Chapitre VI
Guerre de conquête, résistance et guerre civile dans La Araucana (parties I et II)
p. 203-232
Texte intégral
1La guerre d’Araucanie plaçait les Espagnols sur un terrain militaire nouveau, dans lequel les stratégies et les habitudes des « guerres de la poudre » durent s’adapter à un territoire et à un adversaire inconnus1. La Araucana met en scène quelques‑unes de ces difficultés à travers le récit poétique d’un bref épisode du conflit où les scènes imitées de l’Énéide et de la Pharsale, facilement reconnaissables et le plus souvent signalées comme telles, construisent un discours original sur le conflit. Au lieu de rendre l’affrontement plus lisible et d’en tracer un développement linéaire — en associant par exemple tel personnage ou tel camp à un modèle et à travers lui à une attitude militaire qui se maintiendrait tout au long du récit —, ces associations se révèlent fluctuantes et incertaines. Dans les deux chapitres qui suivent, j’expliquerai la logique de cette variabilité au fil du poème, en suivant deux hypothèses : Ercilla décrit dans un premier temps quelles difficultés présente la guerre entre Espagnols et Araucans au Chili (chapitre vi) ; dans un second temps, il développe des épisodes et personnages nouveaux, qui permettent de comparer les guerres chiliennes à d’autres contextes guerriers et, ainsi, de dessiner de nouvelles façons d’aborder le conflit (chapitre vii).
I. — Résister à l’envahisseur, conquérir un territoire
2La première partie de La Araucana a été moins étudiée que les deux suivantes, sans doute parce que les grandes scènes de merveilleux ou le récit des amours malheureuses des femmes araucanes, qui attirent la plus grande attention des critiques, se concentrent dans les deuxième et troisième parties. James Nicolopulos, par exemple, étudie l’imitation dans le projet poétique d’Ercilla à travers la Seconde partie exclusivement, considérant que c’est à ce point seulement que le poète engage un véritable dialogue éristique avec ses modèles ; il en apporte en effet des preuves convaincantes en ce qui concerne le réseau prophétique qui structure cette deuxième partie. Pourtant, les imitations de Virgile et de Lucain sont visibles dès la première partie du poème et contribuent à éclairer le positionnement d’Ercilla face à ses modèles dès le début de son projet poétique2. L’imitation y sert une réflexion sur le conflit colonial et sur les formes de gouvernement qui en sont à l’origine : à la tyrannie impériale répond la résistance républicaine. Nous verrons que si ces deux postures politiques sont associées chacune, de façon cohérente, à des modèles poétiques, il est impossible en revanche de les assigner à l’un ou à l’autre des deux camps en présence.
3C’est d’abord par une référence aux historiens romains qu’Ercilla qualifie les deux camps et leur assigne deux modèles historiques : le héros défenseur de la patrie et le tyran. Au chant III, à la bataille de Tucapel, Lautaro, un guerrier araucan capturé par les Espagnols et élevé à leur service, change de camp. Au beau milieu de la bataille, il se dresse contre son maître, Pedro de Valdivia, prend parti pour sa véritable patrie et évite ainsi la débandade des Araucans. Ercilla le compare aux grands héros de l’Antiquité, dont les actions d’éclat au service de la nation avaient été célébrées par Tite-Live :
No los dos Publios Decios, que las vidas
sacrificaron por la patria amada,
ni Curcio, Horacio, Escévola, y Leonidas3
dieron muestra de sí tan señalada;
ni aquellos que en las guerras tan reñidas
alcanzaron gran fama por la espada,
Furio, Marcelo, Fulvio, Cincinato,
Marco Sergio, Filón, Sceva4y Dentato.
(AR I, III, 43, p. 71)
4Les quatorze personnages cités dans ces vers sont tous — à l’exception de Léonidas, roi de Sparte — des héros de la Rome antique, et nombre de leurs exploits sont relatés dans l’Ab urbe condita libri septem de Tite‑Live5. L’Araucan Lautaro est ainsi présenté comme héritier et quintessence de l’héroïsme romain. À la fin de la première partie, une autre comparaison épique rapporte la guerre d’Araucanie à l’histoire romaine, mais cette fois pour qualifier l’action des Espagnols. À la bataille de Mataquito, ces derniers reprennent la main en attaquant par surprise leurs ennemis. Le sanglant combat auquel ils se livrent n’épargne qu’un seul des Araucans, qui préfère se donner la mort plutôt que de tomber aux mains de ses ennemis. La fureur meurtrière des Espagnols, à la mesure de ce massacre, est ainsi qualifiée par la voix poétique à travers une comparaison :
Si el crudo Sila, si Nerón sangriento
(por más sed que de sangre ellos mostraran)
de ella vieran aquí el derramamiento,
yo tengo para mí que se hartaran.
Pues con mayor rigor a su contento
en viva sangre humana se bañaran,
que en campo Marcio Sila carnicero,
y en el Foro de Roma el bestial Nero.
(AR I, XV, 47, p. 380)
5Les Espagnols sont ici plus sanguinaires que les plus sanguinaires des tyrans romains6. Ces deux comparaisons héroïques semblent assigner aux deux camps des positions tranchées. Si les Araucans dépassent en bravoure et en amour pour leur patrie les héros de Rome, les Espagnols sont plus cruels que les tyrans qui leur succédèrent.
6Ces assignations historico-politiques méritent pourtant d’être nuancées. David Lupher a ainsi attiré l’attention sur l’ambiguïté que renferme la caractérisation de Lautaro comme guerrier supérieur à ceux de la Rome antique. Dans l’octave qui suit celle qui a été citée plus haut, Ercilla glose sa comparaison multiple et rappelle quelques-unes des motivations de ces célèbres Romains — motivations partagées, donc, par Lautaro : la soif du pouvoir (« sed de reinar », AR I, III, 44, v. 6) et une ambition démesurée (« de grandes intereses investidos », v. 7). Or, Lupher reconnaît là autant de « disqualifications anti-romaines7 » communément mobilisées dans le débat sur la conquête du Nouveau Monde. Lautaro est ainsi, dès le premier moment de son apparition comme guerrier, tout à la fois admirable et dévoré d’ambition.
7Au fil du récit, l’ambigüité dans la caractérisation des personnages s’approfondit et se diversifie. Je la chercherai ici moins sur le plan de l’éthique que sur celui de la situation guerrière.
Conjurer la discorde : de Lucain à Virgile
8Au chant I, Ercilla décrit longuement la géographie de l’Araucanie, puis ses habitants8, détaillant même l’organisation méritocratique de leur armée (AR I, I, 17). Ni le rang, ni l’héritage, ni la fortune, ni la naissance ne permettent l’ascension dans l’armée araucane : seules l’habileté et l’excellence militaire y sont prises en compte. De cette forme particulière de méritocratie, fondée sur la valeur du guerrier, découle un régime politique original, dont Ercilla décrit le succès, puis le dérèglement et la déroute au fil de la première partie. L’organisation politique et militaire des Araucans est comparée au régime républicain de Venise (I, 16). Caupolicán, dont le pouvoir est légitimé par une élection, fait figure de doge, tandis que le Sénat reflète une organisation politique à la fois aristocratique et démocratique9. Or, cette organisation républicaine des Araucans, que l’on peut lire en clé machiavélienne10, est aussi étroitement associée au modèle poétique de Lucain, où la République est une force de résistance contre la tyrannie.
9Au chant II, les caciques araucans se préparent à prendre les armes contre les Espagnols. Leur arrivée l’un après l’autre sur le lieu de la réunion prend la forme d’un catalogue qui leur assigne un caractère fictif et héroïque (octaves 11‑18)11. À peine sont-ils réunis qu’une dispute éclate pour désigner le chef qui mènera le combat contre les Espagnols (octaves 20‑26). Alors qu’ils menacent d’en venir aux mains, un sage araucan — Colocolo, « le plus vieux des caciques » (AR I, II, 27, v. 7) — les arrête en leur lançant une question propre à piquer leur orgueil : quel pouvoir gagneront-ils à être chefs d’un peuple placé sous le joug des Espagnols ? En effet, l’avidité de commander (la « codicia de mandar ») perd tout son sens dès lors que l’on reconnaît l’assujettissement dans lequel se trouvent les Araucans en ce point du récit. La troisième octave du discours de Colocolo achève de peindre la situation politique des Araucans sur le modèle de la Pharsale :
¿Qué furor es el vuestro, oh Araucanos
que a perdición os lleva sin sentillo?
Contra vuestras entrañas tenéis manos
y no contra el tirano en resistillo;
teniendo tan a golpe a los Cristianos
volvéis contra vosotros el cuchillo;
si gana de morir os ha movido
no sea en tan bajo estado y abatido.
(AR I, II, 34, p. 36)
10Les troisième et sixième vers de l’octave font écho à l’image bien connue du prologue de Lucain, où le peuple romain tourne ses coups contre ses propres entrailles : « canimus populum […] potentem / in sua vitrici conversum viscera dextra12 » (Pharsale, I, vv. 3‑4). Les chefs araucans, mus par leur intérêt particulier, se détournent de l’intérêt général. Ces circonstances rappellent l’analyse des causes de la guerre civile que Lasso de Oropesa faisait figurer au début de sa traduction de la Pharsale. Selon le traducteur, les Romains des six premiers siècles, ceux de la République romaine, tirèrent leur grandeur du sens civique qui les poussait à mettre le bien commun au‑dessus du profit particulier :
Porque ningún romano tuvo en todos estos tiempos, que fueron seiscientos años y más, respeto a enriquecer su casa, sino su ciudad, ni codicia de bienes particulares, sino generales. Y así no tenían en que competir otra cosa, sino en cual sería más virtuoso y amador de su patria13.
