Chapitre II
Le poète héroïque dans la République des Lettres
p. 39-65
Texte intégral
1Pourquoi Ercilla et Corte-Real choisirent-ils l’épopée comme genre privilégié d’expression poétique ? Quel succès ce choix générique leur assura-t-il tout au long de leur carrière, au fil de trois compositions successives ? La question se pose avec acuité si l’on en croit la façon dont les poètes déplorent eux-mêmes le manque de reconnaissance dont souffraient leurs personnages et, partant, leurs propres écrits. À la fin du Siège de Diu, l’allégorie du Mérite évoque ainsi les nobles soldats qui n’obtiennent pas les récompenses escomptées après avoir risqué leur vie au combat pour le service du roi :
… já não alcançam
Outra satisfação pelos serviços
Continos e leais, mais que um desgosto
Que lhes vai consumindo as tristes vidas.
(SCD, XX, vv. 235‑238, p. 389)
2Une déclaration de Camões, au début du chant X des Lusiades, semble faire écho à ces vers mais pour évoquer, cette fois, la déception du poète lui-même :
… já não me jacto nem me abono;
Os desgostos me vão levando ao rio
Do negro esquecimento e eterno sono.
(OL, X, 9, vv. 4‑6, fo 162ro)
3Il s’agit, à l’issue du poème, de mettre en avant l’échec d’un processus qui ne saurait conduire qu’à la déception (desgosto). Celle des soldats du siège de Diu serait donc la même que celle de Camões, poète de la conquête de l’Inde dont il venait lui-même de rentrer après un voyage de plusieurs années1. Cette posture ne peut que rappeller celle d’un Alonso de Ercilla mettant lui aussi en scène, à la fin de La Araucana, son cuisant échec. « Será razón que llore y que no cante », « Il me faudra pleurer plutôt que chanter », conclut le long excipit par lequel l’auteur rappelle les services qu’il rendit à la Couronne de par le monde en même temps qu’il dresse un bilan de son échec à chanter la conquête du Portugal, dont il vient de commencer le récit. Dans cette variante infortunée du motif de l’arrivée à bon port, le poète est emporté, dans sa « barque fatiguée », toujours plus loin du but recherché, tel Camões emporté « vers le fleuve du noir oubli et de l’éternel sommeil » (OL, X, 9, v. 6). Ces trois versions concordantes d’un même motif attirent notre attention sur l’étroite association qui se joue entre l’ambition poétique et l’ambition sociale déçues, tant pour le poète que pour les héros de leurs récits. La pratique du genre épique et l’activité de soldat vouaient-elles donc à l’échec social et littéraire ceux qui s’y adonnaient ? Comment expliquer, dès lors, la constance du choix générique d’un Corte-Real ou d’un Ercilla ? Ne faut-il pas, au contraire, relire ces déclarations comme les signes d’une tentative pour légitimer, sinon le genre épique, du moins la pratique nouvelle que ces poètes espagnols et portugais cherchaient à établir ?
4Je lirai ici les postures adoptées par Ercilla et Corte-Real dans le monde concurrentiel de la République des Lettres comme des stratégies de légitimation pour justifier leurs choix poétiques auprès des lecteurs les plus puissants et, au premier chef, de leur royal dédicataire2. Comme Jérôme Meizoz, je situerai l’analyse au point où se croisent les dimensions de « rhétorique (textuelle) et actionnelle (contextuelle) » de la figuration de l’auteur, incluant ainsi les paratextes et les prises de position publiques que l’on connaît à ces auteurs3.
5Ces stratégies individuelles posent, en même temps, la question de la place de l’épopée dans la hiérarchie des genres littéraires. Le caractère élevé du genre constituait en effet un défi pour les poètes qui devaient hisser leurs textes au rang des modèles grecs et latins. De nombreux auteurs portugais, tels António Ferreira, Diogo Bernardes ou André Falcão de Resende, disaient y avoir renoncé, « faute d’Auguste enfin, faute de Mécène4 », c’est-à‑dire faute de dédicataire ou d’appui financier qui aurait assuré au poète la tranquillité matérielle nécessaire à cette entreprise ou qui lui aurait assuré une légitimité sociale à la hauteur de sa légitimité poétique. La question se posait, aussi, pour des soldats qui auraient voulu donner une gloire littéraire à leurs campagnes. En 1553, Diego Núñez Alba, après avoir fait les guerres d’Italie et d’Alemagne, formulait ainsi un constat similaire : « Si hubiera habido algún Mecenas español, no hubiera faltado otro Virgilio que cantara las grandes hazañas de Bernal del Carpio y las [mucho] mayores del Cid y las no dignas de menor memoria del conde Fernán González5 ». Qui étaient les Augustes, les mécènes et les lecteurs de Corte-Real et d’Ercilla ? Il semble en effet que la construction d’une légitimité de poète épique se joue dans l’articulation entre le monde de la guerre et celui de l’aristocratie, entre valeur guerrière et noblesse, entre personnages et dédicataires. C’est à partir de l’observation de ce contexte que je tâcherai de déduire et de qualifier les stratégies de légitimation adoptées par chacun des deux poètes.
I. — Noblesse de l’épopée
Hiérarchies littéraires et hiérarchies sociales
6Le lien entre « le degré de “noblesse” du sujet choisi et la “hauteur” stylistique de l’œuvre » était chose admise depuis l’Épître aux Pisons d’Horace. En vertu de la convenance (aptum), « un sujet de comédie ne veut pas être développé en vers de tragédie » et « le festin de Thyeste ne supporte pas d’être raconté en vers bourgeois et dignes, ou peu s’en faut, du brodequin »6. Dans les traités poétiques du xvie siècle, l’épopée constituait, avec la tragédie, un genre noble, par la grandeur « héroïque » des personnages imités7, mais aussi par la grandeur de son style, lui aussi décrit en termes de noblesse. Longin faisait ainsi de la « Noblesse de l’Expression » la quatrième des « cinq sources du Grand »8. Le Pinciano, dans la première poétique vernaculaire espagnole, soulignait l’incompatibilité entre les vocables du langage courant et la grandeur de l’épopée ; à cette dernière convenaient au contraire les « des mots nobles, propres à la langue espagnole ou empruntés à d’autres » :
… el lenguaje heroico, al cual el ornato de las figuras es conveniente, mas no debe ser mucho, porque la pintura demasiada quita la gravedad a la heroica, así como la compostura demasiado ordinaria a las grandes señoras, a las cuales da más autoridad el traje honesto que el pintado y alistado; cuya pintura y ornato demasiado es propio a aquella especie de poema dicha lírica, que comparo yo a una niña, a quien están bien las listas y vestidos de variedad de colores que no parecerían bien a una madre familias y matrona grave; tal es la heroica, epopeya o épica: ella, como anciana grave, puede usar de los tres géneros de vocablos, extranjeros, metafóricos y compuestos, con más justo título que las demás especies de poesía, porque, como dice Aristóteles, esta mezcla de vocablos hace majestad y grandeza en el estilo, el cual es necesario en ella más que en otra alguna especie de poética9.
7Le « majesté » du style héroïque se nourrit de la rareté des termes employés, qui lui donnent une gravité comparable à celle d’une « matrone » ou d’un roi. La grandeur du style héroïque s’énonce ainsi par analogie avec les hiérarchies sociales. C’est justement au prince ou au roi que les poètes dédiaient leurs épopées — à Dom Sébastien pour le Siège de Diu et Les Lusiades ; à Philippe II pour la Victoire de Lépante et les trois parties de La Araucana —, sollicitant ainsi le patronage de la plus haute autorité politique et symbolique, qui convenait aux exigences de grandeur du genre.
Le roi, dédicataire héroïque
8C’est au nom des services rendus à la Couronne que les poètes adressent leurs poèmes au roi. Ercilla, dans la dédicace de la première partie de La Araucana, rappelle, à la manière d’une hoja de servicio10 (états de service), les différentes étapes de sa vie au service de Philippe II à travers l’Europe, comme page du prince puis comme soldat de la conquête américaine. De même, Corte-Real présente ses deux poèmes comme l’aboutissement du désir qu’il éprouve de servir Dom Sébastien et Philippe II. Dans le premier cas, il s’agit de répondre à l’inclination guerrière que le jeune prince a manifestée dès son plus jeune âge11. Dans le second, de rendre hommage à l’immortelle victoire que le roi d’Espagne vient d’offrir à la chrétienté. La postérité de ces dédicaces semble pourtant suivre un mouvement inverse chez chacun des poètes. Celles d’Ercilla, de plus en plus courtes, semblent accuser le peu d’intérêt du monarque pour La Araucana12. Corte-Real fut au contraire bien reçu du roi d’Espagne, dont il reproduisit la lettre de félicitation et de remerciement dans la version imprimée de la Victoire de Lépante. En dépit de ce succès différent, le roi fut toujours privilégié comme le dédicataire susceptible de servir au mieux les intérêts des poètes. Les raisons en sont multiples.
9Après la longue histoire de la Reconquête et l’expansion des monarchies ibériques sur les continents africain, américain et asiatique, la fonction militaire du souverain constituait un pan fondamental de l’image royale13. Charles Quint, depuis son portrait équestre à la bataille de Mühlberg par Titien, jusqu’à la collection d’armures et de boucliers de parade encore conservés à l’Armurerie royale de Madrid, construisit avec soin l’image royale d’un héros guerrier14. Si son fils ne fut pas un grand combattant, on continua de lui attribuer la même valeur et on lui consacra le même type de représentations : au portrait équestre de Saint‑Quentin, s’ajoutent les portraits en armures où il figure en « bras armé de Dieu15 ». Le roi était donc un possible sujet épique.
10D’autre part, l’attitude de majesté requise du roi en faisait un lecteur idéal du poème héroïque. La grandeur du genre était définie en termes de noblesse, se prêtant ainsi à une analogie avec la hiérarchie sociale, dont le roi était le sommet. Guerrier par antonomase, le roi était aussi le détenteur d’un discours sublime, capable d’apprécier l’épopée par sa grandeur d’âme, sa noblesse d’esprit, la majesté de son port ou encore la gravité de son attitude. Lecteur idéal de la poésie héroïque, il est pris à partie dans les poèmes, sur le modèle des fréquentes apostrophes au duc d’Este dans le Roland furieux. Ercilla multiplie ce procédé dans les trois parties de La Araucana16, tandis que Camões adresse à Dom Sébastien une longue dédicace poétique qui tient lieu de prologue (OL, I, 6-18). Corte-Real introduit ce dialogue avec le dédicataire à la fin de Victoire de Lépante, par un procédé indirect mais non moins efficace, en faisant chanter par les nymphes qui accompagnent le triomphe de Don Juan d’Autriche un chant d’éloge dont la seconde partie s’adresse directement à Philippe II.
