, par le bras armé du Châtiment, est décisive puisque c’est à la suite de la décision suicidaire de donner les armes au chef cafre que la mort interrompt l’aventure de Manuel et de Léonore.
69De même que la loi de l’amour entre en conflit avec la justice divine, les desseins du fils de Vénus entrent en contradiction avec l’amour destructeur que Léonore inspire aux créatures mythologiques qui croisent sa route. En ce sens l’Amour, comme principe d’organisation du récit, est constamment confronté à un schéma actantiel mythologique dans lequel les dieux cherchent à imposer leurs désirs aux mortels. Léonore est en effet fidèle à l’amour qu’elle porte à Dom Manuel et ne cède pas à d’autres marques d’affection. En se refusant ainsi aux dieux, elle exacerbe leur fureur amoureuse, ou excite la jalousie d’autres divinités. Ainsi la nymphe Amphitrite, jalouse de sa beauté, et Protée, blessé par l’amour qu’elle lui inflige, déchaînent-ils les vents et provoquent-ils le naufrage de leur bateau au large du cap de Bonne-Espérance (chant VII). La troupe des naufragés s’enfonce dans les terres et atteint bientôt une vallée fertile, décrite comme un véritable locus amœnus. C’est la vallée du dieu Pan, qui pourrait leur offrir refuge si la beauté de Léonore ne l’avait si cruellement blessé qu’il les en chasse pour mettre fin à sa douleur d’amour (chants IX-X). La troupe est alors précipitée sur les terres de terribles tribus indigènes. Les Portugais descendent le cours d’un fleuve pour leur échapper, sans entendre les avertissements et les prédictions funestes que leur chantent Protée, toujours épris de Léonore, puis les nymphes qui l’accompagnent et tentent de les sauver. L’égarement des Portugais est complet à partir de l’intervention du Châtiment. Les malédictions des hommes, des créatures mythologiques et de Dieu s’unissent alors pour faire perdre aux Portugais la raison, puis la vie. Désarmés et désespérés, ils parviennent à un rivage où Léonore éveille encore l’amour de Phébus. Elle expire au début du dernier chant avec son plus jeune fils, provoquant la folie de Manuel, qui s’enfonce dans la forêt avec leur deuxième enfant et y est dévoré par les bêtes.
70La fable du Naufrage de Sepúlveda s’organise donc à l’intersection de ces trois causalités en conflit, qui s’exercent toutes les trois, presqu’au même titre, sur le personnage de Léonore.
Le nu héroïque de Léonore
71Si Léonore se soumet bien aux lois de l’amour, comme le voulaient les nymphes de la Victoire de Lépante, et si elle garde jusqu’à la mort la fidélité la plus stricte à son mari, son destin n’en est pas moins tragique63. C’est donc malgré elle et en dépit de sa chasteté qu’elle inspire un amour destructeur qui provoque sa perte. C’est dans cette tension permanente que réside tout l’intérêt du personnage, tant dans son potentiel héroïque que dans son destin tragique. Sa grandeur se fonde sur son refus constant de céder aux contradictions de l’amour et sur son obstination à préserver, jusque dans la mort, le sentiment qu’elle porte à son époux. Cette attitude est inscrite par Corte-Real dans le corps même de son personnage.
72Dès le début du récit, et en particulier dans la scène du mariage des héros, la chasteté de Léonore s’exprime à travers une esthétique sculpturale qui rappelle et prétend surpasser les descriptions de Vénus dans Les Lusiades, dans un élan qui prolonge la réponse que Corte-Real y avait déjà apportée dans la Victoire de Lépante. Cette nouvelle Vénus, mortelle et héroïque, apparaît d’abord plus belle que la déesse elle-même dans son chaste costume de noce. Au contraire, la tragédie de Léonore, tout au long du poème, se traduit par son dénudement progressif au fil des épreuves qu’elle affronte avec son époux : un strip-tragique dont je propose de suivre ici les dernières étapes, celles où Léonore se construit en héroïne face à sa propre nudité.