11C’est l’oubli de ces principes qui précipita Rome dans la guerre civile, de la même façon que la soif de pouvoir est sur le point de le faire pour les Araucans. Le discours de Colocolo emprunte même textuellement à celui que Caton adressait à Brutus pour justifier son entrée en guerre contre le liberticide César. Colocolo dit préférer la mort plutôt que de voir ses compatriotes détruire leur patrie dans un conflit civil, de même que Caton offrait sa vie pour l’éviter :
o utinam caelique deis Erebique liceret hoc caput in cunctas damnatum exponere poenasa! (Pharsale, II, vv. 306-307) | ¡Cortad, pues, si ha de ser de esta manera, esta vieja garganta la primera! (AR I, II, 32, vv. 7‑8, p. 36) | |
a. « Ah ! si seulement les dieux du ciel et de l’Érèbe me permettaient d’exposer ma tête pour le châtiment de tous » (Lucain, 1993‑1997, t. I, p. 45). Lasso de Oropesa traduisait : « Y ojalá pluguiese a los dioses celestiales e infernales, poner este mi cuerpo y vida, a que padeciese la pena que todos merecen » (Lucain, La Historia, p. 29). |
12Cependant, la différence entre les deux textes est de taille : alors que Caton s’offre en victime propitiatoire pour détourner les malheurs que va attirer sur Rome la faute de ceux qui poursuivent leur intérêt particulier14, la mort qu’invoque Colocolo n’est destinée qu’à lui épargner le triste spectacle de la destruction de sa patrie par la discorde. Son raisonnement va pourtant au‑delà de cette échappatoire. Tout en pointant les dangers de la discorde, le sage araucan ajoute au motif lucanien une solution qui n’existait pas dans la Pharsale, mais qui joue ici un rôle fondamental : l’union face à la tyrannie. À l’ethos bas de la discorde civile, qui n’apporterait aucune gloire (« Si gana de morir os ha movido / no sea en tan bajo estado y abatido », AR I, II, 30, vv. 7‑8), s’oppose l’autre voie, véritablement héroïque, de la légitime résistance à la tyrannie :
Volved las armas y ánimo furioso
a los pechos de aquellos que os han puesto
en dura sujeción con afrentoso
partido a todo el mundo manifiesto;
lanzad de vos el yugo vergonzoso,
mostrad vuestro valor y fuerza en esto,
no derraméis la sangre del estado
que para redimirnos ha quedado.
(AR I, II, 31, p. 36)
13Ce faisant, Colocolo place la désignation d’un chef sous le signe de la République et même sous le signe de la résistance républicaine à l’envahisseur impérial. Pour Machiavel et les auteurs qui relayèrent ses idées, la priorité d’une République récemment fondée était de maintenir une armée et une stratégie défensive15. C’est précisément cet argument défensif qui fait passer les Araucans de la discorde à la concorde. Les élans guerriers doivent s’exercer contre l’Espagne, pour sortir l’État araucan de la sujétion où il est tenu et le restaurer dans sa liberté.
14Pour achever de conjurer cette discorde stérile, Colocolo rassure les chefs araucans quant à leur valeur guerrière et propose une épreuve pour les départager. Sera chef celui qui montrera la plus grande force en portant le plus longtemps un tronc d’arbre d’un poids extraordinaire. C’est là un premier signe d’organisation républicaine des Araucans, qui rompt l’état de barbarie initial dans lequel l’absence de roi semblait les placer16. La proposition recueille l’assentiment de tous (« general consentimiento ») et contribue à lancer la dynamique guerrière qui fait le succès des Araucans jusqu’au chant XIV. La route de la victoire araucane s’ouvre, toujours au chant II, par un motif virgilien amplifié par le poète, celui de l’Aurore couleur de rose qui accompagne l’arrivée de Caupolicán, futur vainqueur :
Ya la rosada Aurora comenzaba
las nubes a bordar de mil labores,
ya17la usada labranza despertaba
la miserable gente y labradores,
ya los marchitos campos restauraba
la frescura perdida y sus colores,
aclarando aquel valle la luz nueva,
cuando Caupolicán viene a la prueba.
(AR I, II, 50, p. 42)
15La référence à la figure mythologique de l’aurore est courante dans la poésie épique depuis l’aurore aux doigts de rose d’Homère, pour signifier le passage du temps et l’apparition du jour. Néanmoins, María Rosa Lida de Malkiel et Vicente Cristóbal ont relevé dans l’emploi de l’adverbe de temps déjà un trait de style caractéristique des aurores de l’Énéide. On y trouve par deux fois l’expression « Iamque rubescebat […] Aurora » (Énéide, III, v. 521 et VII, vv. 25-26), qu’Ercilla traduit ici presque littéralement au premier vers de l’octave et dont il répète deux fois l’adverbe aux vers impairs18. Une aurore virgilienne accompagne donc la victoire de Caupolicán, chef militaire et politique qui scelle l’union des Araucans. Leurs victoires à venir sont ainsi placées sous le signe d’un patron poétique virgilien, dépassement d’une discorde préalablement formulée dans les termes de la Pharsale. À l’inverse, à la fin du poème, la mort de Lautaro et la défaite subie par les Araucans à la bataille de Mataquito sont précédées d’une seconde et ultime aurore mythologique :
Era llegada al mundo aquella hora
que la escura tiniebla, no pudiendo
sufrir la clara vista de la Aurora,
se va en el Occidente retrayendo.
(AR I, XIV, 7, vv. 1‑4, p. 438)
16Cette seconde aurore borne les succès araucans et initie un dernier moment de l’action où leur dynamique victorieuse s’éteint.
Des Troyens endeuillés aux vaincus de la Pharsale : la conquête espagnole mise en échec
17Au chant IV, la nouvelle de la mort de Valdivia parvient aux Espagnols. Pour en montrer l’impact, Ercilla utilise l’allégorie de la Renommée (la Fama), bien connue de l’épopée romaine :
Ya la fama, ligera embajadora
de tristes nuevas y de grandes males,
a Penco atormentaba de hora en hora.
(AR I, IV, 80, vv. 1-3, p. 115)
18Un détail de la description rappelle l’une des occurrences du motif chez Virgile : la fama pennata nuntia, qui apporte la nouvelle de la mort d’Euryale à sa mère (Énéide, IX, vv. 473‑474)19. En effet, Valdivia vient de mourir sous les coups des Araucans et la ville de Penco pleure sa perte comme une mère pleure son enfant. Les Espagnols sont ainsi maintenus dans une position de déploration face à la mort de leur guerrier. Un peu plus loin, la même situation se répète. Les Espagnols sortis sous les ordres de Francisco de Villagrán sont mis en déroute et la nouvelle de leur défaite plonge encore le fort de Penco dans la terreur. L’allégorie de la Renommée intervient là encore :
Ya la parlera Fama pregonando
torpes y rudas lenguas desataba,
las cosas de Lautaro acrecentando,
los enemigos ánimos menguaba,
que ya cada Español, casi temblando,
dando fuerza a la Fama, levantaba
al más flaco Araucano hasta el cielo,
derramando en los ánimos un hielo.
(AR I, VII, 10, p. 162)
19Le monstre aux multiples bouches rappelle bien le portrait de la Renommée portant la nouvelle de l’union de Didon et Énée au chant IV de l’Énéide (« tot lingae, totidem ora sonant20 », v. 183). Pourtant, la « Fama parlera » imite aussi la « Fama loquax21 » de la Pharsale (VIII, v. 782) et la multiplicité des langues évoque le chant I du poème de Lucain, où la Renommée « délia d’innombrables langues22 » (« innumeras solvit linguas », I, v. 473). Ce dernier écho textuel rappelle un passage important de la Pharsale, tissant une analogie de situation entre les Espagnols pris de terreur face aux Araucans et les habitants de Rome, tremblants devant l’arrivée de César. L’analogie est rendue plus claire encore lorsque Ercilla reprend une image forte du texte latin en peignant « chaque Espagnol, presque tremblant, / donnant des forces à la Renommée » (AR I, VII, 10, vv. 5-6)23. L’idée est répétée un peu plus loin : « cualquier sombra Lautaro les parece » (AR I, VII, 16, v. 5, « chaque ombre leur semble Lautaro »). Terreur et force de l’ennemi hantent ainsi les Espagnols qui sont associés aux perdants de la Pharsale. Un autre écho vient confirmer cette idée dans la scène où la sage Mencía de Nidos exhorte les Espagnols à ne pas abandonner la ville à l’ennemi. Le peu d’attention prêté à son discours est longuement qualifié par Ercilla dans deux comparaisons épiques qui occupent deux octaves successives. La première comparaison, celle du père qui ne parvient pas à ramener son fils à la raison, amplifie celle que Lucain avait utilisée pour dépeindre la réaction de terreur des habitants de Rome à l’annonce de l’arrivée de César. Tel le fils qui se détourne des sages conseils de son père, les Espagnols fuient sans écouter les propos de celle qui pourrait les sauver :
nullum iam languidus aevo evaluit revocare parensa. (Pharsale, I, vv. 504‑505) | Como el honrado padre recatado que piensa reducir con persuasiones al hijo del propósito dañado y está alegando en vano mil razones, que al hijo incorregible y obstinado le importunan y cansan los sermones, así al temor la gente ya entregada no sufre ser en esto aconsejada. (AR I, VII, 29, p. 169) |
a. « Un père accablé d’ans n’a plus été capable de ramener un fils » (Lucain, 1993-1997, t. I, p. 23). |
20Ce nouvel indice de l’imitation de Lucain est renforcé dans l’octave suivante par une allusion, où la connaissance du passage de la Pharsale est indispensable à la compréhension de l’analogie :
Ni a Paulo le pasó con tal presteza
por las sienes la Jáculo serpiente,
sin perder de su vuelo ligereza,
llevándole la vida juntamente,
como la odiosa plática y braveza
de la dama de Nidos por la gente;
pues apenas entró por un oído
cuando ya por el otro habia salido.
(AR I, VII, 30, p. 169)
21Les quatre premiers vers de l’octave rapportent la mort peu commune du soldat Paul lors de la traversée du désert de Lybie par les soldats de Pompée. Dans la Pharsale, chaque soldat est attaqué par un serpent différent. Le cas de Paul donne lieu à une description frappante : le serpent jaculus le tue sans venin, grâce à sa seule détente, si foudroyante qu’elle lui permet de transpercer le cerveau du jeune homme d’une tempe à l’autre (IX, 802-805). La rapidité de la trajectoire du serpent, qui fait la force de l’image chez Lucain, est ici dépassée par celle avec laquelle les sages propos de Mencía de Nidos entrent par une oreille pour ressortir par l’autre. Il en résulte une image mortifère, où l’incapacité des Espagnols à retenir les conseils avisés les mène à leur propre perte. Mais le tout est dit sur un ton prosaïque et même comique puisque la merveille tragique de Lucain est rabaissée au trivial de la locution idiomatique : entrer par une oreille et ressortir par l’autre24. Ainsi la peur des Espagnols est-elle associée à celle des vaincus d’une guerre civile, que la seule réputation de l’ennemi suffit à faire fuir. Les Araucans, au contraire, apparaissent dans la suite du texte comme une armée victorieuse, unie par la répétition d’une série d’épreuves virgiliennes.