11Il est difficile de dire si les dédicataires lurent vraiment les poèmes qui leur étaient adressés. On conserve toutefois de multiples éléments qui montrent que la lecture par le roi fut recherchée par les poètes et surtout mise en scène dans le processus de diffusion du texte comme un élément capable d’accroître son succès auprès des lecteurs. Corte-Real mit un soin particulier à l’élaboration des manuscrits qu’il dédia d’abord à Dom Sébastien, puis à Philippe II, sans doute avec l’objectif de les leur offrir — les commentaires des illustrations, dans les deux dédicaces, n’ont de sens que si l’on admet que les manuscrits parvinrent entre les mains des monarques. On ne garde toutefois pas de trace d’une lecture de ces poèmes à la cour. L’hypothèse de leur lecture publique n’est sans doute pas autre chose qu’une fiction romantique alimentée par Almeida Garrett dans une fameuse scène de théâtre où Camões lit Les Lusiades à Dom Sébastien17, relayée jusque dans la peinture contemporaine. En outre, la moindre présence dans les épopées historique des « marques d’oralité », si caractéristiques d’autres genres, va peut-être dans le sens d’une relative distance vis-à-vis de la lecture publique à la cour18.
12L’édition de La Araucana de 1574 était sortie des presses de l’imprimerie royale de Salamanque. Philippe II put en détenir un exemplaire, de même qu’il posséda plus tard un exemplaire de la Seconde partie (1578, in-4o), richement relié et orné de ses armes. En dehors de son propre poème, Ercilla se préoccupa-t-il de la bibliothèque de son souverain ? Le catalogue de la bibliothèque de l’Escorial le présente comme le donateur de deux riches manuscrits, entrés dans les collections dans les premières années de constitution du fonds et qui y sont encore conservés : l’un du Jouvencel de Jean de Bueil, postérieur à 1466, et le Libro de horas de los Zúñiga. Tous deux abondamment illustrés, ils comptent parmi les pièces importantes de la bibliothèque. Qu’Ercilla en soit effectivement le donateur témoignerait non seulement de l’extrême richesse de sa bibliothèque privée, mais aussi de son intérêt pour la littérature française19. Quand bien même ces hypothèses ne seraient pas toutes exactes, leur abondance montre combien l’implication du roi dans la lecture de ces textes fut considérée comme évidente.
13L’épopée pouvait, enfin, s’adresser au souverain en tant que discours épidictique visant à l’éducation du prince et à son apprentissage par l’exemple des vertus nécessaires au bon gouvernement20. En lui permettant ainsi de « devenir légitime21 » dans l’exercice du pouvoir, elle remplissait une fonction sociale et politique de premier plan. Dans cette perspective, c’est le prince héritier qui avait fait l’objet de l’attention des poètes au début de la pratique du genre. Le prince Philippe, d’abord, s’était vu offrir l’Orlando de Jerónimo de Urrea en 1549 (Anvers, en casa de Martin Nucio) — presque au moment où son cousin Maximilien recevait la traduction du même poème par Hernando Alcocer (en Toledo, en casa de Juan Ferrer, 1550) —, puis l’Ulixea de Gonzalo Pérez (Anvers, 1550 et 1556). Son fils, le prince Carlos, avait ensuite été le dédicataire du Roncesvalles de Garrido de Villena en 1555 et de la Carolea de Sempere en 1560. De même Corte-Real, en dédiant à Dom Sébastien le Siège de Diu, s’adressait à un roi jeune, dont la minorité orpheline avait été bercée d’ouvrages visant à son éducation22. En revanche, Zapata innova dans la pratique de la dédicace en adressant son Carlo famoso au roi Philippe II en 1566 : à cette date, il n’y avait en effet plus de prince disponible en Espagne, Don Carlos étant tombé en disgrâce en 1564 et allant mourir en 1568. Les quatre poèmes composés immédiatement après suivirent cet exemple : le Victorioso Carlos Quinto d’Urrea, les trois parties de La Araucana d’Ercilla et la Victoire de Lépante de Corte-Real. La fonction de l’épopée s’en trouvait légèrement modifiée : plus qu’éduquer un prince par le récit des gestes de ses ancêtres, il s’agissait désormais de commenter les victoires d’un roi en pleine maturité de son exercice, dans un sens plus politique. La présence du roi comme dédicataire du poème et comme son premier lecteur idéal le posait aussi en premier spectateur de la geste de ses personnages. Par ce biais, les poètes offraient une tribune à une partie de la noblesse d’épée pour mettre en valeur les services rendus à la Couronne.
II. — « Otros flóridos jóvenes ya canos » : guerriers et lecteurs d’épopée
14Le lectorat épique embrasse un spectre large : les sphères aristocratiques, les gentilshommes instruits par la lecture des exploits des grands capitaines du passé et du présent, suivant les prescriptions de Castiglione, ou des érudits qui y trouvaient une source d’information hors du commun, historique, rhétorique ou morale23. Il faut y compter, comme on vient de l’annoncer, les soldats eux-mêmes. Miguel Martínez a proposé une distinction sociologique convaincante entre une épopée aristocratique, fondée sur le modèle de l’Arioste, et une épopée de soldats, suivant le modèle de l’epos24. Pour chacune de ces épopées, on a pu voir dans la poésie épique un genre écrit par les aristocrates à destination de l’aristocratie ou par des militaires à destinations d’autres militaires — une forme de « lecture de classe25 ». Les poèmes d’Ercilla et de Corte-Real se situent au contraire à la charnière de ces deux lectorats.
15Au chant XXIII de la Seconde partie de la Araucana, Ercilla admire depuis le Chili, dans la boule du mage Phyton, les guerriers qui prendront part à la bataille de Lépante, quelque quinze ans plus tard :
… y mucho me admiró los que al presente
en la primera edad yo conocía
verlos en su vigor y años lozanos,
y otros floridos jóvenes ya canos.
(AR II, XXIII, 84, v. 8, fo 97ro)
16La coïncidence entre les acteurs de la guerre du Chili, dans le présent du texte, et ceux de la bataille de Lépante, presque contemporains de la rédaction du poème, nous met sur la piste d’un mécanisme fondamental de l’épopée consacrée à l’histoire récente : ses personnages — nobles ou soldats de métier — vivaient encore au moment de la publication des poèmes et ils en étaient les premiers lecteurs. Le poème héroïque prend ainsi parti en mettant en scène les exploits de ses lecteurs potentiels.
17Le récit des guerres chiliennes dans La Araucana montre les faits d’armes d’une petite hidalguía dans laquelle il faut sans doute reconnaître les amis soldats qui avaient pu inciter Ercilla à conclure son épopée, si l’on en croit le prologue de la première partie. Les militaires représentés dans le Siège de Diu — des Portugais partis combattre en Inde pour la Couronne — n’étaient pas non plus la fine fleur de l’aristocratie mais bien une noblesse de second rang (souvent des cadets de famille), venue tenter sa chance dans la lointaine Asie26. Les deux poètes offraient donc une visibilité accrue à des acteurs de la monarchie qui en manquaient. L’analyse de la sociologie des acteurs militaires, dans les poèmes de Corte-Real et d’Ercilla, montre ainsi que le poète épique y offre au roi la représentation héroïque d’une classe sociale moins visible et moins récompensée et prétend de la sorte s’immiscer dans la répartition des faveurs attendues de la part du souverain. La question se posait en effet dans un cadre géographique renouvelé, sous l’effet de l’expansion coloniale qui éloignait de la cour les espaces de la guerre. La présence du roi dans ces territoires lointains étant exclue et la circulation des témoins oculaires réduite par la distance, les lettres, relations de faits et chroniques devinrent des témoignages décisifs pour la Couronne lorsqu’il s’agissait de récompenser ceux qui servaient aux confins du territoire. Le poème épique participait aussi de cet ensemble de témoignages.
La noblesse du royaume de l’Inde
18Pour José Sarmento de Matos, Corte-Real, fidalgo de la cour, chante ses pairs dans une poésie qui tient lieu de hobby aristocratique27. Ce geste encomiastique est peut-être moins évident qu’il n’y paraît au premier abord et Corte-Real chante moins une aristocratie glorieuse et triomphante qu’une catégorie de serviteurs de la Couronne insatisfaits des récompenses qu’ils avaient obtenues, dans laquelle il s’inclut aussi28.
19La victoire du second siège de Diu donna lieu à de grandes célébrations publiques à Lisbonne, lorsque Lourenço Pires de Távora, qui avait mené des troupes venues de la Carreira da Índia au secours de Diu, rentra de l’Inde avec la nouvelle. Pourtant, João de Castro, gouverneur de l’Inde et artisan de ce succès, mourut à Goa sans avoir obtenu du roi l’autorisation de rentrer chez lui. Le seul de ses deux fils qui survécut au siège, Álvaro de Castro, ne reçut pas non plus les récompenses qu’il escomptait à son retour en métropole. Il lui fallut même plusieurs années pour obtenir du roi la jouissance d’un bois à la Quinta da Penha Verde, près de Sintra. Vingt ans plus tard, il rappelait à la Couronne que ses services en Inde n’avaient pas été récompensés à leur juste mesure. Dans une lettre au cardinal Henri, alors régent, il prônait l’assainissement d’un royaume gangrené par la corruption et la nécessité d’entourer la Couronne de serviteurs dévoués, à choisir parmi les « hommes d’expérience », non pas des « Anges », mais des « hommes de chair» (homens compostos da massa), récompensés pour leurs actions. Ce faisant, le roi rendrait la justice selon des critères plus sûrs :
Fazer as mercês com igualdade é coisa necessária, porque mais se queixa o homem do que se deve fazer a outro que do que lhe negam. Assim sofre-se ver-se medrar por privança e valia, mas não é tolerável ao que serviu na guerra, derramou seu sangue, gastou sua fazenda, perdeu o irmão e o pai, ver a quem não saiu do Reino fazer lhe muito mais mercê29.