73Au chant XVI, Léonore se trouve nue ; non par jeu de séduction, mais parce que les multiples infortunes l’ont dépourvue de ses vêtements. Son corps, indique le poète, est nu comme celui de Vénus au moment du jugement de Pâris (NS, XVI, vv. 140‑143). Camões avait utilisé la même comparaison mythologique pour introduire la description de Vénus séduisant Jupiter dans Les Lusiades. Pourtant, Corte-Real se préoccupe surtout d’indiquer les substituts de vêtements par lesquels Léonore cache sa nudité : ses cheveux d’abord, puis ses servantes, qui se groupent autour d’elle telles les chasseresses de Diane, enfin son époux. Ce n’est qu’à travers le regard de Phébus, troublé par cette beauté nue, que le corps de Léonore apparaît au lecteur. La description en est cependant interrompue par les marques de pudeur de la jeune femme, qui détourne le regard que le dieu du soleil cherche en vain à croiser et qui, ne pouvant se cacher entièrement derrière ses cheveux, utilise les larmes pour dernier refuge :
Trabalha [Febo] por lhe ver os belos olhos,
Mas fica-lhe atenção nisto perdida,
Que afrontada de ver-se em tal estado,
Inclinados na terra os tinha fixos. […]
E não pudendo mais cobrir-se, toma
As lágrimas por último remédio.
(NS, XVI, vv. 176‑179, 186‑187, fo 192ro)
74Il faut attendre la fin du poème pour trouver une véritable description de son corps nu au moment où la mort fige la beauté de Léonore en une sculpture inaltérable, conformément à l’esthétique développée par Corte-Real dans ses descriptions de Vénus :
Entregam-se a morrer aqueles olhos
Que mil mortes já tinham dado a muitos;
Uma mortal angustia lhe rodeia
Aquele alegre e Angélico semblante;
Já de todo lhe foge a cor de rosa
Do rosto tão fermoso, já se esfria;
Já fica a branca mão sem movimento,
O peito ebúrneo fica sem sentido.
Qual da casta Dïana a bela imagem
Se viu por mão de Fídias esculpida,
Que o soberbo edifício enobrecendo,
Sentiu do tempo avaro a força e a ira.
Entre antigas rüinas jaz a ilustre
Admirável figura despojada,
E ainda que perdeu estado e glória,
Desenho lhe ficou, valor e estima.
Ali mostra um perfil medido e justo,
Nos membros proporção perfeita e rara.
Mostra tudo fermoso mas sem vida.
Tal, na deserta praia, fica o corpo,
Mais que mármore ou branca neve branco,
De crespas febras de ouro socorrido,
Que com intento casto ali defendem.
(NS, XVII, vv. 49‑72, fo 200vo)
75Les couleurs du visage de Léonore s’effacent, comme dans l’image déjà commentée de la fleur coupée. Le mouvement et le sentiment la quittent dans une ultime métamorphose statuaire qui permet la représentation à la fois monumentale et morbide de sa beauté. La comparaison avec une statue de Diane de la main de Phidias, parangon du sculpteur antique, prolonge les nombreuses analogies entre Léonore et la chaste déesse en même temps qu’elle tire la description du corps mort du côté de la statuaire et de l’Antiquité. Jusque dans la mort, son profil, ses proportions, la beauté de ses yeux respirent la perfection, figée dans le marbre de la blancheur d’un corps sans vie. Ses longs cheveux d’or la couvrent encore dans l’ultime geste d’une pudeur au‑delà de la vie. En poussant à l’extrême le motif de l’amour comme perdition, Corte-Real fait de Léonore une véritable héroïne par sa vertu, héroïne précipitée par là même dans un destin tragique dont elle n’est pas plus responsable que les hommes dont elle a provoqué la perte. Réciproquement, la condition tragique de Léonore fonde son héroïsme. C’est, après le désastre de la patrie portugaise annoncé à Pantaleão de Sá, et avant que Manuel de Sepúlveda ne sombre dans la folie, le seul héroïsme encore possible aux yeux de Corte-Real.