Des pilleurs grecs aux jeux de la victoire : la construction virgilienne du succès araucan
22L’union des Araucans se dessine autour de deux personnages clés : le chef politique Caupolicán et le chef militaire Lautaro. Ce dernier joue un rôle décisif dans l’organisation de l’armée, tant au niveau de la psychologie collective, que par les techniques et stratégies militaires qu’il a apprises des Espagnols et peut enseigner aux Araucans. De plus, sa ruse lui permet à plusieurs reprises de prendre le pas sur les ennemis25. L’efficacité militaire des Araucans et leur apprentissage des techniques de guerre espagnoles renvoient à une réalité historique très commentée dans l’histoire en prose et qui faisait la singularité de la guerre du Chili. Tout en compromettant la supériorité des Espagnols, elle faisait des Araucans un Autre de plus en plus semblable aux Espagnols26. L’armée araucane, si proche du modèle espagnol, est justement associée au modèle virgilien au moment de son plus grand succès militaire. Au chant VII, les Araucans pillent le fort de Penco abandonné par ses habitants. Une série de comparaisons peint la puissance destructrice acquise par les Araucans. L’une d’elles place les Araucans, vainqueurs des Espagnols, dans la position des Grecs du sac de Troie (AR I, VII, 48)27. Après la victoire, ils contrefont, pour s’en moquer, les fuyards espagnols :
Así a los nuestros otra vez siguieron
hasta donde el alcance habia cesado,
y desde allí la vuelta al pueblo dieron,
ya de los enemigos saqueados,
que cuando hacer más daño no pudieron,
subiendo en los caballos que en el prado
sueltos sin orden y gobierno andaban,
a sus dueños por juego remedaban:
quien hace de combate y quien huía,
y quien tras el que huye va corriendo,
quien finge que está muerto y se tendía,
quien correr procuraba no pudiendo;
la alegre gente así se entretenía,
el trabajo importuno despidiendo,
hasta que el sol rayaba los collados,
que el General llegó y los más Soldados.
(AR I, X, 8-9, p. 245)
23La similitude entre Araucans et Espagnols est poussée à son point extrême, jusqu’à une réversibilité des rôles de chaque camp semblable à celle que l’on a déjà observée dans le Siège de Diu. L’attitude ici décrite correspond à un phénomène historique d’assimilation des qualités guerrières de l’adversaire, fondamental dans l’histoire des indigènes du Chili28. L’adaptation triomphale des jeux troyens en jeux araucans dans le chant X de La Araucana participe du même mécanisme. Une multitude d’échos y renvoie au texte de Virgile29 — lui-même imité des jeux homériques de l’Iliade (XXIII, vv. 257‑897) : l’annonce de la rencontre est relayée par la Renommée et les guerriers se retrouvent sur le terrain des jeux au jour dit30 ; les épreuves et les prix qui les récompenseront sont annoncés31 ; enfin, le résultat est contesté et oblige le chef militaire à intervenir comme médiateur entre les guerriers32. On retrouve dans La Araucana trois épreuves qui figuraient dans l’Énéide (la lutte, la course et le tir à l’arc) et trois des prix qui leur étaient associés (un casque, un arc et un cheval). Ercilla reprend aussi à Virgile la structure narrative des épreuves — en particulier le suspense introduit lorsque le vainqueur ne se révèle qu’à la toute fin de l’épreuve. Surtout, chaque victoire est prétexte à des disputes semblables à celles qui surgissaient entre les compagnons d’Énée. S’y joue l’arbitrage de la discorde par le chef au sein d’une communauté politique où l’émulation guerrière constitue le principal critère de hiérarchie, comme chez Homère33. Deux disputes successives, entre deux guerriers araucans, sont l’occasion pour Caupolicán de faire l’apprentissage de la justice telle qu’elle était mise en œuvre par Énée. Par deux fois, Orompello et Leucotón se disputent le prix de la victoire. Et par deux fois Caupolicán doit intervenir en arbitre. À l’issue de l’épreuve du lancer de javelot, Orompello, qui a tiré le premier et le plus loin, n’est dépassé par aucun guerrier jusqu’à ce que, au dernier moment, Leucotón entre en scène. Les deux guerriers revendiquent la victoire, l’un pour l’antériorité de son tir, l’autre pour sa longueur. Chacun est rapidement soutenu par une faction de parents et d’amis. Caupolicán doit finalement intervenir en juge pour donner le prix à Leucotón, et son verdict n’est accepté par le perdant que de mauvaise grâce :
Caupolicán, que estaba por juez puesto,
mostrándose imparcial discretamente,
la furia de Orompello aplaca presto,
con sabrosas palabras blandamente.
Y así no se altercando más sobre esto,
conforme a la postura justamente,
a Leucotón por más aventajado
le fue ceñido el corvo alfanje al lado.
(AR I, X, 29, p. 252)
24C’est avec prudence (« discreción ») que Caupolicán se montre impartial dans son jugement. Et c’est par le même exercice de raison que le sage Orompello comprend et accepte ce verdict, tout en comptant sur une prochaine occasion pour prendre sa revanche. La scène se rejoue dans l’épreuve de la lutte. La chute des deux adversaires ne permet pas de déterminer clairement un vainqueur : ils posent à peine à terre l’un le genou, l’autre la main avant de se relever. Deux camps se mobilisent pourtant immédiatement au côté de chacun des champions pour revendiquer la victoire et le prix qui lui est associé. Caupolicán « interpose alors toute son autorité » (AR I, X, 19, v. 8) entre les deux combattants. Son intervention ne suffit cependant pas à mettre un terme aux prétentions de Tucapel, guerrier arrogant depuis le début du texte et qui tient ici tête à Caupolicán. Au moment où le chef araucan perd patience et s’apprête à arrêter Tucapel par la force, il est interrompu par le sage Colocolo. Ce dernier l’accompagne comme son bras droit (« le andaba siempre al lado », XI, 24, v. 4) et c’est en conseiller respectueux qu’il lui montre, dans un discours qui fait écho à celui du chant II, les dangers de son attitude. Le bon chef de guerre, lui dit-il, n’a rien à gagner à trancher entre ses meilleurs guerriers pour désigner un vainqueur :
¿Estás, Señor, tan olvidado
de ti y tu autoridad y salud nuestra,
que lo pongas en solo alzar la diestra?
Mira, señor, que todo se aventura,
mira que están los más ya diferentes.
De Tucapel conoces la locura
y la fuerza que tiene de parientes.
Lo que enmendar se puede con cordura
no lo enmiendes con sangre de inocentes,
dale a Orompello el contendido precio,
y otro al competidor de igual aprecio.
Si por rigor y término sangriento
quieres poner en riesgo lo que queda,
puesto que sobre fijo fundamento
Fortuna a tu saber mueva la rueda,
y el juvenil furor y atrevimiento
castigar a tu salvo te conceda,
queda tu fuerza más disminuida
y al fin tu autoridad menos temida.
Pierdes dos hombres, pierdes dos espadas,
que el límite Araucano han extendido,
y en las fieras naciones apartadas
hacen que sea tu nombre tan temido.
Si ahora han sido aquí desacatadas,
mira lo que otras veces han servido
en trances peligrosos, derramando
la sangre propia y del contrario bando.
(AR I, XI, 24, vv. 6-8 à 27, pp. 270-271)
25L’autorité du chef et le salut de la nation araucane seraient mis en péril si la justice s’exerçait seulement par l’autorité et la force, condensées dans l’image de la main levée (XI, 24, v. 8). Face à la « locura » d’un Tucapel (sans doute à comprendre comme un dérèglement des passions dans la guerre), l’exercice de la justice doit se faire par la raison (« cordura ») et non par la force, dont les conséquences porteraient aussi sur des innocents. Colocolo va même plus loin : l’usage de la force aurait pour double conséquence de diminuer l’autorité de Caupolicán et d’affaiblir l’armée araucane en la privant de ses meilleurs guerriers, qui ont déjà fait leurs preuves au combat et contribué à la gloire de leur chef. La solution proposée pour éviter ce conflit est celle d’Énée : récompenser tous les participants de la même façon. Les jeux nautiques de l’Énéide s’achevaient en effet ainsi :
Tum satus Anchisa cunctis ex more vocatis
victorem magna praeconis voce Cloanthum
declarat viridique advelat tempora lauro,
muneraque in navis ternos optare […] dat
Ipsis praecipvos ductoribus addit honores : […]
At que deinde locum tenuit virtute secundum […]
Tertia dona facit […]
Iamque adeo donati omnes opibusque superbi
puniceis ibant evincti tempora taenis,
cum saevo e scopulo multa vix arte revolsus
amissis remis atque ordine debilis uno
inrisam sine honore ratem Sergestus agebat. […]
Sergestum Aeneas promisso munere donat34…
(Énéide, V, vv. 244-248 ; 249 ; 258 ; 266 ; 268-272 ; 282)
26Au premier, au deuxième, au troisième navire, et même au dernier, Énée distribue des dons qui honorent la participation à l’épreuve et à la guerre commune. De la même façon, Colocolo propose à Caupolicán de reconnaître la victoire d’Orompello tout en récompensant Leucotón par un prix de valeur équivalente. Ce faisant, le chef reconnaît la valeur et le mérite de chacun de ses guerriers et calme les pulsions violentes générées par la compétition et la comparaison de leur héroïsme respectif. Ercilla montre avec insistance le succès de cet exercice de la justice dans les octaves suivantes. L’« efficacité » de sa stratégie « persuade » les guerriers d’apaiser leur conflit, de « réduire » leur différend, et impose finalement la concorde et l’amitié générales :
Todos conformes, en alegre fiesta
a las copiosas mesas se sentaron,
donde más la amistad confederaron.
(AR I, XI, 30, vv. 6-8, p. 272)
27L’apprentissage d’un nouveau type de justice distributive, qui permet de reconnaître la victoire et la valeur de chacun, est la clé de ce succès. Il est significatif que cette scène intervienne au moment où les Araucans atteignent la position qui leur est la plus favorable militairement et marque l’apogée de leur bonne fortune35. Dans le treizième livre de l’Énéide de Maffeo Vegio36, c’est ce même système de justice distributive qui permet à Énée d’équilibrer et de pacifier ses relations avec les peuples latins :
Ninguno habrá que vuestro honor no afirme,
y que no ensalce vuestro heroico brío. […]
Os premiaré con dones y honras tales
cuales se deben a ánimos reales37.