20Parmi ces critères, « sortir du royaume » pour servir le roi outre-mer était un point décisif. Dans sa biographie de Dom Sébastien, Maria Augusta Lima Cruz rapporte que les propos d’Álvaro de Castro furent bien acceptés par le cardinal et reflétaient le « sentiment qui prévalait aux Cortes de 1562-1563 » et les « inclinations de Dom Sébastien »30 : l’impératif d’une répartition des grâces royales au profit de la noblesse partie combattre pour la Couronne à l’autre bout du monde. Quoi de mieux, pour défendre de telles prétentions, qu’un poème qui donnait à voir à toute la cour Dom Álvaro « servir à la guerre, faire couler son sang, dépenser sa fortune, perdre son frère et son père pour le service de la Couronne31 » ? L’un des enjeux de la poésie d’actualité, qu’épousent en partie les épopées qui nous occupent, était précisément de représenter cette noblesse en action.
21À la fin du Siège de Diu (chants XX et XXI), João de Castro est guidé par le Mérite dans le temple de la Victoire, où seuls peuvent pénétrer les guerriers méritants par leurs faits d’armes. Le Mérite, un vieil homme à l’aspect misérable, expose à João de Castro les raisons de sa pauvre apparence. À l’âge d’or où régnait le Mérite32 succède un présent « perverti », où les vices préjudiciables au bien commun, qui règnent à la cour du Portugal, consistent en la « dissimulation du mal par les mots du bien »33. Une allusion explicite au trafic d’influences (« aderências », SCD, XX, v. 251) montre que la critique de Corte-Real s’entend aussi sur le plan politique. Les militaires représentés dans le temple sont tous des hommes d’action ayant de hauts faits d’armes, dont le Mérite décrit avec soin un ou plusieurs exploits guerriers qui justifient de les voir figurer dans son Panthéon.
22Le sonnet que Francisco de Andrade composa sur le Siège de Diu glose la reconnaissance que les anciens combattants doivent ainsi au poète :
Dêm-te graças os vivos, que cantaste,
Dem-te-as os que ao céu já são passados,
E dos outros, qualquer que a pátria ama,
Pois juntamente a todos obrigaste,
Os vivos, pois por ti são celebrados,
Os mortos, pois por ti vivem na fama.
(SCD, fo 2ro)
23Dans un contexte de diminution du nombre des bénéficiaires de la grâce royale34, la contribution de l’épopée à sa plus juste répartition était aussi l’un des motifs allégués par les historiens. C’est ainsi que Diogo de Teive justifie la rédaction de ses commentaires latins du siège de Diu, adressés à Jean III. Suivant l’exemple de son monarque, il entend « propager une guerre juste et pieuse jusqu’aux confins » de son royaume, « inciter individuellement ses concitoyens, par toutes sortes de présents, à cultiver la vertu » et « les inviter, par les plus nobles récompenses, à devenir […] les plus valeureux »35. L’hommage littéraire d’un Corte-Real ou d’un Diogo de Teive se met ainsi en scène à l’image de la grâce royale. À ce titre, la fonction sociale à laquelle prétend l’épopée, comme l’historiographie, est double : elle définit l’héroïsme en choisissant (en inventant, au besoin) les actions qui méritent de passer à la postérité et favorise donc certains serviteurs de la Couronne dans la représentation qu’elle propose de leurs exploits36 ; en retour, elle incite les lecteurs à suivre les exemples vertueux de leurs compatriotes représentés dans les textes37. Il en découle, aussi, une responsabilité d’information de la part du poète, qui justifie que Corte-Real ait pris la précaution d’indiquer, dans la préface du Siège de Diu, qu’il avait fourni tous les noms des combattants dont il lui avait été possible de trouver la trace38. Il rapportait en effet nombre d’actions individuelles qui ne figurent pas dans les chroniques et laissent supposer qu’il puisa dans d’autres sources. Nous en donnerons pour seul exemple un épisode du chant XIII qui mentionne les actions de Dom Duarte et Dom Jorge de Meneses, Dom Francisco de Almeida, António Moniz, Luís de Melo et Gracía Rodrigues, actions inconnues des chroniques antérieures sur la bataille :
Dão-se mortais lançadas uns aos outros,
Encontram-se as espadas cortadoras
Com pesados alfanges, retinindo
Os lisos capacetes e os escudos,
Com grandes, apressados, duros golpes.
Dom Duarte, Dom Jorge ambos Meneses,
Mostram seus corações sem nenhum medo,
Cubertos dos escudos, apertando
As espadas nas mãos, fazem temer-se.
Dom Francisco d’Almeida está travado
Em áspera peleja, sem descanso
Tomar um só momento. Da mil golpes
Pesados e furiosos, amostrando
A muita valentia de que estava
Seu coração ativo, ornado sempre.
Aqui António Moniz e Luís de Melo
Bem fazem conhecer seu grande esforço,
As espadas e as mãos tintas em sangue
dos que a eles se chegam mais ousados.
Pois Garcia Rodrigues bem peleja,
com vivo coração, robusto e duro.
Assim todos os outros cavaleiros
Animosos, pelejam com tal pressa,
Que o mundo parecia ali fundir-se.
(SCD, XIII, vv. 141-163, pp. 196-197)
24Le luxe de détails montre le souci du poète de rendre à chacun sa part de gloire. Corte-Real multiplie ce type de représentations pour certaines familles, dans ce que Luis Fernando de Sá Fardilha a appelé une « intention encomiastico-généalogique délibérée », et qu’il a décrite dans le cas de Bastião de Sá et de sa famille, les Sá de Meneses39. On pourrait étendre cette analyse au personnage de Lourenço Pires de Távora40 et surtout à la famille de Castro, représentée par trois protagonistes de premier plan dans le récit : João de Castro et ses deux fils, Fernando et surtout Dom Álvaro qui, dans les mêmes années, s’efforçait d’obtenir la reconnaissance de la Couronne41.
25L’inclusion des membres les plus illustres de la famille Corte-Real au sein de cette noblesse militaire triomphante relève de la même logique. Au chant XX, le poète rapporte l’épisode fondateur du nom glorieux de sa famille : son ancêtre Vasqueanes, en défendant l’honneur de la cour portugaise contre des chevaliers étrangers — plusieurs versions se font concurrence quant aux détails —, fut en récompense baptisé par le souverain du nom de Corte-Real42. Un second épisode narre la prouesse d’un autre membre de la famille contre les Maures et lui attribue la mort du Barraxe, Alí Ibn Ráxede, à Arzila en 1495. Peut-être s’agit-il du fils du précédent, João Vaz, l’arrière-grand-père de Jerónimo (SCD, XX, vv. 559‑571). Corte-Real se fait donc l’héritier d’une chevallerie méritante et qui ne reçut pas de la Couronne les récompenses que justifiaient ses services dans les confins — en l’occurrence nord-africains — du royaume43.
Les vétérans des guerres du Chili
26Comme la plupart des conquêtes américaines, celle du Chili fut, bien plus qu’une entreprise d’État, la conjonction de la multitude des intérêts privés des Espagnols qui tentèrent leur chance en Amérique. Ils appartenaient le plus souvent à une hidalguía pauvre qui avait investi patrimoine et force guerrière dans l’espoir d’une rétribution en terres et en main-d’œuvre indigène. Dans ce système de l’encomienda, base contractualiste des rapports entre le roi et ses représentants américains, la qualité de la récompense était proportionnelle à la taille du territoire conquis et au nombre d’indigènes confiés à chaque encomendero. La faible densité des indigènes au Chili explique donc la moindre présence d’Espagnols sur un territoire d’une grande extension : le contrôle de la région en était fragilisé d’autant. Dans les encomiendas, la surexploitation de ces indigènes peu nombreux était ainsi la cause première de leur rébellion. D’autre part, ce mécanisme de répartition des terres et de la main-d’œuvre alimentait de lui-même le mouvement de la conquête : plus les soldats étaient nécessaires pour la conquête d’une terre, plus il fallait trouver de terre pour les récompenser et donc avancer, en l’occurrence, vers le sud du continent. Ainsi, l’hidalguía sans fortune n’obtenait-elle au Chili qu’une richesse relative et pauvre en prestige44.
27C’est dans ce contexte qu’il faut replacer l’écriture de La Araucana et la volonté d’Ercilla de rompre le silence dans lequel étaient tenues les prouesses de ces lointains guerriers. L’un des premiers arguments avancés dans le prologue de la première partie met précisément en rapport les acteurs de la guerre du Chili et les personnages du poème :
… me he resuelto en imprimirla [La Araucana], ayudando a ello las importunaciones de muchos testigos que en lo demás de ello se hallaron, y el agravio que algunos españoles recibirían, quedando sus hazañas en perpetuo silencio faltando quien las escriba. No por ser ellas pequeñas, pero porque la tierra es tan remota y apartada, y la postrera que los españoles han pisado por la parte del Perú, que no se puede tener de ella casi noticias45…
28Ercilla répondait à l’injonction des témoins de cette guerre — ses compagnons d’armes, donc — et à l’oubli dans lequel leurs exploits auraient pu tomber sous l’effet de la distance et des mauvaises communications entre le Pérou et l’Espagne. En faire les acteurs d’une épopée leur donnait une visibilité inédite, plus urgente encore que dans le cas du siège de Diu qui avait déjà été rapporté dans des chroniques.
29José Toribio Medina — mû par une foi aussi vaine qu’utile en la vérité du poème46 — s’est livré à la tâche titanesque de retracer la biographie des quelque cent trente personnages qui apparaissent comme compagnons d’armes d’Ercilla dans La Araucana, à partir des informaciones de servicio qu’ils adressèrent à la Couronne et des récompenses qu’ils obtinrent en retour. La lecture de ces notices révèle que près de la moitié d’entre eux sont inconnus des archives, ou bien que leur identification est trop douteuse pour autoriser à croire qu’ils aient retiré un quelconque parti de leur inclusion dans le personnel poétique de La Araucana. Mais l’autre moitié fut effectivement récompensée pour sa participation à la conquête. Des indices récurrents indiquent même que le poème était tenu pour exact par les contemporains et servit à justifier la valeur de certains témoignages devant les autorités. La licence d’impression de la Primera parte de la Araucana et le privilège signé par Antonio de Eraso définissent l’œuvre par son contenu historique, comme « une œuvre certaine sur les guerres et la découverte du Chili… » (fos 2ro‑vo et 3ro‑vo). Dans son approbation, Juan Gómez de Almagro — « Capitaine de sa Majesté », protagoniste de l’épisode « de los catorce de la fama » (chant IV), et jouissant de la double autorité de soldat et de témoin —, abonde en ce sens et souligne l’exactitude du poème, tant pour les choses de la guerre que pour la description des terres et de leurs habitants : « … en lo que toca a la verdad de la historia, yo no hallo cosa que se pueda emendar, por ser como es tan verdadera así en el discurso de la guerra y batallas y cosas notables como en la discripción y sitios de la tierra y costumbres de los Indios » (AR I, fo Cc 8ro).