76Quel patron de poésie héroïque dessinent les poèmes de Corte-Real et d’Ercilla ? Quelle modalité trouvent-il pour raconter l’histoire récente qui ne soit ni celle du romanzo, ni celle de la chronique rimée, ni celle du poème héroïque chrétien ? Les poèmes de Corte-Real et d’Ercilla participent pleinement du genre épique par la réflexion complexe qu’ils mènent sur les transformations du territoire et de la politique moderne. Les manifestations de ce travail épique excèdent l’échelle de chacun de leurs textes pris isolément. À la manière d’une épopée dispersée, cette réflexion prend la forme d’un dialogue intertextuel, en partie déterminé par la situation d’émulation dans laquelle se trouvent les poètes. Elle investit des lieux précis du poème qui deviennent des motifs constitutifs du genre. Ainsi la description géographique, qui construit une image synthétique des processus de territorialisation envisagés dans les récits ; ou les catalogues de héros qui réfléchissent à la généalogie moderne des nations. L’intégration de ces épisodes dans la trame historique des récits suppose un véritable défi poétique que Corte-Real et Ercilla résolvent, au tournant des années 1570, de façon éminemment originale en dessinant un nouveau mode de narration épique fondé sur l’étroite imbrication entre histoire et merveilleux. C’est en poètes qu’ils lisent l’actualité et ses mises en récit en prose pour en extraire des schémas narratifs cohérents et dramatisés. En revenant à l’épopée antique, et en particulier au modèle de l’Énéide, ils composent les fables poétiques qui achèvent de donner forme et sens aux événements rapportés. Le schéma actantiel mythologique et la série de prophéties sont deux modalités possibles de construction de fable héroïque combinées dans la Victoire de Lépante.
77Ce modèle poétique nouveau repense en profondeur la continuité entre les armes et les amours, que les continuateurs de l’Arioste avaient figée dans la technique de l’entrelacement. Ercilla et Corte-Real partagent d’abord une même chronologie : c’est au milieu des années 1570, entre leur premier et leur deuxième poème, qu’ils mettent en scène la nécessité de rénover leur ethos épique par intégration d’une énonciation lyrique qui coïncide avec la multiplication de la matière amoureuse dans le récit. Tous deux font aussi le choix de montrer l’amour comme un sentiment héroïque et de l’orienter vers un héroïsme féminin nouveau, qui ne se construit pas à l’image de celui du guerrier mais à partir des vertus féminines, comme la chasteté de l’épouse ou la fidélité aux lois de l’amour. Cette nouvelle modalité héroïque participe pleinement de la démonstration épique menée par les poètes. Pour Ercilla, elle démontre la possibilité d’un rapport pacifié aux indigènes dont il incarne, en tant que personnage-témoin, la clé. Pour Corte-Real, l’amour devient, plus qu’une matière épisodique, un sujet premier du poème épique qui fait de lui l’auteur de la première épopée consacrée à une héroïne mortelle, ni déesse ni sainte.
78L’ensemble de ce développement pose la question de l’intégration de l’expression lyrique dans l’épopée. J’ai montré que le lyrisme est mis en avant par Ercilla et Corte-Real à travers l’émulation du modèle commun de Garcilaso. Cette première analyse, loin d’épuiser la question, ouvre la voie à une étude plus détaillée des sources lyriques de la poésie épique, nécessaire à une éventuelle édition commentée de ces poèmes, et dont les contemporains percevaient évidemment toute l’importance. Un lecteur attentif signala ainsi en marge d’un exemplaire annoté plusieurs réminiscences de l’Art d’aimer, des Amours et des Pontiques d’Ovide ainsi que des Bucoliques de Virgile dans le Naufrage de Sepúlveda64. C’est bien là le signe d’une véritable intégration de l’expression lyrique à l’épopée, qui en participe aussi étroitement que les épisodes amoureux participent de la démonstration politique des auteurs.
Notes de bas de page
1 AR I, Prologue au lecteur, fo 6ro.
2 Alves, 2012b, pp. 189‑190.
3 « Arrebata uma lança e vem correndo / Com coração ousado, com esforço, / E ânimo varonil. Como se mostra / A soberba leoa, brava e fera, / Quando os pequenos filhos acha menos. / Do natural amor pungida, salta / Por montanhas espessas e altos montes, / Os olhos revolvendo encarniçados, / Sangue neles mostrando e vivo fogo. / Com mortal raiva bate os brancos dentes / E de horrendos bramidos enche os ares. / Chega a ilustre mulher assim furiosa, / Sem nela se enxergar feminil medo… » (SCD, IX, vv. 258-270, p. 111).