28À l’issue de ce nouvel examen, nous pouvons formuler une seconde hypothèse : l’imitation de Virgile et de Lucain est utilisée pour penser le conflit entre Espagnols et Araucans en le rapportant à deux grands types de conflits politiques traités par l’épopée latine : la guerre de conquête (Énéide) et la guerre civile (Pharsale). De la Pharsale, Ercilla tire d’une part des scènes qui montrent la terreur des vaincus face aux vainqueurs, d’autre part des scènes où les tensions au sein d’un camp sont si fortes qu’elles menacent de le détruire. De l’Énéide, au contraire, il tire l’expression d’une stratégie de conquête triomphante, d’une fortune victorieuse et surtout d’un nouveau type d’exercice de la justice qui permet de renforcer la cohésion interne des guerriers autour de leur chef. En rendant ainsi explicite l’imitation des deux modèles romains dans certains points clé du récit, Ercilla révèle différentes attitudes politiques dans la guerre d’Araucanie et différentes façons de rendre la justice. Les deux camps s’en trouvent rapprochés jusqu’au point extrême où leurs positions semblent réversibles. La fin de la première partie prolonge et nuance tout à la fois ce diagnostic.
II. — La guerre sans fin
29Au chant XI, les Espagnols semblent promis à une défaite certaine. Au même moment, les Araucans infléchissent leur stratégie, passant d’une guerre défensive à une guerre offensive qui les pousse à envahir le territoire des Espagnols et à mêler à leurs soldats patriotes des recrues mercenaires38. C’est le point du texte où la puissance des Araucans atteint son apogée et où ils sont comparés aux éléments déchaînés de la nature : à la force brute et irréfrénée de la mer (AR I, XI, 64) et à celle du fleuve coulant sans retenue (XI, 66-6739). Ercilla présente ces changements comme une double erreur stratégique et morale de Lautaro, qui l’éloigne du dévouement républicain et le conduit à la défaite cuisante de Mataquito. Cette défaite ne suffit pourtant pas à permettre la victoire des Espagnols.
L’impossible victoire de Mataquito
30La mort de Lautaro constitue le premier jalon de cette réflexion, lorsque Ercilla peint la descente de son âme aux Enfers :
Del rostro la color se le retrujo,
los ojos tuerce y con rabiosa pena
la alma del mortal cuerpo desatada
bajó furiosa a la infernal morada.
(AR I, XIV, 17, vv. 5‑8, p. 352)
31L’image de l’âme qui se sépare douloureusement du corps pour rejoindre les Enfers, créée par Virgile, était devenue un topos de l’épopée de la Renaissance, depuis son emploi par l’Arioste, qui la réserve aux guerriers païens. Les termes choisis par Ercilla rapprochent la damnation de Lautaro de celle de Turnus, et le dernier vers propose même une réécriture du fameux « vitaque cum gemitu fugit indignata sub umbras » (Énéide, XII, v. 952)40. Dans l’Énéide, la mort de Turnus était importante car Énée y vengeait le jeune Pallas. Comme chef de son armée et, bientôt, chef des peuples qu’il prétendait soumettre par la guerre, une autre voie aurait cependant dû s’imposer : celle du pardon et de la clémence réclamés par Turnus, qui auraient permis d’assimiler les Latins aux Troyens dans une paix fédératrice. David Quint voit dans ces hésitations du texte une représentation de l’ambivalence de l’idéologie impériale d’Auguste qui, au lendemain des guerres civiles, usait à la fois du châtiment et du pardon41. Cette dialectique du châtiment et du pardon se retrouve tout au long de La Araucana à travers les hésitations entre la prompte sanction à appliquer à une révolte et la clémence dont le monarque doit aussi faire preuve. Mais le passage de la mort de Lautaro dans La Araucana laisse penser au contraire qu’Ercilla a cherché à désamorcer cette lecture virgilienne. En effet, la flèche qui tue Lautaro n’est imputable à aucun guerrier espagnol et encore moins au chef de l’armée. C’est l’une des quatre cents flèches tirées par les Indiens alliés des Espagnols, mentionnés une seule fois à l’octave 16. L’auteur de cette prouesse reste anonyme, ou plutôt subordonné à une allégorisation qui en fait l’agent de la Mort :
De tal tiro quedó ufana la muerte,
viendo de solo un golpe tan gran hecho,
y usurpando la gloria al homicida
se atribuye a la Muerte esta herida.
(AR I, XIV, 17, vv. 1-4, p. 352)
32La mort de Lautaro ne signifie donc pas le triomphe des Espagnols. D’autant qu’une partie des troupes araucanes continue de lutter après la mort du chef. En effet, si les troupes auxiliaires recrutées pour l’offensive s’enfuient telles les biches timides et apeurées devant le chasseur (AR I, XIV, 20), les guerriers authentiques, patriotes araucans, n’ont pas cédé à la peur et continuent de résister sur le champ de bataille42. Le combat donne alors lieu à des scènes guerrières plus violentes que les précédentes — seuls quelques passages sont comparables, tels le massacre des Espagnols par les Araucans au chant VI et plusieurs morts d’Espagnols au combat, au chant IX. Rapidement, l’affrontement vire au massacre :
Quien en sus mismas tripas tropezando
al odioso enemigo arremetía;
quien por veinte heridas resollando
las cubiertas entrañas descubría;
allí se vio la vida estar dudando
por qué puerta de súbito saldría,
al fin saliapor todas y a un momento
faltaba fuerza y vida, sangre, aliento.
(AR I, XV, 41, p. 378)
33Après avoir tué au combat les sept huitièmes de l’armée araucane, le général Villagrán offre aux survivants sa « clémence » en échange de leur « obéissance » et de leur « soumission » au joug espagnol (AR I, XV, 42, vv. 7-8) — ce sont là les mêmes termes dans lesquels Quint analyse la fin de l’Énéide. De nouveau, devant cette proposition jugée « infâmante » (XV, 43, v. 6), la résistance des Araucans est systématiquement réactivée, dût-elle les mener à une mort qu’ils appellent de leurs vœux. Le récit s’achève sur le suicide du dernier survivant araucan, Mallen, après le massacre de l’armée tout entière. Pourtant, alors qu’il s’agit là de l’unique victoire des Espagnols dans la première partie de La Araucana, Ercilla n’en fait pas état et n’en montre aucune conséquence bénéfique : au contraire, si elle anéantit les corps, cette victoire ne peut suffire à étouffer l’âme de la résistance indigène. À peine le dernier Araucan s’est-il donné la mort qu’Ercilla abandonne le récit guerrier et reprend un fil du poème : la navigation vers le Chili de García Hurtado de Mendoza et de ses troupes.
Faux départ de l’Énéide espagnole : l’impossible exercice de la royauté
34Au milieu du chant XV, Ercilla dit se détourner des chemins de Mars pour gagner ceux de Neptune, dans la description d’une tempête qui emprunte à plusieurs modèles épiques latins43. Cet épisode final avait commencé un peu en amont, au chant XIII, où Ercilla rapportait le départ de García Hurtado de Mendoza du Chili. Au dernier vers de l’octave 57, les navigateurs espagnols venaient de passer un cap géographique en atteignant la première vallée « del distrito de Chile verdadero » (AR I, XIII, 57, v. 8)44 : à partir de ce point, le vent dominant du sud se trouvait remplacé par une multitude de vents contraires qui rendaient la navigation presque impossible45. Ce cap géographique marque aussi un cap poétique, puisque Ercilla y introduit la figure mythologique des vents alors qu’il avait jusque‑là soigneusement évité de recourir au merveilleux antique dans son récit. En entrant sur le territoire chilien, les Espagnols s’engagent dans une véritable tempête épique — comme les Troyens au début de l’Énéide — dans laquelle les vents indomptables préfigurent le caractère non moins indomptable du peuple araucan. À partir de cette analogie, Ercilla construit une imitation de la tempête de Virgile, tout en détournant le message qu’elle véhicule sur un point fondamental : l’exercice de la royauté.
35En effet, Virgile mettait en scène sa tempête dans un monde stable, où la fureur des vents est gouvernée par des rois. Les vents sont déchaînés par leur roi Éole à la demande de Junon et apaisés par le dieu Neptune, obéissant chaque fois à une autorité royale. Je cite ici le passage latin en regard de sa traduction castillane :
… Hic vasto rex Aeolus antro luctantis ventos tempestatesque sonoras imperio premit ac vinclis et carcere frenat. Illi indignantes magno cum murmure montis circum claustra fremunt; celsa sedet Aeolus arce sceptra tenens, mollitque animos et temperat iras. Ni faciat, maria ac terras caelumque profundum quippe ferant rapidi secum verrantque per auras. Sed pater omnipotens speluncis abdidit atris, hoc metuens, molemque et montis insuper altos imposuit, regemque dedit, qui foedere certo et premere et laxas sciret dare iussus habenasa. (Énéide, I, vv. 51-63) | El Rey Eolo aquíb en una ancha cueva con duro imperio oprime la violencia y rigurosa lucha de los vientosc y de las bramadoras tempestades. Y con cadenas en la escura cárcel su ímpetu invencible y fuerza enfrena. Ellos en torno por la cueva escura andan haciendo horrísono rüido, y con gran saña braman fieramente. Eolo asiste allí en un alto alcázar, un real cetro en su derecha mano con que mitiga sus violentos bríos, aplacad y tiempla sus corajese bravos. Porque si no lo hiciese, mar y tierras y el alto cielof, sin ninguna duda consigo raudos, arrobiñaríang y por los aires lo traerianh en vuelo. Mas el omnipotente padre Júpiter temiendo tan dañoso inconveniente, encarcelolos en mazmorras negras, cargolos de altos y valientes montes, y de una peñascosa pesadumbre, y dioles rey, que con ley y orden ciertai, según qué le mandasen, los supiese regir con suelta o con cogida rienda. (Los doze libros de la Eneida, 1555, I, fo 1vo) |
a. « … Là, dans une vaste caverne, le roi Éole impose son pouvoir aux vents en lutte et aux tempêtes sonores ; chaînes, cachots refrènent leur fureur. Eux, qui s’indignent, grondent autour des barrières en faisant résonner puissamment la montagne ; Éole siège dans sa haute citadelle, le sceptre en main, il calme leurs emportements, tempère leur courroux. Sans lui, les mers, les terres, le ciel profond, assurément, ils les emporteraient avec eux dans leur vol et les disperseraient dans les airs. Mais dans sa prévoyance le Père tout-puissant les retira en des antres sombres, entassa sur eux d’énormes masses, de hautes montagnes, leur donna un roi qui, lié par des lois certaines, saurait d’après ses ordres leur serrer ou leur lâcher les rênes » (Virgile, 2006-2008, t. I, p. 7). b. Dans cette note et les suivantes, je donne les variantes introduites dans la réédition corrigée de la traduction du poème en 1574, Virgile, La Eneida de Virgilio : « allí ». c. « y lucha horrible de los vientos bravos ». d. « modera ». e. « furores ». f. « aire ». g. « arrebatarían ». h. La prosodie exige [trae-rian] bisyllabe. i. « ley cierta y orden ». |
36Éole « opprime » les vents sauvages, par des « chaînes » qui les maintiennent dans une « obscure prison ». La description de son autorité et des instruments de son pouvoir précède celle des vents déchaînés dans leur « grande caverne ». Éole en majesté les tempère grâce à ses attributs royaux et empêche ainsi le dérèglement des éléments. Son pouvoir est en sus renforcé par celui de Jupiter, « père tout-puissant », qui a enfermé les vents dans une pesante prison de montagnes. Le passage nous donne, en définitive, l’image d’un monde stable, où la fureur des vents est dominée par un double gouvernement : celui du roi Éole, lui‑même soumis à Jupiter, le roi des dieux. Ce double contrôle monarchique est enfin renforcé par l’imposition d’une barrière naturelle, une série de montagnes qui forment la prison dont il est question depuis le début du passage.