30Le poème servit aussi de faire-valoir aux soldats représentés, au point d’être utilisé comme preuve dans les informaciones de servicio et dans les jugements. José Toribio Medina a donné plusieurs exemples de ces usages juridiques du poème47. Il fut ainsi cité le 3 février 1618 dans un document conservé à l’Archivo General de Indias sur les états de service de Juan de Villegas48, à la question trois, qui porte sur la mort d’Alderete. L’intéressé prend même la peine d’indiquer la page de l’ouvrage (« à la page cent soixante‑quatre »), comme pour faciliter à son lecteur la vérification49. Or, cette référence est exacte et renvoie à l’édition la plus récente que ce soldat pouvait alors avoir entre les mains : la Primera, segunda, y tercera parte de la Araucana de D. Alonso de Ercilla y Zúñiga… imprimée « En Madrid, En casa de Juan de la Cuesta. A costa de Miguel Martínez », « Año 1610 », où les trois octaves du chant XIII consacrées au dernier voyage de Jerónimo de Alderete apparaissent au folio X4ro-vo, effectivement numéroté 164. Autant d’indices de ce que « le système énonciatif qui liait la composition héroïque aux conditions matérielles de bataille, à l’autorité du témoignage, parvint à produire une telle valeur symbolique pour son énoncé qu’en certaines occasions elle semble avoir eu une valeur légale50 ». La lecture « véridique » ou « légaliste » de La Araucana est en effet l’une des lectures possibles qu’Ercilla inscrit et soutient dans son texte et dans le paratexte qui l’accompagne. Elle repose bien sûr sur le pouvoir de persuasion de l’écriture héroïque de l’histoire, dont on trouve un autre exemple — bien qu’intimement lié à la fiction épique, cette fois — dans l’épisode des Douze d’Angleterre des Lusiades : ces douze chevaliers portugais partis défendre l’honneur de douze demoiselles anglaises, dont Manuel de Faria e Sousa et Hernani Cidade défendaient l’authenticité historique51.
31Comme Corte-Real, quoique suivant un procédé textuel bien différent, Ercilla s’incluait dans cette représentation prestigieuse comme le protagoniste de nombreux épisodes guerriers à partir de la Seconde partie de la Araucana, alors qu’aucune chronique contemporaine ne fait état de sa participation aux combats52. C’est ainsi sur son propre poème, redoublé plus tard par l’éloge de Mosquera de Figueroa, qu’Ercilla fondait le prestige militaire dont il espérait obtenir récompense.
32Dans leurs récits des guerres coloniales, Ercilla et Corte-Real mirent donc leur plume au service de groupes de militaires souffrant du peu de visibilité des services lointains qu’ils avaient rendus à la Couronne : des franges modestes de la noblesse, dans le cas de l’Inde, ou de l’hidalguía, dans le cas du Chili. Cette visibilité poétique nouvellement acquise servait les aspirations sociales de ces groupes militaires en même temps que celles des deux poètes.
S’autoriser d’un héros : Álvaro de Bazán
33Pourtant, il serait faux de dire que les héros représentés et pour lesquels le récit prend parti appartiennent toujours à cette noblesse de second rang en mal de reconnaissance. À plusieurs reprises, Corte-Real et Ercilla recoururent à des militaires de premier rang de la monarchie dont ils mirent en avant, comme le faisaient les chroniqueurs, les actions d’éclat. Le cas d’Álvaro de Bazán à la bataille de Lépante reçoit ainsi l’attention des deux poètes.
34Dans la Victoire de Lépante, Corte-Real mentionne de très nombreux personnages, suivant en cela les chroniques qui, écrites très peu de temps après la victoire, présentent de longues listes de militaires en charge du commandement. L’action d’Álvaro de Bazán, capitaine des galères de Naples, véritable héros et second de Don Juan d’Autriche, était un autre motif caractéristique de l’historiographie espagnole53. Marco Antonio Arroyo54 et avant lui Fernando de Herrera lui accordaient une attention marquée :
… al marqués de Santa Cruz, por parecer y confesión de todos, se le debe atribuir mucha parte de la victoria, porque socorrió a la real [la galera real] y en muchas partes con grandísimo valor, cumpliendo con el cargo que tenía y con la confianza que don Juan de Austria hacía de él55.
35Corte-Real développa largement les mérites du héros espagnol. Dès le chant XII, il montre le rôle privilégié que tint le commandant de l’arrière-garde, présenté comme le second et presque l’ombre de Don Juan d’Autriche. Il lui adresse même, au moment de la dernière description de l’ordre dans lequel l’armada se dirigeait vers la flotte ennemie, quelques vers en forme d’invocation épique :
No penséis, Marqués mío, que de vuestra
virtud me olvido ya, que si callase
lo que se debe a vos, la inmortal fama
dirá por sus mil bocas vuestros hechos.
(VL, XII, vv. 701-704, fo 167vo)
36Au passage, Corte-Real a soin de rappeller la gloire dont jouissait Santa Cruz (« la verdad notoria al mundo, / de vuestro grand valor y fortaleza », VL, XII, vv. 707-708). Un peu plus loin, il justifie le retard avec lequel celui-ci rejoignit la flotte — sur les ordres de Don Juan, il avait pris en chasse un navire espion (XII, vv. 753‑784) —, et en profite pour vanter le zèle du marin. Surtout, l’action de Bazán est à plusieurs reprises mise en parallèle de celle de Don Juan. Après avoir inspecté ses troupes, le marquis leur adresse une harangue, rapportée au discours direct, qui sera la dernière avant le début de la bataille et succède à celle du fils de Charles Quint. Son action au combat ne dément pas la valeur dont il faisait preuve en paroles. Trois fois, Corte-Real lui applique des comparaisons animalières impressionantes — « como ceñudo Toro » (XIII, v. 702), « cual oso en la montaña acometido / por la canalla rústica aldeana » (XIII, vv. 722-723), « bien así como cuando azor ligero… » (XIV, v. 767). Les deux dernières apparitions du marquis dans le texte le montrent aux côtés de Don Juan d’Autriche dont il partage le triomphe. Les navires de Don Juan, de Gian’Andrea Doria, de David Imperial, d’Alonso de Bazán (un parent d’Álvaro) et du marquis de Santa Cruz se livrent à une élégante course, à la poursuite des fuyards turcs. Les galères des deux militaires espagnols atteignent leur but ensemble, dans une complicité qui place Bazán en position de second de Don Juan. Dans le défilé triomphal du chant XV, enfin, la Lupa, la galère de Bazán, suit celle de Don Juan tandis que Triton, accompagné de sa conque, chante « le courage et la vertu du brave Bazan » (XV, v. 208). C’est encore comme second de Don Juan que Calliope l’inscrit sur le monument qu’elle grave à la mémoire de l’événement :
Puso en la principal parte del templo,
que a la inmortalidad es dedicado,
unas latinas letras de bruñido
oro que dicen: «Juan ínclito de Austria».
Y luego abajo del Príncipe invicto,
con letras de un azul ultra marino,
de plata perfiladas, puso el nombre
de aquel Bazán, Marqués tan señalado.
Puso más por sus grados allí escritos
con letra de colores varïadas,
los más nombres de aquellos valerosos
ilustres y prudentes capitanes.
Puso los caballeros, y los fuertes
soldados que más se han aventajado,
mas solo el general doradas letras,
y el marqués perfiladas las tenían…
(VL, XV, vv. 485-500, fo 216ro)
37Le monument recense, comme le fait le poème, les héros de la bataille et les ordonne en fonction de leur mérite au combat. Par deux fois, il est précisé que Don Juan et Álvaro de Bazán tiennent le premier rang, comme l’indiquent les couleurs or et bleu-argent qui leur sont respectivement attribuées.
38Corte-Real avait tout à gagner à glorifier ainsi l’amiral espagnol. Tout en s’attirant ses faveurs, il rappelait au roi et à l’ensemble de ses lecteurs son illustre ascendance espagnole puisqu’il appartenait à la famille de Bazán par sa mère, Brites de Mendoza, et qu’il partageait avec le marquis de Santa Cruz un ancêtre commun, Pedro de Bazán, vicomte de Valduerna. Au chant XII, dans l’apostrophe qu’il adresse à Don Álvaro, il rappelle ainsi être « issu de votre sang » (VL, XII, v. 705).
39De la même façon, un autre militaire espagnol, Francisco de Mendoza, permet à Corte-Real de mettre en valeur une autre grande famille de la noblesse espagnole avec laquelle il était apparenté :
Ves el mancebo hermoso, que las armas
rotas tiene, abolladas y sangrientas:
Don Francisco su nombre es de la sangre
ilustre y tan antigua de Mendozas.
Íñigo López fue, Mendoza el padre,
Doña Maria56la madre generosa,
De Bazanes insignes derivada,
Y de estos dos nascido el fuerte mozo.
(VL, IV, vv. 393-399, fo 58)
40En développant les ascendants du militaire, Corte-Real mentionne l’alliance des deux familles dont il est lui-même issu, les Mendoza et les Bazán. María de Bazán et Íñigo López de Mendoza étaient, fort opportunément, ses grands-parents maternels, et le Francisco de Mendoza mort à Lépante, son oncle. Il s’agit, là encore, de la stratégie d’autopromotion familiale et aristocratique mise en évidence plus haut.