4 Seul un guerrier portugais, Jorge de Sousa, est comparé à un lion : « Como em campo se vê leão soberbo, / Cercado de monteiros que procuram / Com duros dardos, lanças e altas gritas, / Por todas as maneiras dar-lhe morte; / Mas o fero animal, raivoso e bravo, / Ligeiro salta dando mil bramidos / Com feia catadura e cenho horrendo. / Foge a canalha vil de todas partes, / Tirando dardos, pedras e zagunchos. / Assim, mouros aqui juntos se esforçam… » (SCD, XVII, vv. 372‑381, p. 336).
5 « … Mas nesse dia, de ânimo alheio ao perigo e como que esquecidas do seu sexo não puderam conter-se que se não lançassem no meio dos combatentes e tomassem parte na batalha, ao lado dos homens » (Teive, Comentarius, p. 94).
6 Nunes, História Quinhentista, chap. xii, p. 49.
7 « Como em convento / Observante, costumam fazer obras / Religiosas, santas e devotas, / Com puro e santo intento e de Deus cheio » (SCD, IX, vv. 590‑593, p. 123).
8 Virgile compare Vénus à Harpalycé lancée en pleine course (Énéide, I, vv. 316‑317). Hygin résuma dans une courte fable l’histoire de cette femme : « Harpalycus rex Amymneorum Thrax cum haberet filiam Harpalycen, amissa matre eius uaccarum equarumque eam uberibus nutrivit et crescentem armis exercuit, habiturus successorem regni sui postmodum; nec spes paternas puella decepit, nam tantum bellatrix evasit ut etiam saluti fuerit parenti. Nam reuertens a Troia Neoptolemus cum expugnaret Harpalycum gravique eum uulnere affecisset, illa periturum patrem impetu facto conservauit, fugavitque hostem. Sed postea Harpalycus per seditionem civium interfectus est. Harpalyce grauiter ferens patris mortem contulit se in silvas, ibique uastando iumentorum stabula, tandem concursu pastorum interiit » (« Le Thrace Harpalycus, rois des Amymnéens, qui avait une fille du nom d’Harpalycé, la fit nourrir, quand elle perdit sa mère, aux mamelles de vaches et de juments et l’exerça aux armes, quand elle grandit, dans l’intention d’en faire, par la suite, son successeur au trône, et la jeune fille ne déçut pas les espoirs paternels car elle se révéla assez bonne guerrière pour être même l’instrument du salut de ce père. Comme en effet Néoptolème, au retour de Troie, s’en prenait à Harpalycus et l’avait gravement blessé, elle sauva son père, au moment où il allait périr, par une violente attaque, et mit l’ennemi en fuite. Harpalycus fut pourtant tué par la suite lors d’une révolte des gens de la ville. Supportant alors avec difficulté la mort de son père, elle se réfugia dans les forêts, et à force de ravager, là, les enclos des animaux, elle fut enfin attaquée et tuée par les bergers », Hygin, 1997, fable 193, pp. 139-140).
9 McKendrick, 1974, p. ix.
10 Mercedes Blanco (2008) a étudié le personnage de l’Amazone en comparant sa représentation dans Les femmes sans hommes de Lope de Vega (1621) et dans les Amazones de Tirso de Molina (entre 1626 et 1629). Cette comparaison est précédée d’un long développement sur le sens de l’éloge féminin que constitue la représentation de la mujer varonil.
11 McKendrick (1974) distingue d’autres incarnations de la mujer varonil qui ne sont pas à proprement parler guerrières : la femme bandit, celle qui dédaigne l’amour des hommes, l’Amazone, la femme de lettres, la belle chasseresse ou encore la femme vengeresse.
12 Sur la reprise de ce motif par Camões et Corte-Real, l’intertexte commun de Garcilaso et l’émulation entre les deux poètes, voir Plagnard, 2016c.
13 Blanco (2019) propose une synthèse de la postérité des épisodes amoureux de La Araucana dans le romancero moderne et dans la critique contemporaine.