37Ercilla transforme subtilement tous les éléments de la scène virgilienne pour en inverser le raisonnement et montrer l’insoumission des vents à leur roi :
Allí con libertad soplan los vientos
de sus cavernas cóncavas saliendo,
y furiosos, indómitos, violentos
todo aquel ancho mar van discurriendo,
rompiendo la prisión y mandamientos
de Eolo su rey, el cual temiendo
que el mundo no arruinen, los encierra
echándoles encima una gran sierra.
No con esto su furia corregida,
viéndose en sus cavernas apremiados
buscan con gran estruendo la salida
por los huecos y cóncavos cerrados,
y así la firme tierra removida
tiembla y hay terremotos tan usados,
derribando en los pueblos y montañas
hombres, ganados, casas y cabañas.
(AR I, XV, 57‑58, pp. 383-384)
38Ercilla ouvre l’octave 57 par le même adverbe de lieu que Virgile (« hic » ; « allí »), respectant ainsi la structure du vers latin. Mais les protagonistes du passage sont les vents et non plus leurs rois. Le complément de manière « con duro imperio », qui qualifiait le règne d’Éole chez Virgile, est substitué par le complément « con libertad », qui qualifie au contraire le comportement sauvage des vents. De la même façon, les attributs de la fureur des vents, affichés au troisième vers de la description dans une série ternaire (« furiosos, indómitos, violentos »), sont complétés par d’autres qualificatifs dont la sonorité (labiale suivie d’une vibrante en position implosive) intensifie l’effet : « violentos bríos », « furores bravos ». Le complément de lieu qui couvre l’ensemble du vers 4, « todo aquel ancho mar van discurriendo », développe et contredit à son tour l’expression « circum claustra », dont la concision et les sonorités occlusives renforçaient l’impression d’enfermement. Les vents chiliens parcourent non seulement leur prison, mais encore toute la vaste mer. Le roi Éole n’entre en scène qu’après cette longue description de la puissance sauvage des vents, dans la seconde partie de l’octave. Encore est-il subordonné à la position grammaticale du génitif (« mandamientos / de Eolo su rey ») et à un participe présent (« temiendo ») qui minimise son autorité : ce sont les vents qui rompent la prison et l’obéissance dans laquelle il les tient. Les trois vers consacrés à Éole, à la fin de l’octave, condensent et réduisent notablement la fin du passage de Virgile, où Jupiter et la barrière de montagnes venaient renforcer l’autorité du roi des vents. Le participe présent « temiendo » reprend celui de l’Énéide, « metuens ». Cependant, il est déplacé du début à la fin du vers, provoquant un enjambement qui ôte sa force à l’image et sépare le sentiment de crainte de son objet. De plus, Ercilla supprime la médiation de Jupiter : c’est Éole qui enferme les vents sous une « grande montagne », dont, contrairement à la traduction de Hernández de Velasco, le poids et la solidité ne sont pas commentés. Ercilla imite encore la dynamique du texte latin lorsqu’il introduit, au début de l’octave 58, la concession « no con esto », qui développe le « sed » latin (v. 59 ; « mas » dans la traduction espagnole). Dans l’Énéide, cette concession intervenait à la fin du portrait d’Éole, pour introduire l’intervention de Jupiter, chargée de renforcer l’autorité du roi des vents. Chez Ercilla, ce passage a été placé plus haut avec l’allusion à la montagne, et Jupiter a déjà été écarté de l’action. La concession met donc en cause directement l’autorité d’Éole, seul roi ici mentionné, incapable de « corriger » la fureur des vents. Loin de se rendre et de se soumettre, c’est depuis l’intérieur de leurs cavernes que les vents font trembler la terre et provoquent non seulement la confusion des éléments — en l’occurrence, les tremblements de la croûte terrestre —, mais aussi la destruction des constructions humaines.
39Ercilla place ainsi son imitation éristique de Virgile sur un triple plan dialectique. Tout en bouleversant les hiérarchies de la scène mythologique et en mettant en question l’efficacité du gouvernement monarchique, il adapte la tempête aux réalités topographiques et sismiques du cadre de son poème. Comme facteur explicatif de ces phénomènes climatiques et sismiques, il pose la liberté des éléments, qui inspire le territoire de l’Araucanie et ses habitants. La tempête à laquelle font face les Espagnols à la fin de la première partie de La Araucana est donc bien différente de celle qu’essuient les Troyens au début de l’Énéide : il ne s’agit pas d’une vengeance exercée par une force supérieure, contrôlée en fonction des volontés de cette dernière et qui peut cesser par l’intervention d’une autre divinité de la même force. Point de transcendance de ce type chez Ercilla. C’est à la liberté de la terre qu’ils prétendent conquérir que les Espagnols se heurtent lorsqu’ils tentent de pénétrer par mer au Chili, liberté qui anticipe la résistance des Araucans au gouvernement monarchique que les Espagnols veulent leur imposer. Par cette scène de tempête, le retour à l’ordre après la rébellion, qui semblait atteint à la fin du récit avec la bataille de Mataquito, est immédiatement contredit dans le texte. Les chants XIII et XV redessinent les termes du conflit en rappelant que le pouvoir royal qui s’exerce dans l’Énéide ne fonctionne pas en Araucanie, laissant ainsi planer le doute sur le succès des envoyés du roi Philippe II qui arrivent par mer au Chili à la fin du poème.
III. — L’aporie de la stratégie espagnole dans la Seconde partie de La Araucana
40Les Espagnols doivent faire face, dans la Seconde partie de la Araucana, à la résistance ravivée des Araucans. Les passages militaires y sont moins nombreux mais approfondissent l’imitation éristique des modèles antiques pour mieux montrer l’aporie militaire dans laquelle les Espagnols se trouvent enlisés en Araucanie.
La fortune des Espagnols renouvelée par le lien au roi
41Dans le dernier chant de la première partie, Ercilla explicite la grande différence de contexte guerrier qui sépare les Espagnols arrivant par mer au Chili des Troyens au début de l’Énéide : une domination monarchique de la terre qu’ils prétendent conquérir est impossible. La première partie de La Araucana s’interrompt sur cette idée, au beau milieu d’une tempête dont le dénouement ouvre la Seconde partie. Neuf ans plus tard, Ercilla conclut cet épisode, au chant XVI, en faisant passer l’imitation de Virgile au second plan, au profit de celle de Lucain.
42Certes, quelques indices associent l’arrivée des marins espagnols au Chili à celle d’Énée sur la côte de Carthage. García Hurtado de Mendoza et sa flotte sont sauvés par un accident géographique de la côte araucane, une île derrière laquelle s’offre un port naturel (AR II, XVI, 18-19) où ils jettent une ancre à la « dent tenace » :
La nave sin gobierno destrozada
surgió al alto reparo de una sierra,
en gruesa amarra y Áncora afirmada,
que con tenace diente aferró tierras.
(AR II, XVI, 19, vv. 1‑4, fo 6ro)
43Ces quelques vers rappellent la baie paisible où les Troyens avaient trouvé refuge (Énéide, I, vv. 159-168). Cependant, la flotte d’Énée n’avait besoin ni de chaînes, ni d’ancre mordante pour amarrer les navires (« unco non alligat ancora morsu », I, v. 169 ; « no es necesaria aquí la áncora fuerte / que con el corvo diente las afirme46 »). Cette dernière périphrase renvoie aussi à une autre arrivée des Troyens, lorsqu’au début du livre VI (vv. 3-4) ils parviennent en Italie avant la rencontre avec la Sibylle de Cumes : « tum dente tenaci / ancora fundabat navis47 » (VI, 3-4). L’arrivée des Espagnols en terre chilienne est donc placée sous le double signe du refuge après la tempête et de l’arrivée sur la terre des futures conquêtes. Pourtant, de nombreux signes viennent troubler cette mise en scène annonciatrice de triomphe. Pendant la tempête, la voix poétique adresse à Dieu une question similaire à celle que le pilote Palinure posait à Neptune au chant V de l’Énéide :
Heu quianam tanti cinxerunt aethera nimbi ? quidue, pater Neptune, parasa ? (Énéide, V, vv. 12‑13) | ¿Qué es esto eterno padre poderoso? ¿Tanto importa anegar un navichuelo que el mar, el viento y cielo de tal modo pongan su fuerza extrema y poder todo? (AR II, XVI, 9, vv. 5-8, fo 4vo) |
a. « Oh ! pourquoi donc des nuages si lourds ont-ils investi l’éther ? Que prépares-tu, auguste Neptune ? » (Virgile, 2006-2008, t. II, p. 4). |
44Dans La Araucana, le ton est pourtant moins inquiet que vindicatif, soulignant le caractère illégitime et injuste de l’acharnement des flots contre les Espagnols, ainsi que la disproportion entre l’ampleur de la tempête déchaînée et l’insignifiance du navire. Or, Dieu n’intervient pas pour protéger les Espagnols et la tempête ne se résout pas par un épisode de merveilleux chrétien. C’est la fortune des Espagnols — motif récurrent de la Pharsale — qui suffit à apaiser les flots. Il n’est pas étonnant, donc, que le modèle de Lucain soit placé par Ercilla au premier plan, dans une comparaison qui rapporte la situation des Espagnols aux trois grandes tempêtes de l’épopée antique :
No la barca de Amiclas asaltada
fue del viento y del mar con tal porfía
que aunque de leños frágiles armada
el peso y ser del mundo sostenía.