41Or, Ercilla, dans un bref récit prophétique de Lépante, au chant XXIV de La Araucana, trouva lui aussi l’occasion de donner une place particulière au marquis de Santa Cruz. Ce dernier clôt l’énumération des hauts faits de trois militaires espagnols mis en avant comme dans trois plans rapprochés successifs, après Luis de Requesens et le comte de Pliego. Plus de deux octaves lui sont consacrées, le montrant au secours de la galère royale encerclée par les ennemis (AR II, XXIV, 65-67). C’était là la traduction poétique non seulement d’un topos de l’historiographie espagnole, mais aussi de la proximité du poète avec l’entourage andalou d’Álvaro de Bazán. Fernando de Herrera publia sa Relacion de la guerra de Cipre, y suceso de la batalla naval de Lepanto un an après la bataille, préfacée par Cristóbal Mosquera de Figueroa. Ce dernier fut précisément l’auteur de l’éloge à Ercilla publié dans la troisième partie de La Araucana. Il avait été auditeur des galères d’Álvaro de Bazán lors de l’expédition aux Açores à laquelle Ercilla prit part pendant la guerre de succession portugaise. Le poète avait lui aussi des motifs personnels pour rechercher le soutien du puissant marin, puisque sa femme, María de Bazán, lui était apparentée. Or, Herrera et Mosquera comptaient parmi les poètes sévillans les plus réputés, proches de l’humaniste Juan de Mal Lara57. C’est précisément la Relation de Herrera qui fournit à Corte-Real sa principale source. L’auteur des annotations de la poésie de Garcilaso — pour lequel Ercilla rédigea une approbation58 — était aussi admirateur de la poésie de Camões, à qui il dédia l’élégie « Si el grave mal que el corazón me parte », probablement écrite avant la publication des Lusiades59. On peut aussi supposer qu’il emprunta à Corte-Real la comparaison du cèdre du Liban, dans la Victoire de Lépante, que l’on retrouve, avec des échos textuels significatifs, dans la chanson « Voz de dolor y canto de gemido »60. Parmi les auteurs de poèmes d’éloges à la Victoire de Lépante, on compte un « Fernando Enríquez », dont le sonnet fut ajouté pour l’édition lisboète de 1578. Il pourrait s’agir de Fernando Enríquez de Ribera (1564-1590), marquis de Tarifa, à qui Fernando de Herrera venait de dédier un recueil de poésie61. Les poètes sévillans proches de Mal Lara avaient en effet coutume de se réunir dans son palais, la Casa de Pilatos, et Corte-Real aurait pu vouloir se gagner les faveurs d’un mécène jeune et prometteur, en même temps qu’il tirait parti des exploits d’un héros proche du monde des lettres62. Jerónimo de Osório, évêque de Silves, qui passa par Séville au cours de la décennie de 1570, pourrait avoir contribué à tisser ce lien luso-andalou63. Il semble ainsi que Corte-Real et Ercilla aient pu partager non seulement un héros, mais aussi un mécène ou du moins une proximité importante avec les poètes sévillans dont il était proche.
42La situation des poètes par rapport à leurs personnages permet de dégager un point commun : partageant les revendications des soldats de second rang, qui cherchaient à être récompensés pour leurs services rendus à la Couronne, ils s’autorisaient aussi de héros aristocrates et eux-mêmes favorisés par le roi. C’est donc dans cet espace social intermédiaire, entre les soldats de la petite noblesse en mal de reconnaissance et le roi et ses plus fidèles représentants, que se positionnent les poètes.
III. — Stratégies de légitimation individuelles
43L’épopée, genre noble, dédié au roi, impliquait de la part du poète un ethos noble, à son tour susceptible d’ennoblir les poètes. Ces derniers n’appartenaient en effet pas directement à la haute noblesse, qui pratiquait plus volontiers la poésie lyrique. Ils se situaient plutôt au contact de l’aristocratie mais sans y appartenir, entre la noblesse de second rang ou les cadets de famille. Entre son mariage, en 1561, et la publication de son premier poème, en 1574, Corte-Real ne rendit aucun service à la Couronne et ne s’illustra ni à la guerre ni à la cour. Ercilla, à son retour du Chili où il avait combattu pour Philippe II après l’avoir servi comme page, peina à obtenir le bénéfice d’une encomienda et retira de ses services un faible gain matériel et symbolique. La plume leur offrait donc pour prospérer une voie alternative à celle des armes. Tous deux choisirent aussi des sujets historiques récents voire d’actualité. Pourtant, en dépit de cette convergence importante, les deux poètes disposaient d’une légitimité différente pour justifier leur démarche et autoriser leur récit.
44Si Ercilla garantissait l’historicité de son récit par son statut de témoin des guerres du Chili, cet argument manquait à Corte-Real, dont aucun document n’atteste qu’il quittât jamais le Portugal. Ercilla avait été formé à l’école royale des jeunes pages de Philippe II, de l’humaniste Juan Calvete de Estrella, recevant ainsi, bien que tardivement, un enseignement fondé sur l’apprentissage du latin et une culture nobiliaire qu’il sut mobiliser à son retour à Madrid64. Corte-Real, au contraire, mit en avant une érudition poétique beaucoup plus étendue, en mobilisant les classiques dont il s’était imprégné et en vantant son habileté de peintre et d’enlumineur de ses propres poèmes. Le réseau d’amis, de pairs et de relations mondaines déployé par les deux poètes dans les paratextes de leurs ouvrages est lui aussi bien différent65. Corte-Real réunit les poèmes d’éloges de quelques-uns des poètes les plus connus de son temps, renommés à la cour de Lisbonne et associés à la pratique moderne de la poésie italianisante. Il rappelle aussi ses alliances avec les plus grandes familles de l’aristocratie portugaise et espagnole. Dans son épître à Francisco de Sá de Meneses, il sollicite pour le Siège de Diu le patronage d’un puissant poète et mécène de l’entourage du roi, avec lequel il est apparenté par sa femme. Dans le prologue de la Victoire de Lépante, il rappelle opportunément qu’il descend des grandes familles espagnoles de Bazán et de Mendoza. À rebours de ces amitiés aristocratiques, Ercilla s’entoure dans un premier temps de personnages peu connus mais qui, tous, revendiquent leur condition de soldats.
45Deux postures s’opposent : alors que Corte‑Real se donne l’image d’un aristocrate érudit, Ercilla met en avant sa stature de soldat au service du roi. Le tableau 3 synthétise ces deux stratégies de présentation ; chaque facteur de légitimité mis en scène y est marqué en grisé.
Tableau 3. — Stratégies de légitimation d’Ercilla et de Corte-Real
Rapport au sujet | Formation | Service du roi | Sociabilité | |||||||
histoire récente | école royale | érudition poétique | pratique artistique | témoin | page | soldat | poètes de la cour | aristocrates | soldats | |
Ercilla | ||||||||||
Corte-Real |
46Cette opposition initiale est cependant rendue plus complexe par l’évolution de la pratique poétique et des stratégies de présentation des deux poètes au cours de leur œuvre. Progressivement, chacun chercha à combler ce qui pouvait sembler une illégitimité au regard du bagage social et poétique de l’autre. J’entends par là non pas qu’ils se positionnèrent effectivement l’un par rapport à l’autre — du moins il est difficile de le démontrer de façon systématique — mais que chacun incarnait un type de légitimité dont l’autre cherchait à se parer à son tour. On est bien ici « à la cheville de l’individuel et du collectif66 » dans la mesure où ces deux postures se construisent en regard. Plusieurs tentatives de forger un facteur de légitimité nouveau se dégagent de cette comparaison : Ercilla s’entourant progressivement d’admirateurs aristocrates au lieu de militaires ; Corte-Real s’inventant comme témoin du Siège de Diu ou comme poète-soldat. Le croisement des stratégies de légitimation des deux auteurs fait ainsi apparaître l’imitation de certains facteurs que les poètes voyaient comme les attributs nécessaires de la figure du poète héroïque. Pour terminer ce chapitre, nous nous intéresserons à la première de ces deux stratégies : la recherche par Ercilla d’une caution aritocratique pour son poème, élément dont Corte-Real bénéficiait d’entrée de jeu. Pour aborder la seconde — l’imitation par Corte-Real d’un ethos de poète-soldat et de poète témoin — il nous faudra faire un détour, dans le chapitre suivant, par la question générique. Nous y aborderons les rapports entre historiographie et épopée, toujours au prisme des stratégies de légitimation.
Jerónimo Corte-Real, courtisan érudit
47Le manuscrit du Siège de Diu, adressé à Dom Sébastien, s’ouvrait par de nombreux poèmes d’éloges, placés avant la dédicace et le prologue. Leurs auteurs étaient, pour la plupart, des poètes proches du célèbre Francisco de Sá de Meneses. Mécène et poète, Sá de Meneses se trouvait au cœur d’un réseau de gentilshommes lettrés, liés par la pratique de la poésie italianisante qu’il avait contribué à diffuser en langue portugaise, à la suite de Sá de Miranda (1487‑1558)67. Corte-Real faisait partie de ce groupe et affichait cette affiliation symbolique en tête de son volume. António Ferreira, Pero de Andrade Caminha et Diogo Bernardes, qui, comme Corte-Real, avaient échangé des épîtres poétiques avec Sá de Meneses, composèrent chacun un poème d’éloge dans le manuscrit du Siège de Diu. Ils étaient les représentants les plus renommés d’une « seconde génération de poètes mirandiens68 », réunis par le service de la Maison du roi et par leur fidélité au magistère poétique de Sá de Miranda. De ce cercle sortiraient plusieurs auteurs de poésie épique. António Ferreira venait sans doute de rédiger l’História de Santa Comba dos Vales69 ; Francisco de Andrade avait déjà commencé la composition du Premier siège de Diu70 ; Luís Álvares Pereira, auteur du premier poème du volume, publierait vingt ans plus tard l’Elegíada (Lisbonne, Manuel de Lira, 1588)71. L’ensemble de ces compositions forme un paratexte érudit de quinze compositions, parmi lesquelles cinq épigrammes latines, quatre épigrammes et six sonnets portugais72, dont les auteurs étaient soit eux-mêmes nobles, soit bien intégrés à la cour de Dom Sébastien.
48Dans la Victoire de Lépante, où la présentation du poète répondait à d’autres enjeux politiques et courtisans, Corte-Real se mettait en scène comme un poète bilingue, appartenant à la fois au prestigieux cercle des poètes mirandiens de Lisbonne (comme il l’avait fait dans le Siège de Diu) et aux élites luso-espagnoles des cours de Madrid et de Lisbonne. Dans la version imprimée de 1578, il avait inclus deux nouveaux poèmes. En première position se trouvait un sonnet en castillan de « Fernando Enríquez » que l’on peut lire comme le signe d’un rapprochement avec les poètes andalous proches du marquis de Santa Cruz. En cinquième position, avant le poème latin de Luís Franco, apparaissait aussi un sonnet en italien de Girolamo di Franchi Conestaggio. Corte-Real témoignait donc cette fois de son intégration dans des cercles de poètes et de courtisans cosmopolites, entre Lisbonne, Séville et la cour de Madrid.