14 Garcilaso de la Vega, 1995, pp. 90‑92.
15 « Ille ego qui quondam gracilii modulatus avena / carmen et egressus silvis vicina coegi / ut, quamvis avido parerent arva colono, / gratum opus agricolis, at nun horrentia Martis / arma virumque cano… » (« Moi qui jadis sur un frêle pipeau modulai mon chant, qui sortant de mes bois contraignis les campagnes voisines de se plier à tous les désirs de leur maître, œuvre bénie des gens de la terre, voilà que maintenant je chante l’horreur des armes de Mars, et l’homme qui… », Virgile, 2006-2008, Énéide, I, vv. 1*-1, t. I, pp. 4-5).
16 C’est l’hypothèse soutenue par Alves, 2001, p. 296.
17 Béhar, 2012a, pp. 112‑113.
18 Garcilaso de la Vega, 1995, p. 232, Troisième églogue, v. 57.
19 On trouve dans la Troisième églogue de « verdes sauces » et une « [espesura] de hiedra revestida » (Garcilaso de la Vega, 1995, p. 232, respectivement vv. 58 et 59) ; dans la Victoire de Lépante, une « verde yedra » (VL, II, v. 576) et des « sauces » (v. 577). Les roses et les coquelicots rappellent aussi le sonnet XXXIII de Garcilaso, « En tanto que de rosa y de azucena » (Garcilaso de la Vega, 1995, p. 63, Sonnet XXXIII, v. 1).
20 Garcilaso de la Vega, 1995, p. 32, Sonnet XI, vv. 2-4.
21 Garcilaso de la Vega, 1995, pp. 236-239, Troisième églogue, respectivement vv. 121-144, 145-167 et 169-192.
22 « Figurado se vía extensamente / el osado marido que bajaba / al triste reino de la escura gente, / y la mujer perdida recobraba; / y cómo después de esto él, impacïente, / por mirarla de nuevo, la tornaba / a perder otra vez, y del tirano / se queja al monte solitario en vano » (Garcilaso de la Vega, 1995, p. 237, Troisième églogue, vv. 137-144) ; « De mano de Hipocrene, Orfeo estaba / pintado tal, que vivo parecía, / junto a las negras puertas espantosas, / de la escura prisión y reino triste » (VL, II, vv. 776‑779, fo 29ro). Dans la version manuscrite, le vers 779 présentait la variante suivante : « del cárcel tenebroso y reino triste ». Corte-Real accentua l’imitation du vers 139 de la Troisième églogue dans la version imprimée, en reprenant l’adjectif « escura », sans pourtant maintenir l’hypallage de Garcilaso.
23 Garcilaso de la Vega, 1995, p. 132, Première églogue, v. 128.
24 Cetina, 2014, p. 336.
25 « ¡Oh más dura que mármol a mis quejas, / y al encendido fuego en que me quemo / más helada que nieve, Galatea! » (Garcilaso de la Vega, 1995, p. 129, Première églogue, vv. 57‑59).
26 Blanco, 2019.
27 Sur la figure féminine de Bellone comme « synthèse de Mars et de la Vénus de Garcilaso », voir Blanco, 2019.
28 Blanco, 2019.
29 On trouve dans le Roncesvalles de Francisco Garrido de Villena un catalogue des futures reines d’Espagne suivies des plus grandes dames de la noblesse valencienne (Garrido de Villena, El Verdadero svcesso de la famosa batalla de Roncesvalles, XV, oct. 30‑86).
30 Valencia, 2015.
31 Le syntagme « sub nocte silenti » apparaît deux fois dans l’Énéide (IV, v. 520 et VII, v. 80) et l’image de la nuit se retrouve dans ce vers, célèbre pour son hypallage : « ibant obscuri sola sub nocte per umbram » (VI, v. 268).