Ni la nave de Ulises, ni la armada
que de Troya escapó el ultimo día,
vieron con tal furor el viento airado,
ni el removido mar tan levantado.
(AR II, XVI, 10, fo 4vo)
45De cette octave, ressort d’abord la place prépondérante de Lucain par rapport à Homère et Virgile, à travers l’allusion à l’humble barque du pilote Amiclas sur laquelle César prétendait traverser l’Adriatique (Pharsale, V, vv. 560-679). Dans la Pharsale, la fortune, plus que le destin, garantissait la survie de César lors de la traversée48. Les Espagnols aussi lui sont soumis :
el gobierno dejaban [los españoles] a los hados […].
Mas Dios, que de los suyos no se olvida,
aunque a las veces su favor dilata,
hizo que en el Bauprés dichosamente
el Áncora aferrase el corvo diente.
(AR II, XVI, 11, v. 7 et 13, vv. 5-8, fo 5ro)
46Le « corvo diente », probablement emprunté à la traduction de Hernández de Velasco, détourne l’expression de Virgile citée plus haut : loin de s’amarrer sans l’aide d’une ancre, la flotte espagnole est sauvée par l’action fortuite de l’ancre sur la voile, qui permet au navire de reprendre sa route. C’est-à‑dire par un heureux hasard, lié à la seule fortune du navire et non à l’adresse des navigateurs ni à la prudence des capitaines. La volonté divine y agit comme subordonnée à la fortune et ne sauve pas durablement les Espagnols. C’est la fortune du prince Philippe qui met définitivement les marins à l’abri :
Mas el hinchado Mar embravecido
y el indómito viento rebramando
al bajel acometen con rüido,
en vano (aunque se esfuerzan) porfïando,
que la fortuna de Felipe asido
a jorro49ya le lleva remolcando
sobre las altas olas espumosas,
aún de anegar los Cielos deseosas.
(AR II, XVI, 16, fo 5vo)
47La fortune du roi remorque à la manière d’un bateau pilote les Espagnols et les sauve de la tempête grâce au lien renouvelé avec Philippe II. Ce lien au roi se décline en deux versants : politique, puisque les troupes arrivent en son nom et sous les ordres du vice‑roi ; géographique, puisque ces soldats arrivent directement de métropole. Dans la suite du poème, comme dans cette scène initiale, le modèle de Lucain ne cesse de brouiller celui de Virgile.
Les Espagnols en situation de défense : une nouvelle stratégie ?
48L’arrivée du nouveau gouverneur, García Hurtado de Mendoza, modifia sensiblement la gestion du conflit chilien. Dans sa chronique, Góngora Marmolejo commente la réaction des Indiens à ce changement de stratégie des Espagnols :
Acaeció que los indios, como hombres que tantas victorias de cristianos habían tenido, se juntaron y trataron qué orden tendrían para pelear, pareciéndoles que era nueva manera de guerra aquella que traían estando dentro del fuerte, velándose de noche y no entrándoles la tierra adentro50.
49Ce changement de tactique semble révéler une plus grande prudence des Espagnols, qui se réfugient à l’intérieur de leurs forteresses selon une stratégie défensive systématique. Le poète décrit cette stratégie dans la Seconde partie et en brosse un portrait paradoxal à travers les modèles romains de Lucain et Virgile pour mieux expliquer l’échec militaire de ses compatriotes. Ercilla faisait partie des cent trente soldats descendus à terre au chant XVII pour construire un fort qui servirait aux Espagnols de tête de pont pour entrer dans les terres araucanes. Le ton triomphant sur lequel est annoncée cette entreprise (« Ciento y treinta mancebos florecientes », AR II, XVII, 19, v. 1) rappelle la sortie de l’armée espagnole de Lima (AR I, XIII, 17 sqq.) et place les Espagnols dans une dynamique conquérante qui prolonge la bonne fortune qui les a sauvés de la tempête. Pourtant, l’une des deux comparaisons utilisées par Ercilla pour peindre l’activité des soldats préparant les fortifications sème discrètement le trouble dans ce glorieux départ, en associant les Espagnols à des attaquants qui ne furent pas vainqueurs :
Ni César levantó tan de repente
en Dirraquio la cerca milagrosa,
con que cercó el ejército esparcido,
del enemigo yerno inadvertido,
cuanto fue de nosotros coronada
de una gruesa muralla la montaña,
de fondo y ancho foso rodeada,
con ocho piezas gruesas de campaña,
siendo a vista de Arauco levantada
bandera por Felipe Rey de España,
tomando posesión de aquel Estado,
con los demás del padre renunciado.
(AR II, XVII, 25, vv. 5-8 à 26, fos 21vo‑22ro)
50La comparaison est troublante parce qu’elle associe les Espagnols au camp de César, décrit par Lucain comme un tyran, vainqueur d’une guerre civile. Plus troublante encore est l’association à l’épisode de la bataille de Dyrrachium, où l’on voit justement César échouer comme assiégeant au chant VI de la Pharsale. Le mur qu’il fait construire, destiné à assiéger Pompée dans la ville, se révèle inutile puisque ce dernier parvient à repousser les assiégeants. Par analogie, le drapeau par lequel le roi absent prend symboliquement possession de l’Araucanie, dans la suite de l’octave, ne peut donc pas être celui des futurs vainqueurs de la guerre. On en trouve une nouvelle démonstration au chant XIX, lorsque s’ouvre la première bataille de la Seconde partie. Gracolano, jeune guerrier araucan qui avait juré d’être parmi les premiers à tomber au combat, meurt, tué par un jet de pierre. Sa mort fait l’objet d’une comparaison étonnante :
Mas la instable fortuna, ya cansada
de serle curadora de la vida,
dio paso en aquel tiempo a una pedrada
de algún gallardo brazo despedida,
que en la cóncava sien la arrebatada
piedra gran parte le quedó sumida,
trabucándole luego de lo alto,
yendo en el aire en la mitad del salto.
Como el Troyano Euricio, que volando
la tímida paloma por el Cielo
con gran presteza el corvo arco flechando
la atravesó en la furia de su vuelo,
que retorciendo el cuerpo y revolando,
como redondo ovillo, vino al suelo.
Así el herido mozo en descubierto
dentro del hondo foso cayó muerto.
(AR II, XIX, 12-13, fo 43ro)
51Au moment où Gracolano, seul combattant araucan à avoir pénétré dans le fort espagnol, saute le fossé qui lui permettra de regagner son camp, une pierre l’atteint à la tempe qui suspend son saut comme la flèche interrompt le vol de la colombe. L’efficacité rhétorique de cette comparaison repose sur la « plasticité de la description de l’oiseau », sur l’enchaînement implacable du saut agile et du jet de pierre, et sur la mort pathétique du jeune homme en dépit de sa témérité51. Mais elle vient aussi de la réélaboration de la scène virgilienne qui lui est sous‑jacente, tirée des jeux du chant V de l’Énéide. L’épreuve du tir consistait à atteindre une colombe attachée à un mât. Libérée par un tir mal ciblé qui avait coupé sa corde, la colombe avait pris son envol lorsque la flèche d’Eurytion l’atteignit :
Tum rapidus, iamdudum arcu contenta parato
tela tenens, fratrem Eurytion in uota uocauit,
iam uacuo laetam caelo speculatus et alis
plaudentem nigra figit sub nube columbam.
Decidit exanimis uitamque reliquit in astris
aetheriis fixamque refert delapsa sagittam52.
(Énéide, V, vv. 514‑518)
52Chez Virgile, la mort de la colombe était prétexte à peindre la dextérité du tireur, dont le mérite était redoublé par le nuage qui cachait l’oiseau et par la chute de l’oiseau à ses pieds, où il ramenait la flèche, instrument de son succès. L’usage qu’en fait Ercilla, tout à l’inverse, met l’accent sur la mort de la colombe, peignant son caractère « timide », le mouvement du corps traversé par la flèche et la chute qui interrompt son vol. Dans La Araucana, la prouesse du tireur cède la place à l’évocation élégiaque et délicate d’un envol interrompu par une mort foudroyante. Ainsi, Ercilla efface une possible prouesse des Espagnols et les plonge dans un anonymat singulier. Non seulement cet « algún gallardo brazo » n’est pas identifié, mais il ne tire aucune gloire de la mort de Gracolano — comme c’était déjà le cas pour la mort de Lautaro au chant XV. Une fois de plus, Ercilla se refuse à attribuer aux Espagnols une action qui pourrait les placer du côté des vainqueurs du conflit.
53Dans la suite du poème, la position des Espagnols, comme celle des Araucans, est encore l’objet de descriptions ambiguës, mêlant des éléments d’attaque et de défense, de triomphe et de défaite. Le catalogue des troupes araucanes qui précède la bataille de Penco, au chant XXI, donne finalement une clé pour qualifier cette ambiguïté par rapport à la situation militaire du conflit. Virgile avait présenté un catalogue similaire des troupes indigènes au chant VII de l’Énéide, avant l’ouverture des combats dans le Latium. Un écho discret de cet hypotexte dépeint l’organisation de l’armée araucane dans les mêmes termes que celle des Latins : « procediendo en buen orden y manera / de trece en trece iguales por hilera » (AR II, XXI, 28, vv. 7-8) ; « ibant aequati numero53 » (Énéide, VII, v. 698). Pourtant, un peu plus loin, lorsque les troupes se mettent en marche, Ercilla utilise une image associée aux Troyens chez Virgile pour évoquer la cadence de leur pas offensif :
… Tum caeco pulvere campus miscetur pulsuque pedum tremit excita tellusa. (Énéide, XII, vv. 444-445) | … tiembla en torno la tierra y se estremece de tantos pies batida y golpeada. (AR II, XXI, 50, vv. 3-4, fo 71vo) |
a. « Alors la plaine se brouille dans l’obscurité de la poussière, la terre, ébranlée sous le choc des pas, tremble » (Virgile, 2006-2008, t. II, p. 141). |
54Les Araucans sont ainsi présentés en attaquants associés à la fois aux ennemis des Troyens et aux Troyens eux-mêmes. Cette ambiguïté, qui peut se lire sur un plan moral, exprime aussi les difficultés concrètes du conflit militaire dans lequel se trouvaient les Espagnols, surtout à partir du moment où ils développèrent une tactique défensive. Envahisseurs de l’Araucanie, ils y étaient aussi assiégés ; conquérants du Chili, ils étaient pourtant constamment retranchés dans leurs fortifications. C’est là l’exact inverse de la situation militaire des Troyens lors de la conquête du Latium, inversion que l’on peut schématiser comme dans le tableau 6.