Alonso de Ercilla, soldat et aspirant aristocrate
49Ercilla ne bénéficiait pas d’une telle inscription dans une sociabilité de poètes et d’aristocrates cosmopolites. Le paratexte de la première partie de La Araucana ne comporte pas de vers d’éloge de poètes connus comme tels. C’est le lien au roi, soigneusement exposé dans la dédicace initiale à Philippe II, qui ouvre le poème. Immédiatement après suit l’exposé par le poète de son projet, dans le prologue au lecteur et dans la « déclaration de quelques-unes des choses de cette œuvre », qui introduisent directement la matière du poème. C’est entre cette table initiale et le début du chant I que sont enfin placés deux sonnets d’éloges liminaires. Trois autres poèmes — deux quintillas et un sonnet — figurent à la fin du volume. Juan Fernández de Liébana, Francisco Ramírez de Mendoza, Cristóbal Maldonado, Diego de Morillas Osorio et Pedro de Cárdenas, les auteurs de ces cinq poèmes, n’étaient guère connus en leur temps. Maldonado avait été compagnon de route du poète au Chili73. Comme le capitaine Juan Gómez, auteur de l’approbation qui figure à la fin du poème, il autorisait la publication par son statut de vétéran des guerres coloniales. Seul Ramírez de Mendoza faisait, peut-être, partie de la noblesse. Les quatre autres étaient vraisemblablement des hidalgos ou des letrados au service de la Couronne74. Sans doute l’extraction relativement modeste de ces premiers commentateurs reflétait-elle la sociabilité d’Ercilla quelques années après son retour à Madrid75. L’humilité de ces paratextes, qui tient à l’absence de membres de l’aristocratie et de poètes contemporains, contraste avec le succès immédiat que l’on prête d’ordinaire au poème. Or, ces paratextes furent maintenus tels quels dans les trois éditions suivantes de la Première partie et dans plusieurs éditions de la Seconde76. Seul un sonnet de Simón de Portonariis, l’éditeur, fut ajouté dans l’édition de 1574 (fo ††4ro). Dans un premier temps, Ercilla fit donc valoir son appartenance à la société militaire et lettrée pour promouvoir son poème, peut-être dans l’intention de s’adresser spécifiquement à un public de soldats. Réparer l’« outrage » que le « perpétuel silence » quant à leurs exploits faisait aux vétérans des guerres du Chili est d’ailleurs le premier argument qu’invoque Ercilla dans le prologue de la première partie pour justifier sa publication (AR I, fo 6ro).
50En comparaison, les paratextes de l’édition de la Seconde partie de la Araucana montrent que l’œuvre avait gagné des lecteurs et admirateurs nobles. La première édition de 1578, in-octavo (puis celles de 1582-1583 et de 1586, qui en dérivent), ajoutait aux poèmes d’éloges de la première partie ceux de deux militaires aristocrates, personnages de premier plan de La Araucana : García Hurtado de Mendoza, chef militaire d’Ercilla au Chili, et son frère, Felipe Hurtado de Mendoza. Jusqu’ici, les personnages du poème et ceux qui en faisaient l’éloge coïncidaient, et l’ennoblissement de la fortune du poème restait parfaitement en accord avec son ancrage dans une sociabilité militaire. Mais dans d’autres éditions de la Seconde partie cette présence aristocratique s’amplifie dans les paratextes. L’exemplaire de l’édition in-octavo de 1578 conservé à l’Escorial présente, outre les poèmes de García et Felipe Hurtado de Mendoza, un sonnet inédit du duc de Medinaceli, Juan de la Cerda y Portugal. Ce dernier sonnet constitue le seul paratexte d’éloge de l’édition de 1578 in-quarto, édition très soignée et qui fut largement diffusée. L’entrée en fonction d’Ercilla comme examinador de libros pour la Couronne, juste après la parution de la Seconde partie, témoigne sans doute aussi de l’autorité qu’il avait acquise comme poète. En 1580, il approuva ainsi la publication de deux œuvres lyriques de première importance : le commentaire de Fernando de Herrera aux œuvres de Garcilaso de la Vega (Séville, Juan de la Barrera) et le Thesoro de varia poesía de Pedro de Padilla (Madrid, Francisco Sánchez)77.
51Le paratexte de la Troisième partie du poème, à partir de 1589, marque une rupture nette dans la sociabilité dont le poète prétendait s’entourer. On n’y retrouve aucun des poèmes des publications antérieures et aucun des auteurs des nouveaux poèmes n’est lié au monde des armes et de la guerre. Il s’agit, au contraire, d’aristocrates (Juan Téllez Girón, marquis de Peñafiel et deuxième duc d’Osuna78, la baronne Leonor de Icis79, Isabel de Castro y Andrade, comtesse d’Altamirano, galicienne d’origine80) et d’un universitaire (Jerónimo de Porras, docteur et détenteur d’une chaire de l’université d’Alcalá81). S’ajoutait à ces poèmes un véritable « éloge » du poète, composé en prose par Cristóbal Mosquera de Figueroa (AR III, fos §§5ro-§§§§7ro). Ercilla mérita même les éloges d’un poète épique contemporain. Dans l’édition de la Troisième partie à Madrid en 1589, figure un sonnet, absent des éditions suivantes, signé par Martín Bolea y Castro, comte des Almunias, baron et seigneur possédant des terres dans la région de Saragosse, neveu du poète Jerónimo de Urrea et surtout auteur lui-même de deux épopées parues en 1578 : Las Lágrimas de San Pedro (Lérida, Miguel Pons) et l’Orlando determinado (Lérida, Miguel Prats et Saragosse, Juan Soler).
52Le glissement progressif de la société affichée dans les paratextes de La Araucana, de soldats et serviteurs du roi, à des appuis plus aristocratiques, féminins et poétiques, suppose qu’Ercilla révisa sa stratégie de légitimation initiale. Être lu et appuyé par les protagonistes de son poème, parfois de simples soldats des guerres chiliennes, n’était pas suffisant. La recherche d’une caution aristocratique participe de l’ascension d’Ercilla dans la société madrilène, parallèlement au développement de sa pratique poétique.
53Ercilla et Corte-Real choisirent des sujets héroïques très proches qui leur permettaient d’appuyer leur propre légitimité sur celle des acteurs militaires des « guerres de la poudre » aux confins des monarchies espagnole et portugaise. Les soldats, parfois aristocrates selon la sociologie des guerres narrées, étaient ainsi mis en scène à la guerre sous les yeux de leur souverain et de leurs pairs. En montrant certaines actions guerrières, le poème héroïque entendait jouer un rôle dans l’exercice de la justice et de la rétribution des soldats, au premier chef dans les zones moins valorisées des confins de la monarchie. La représentation héroïque de certains nobles — le marquis de Santa Cruz à propos de la bataille de Lépante, par exemple — révèle quant à elle la recherche d’une caution aristocratique du texte dans une perspective plus strictement panégyrique. Santa Cruz, qu’il ait été ou non le mécène des deux poètes, figure dans leurs épopées comme source de prestige et signe de reconnaissance auprès d’une sociabilité poétique andalouse puissante.
54Pourtant, malgré ces convergences, Ercilla et Corte-Real adaptèrent leur projet épique à des stratégies bien distinctes d’ascension sociale. Corte-Real apparaît dans ses poèmes comme un aristocrate érudit, capable de la sprezzatura de l’homme du monde, tandis qu’Ercilla met en avant son action de soldat et les services qu’il rendit à la Couronne. Les arguments avancés par les poètes pour fonder leur légitimité littéraire sur une légitimité sociale sont ainsi différents dans les deux cas. Il n’est cependant pas inutile de les confronter : leur superposition révèle des mécanismes de compensation, par lesquels les poètes tâchèrent d’amender une illégitimité ponctuelle. Les poèmes d’éloges placés à l’appui du texte constituent un lieu d’autorisation symbolique des poèmes, qui nous renseigne à la fois sur la sociabilité dans laquelle les auteurs cherchaient à se placer et sur l’évolution de leurs stratégies de légitimation au fil de leur production héroïque. Corte-Real se présenta d’abord comme poète moderne en s’entourant des poètes italianisants du cercle « mirandien », très prestigieux à la cour de Lisbonne, ou en utilisant des courtisans issus des élites bilingues luso-espagnoles pour diffuser sa poésie en Espagne ou en langue espagnole. Ercilla suivit une trajectoire différente : alors qu’il s’était au départ affiché dans une sociabilité de soldats et de serviteurs lettrés de la Couronne, il chercha progressivement une caution aristocratique pour son poème — une évolution consommée dans la Troisième partie de la Araucana. Ces deux trajectoires résonnent l’une par rapport à l’autre en bonne part parce qu’elles partageaient le même espace concurrentiel dans la République des Lettres. Avant d’observer cette concurrence à l’œuvre dans le poème, il faut insister sur le volet générique de la légitimation de l’épopée : celui qui la confronte au genre voisin du récit d’histoire en prose.
Notes de bas de page
1 Alves, 2010, p. 162. Camões voyagea en Inde entre 1553 et 1569.
2 Sur la notion de stratégie définie par la sociologie de la littérature, voir la définition proposée par Paul Aron (2002, pp. 567‑568), et les travaux d’Alain Viala (1990 et 1985). L’application à un corpus du xvie siècle de la notion de légitimité, établie à partir des travaux de Bourdieu sur la « culture légitime », se révèle féconde (Bourdieu, 1979). En effet, la porosité entre les valeurs partagées par les poètes et celles du contexte socioculturel de leur temps implique de penser les valeurs légitimes non pas comme internes à un champ littéraire constitué, comme c’est le cas pour l’époque contemporaine, mais bien comme une réélaboration de celles de groupes sociaux dont les poètes dépendaient : leur dédicataire, leurs lecteurs, les poètes de leur temps Sur la notion de champ littéraire, voir l’article fondateur de Pierre Bourdieu, 1991, pp. 3‑46. Sur l’autonomisation progressive du champ littéraire à l’époque moderne, voir Viala, 1985 et Id., Moriarty, 2006, pp. 80‑93.
3 Meizoz, 2007, p. 17. La notion de « posture » en sociologie a été appliquée aux études littéraires par des critiques tels Starobinski, 1970 ou Viala, 1990. Pour une synthèse sur cette notion qui explicite en particulier les rapports entre la notion d’ethos et de posture, entre posture et champs, et entre posture et stratégie, voir Viala, en ligne.
4 Cité dans Corte-Real, 1998, p. xix.
5 « S’il avait existé un Mécène espagnol, nous n’aurions alors pas manqué d’un nouveau Virgile pour chanter les hauts faits de Bernardo del Carpio ni les exploits plus grands encore du Cid, ni ceux, non moins dignes de mémoire, du comte Fernán González » (Diego Núñez Alba, Diálogos de la vida del soldado, « Libros de antaño », XIII, pp. 262‑263, cité par Chevalier, 1976, pp. 114‑115).