32 Garcilaso de la Vega, 1995, respectivement p. 142, Première églogue, v. 334 et p. 173, Deuxième églogue, v. 537.
33 Chez Corte-Real et Camões, ce motif est utilisé pour chanter la mort de femmes innocentes.
34 Garcilaso de la Vega, 1995, p. 131, Première églogue, vv. 102-104.
35 Selon Isaías Lerner, le terme « encarnado » n’apparaît pas dans la poésie lyrique antérieure antérieure à Ercilla. On le trouve en revanche plus tard chez Góngora et Quevedo (Ercilla y Zúñiga, 2009, p. 510, note 91).
36 Garcilaso de la Vega, 1995, p. 196, Deuxième églogue, v. 1152.
37 Ibid., p. 127, Première églogue, vv. 17-19. La chasse constituait justement une innovation de Garcilaso par rapport aux exordes des églogues de Virgile et de Sannazar qu’il prend pour modèle. Voir Béhar, 2013, pp. 71‑73.
38 Florit (1967) cite ainsi les commentaires éloquents d’Ángel del Río, de Concha de Salamanca ou d’Arturo Souto, trois critiques du milieu du xxe siècle.
39 « No se puede llamar materia llena / la que de amor no tiene el fundamento; / los contentos, los gustos, los cuidados, / son, si no son de amor, como pintados. // Amor de un juicio rústico y grosero / rompe la dura y áspera corteza, / produce ingenio y gusto verdadero / y pone cualquier cosa en más fineza » (AR I, XV, 1, v. 5 à 2, v. 4, pp. 364-365).
40 Blanco, 2019.
41 Ces coïncidences textuelles ont été établies par Schwartz Lerner, 1972, pp. 620‑623, qui a démontré que ces personnages sont des constructions littéraires plutôt que des femmes indigènes du xvie siècle. Lise Segas (2016) a montré comment émergent de véritables personnages féminins historiques dans les épopées postérieures à La Araucana, en particulier l’esclave Isabel et Catalina dans les Elegías de Juan de Castellanos, ou Marina, l’interprète de Cortés dans le Cortés valeroso de Juan Lasso de la Vega.
42 Stace, Thébaïde, XII, 177‑344. La correspondance a été notée par Lida de Malkiel, 1974, p. 134.
43 Voir par exemple Boccaccio, De Claris mulieribus, fos 41vo‑43ro. Dans la préface, Boccace glose le lien avec l’œuvre de Pétrarque (fo 4ro‑vo, deuxième chapitre du prologue).
44 Ovide, Métamorphoses, X, vv. 560‑707.
45 « Más la vida que la muerte temo » (AR II, XX, 31, v. 8) ; « haznos con esa espada y mano dura / iguales, en la muerte y sepultura » (XX, 75, vv. 7‑8).
46 « … de ses mains, Lavinia ravage sa blonde chevelure » (Virgile, 2006-2008, t. III, p. 148). Sur les rituels du deuil dans la société romaine, et leurs manifestations dans la littérature, voir Šterbenc Erker, 2004 et Prescendi, 2008.
47 La plupart de ces femmes figurent dans les œuvres d’historiens romains (Valère Maxime, Tite‑Live, Pline ou Plutarque) et apparaissent dans des compilations du bas Moyen Âge consacrées aux femmes illustres comme le De claris mulieribus de Boccace, traduit en espagnol sous le titre De las mujeres ilustres (1494). Voir Ercilla y Zúñiga, 2009, p. 588, note 5. Judith, veuve juive, décapite Holopherne, général assyrien. Camille, célèbre héroïne de Virgile, combat auprès de Turnus aux chants VII et XI de l’Énéide. Pénélope attend chastement le retour de son mari Ulysse dans l’Odyssée, repoussant tous les prétendants qui se pressent auprès d’elle. Didon, première reine de Carthage, se suicide pour éviter d’épouser Yarbas, gardant ainsi la fidélité qu’elle devait à son défunt mari et protégeant son peuple de la guerre dont ce roi la menaçait pour la forcer. Lucrèce, matrone romaine, se suicide après avoir été violée par Tarquin, pour ne pas vivre dans la honte de l’infidélité faite malgré elle à son mari. Hippo préfère se noyer que d’être violée par les corsaires qui l’ont capturée. Tuccia, vestale romaine accusée d’avoir violé son vœu de chasteté, prouve son innocence en portant de l’eau dans un crible depuis le Tibre jusqu’au temple de Vesta. Virginie, jeune vierge romaine, est tuée par son propre père qui la libère ainsi des griffes du decemvir Appius Claudius qui voulait la violer. Fulvia, ambitieuse femme politique romaine, meurt après avoir été exilée par Octave. Clélie, jeune otage romaine, échappe à son geôlier Porsenna et rejoint Rome en traversant le Tibre à la nage. Sulpicia, fille de Caton d’Utique et femme de Brutus, se suicida en avalant des charbons ardents à l’annonce de la mort de son mari. D’après le Banquet de Platon, Alceste, jeune femme grecque, se sacrifie pour faire libérer son mari prisonnier. Les dieux l’en récompensent en lui rendant son âme et celle de son mari. Cornelia est la vertueuse mère des Gracques.