Tableau 6. — Situation militaire comparée des conquis et des conquérants dans l’Énéide et dans La Araucana
Conquérants | Conquis | |
Énéide | assiégeants (Grecs puis Troyens) | assiégés (Troyens puis Latins) |
La Araucana | assiégés (Espagnols) | assiégeants (Araucans) |
55Les conquérants sont, dans cette guerre paradoxale, les assiégés. Un peu plus loin, dans le même chant, une expression amusante vient sceller ce paradoxe militaire. Lorsque les Araucans attaquent par surprise le camp de Penco, Ercilla les désigne comme « nos découvreurs » (AR II, XXI, 8, v. 1) : en Araucanie, la position des découvreurs, des conquérants européens, est renversée par les conditions de la guerre locale, nouvelle illustration de la réversibilité des rôles soulignée plus haut. Pour David Quint, Ercilla approfondit au fil du poème une narration circulaire, répétitive et soumise aux aléas de la fortune, enfermant ainsi les Espagnols dans la position des perdants. On peut compléter cette analyse. Une tension permanente entre conquête et défense, victoire et défaite, traverse La Araucana, qu’il s’agisse des Espagnols ou des Araucans. Ainsi, les positions de vainqueurs et de vaincus sont tout à la fois opérantes et profondément brouillées par le poète. Elles ne sauraient être assignées définitivement à un camp puisque le récit joue sur l’oscillation entre l’une et l’autre, comme il jouait dans la première partie sur l’alternance de la discorde et de l’union face à l’envahisseur. Dans la continuité du massacre de Mataquito, la Seconde partie en vient donc à poser le paradoxe de la position militaire des Espagnols, qui ne trouvent pas en Araucanie l’élan nécessaire à une conquête triomphante. Les catégories de vainqueurs et de vaincus en sont privées de leur capacité narrative : les Espagnols ne peuvent pas vaincre pour la simple raison que les Araucans ne peuvent pas perdre, ni dans les termes où est posé le conflit dans le poème, ni face à un envahisseur impérialiste et pourtant confiné dans une stratégie militaire défensive. Ainsi représenté, le dénouement de la guerre d’Araucanie ne saurait être triomphal et exclut donc a priori la forme panégyrique, qui aurait consisté à chanter « les faits et les prouesses / de ces forts Espagnols » (AR I, I, vv. 1-2). La reformulation de la résistance des Araucans, à la toute fin de la Seconde partie, confirme ce dénouement incertain.
L’impossible défaite des Araucans
56La fin de la Seconde partie, comme celle de la première, réactive la représentation de deux tendances opposées chez les Araucans : la tendance à la discorde d’une part ; l’insoumission et l’union face à l’ennemi d’autre part54. Le dernier chant s’achève en effet sur un nouveau duel entre Rengo et Tucapel : un duel privé cette fois, mais qui met en danger la cohésion de toute l’armée à travers ses deux meilleurs guerriers. Ercilla répète ici sa pratique de la non-clôture de l’action (les non-ending endings de David Quint) et suspend son récit au beau milieu de leur combat, dans un geste par lequel Tucapel répète celui d’Énée tuant Turnus. Les dernières octaves du chant décrivent l’angoisse des spectateurs :
No se vio corazón tan sosegado
que no diese en el pecho algún latido
viendo la horrenda muestra y rostro airado
del impaciente Bárbaro ofendido [Tucapel],
que el roto escudo lejos arrojado
de un furor infernal ya poseído,
de suerte alzó la espada, que yo os juro
que nadie allí pensó quedar seguro.
¡Guarte Rengo!, que baja, ¡guarda, guarda!
con gran rigor y furia acelerada
el golpe de la mano más gallarda
que jamás gobernó Bárbara espada.
Mas quien el fin de este combate aguarda
me perdone si dejo destroncada
la historia en este punto, porque creo
que así me esperará con más deseo.
(AR II, XXIX, 52-53, fo 169ro)
57Par l’évidente ironie que renferme l’interruption du geste violent et la contemplation de son effet sur les spectateurs, Ercilla attire aussi l’attention sur le sens et les conséquences de la fureur guerrière. La violence de guerre, qui suppose le dérèglement des passions, se jouait dans l’Énéide entre les deux camps par l’intermédiaire des personnages d’Énée et de Turnus55. La rage d’Énée, son incapacité à faire preuve de la clémence nécessaire à l’intégration de l’ennemi dans une nouvelle patrie pacifiée, achève l’Énéide sur un bémol qui met en question l’ensemble de la conquête du Latium. Ici, c’est la concorde au sein du camp araucan qui se joue sur un mode ironique, par la répétition du geste d’Énée et par sa suspension sous prétexte de tenir le lecteur en haleine. Pourtant, il n’y a pas d’hésitation de la part du vainqueur ni de supplication de la part du vaincu. Le coup est franc et la seule hésitation, qui justifie la suspension du récit, est celle du public — les Araucans dans le récit, mais aussi les lecteurs du poème. Ainsi, de même que le sacrifice des Araucans pour leur patrie est pensé sur le patron de la guerre civile, de même, le geste de rage contre l’ennemi est ramené dans le cadre domestique, brouillant les limites entre la guerre civile et la guerre de conquête. Le début de la Troisième partie résout le duel par la concorde, puisque Rengo et Tucapel font la paix56. Comme au chant IX, Caupolicán intervient pour réduire le différend entre les deux guerriers, endossant sans difficulté le rôle que lui avait indiqué Colocolo lors de la scène des jeux (AR III, XXX, 20-25). Toutes les conditions sont ainsi réunies pour la reprise du conflit avec les Espagnols.
58Le récit des guerres d’Auraucanie selon Ercilla mène les Espagnols à une impasse. Dès le début du poème, la révolte des Araucans est justifiée par la cupidité espagnole, en particulier celle du gouverneur Pedro de Valdivia, cruel exploiteur des Indiens qui lui sont confiés. Incapables de résoudre les causes de la révolte, les Espagnols s’enferment dans un conflit sans cesse répété. Les passages militaires de La Araucana, concentrés pour l’essentiel dans la première et dans la deuxième partie, approfondissent la représentation de deux attitudes guerrières opposées à travers l’imitation des deux modèles épiques latins de Lucain et de Virgile. Comme chez Lucain, la discorde qui anime naturellement les Araucans est remplacée par une union urgente face à la tyrannie exercée par les Espagnols. Leur succès militaire, conçu en termes virgiliens, les place au contraire du côté des vainqueurs et retranche les Espagnols dans la posture des vaincus de la Pharsale. Par ailleurs, l’association ponctuelle des Espagnols aux vainqueurs de l’Énéide est successivement réactivée et invalidée par le texte. Par le biais de ces caractérisations ambiguës et fluctuantes, Ercilla fait de la conquête de l’Araucanie une entreprise impossible : les Araucans mourront plutôt que de se soumettre à l’autorité violente que les Espagnols cherchent à leur imposer. En ce sens, ils ne peuvent pas perdre. Les conquérants espagnols développent quant à eux une stratégie contradictoire qui les conduit à prétendre remporter une guerre de conquête tout en pratiquant une stratégie défensive. Ainsi, la guerre voit son issue sans cesse repoussée et se trouve systématiquement réactivée. Ni l’Énéide des Araucans, ni la Pharsale des Espagnols ne peuvent être menées à terme, et vice versa. Du brouillage de ces deux modèles, naît une guerre sans cesse réalimentée. Après avoir longuement mis en scène ces difficultés structurelles, Ercilla promeut, dans la deuxième puis dans la troisième partie de La Araucana, une série d’attitudes guerrières alternatives qui pourraient permettre de surmonter cet échec.
Notes de bas de page
1 Ce nouveau contexte guerrier a été étudié par Fuchs, 2001 ; Martínez, 2016 ; et Choi, 2014a. La conquête de l’Araucanie est contée dans des ouvrages d’histoire qui se sont révélés malheureusement peu exploitables pour cette étude tant ils indiquent rarement les sources sur lesquelles ils se fondent : Thayer Ojeda, 1910 ; Esteve Barba, 1946 ; et Morales Padrón, 1990, pp. 591-626. On consultera aussi avec profit la bibliographie établie par Boccara, 2001.
2 La Pharsale, poème consacré à des événements historiques récents, fut tôt étudiée comme source de La Araucana. Voir McManamon, inédite ; Janik, 1969 ; Davies, 1979 ; Quint, 1993 ; Lerner, 1994. Virgile, que McManamon (inédite) plaçait déjà parmi les sources d’Ecilla, n’a été étudié que plus récemment par Quint, 1993 ; Cristóbal López, 1995 ; et Vilà, 2001. L’ouvrage de Quint se distingue en ce qu’il fait dialoguer ces deux modèles épiques, qu’il présente comme des alternatives concurrentes du genre.
3 La prosodie requiert la prononciation de Leo-ni-das comme un paroxyton trisyllabe (contrairement à l’usage qui a cours aujourd’hui, proparoxyton et quadrisyllabe, Le-ó-ni-das).
4 La graphie actuelle Esceva contredit la prosodie du vers. Il faut donc prononcer à la latine Sceva, tel que le donne l’original.
5 Ercilla y Zúñiga, 2009, pp. 149‑150, notes 60‑63. Isaías Lerner voit dans « Filón » Quintus Publius Philo, le premier dictateur plébéien de Rome mentionné dans l’Histoire naturelle de Pline (VII, 28).
6 Sylla était dictateur et Néron empereur. Plus que le régime impérial, c’est le mode de gouvernement tyrannique et violent qui les unit. Peut-être l’allusion n’est-elle pas strictement historique. Au chant II de la Pharsale, les Romains qui se remémorent de sanglants épisodes de leur histoire évoquent les vengeances de Sylla contre Marius (vv. 266-232).
7 Lupher 2003, p. 303.
8 Voir Dichy-Malherme, 2012.
9 Voir la démonstration détaillée de Choi, 2014a.
10 Cette lecture a été développée par Choi, 2014a et par Martínez, inédite, pp. 296‑309.
11 On a peut-être là une représentation du lebo, l’échelle la plus large d’organisation sociale indigène dans laquelle s’élabore la guerre et se célèbrent les fêtes. Voir Boccara, 1999.