6 Galand-Hallyn, Deitz, 2001, p. 535, citant l’Art poétique d’Horace, vv. 89-91.
7 Voir López Pinciano, Philosophia antigua poética : « … la epica con la trágica conviene en la cosa que es imitada, porque la una y la otra imitan personas heroicas, no obstante que la épica las ama buenas, y la trágica, ni buenas ni malas » (« … l’épopée s’accorde avec la tragédie en ceci que toutes deux imitent de semblables objets, car l’une et l’autre imitent des personnes héroïques ; mais tandis que l’épopée aime les personnes bonnes, la tragédie les préfère ni bonnes ni mauvaises », p. 452), « que heroica también se dice porque es imitación de héroes y personas gravísimas » (« on l’appelle aussi héroïque parce qu’elle imite les héros et les personnes les plus dignes », p. 453).
8 « Nous mettons pour la quatrième [source du grand], la Noblesse de l’Expression, qui a deux parties, le choix des mots, et la diction élégante et figurée » (Boileau-Despréaux, 1942, chap. vi).
9 « … l’ornement des figures sied à la langue héroïque, à condition de n’être pas excessif, car la peinture outrée ôte sa gravité au ton héroïque, de même que l’apprêt trop ordinaire nuit aux grandes dames, qui tirent plus d’autorité d’un vêtement honnête que du maquillage et des parures frivoles. Le maquillage et l’ornement excessifs sont en effet caractéristiques du poème dit lyrique, que je comparerais volontiers à une jeune fille, à qui siéent les rubans et les robes colorées qui ne feraient pas bon effet sur une mère de famille ou une grave matrone. Telle est la poésie héroïque, épique ou l’épopée : comme l’ancêtre digne et sage, elle peut user des trois genres de termes, étrangers, métaphoriques ou composés, avec plus de droit que les autres espèces de la poésie car, comme le dit Aristote, ce mélange de termes crée la majesté et la grandeur du style, qui lui est plus nécessaire qu’à n’importe quelle autre espèce de la poétique » (López Pinciano, Philosophia antigua poética, pp. 480‑481).
10 J’emprunte l’expression à Davis, 2000, pp. 26‑29.
11 « Depois que De[u]s (quase milagrosamente) nos fez mercê do desejado e ditoso nascimento de V.A. vimos sempre inclinar-se a cousas árduas, graves, e belicosas, isto me moveu a escrever este sucesso do segundo cerco de Diu… » (SCD, fo A2vo).
12 Il l’expose encore de manière insistante dans le prologue de la Seconde partie (« … como en mí no hay parte que no esté ofrecida a V. M., como a fin donde todos los míos van enderezados, oso ponerle delante este pequeño tributo. Suplico a V. M. se sirva de mi trabajo, pues no puedo quedar satisfecho de él hasta que V. M. le dé por bueno, dejándome remunerado con aceptarle, y la obra amparada y defendida de las objeciones que se le podían poner », « … comme il n’est rien de ma personne qui ne s’offre à Votre Majesté — le but vers lequel tendent toutes mes actions —, j’ose vous présenter ce modeste tribut. Je supplie Votre Majesté d’agréer ce travail, car je ne saurais m’en satisfaire sans que vous le teniez pour bon, et je recevrai le meilleur des salaires si vous l’acceptez et si l’œuvre trouve auprès de vous la protection et le secours face aux objections qu’on aurait pu lui adresser », AR II, fo A4vo). Celui de la Troisième partie propose l’œuvre à Philippe II en des termes bien plus généraux, comme sans véritablement croire à son intérêt : « Como todas mis obras de su principio están ofrecidas a V. M., esta, necesitada, acude al amparo que ha menester, suplico a V. M. sea servido de pasar los ojos por ella, que, con merced tan grande, demás de dejarla V. M. ufana, quedará autorizada y segura de que ninguno se le atreva » (« Toutes mes œuvres étant, depuis leur origine, dédiées à Votre Majesté, celle-ci recherche avec la même nécessité la protection dont elle a besoin ; je supplie donc Votre Majesté de vouloir bien y jeter le regard pour que, par une grâce si grande, en plus de la combler de fierté, Votre Majesté l’autorise et l’assure contre quiconque oserait s’en prendre à elle », AR III, fo ¶¶¶2ro).
13 C’est l’hypothèse défendue par Checa Cremades, 1987, reformulée en des termes plus politiques en 1999, en particulier dans le chapitre « La imagen romana de Carlos V » (Id., 1999, pp. 113‑255).
14 Ibid., pp. 199‑202.
15 Édouard, 2005.
16 Chevalier, 1966.
17 Garrett, 1973, chants VII et VIII.
18 Martínez, inédite, p. 158. Une anecdote montre que les poètes n’étaient pas si familiers du souverain qu’on le prétend parfois. Alors qu’un jour, la parole manquait à Ercilla impressionné à la vue de Philippe II, ce dernier lui aurait ordonné : « Parlez-moi par écrit » (Bouza, 2008, pp. 273‑274). L’anecdote figure, entre autres, chez Mello, 1786, pp. 189-190. C’est bien à l’écrit que semblait fonctionner le rapport au souverain dans ces deux poèmes, et pour des motifs littéraires.
19 Je remercie vivement Michelle Szkilnik d’avoir attiré mon attention sur ce point et des précieuses informations qu’elle a partagées avec moi à ce sujet. Elle prépare actuellement une étude sur la réception du Jouvencel dans laquelle on trouve de solides arguments en faveur de la donation des deux volumes par Ercilla, ainsi qu’une étude convaincante des convergences entre le poèmes de Jean Bueil et La Araucana.
20 L’hypothèse est démontrée par Alves, 2001.
21 C’est le titre de la première partie de l’ouvrage de Cogitore, Goyet, 2001, pp. 19‑78.
22 Alves, 2001, pp. 1-137 a montré le rapport entre ces textes et le discours épique au Portugal dans la seconde moitié du xvie siècle.
23 Chevalier, 1976, pp. 120‑137.
24 Martínez, 2011.
25 Vega Ramos, 2010, pp. 122-123.
26 Sur l’extraction sociale humble des Portugais partis vers le royaume de l’Inde, voir les travaux de Costa, 2000, pp. 13-51, et Id., 2003, pp. 213-231. On dit souvent au Portugal, en manière de plaisanterie, qu’à peine passé le cap de Bonne-Espérance, les soldats en partance pour l’Inde se donnaient le titre de gentilshommes (fidalgos).
27 Matos, 1992, pp. 90‑97.
28 Curto (1998, pp. 434‑454) montre la lutte des particuliers pour la reconnaissance de leurs mérites dans l’expansion africaine.
29 « Répartir les grâces de manière égale est chose nécessaire, car on se plaint plus volontiers de ce qui doit être accordé à autrui que de ce qu’on se voit refuser à soi-même. Ainsi, on peut encore souffrir de voir certains prospérer grâce aux protections et aux bienfaits, mais il est intolérable aux yeux de qui a servi à la guerre, a versé son sang, dépensé sa fortune, perdu son frère et son père, de voir récompenser bien plus généreusement que lui celui qui jamais n’a quitté le royaume » (Barbosa Machado, 1736, t. II, chap. xviii, p. 260).
30 Cruz, 2006, p. 168.
31 Barbosa Machado, 1736.
32 « Meu nome sempre foi Merecimento, / Por mim vinham mercês, por mim se dava / Toda a honra e favor aos fortes braços, / Que as vidas arriscam aos perigos. / Isto se costumava nas idades / Antigas, e douradas; mas já agora / Sou pouco conhecido, porque os homens / Por um baixo interesse me deixaram » (SCD, XX, vv. 226-233, p. 389).
33 Alves, 2001, p. 528. Pour l’analyse de l’allégorie du Mérite, voir pp. 528‑530 ; sur la fonction du velho do Restelo, pp. 513‑534.
34 Labrador Arroyo, 2011, p. 34.
35 Je traduis la dédicace de Damnião de Góis, De bello Cambaico Ultimo tres comentarii, fo 1.
36 García Cárcel (coord.), 2004, à propos du second prologue de Luis Marino Sículo au De Rebus Hispaniae memoralibibus : « Une idée qui traversera toute l’historiographie de la Renaissance : c’est le héros qui est l’auteur des prouesses, mais c’est l’historien qui se charge de les transmettre à la postérité ».
37 « Comme dans l’Africa de Pétrarque, on trouve ici [dans La Araucana] l’idée que le poète revêt une fonction sociale nécessaire, celle de louer les actions vertueuses comme une incitation à accomplir des exploits plus grands encore » (Kallendorf, 2007, p. 79).
38 « E trabalhei por haver à mão as mais certas e verdadeiras enformações que se poderam achar em homens de muito crédito, que ao trabalho deste cerco foram presentes. E se não nomear todos os fidalgos e soldados que neste cerco se acharam, não é a culpa minha, mas não pude haver os nomes de todos, ainda que com muita diligência o procurei » (« Je me suis efforcé d’obtenir les informations les plus certaines et les plus vraies que l’on puisse obtenir des hommes dignes de crédit qui furent présents aux dures épreuves de ce siège. Et si d’aventure je ne nomme pas tous les gentilshommes et soldats qui s’y trouvèrent, que l’on ne m’en tienne pas rigueur, car il m’a été impossible d’obtenir les noms de tous, même en les recherchant avec la plus grande diligence », SCD, ms., fo 8vo).
39 Fardilha, 2008, p. 205, cite Alves, 2001, p. 396 : « … plus que lui-même, le soldat représente la vertu de la famille dans le cadre de la domus sádica ».
40 Alors que le favori de Dom Henrique n’apparaît que trois fois et très ponctuellement dans le poème, son nom est deux fois accompagné d’un éloge de ses ancêtres dans le Siège de Diu (« dos Távoras illustres descendido », XVI, v. 533 ; « Sobe Lourenço Pires, dos de Távora / ilustres decendido », XVIII, vv. 102‑103). Sur le personnage et son action militaire en Afrique, voir Cruz, inédit.
41 À l’époque de la rédaction du poème, Álvaro de Castro commanda aussi en Flandres la confection des tapisseries du triomphe de Dom João de Castro, comme un moyen de rehausser le prestige de toute sa famille. Voir Paulino (coord.), 1995. Pour une biographie de João de Castro, voir l’édition de ses œuvres complètes (Castro, 1976) et Sanceau, 1978.
42 Harrisse, 1883 (pages non num., second point du premier chapitre). Dans l’introduction à son édition des œuvres de Corte-Real, Almeida rappelle que le fait d’armes est douteux puisqu’il ne se trouve dans aucune chronique antérieure aux poèmes de Corte-Real (Corte-Real, 1979, pp. VII‑VIII).