48 Schwartz Lerner, 1972, p. 624.
49 Le Blanc, 2018.
50 « Nobiliora tenent animos exempla pudicos: / Laodamia sequens remeantem rursus ad umbras / Phylaciden et prona ruens Capaneia coniux / Communes ardente uiro mixtura fauillas, / Et grauis incumbens casto Lucretia ferro, / Vulnere quae proprio facinus testata tyranni / Armavit patriae iustos in bella dolores / Exsule Tarquinio, memorandaque concidit uno / Vlta pudicitiam libertatemque cruore » (« De plus nobles exemples occupent ton esprit, ami de la pudeur : / c’est Laodamie qui suit Protésilas à son retour parmi les ombres ; / c’est l’épouse de Capanée, s’élançant sur un bûcher / pour mêler sa cendre à celle de son époux ; / c’est encore Lucrèce qui, se laissant tomber sur l’instrument vengeur de la chasteté, / prouva par une mort volontaire le crime du tyran, / arma pour les combats le juste courroux de sa patrie, / ravit à Tarquin son empire, et, succombant avec gloire, / vengea du même coup son honneur et la liberté », Claudien, 1837, Panégyrique de Sérène, vv. 149-157).
51 Les sources historiques ne nous indiquent pas que les femmes araucanes se soient suicidées par amour. Il s’agit, vraisemblablement, d’une fiction. En matière de rites funéraires, les femmes araucanes jouaient cependant un rôle important et confinant à l’héroïsme si l’on en croit un passage de la description de la province de Tuama par Jerónimo de Vivar : « Aquí se vido una cosa admirable que tienen por costumbre, que si una mujer enviuda, tiene el defunto en una barbacoa o cama desnudo y ella le está cada día llorando. Y como es tan calurosa la tierra, en breve cría gusanos el cuerpo, y ella se los limpia y los toma con sus manos sin asco ninguno, aunque hiede pestíferamente y allí está de noche y de día y no se levanta si no es a cosas necesarias que no las puede excusar. Y si por ventura corre alguna grasa del cuerpo, la toma con las manos y avuelta los gusanos y sin pena se unta ella el cuerpo y el rostro. Y de esta manera se está hasta que el cuerpo se seca y se consume. Toma los huesos y los meten en un cántaro, y allí los tiene guardados. Y éste es su entierro » (« On vit là une chose admirable dont ils sont coutumiers, à savoir que lorsqu’une femme devient veuve, on place le défunt sur une grille ou dans un lit, nu, et la femme le pleure jour après jour. Et comme cette terre est si chaude, le corps engendre rapidement des vers, et l’épouse les nettoie et les prend dans ses mains sans aucun dégoût, en dépit de la pestilence qu’exhale le corps, et elle reste là nuit et jour et ne se lève que pour les choses les plus strictement indispensables. Et si d’aventure de la graisse coule le long du corps, elle la prend dans ses mains avec les vers et sans montrer aucune peine elle s’en oint le corps et le visage. Et elle continue ainsi jusqu’à ce que le cadavre sèche et se consume. Elle prend les os et les met dans une jarre et les y garde. Et c’est en cela que consiste leur enterrement », Vivar, Crónica de los reinos de Chile, p. 263). Sur ce passage de la chronique comme élaboration d’une image de l’altérité indigène, voir Carneiro, 2008, en particulier pp. 52‑53.