12 « Nous chantons […] un peuple puissant tournant son bras victorieux contre ses propres entrailles » (Lucain, 1993‑1997, t. I, p. 2). Lasso de Oropesa traduisait : « el poderoso pueblo con su vencedora diestra se volvió contra sus mesmas entrañas » (Lucain, La Historia, p. 3).
13 « Parce qu’aucun Romain, pendant tout ce temps, qui dura six cents ans et plus, n’eut cure d’enrichir sa maison, mais sa cité, ni ne convoita des biens particuliers, mais au contraire s’attacha à enrichir le bien général. Et ainsi leur seul motif de compétition était de savoir qui serait le plus vertueux et aimerait le mieux sa patrie » (Lucain, La Historia, fo Av[5]ro, « Las causas generales por donde se movió esta guerra tan grande que escribe Lucano »).
14 Le motif est repris un peu plus loin, aux vers 315‑316 du chant II.
15 Choi, 2014a, pp. 424‑425.
16 Ibid., p. 421.
17 Ici et au cinquième vers de la citation, Lerner édite « y a » en deux mots, sans que la graphie de l’édition de 1569 ne semble l’imposer (Ercilla y Zúñiga, 2009). Ne voyant pas la nécessité de la préposition devant les compléments d’objet des vers 3 et 5, j’édite donc « ya » en un seul mot, pour conserver l’anaphore virgilienne.
18 Lida de Malkiel, 1946 et Cristóbal López, 1995. La singularité de cette aurore mythologique et sa proximité avec l’emploi de Virgile se mesurent aisément à la lecture de tous les passages recueillis dans cet article. On trouve un usage proche de l’adverbe sous la plume de Rufo dans La Austríada : « Ya la cándida Aurora cristalina / nuestro rico horizonte resbalaba » (Rufo, 2011, chant II, 49).
19 « Le bruit de la nouvelle vole partout d’une aile rapide » (Virgile, 2006-2008, t. III, p. 23).
20 « Autant de langues, autant de bouches qui parlent » (Virgile, 2006-2008, t. I, p. 117).
21 « Les cent voix de la Renommée » (Lucain, 1993-1997, t. II, p. 124). Littéralement, « autant de langues que de bouches sonnent ».
22 Ibid., t. I, p. 22.
23 Comparer avec les vers 484-485 du chant I de la Pharsale : « Sic quisquis pavendo / dat vires famae » (« Ainsi, la frayeur de chacun donne des forces à la renommée », Lucain, 1993-1997, t. II, pp. 22‑23).
24 L’expression est aussi attestée en espagnol, por un oído entra y por otro sale.
25 Lautaro est un modèle de cavalier, il dispose ses troupes en escadron. Au chant XI, il apprend avec peine à ses soldats à ne pas réagir aux sollicitations de l’ennemi qui les assiège et à l’attendre dans la place pour l’entraîner sur leur terrain. Certes, la représentation des Araucans incapables de ne pas fondre sur leurs adversaires relève d’une ironie à la fois condescendante et admirative. Mais le passage témoigne aussi d’une véritable domestication des pulsions guerrières des troupes par leur chef. Voir sur ce point le développement de Choi, 2014a, pp. 425‑426.
26 Voir Martínez, inédite, pp. 263‑282 et la notion de mimésis culturelle mobilisée par Fuchs, 2001.
27 Kallendorf, 2007, pp. 86‑87, et Id., 2003.
28 Boccara (1999) décrit ce processus de « captation de la différence » par la guerre.
29 Cristóbal López, 1995, pp. 89‑91.
30 AR I, X, 12-14 ; Énéide, V, vv. 104-113. Dans les deux poèmes, une trompette sonne pour marquer le début des jeux.
31 AR I, X, 15-19. Ce sommaire initial rappelle celui qu’avait annoncé Énée aux vers 64-71 du chant V de l’Énéide. L’annonce immédiate des prix qui seront attribués aux vainqueurs anticipe, quant à elle, les passages de clôture de chaque épisode de jeu chez Virgile (V, vv. 244-267, 348-352, 472-484 et 530‑544).
32 AR I, X, 20‑31 et X, 31‑XI 30 ; Énéide, V, vv. 263‑285, 340‑361 et 361‑470.
33 Goyet, 2006, pp. 197-205.
34 « Alors le fils d’Anchise, devant tout le peuple régulièrement rassemblé, proclame par la grande voix du héraut Cloanthe vainqueur ; il couronne ses tempes d’un laurier vert ; pour chacun des navires il donne en récompense […]. Aux capitaines, il donne en sus des honneurs insignes […]. Puis celui dont la valeur a conquis la seconde place reçoit […]. Le troisième prix est constitué de […]. Et maintenant, comblés, fiers de leurs trésors, tous allaient, le front ceint de bandeaux de pourpre ; au même moment, s’étant à grand peine, après bien des manœuvres, échappé au cruel rocher, avec rames perdues, une rangée hors d’usage, Sergeste, parmi les risées, poussait sans honneur son bateau. […] Énée donne à Sergeste la récompense promise… » (Virgile, 2006-2008, t. II, pp. 13‑15).
35 Cette analyse rejoint celle de Kallendorf (2007, pp. 91-92), qui montre comment, le plus souvent, Ercilla associe les Araucans aux Troyens et les Espagnols à leurs ennemis. Cinq des sept exemples cités par Kallendorf se trouvent dans la première partie du poème. À propos de la représentation ambiguë de l’ennemi, voir aussi Van Horne, 1925.
36 La traduction d’El libro tredecimo de Mapheo: el qual se dize, Suplemento de la Eneida de Virgilio fut publiée dans la réédition de 1574 de la traduction de Hernández de Velasco (Virgile, La Eneida de Virgilio, fos 120ro‑127vo). Voir Cristóbal López, 1993.
37 Virgile, La Eneida de Virgilio, fo 121vo.
38 Voir là encore Choi, 2014a, pp. 429‑430.
39 « Mas como un caudaloso rio de fama / la presa y palizada desatando / por inculto camino se derrama, / los arraigados troncos arrancando, / cuando con desfrenado curso brama, / cuanto topa delante arrebatando, / y los duros peñascos enterrados / por las furiosas aguas son llevados; // con un ímpetu y fuerza semejante / los indios a los nuestros arrancaron… » (AR I, XI, 66-67, p. 284). Une possible source de ce passage se trouve dans l’Énéide, II, vv. 496-499. C’est le passage où Pyrrhus force l’entrée des appartements de Priam.
40 « Et sa vie, dans un gémissement, s’enfuit indignée chez les ombres » (Virgile, 2006-2008, t. III, p. 262). L’idée de la séparation de l’âme et du corps est fondamentale dans l’Énéide, où Anchise révèle à Énée l’avenir des âmes qui se trouvent aux Enfers. Voir Kallendorf, 2007.
41 Quint, 1993, pp. 94‑96.
42 À l’octave 23, l’attitude courageuse des guerriers araucans est opposée à celle des troupes auxiliaires par un « y » à valeur adversative que l’auteur corrigea en un « pero » plus explicite dans l’édition in-octavo de 1578.
43 Voir McManamon, inédite, pp. 198-203 et Nicolopulos, 2000, pp. 21-28.
44 « Du district du Chili véritable ». L’indice géographique et climatique est ici jugé plus fiable que la limite politique assignée au territoire.
45 Ercilla y avait déjà fait allusion au chant précédent, en décrivant le début de la navigation : « De los vientos el Austro es el que manda, / que deshace los húmidos nublados / y por todo aquel mar discurre y anda, / del cual son siempre desterrados. / Los otros vientos reinan a la banda / de Atacama y allí son libertados, / que bajar al Pirú ninguno puede / ni por natural orden se concede » (AR I, XIII, 39, 339). Or, comme l’indique Valdivia dans sa lettre du 9 juillet 1549, Copiacó est la première ville de la région d’Atacama (Valdivia, 1929, pp. 86‑87).
46 Virgile, Los doze libros de la Eneida, fo 3ro.
47 « … puis, de son croc tenace, l’ancre assurait les navires » (Virgile, 2006-2008, t. II, p. 42).
48 Au chant V de la Pharsale, César tente une traversée de l’Adriatique pour rejoindre une partie de ses troupes restée en arrière à cause du mauvais temps. Il n’accepte alors pour seule aide que la Fortune : « Caesar sollicito per vasta silentia gressu / vix famulis audenda parat, cunctisque relictis / sola placet Fortuna comes » (« César, d’un pas inquiet, à travers le vaste silence, prépare une entreprise qu’oseraient à peine des serviteurs, et, laissant tout témoin, il n’accepte pour seule escorte que la Fortune… » (Lucain, 1993-1997, Pharsale, V, vv. 508‑510, t. I, p. 155). Un peu plus loin, en pleine tempête, il déclare aux dieux s’en remettre à sa seule bonne chance. Voir Quint, 1993, pp. 137‑140. Lévi (2006) a souligné la prépondérance de la fortune sur le destin dans le poème de Lucain.
49 Variante : « a remolque » (Ercilla y Zúñiga, 2009, p. 471).
50 « Il advint que les Indiens, en hommes qui avaient remporté de si nombreuses victoires contre les chrétiens, se réunirent et examinèrent comment ils devaient s’organiser pour combattre, tant leur semblait nouvelle cette tactique guerrière qu’adoptaient [les Espagnols] en demeurant à l’intérieur du fort, en veillant de nuit et en ne cherchant plus à pénétrer à l’intérieur de leurs terres » (Góngora Marmolejo, Historia, p. 251).
51 Blanco, 2013a, pp. 26‑27.
52 « Alors rapide — il tenait depuis longtemps sa flèche encochée, son arc tout prêt — Eurytion invoqua son frère, fit un vœu ; ayant suivi du regard la colombe déjà joyeuse dans le ciel libre et de ses ailes s’applaudissant, il la perce sous un nuage noir. Elle tombe de là-haut inerte, elle a laissé sa vie parmi les astres de l’éther, elle rapporte du ciel la flèche dans ses os » (Virgile, 2006-2008, t. II, p. 24).
53 « Ils allaient en lignes égales… » (Virgile, 2006-2008, t. II, p. 109).
54 Quint, 1993, pp. 163‑165.
55 Quint, 1993, p. 78.
56 Pour une lecture de ce passage en regard de la Jérusalem du Tasse, voir Choi, 2019.
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