43 Dans la Victoire de Lépante les mêmes événements figurent dans le catalogue de la geste espagnole et portugaise du chant IV (vv. 548‑569), preuve que le poète les jugeait susceptibles d’éveiller aussi l’attention du roi d’Espagne.
44 Je suis ici les conclusions de l’ouvrage désormais classique de Jara, 1971, pp. 17‑43.
45 « … je me suis résolu à l’imprimer [La Araucana], poussé par les demandes pressantes de nombreux témoins qui prirent part à cette guerre et par l’affront que recevraient certains Espagnols si leurs exploits se perdaient dans un silence perpétuel, faute d’une plume pour les écrire. Non que ces exploits fussent moindres, mais parce que cette terre est si lointaine et isolée, et la toute dernière que les Espagnols ont foulée du côté du Pérou, que l’on ne trouve presque aucune information à son sujet… » (AR I, fo 5ro).
46 « Ces personnages, espagnols ou indigènes, sont-ils des créations de l’imagination d’Ercilla ? Les hauts faits qu’il leur attribue sont-ils imaginaires ou s’agit-il de faits réels ? Ce doute qui surgit dès la première lecture, et que l’on peut résoudre dans un sens ou dans un autre, revêt une importance considérable, car si l’on parvient, sur la base d’une critique fondée sur des documents authentiques, à établir la vérité historique du poème, sa valeur comme œuvre littéraire — jamais discutée au sein du genre — s’en trouvera considérablement augmentée » (Medina, 1918a, ill. XVII, p. 5).
47 Voir Medina, 1918a, ill. XIX, « Verdad histórica de la Araucana », pp. 404‑414, ici pp. 412‑413 et Manchester, 1953, pp. 48‑49.
48 « Información de méritos y servicios del capitán Juan de Villegas, de Jerónimo de Alderete y de Alonso de Reinosos », citée par Medina, 1888a , p. 473.
49 On trouve une référence du même type à l’Arauco domado de Pedro de Oña à la question 4 (ibid., p. 474).
50 Martínez, inédite, p. 113.
51 Alves, 2012a, pp. 42‑44. Ce pouvoir de persuasion de l’épopée s’observe jusqu’à une époque très récente. José Toribio Medina fonda une large part de sa biographie d’Ercilla sur La Araucana (en témoignent les nombreuses citations des passages à la première personne du poème). Quant à certaines histoires de la révolte des Araucans, elles présentent des similitudes troublantes avec le poème. Voir Vicuña Mackenna, 1876 ou Barella Iriarte, 1971.
52 Sur Ercilla comme personnage de La Araucana, et les stratégies de promotion associées à cet artifice littéraire, voir Álvarez Vilela, 1995.
53 Sur le rôle décisif d’Álvaro de Bazán, premier marquis de Santa Cruz à la bataille de Lépante voir le récit de Barbero, 2011, pp. 132‑133.
54 Ce chroniqueur de Lépante défendait les initiatives prises par Bazán en quittant la place qui lui avait été assignée à l’arrière-garde (Arroyo, Relación del progreso, fo 66).
55 « … il faut attribuer au marquis de Santa Cruz, de l’avis de tous, une grande part dans la victoire, parce qu’il porta secours à la galère royale et à beaucoup d’autres avec le plus grand courage, se montrant par là digne de la charge qu’il exerçait et de la confiance que Don Juan d’Autriche lui témoignait » (Herrera, Relacion, fo L7vo).
56 La synérèse est nécessaire pour éviter l’hypermétrie du vers.
57 Sur les poètes sévillans de la fin du xvie siècle, les réseaux qu’ils formèrent et les conflits qui les opposèrent, voir Escobar Borrego, 2000, et López Bueno (dir.), 2012, surtout la contribution de Ruiz Pérez, 2012, pp. 93‑140. Juan de Mal Lara était lui-même l’auteur d’un poème épique, l’Hércules animoso, resté manuscrit (voir l’édition de Francisco Javier Escobar Borrego : Mal Lara, 2015), et d’une fable mythologique en vers blanc, La Psychée ; il est l’un des rares poètes péninsulaires, avec Corte-Real, à avoir utilisé les vers blancs (voir sur ce point les suggestions d’Alves, 2017).
58 Herrera, 2001, p. 173.
59 Id., 2006, pp. 360-365.
60 Alves, 2017.
61 Herrera, Algunas obras de Fernando de Herrera.
62 Herrera, 2006, p. 351, note 3.
63 Alves, 2017.
64 Ercilla entra au service du prince comme page à l’âge de quinze ans, en 1548. Philippe II avait cessé l’apprentissage du latin en 1545 et commença quelques mois plus tard son felicísimo viaje vers les Pays‑Bas. La formation du futur poète à l’école royale fut donc sans doute discontinue et moins conforme à l’enseignement scolaire qu’elle aurait pu l’être à la cour. On connaît bien l’enseignement dispensé à Philippe II, mais moins celui de l’école des pages que dirigea Calvete de Estrella. Voir Gonzalo Sánchez-Molero, 2013, pp. 573‑679 et Díaz Gito, 2000, pp. 89‑95.
65 Sur les paratextes dans les publications du Siècle d’or, voir la synthèse de Cayuela, 1996.
66 Meizoz, 2007, p. 25.
67 Poète de Coimbra, Sá de Miranda fréquenta entre 1521 et 1526 à la cour de Pescara les plus grands poètes de la Renaissance italienne. Il fut l’un des premiers auteurs en langue portugaise à introduire le vers hendécasyllabe italien (dit décasyllabe dans la métrique portugaise) et des formes poétiques comme le sonnet, la chanson ou l’octave. Sur Sá de Miranda et l’introduction de la poésie en décasyllabes au Portugal, voir les travaux de Carolina Michaëlis de Vasconcelos (Miranda, 1989). Sur les rapports entre Francisco de Sá de Miranda et Franscisco de Sá de Meneses et le mécénat de Sá de Meneses, voir la récente recherche de Fardilha (2008), en particulier pp. 140‑159.
68 Sena (1981, p. 84), à propos de l’attribution douteuse de l’un des sonnets, souligne la proximité esthétique entre Camões, Diogo Bernardes, Jorge de Montemor, Pero de Andrade Caminha, Manuel de Portugal, António Ferreira et André Falcão de Resende, « nés entre 1520 et 1530 ».
69 Ferreira, Poemas lusitanos, fos 115vo‑125vo ; édition critique par Thomas Earle, Ferreira, 2000, pp. 239‑251. Voir Roig, 1970.
70 Andrade, O primeiro Cerco. Sur la date de composition, voir Alves, 2001, pp. 159‑162.
71 Alves, 1999, p. 51. Luís Álvares Pereira est aussi l’auteur d’un cantique glosé par Pero de Andrade Caminha et de deux sonnets publiés dans les œuvres d’André Falcão de Resende. Composition commencée vers 1579 (Alves, 2001, pp. 273-275).
72 Les sonnets de Simão de Silveira et de Gómez Freire de Andrade et les épigrammes de Francisco de Andrade furent supprimés dans la publication. Voir Alves, 2001, pp. 269‑272.
73 Medina (1917, pp. 92‑94) a pu reconstituer plusieurs éléments de la biographie de ce soldat qui, comme Ercilla, avait tenté l’aventure américaine — d’où le surnom d’indiano qui lui est donné dans l’édition. On en retient que sa présence coïncida avec celle d’Ercilla au Chili, qu’il se trouvait à Madrid après 1565 et fut exilé pour avoir tenté d’épouser Beatriz Sapay Coya, fille de Diego Sayri Topa Inga et de María Coya, héritière du trône inca. Tout confirme qu’il fut donc effectivement témoin de la présence d’Ercilla au Chili et qu’il put être l’un de ses premiers lecteurs à Madrid.
74 Juan Fernández de Liébana était peut-être le frère du docteur Francisco Hernández de Liébana, membre du Consejo de Cámara et du Consejo Real. Voir Medina, 1917, p. 90. En 1612, un contador de Calatrava portait ce nom (Real Biblioteca del Palacio Real, II/2164, doc. 243, Copia de Real Cédula de S. M. relativa a Diego Ruiz Ángelo, Madrid, 18 janvier 1612). Dans le Catálogo de Varones Ilustres de l’université de Salamanque, il figure parmi les « Consejeros de Castilla y otras Audiencias » comme « Real Consejero de Hacienda y Órdenes », mais sans indication de date (Dorado, 1776, p. 554). Un acte notarié du 4 novembre 1575 atteste de la présence de Diego de Morillas Osorio à Madrid (Medina, 1917, pp. 97-98 ; Protocolo de Francisco Sánchez de Valdés). Selon José Toribio Medina, il est le fils d’un conseiller du roi, le licencié Cristóbal de Osorio, et compte parmi les membres de sa famille de nombreux serviteurs de la Couronne (plusieurs gentilshommes de la maison royale et un auditeur de la Real Audiencia de Séville). Pedro de Cárdenas, ami d’Ercilla depuis quelques années, était aussi chevalier de l’ordre de Saint-Jacques et homme d’un certain âge au moment de la rédaction de ces quintillas (ibid., p. 87). Il n’est donc pas exclu qu’Ercilla l’ait connu avant son départ pour l’Amérique.
75 C’est l’hypothèse à laquelle semble tendre Medina (ibid., p. 84).
76 Manchester, 1953, pp. 39‑43.
77 Herrera, Obras de Garci Lasso de la Vega, fo A3ro. On trouve la liste des vingt-trois approbations chez Medina, 1917, pp. 219 sqq. Celle du poème de Jerónimo de Urrea, El victorioso Carlos Quinto (BNE, ms. 1469, fo 2vo), restée manuscrite, est peut-être antérieure puisque le poème fut composé à la fin des années 1560.
78 Juan Téllez Girón composa en 1591 un poème d’éloge aux Diversas rimas de Vicente Espinel, con el Arte Poetica, y algunas Odas de Oracio (En Madrid, por Luis Sánchez, 1591).
79 Ercilla lui devait, à sa mort, 17 000 maravédis. Voir Medina, 1917, p. 106 et note 127.
80 Isabel de Castro y Andrade mourut en 1582. La publication de ce sonnet est donc posthume et probablement antérieure à la rédaction de la Troisième partie. Voir Tejada, Pércopo, 1966, p. 165. Liée au Portugal par ses tantes, Isabel de Castro y Andrade put y rencontrer Ercilla avant sa mort. Voir Baranda Leturio, 2005, pp. 229‑231.
81 Medina, 1917, pp. 103-104.
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