52 Sur la répartition des épisodes amoureux de La Araucana à cheval sur deux chants, voir Blanco, 2019.
53 Ce vers est hypermétrique.
54 Sur la postérité de ces épisodes amoureux dans l’Arauco domado de Pedro de Oña, voir Nicolopulos, 1998.
55 Voir ce volume, chapitre viii.
56 J’édite comme en portugais contemporain cette mésoclise qui constitue un lusisme morphologique.
57 L’Ode ad florem Gnidi développe le mythe d’Anaxarète. Le motif de l’amant qui se suicide sous le regard indifférent de son aimée était ancien. On le retrouve dans l’histoire de Nastagio degli Onesti, dans la huitième nouvelle de la cinquième journée du Décaméron, mise en peinture par Botticelli. Des quatre toiles composant cette série, trois sont conservées au Prado (P02838, P02839, P02840) et une dans une collection particulière.
58 La prosodie oblige à transformer en oxyton ce nom, que l’on écrirait aujourd’hui « Anaxárete ».
59 « Adonde alcanza el rayo de sus ojos / todo enternece, inflama, abrasa y arde; / ni seco monte basta, o dura piedra / la fuerza resistir de tal encuentro; / ni puede león soberbio, o fiera tigre / de su amoroso efecto defenderse » (VL, VI, vv. 89-94, fo 80vo). Je lis cette séduction scopique de la Vénus de Corte-Real comme une réponse lancée à la séduction érotique et charnelle de la Vénus des Lusiades dans Plagnard, 2016c, « La persuasión amorosa al servicio del amor », pp. 109-112.
60 Sur le regard d’amour en poésie et surtout dans la tragédie, voir Dandrey, 2003, chap. i, « Le sang de Don Gormas et les yeux de Junie. L’imaginaire juridique, médical et érotique de la contamination oculaire », pp. 27‑60.
61 Cet épisode mythologique est aussi long que complexe et fait référence à des traditions variées. Elles ont été étudiées en partie par Alves, 2008a et b, qui montre que Corte-Real y fait référence à une tradition mythologique à contre-courant de celle que l’on trouve habituellement développée dans l’épopée.
62 La lumière et le feu jouent ici un rôle décisif : c’est en se consumant que le Châtiment traverse les différentes couches de la voûte céleste et c’est par ses rayons qu’il touche ses victimes. Comme le suggère Hélio Alves, cette représentation allégorique est sans doute forgée sur le modèle de la comète : « De là do empíreo assento alto e glorioso / Desce o varão feroz, santo e perfeito, / De clamor do Falcão acompanhado, / Que sempre igual vingança vem pedindo. / Rasgam-se as altas nuvens com estrondo, / E com furioso ímpeto terrível, / Com coruscante luz e ardente raio, / Que os montes abalando espanta o mundo » (NS, XV, vv. 473-480, fo 186vo).
63 Pour des marques plus précises de la chasteté de Léonore face aux assauts des dieux et, plus généralement, sur l’ensemble de cette section, voir Plagnard, 2016c.
64 L’exemplaire BNE, R. 11092 du Naufrage de Sepúlveda présente plusieurs annotations qui indiquent les sources latines de certains vers du poème : « O tempo avaro amigo de mudaças » (fo 40ro), annoté « lentescunt tempore curae », Ovide (Art d’aimer, II, v. 358) ; « Nada resiste ao tempo, tudo vence, / Tudo desfaz, consume, e tudo gasta » (fo 41ro), annoté « Tabida [con]sumit fe[rrum] lapidem[que] vetustas nullaque [res] maius tempore [ro]bur [ha]bet », Ovide (Pontiques, IV, 8, 49) ; « Tanto te faça Deos ditosa, quanto / Te fez perfeita em toda fermosura » (fo 43ro), annoté « tam felix [esses] / quam formo[si] / ssima vellem / ovid », Ovide (Amours, I, élégie VIII, v. 27) ; « Tão disforme não sou, não sou tão feo » (fo 67ro), annoté « Nex sum adeo informis », Virgile (Bucoliques, II, 25). Plusieurs autres commentaires ont été abîmés par la restauration. Les folios postérieurs au folio 200 sont manquants.
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