Chapitre III. Les mouvements nationalistes radicaux
p. 131-159
Texte intégral
1Après l’extrême droite et la gauche révolutionnaire, la mouvance nationaliste radicale constitue le troisième type d’acteurs à exprimer par la violence sa contestation de la réforme. Les groupes qui la composent héritent d’une double filiation. D’un côté, ils placent au cœur de leur projet politique la nation, entendue comme communauté ethnique, linguistique et culturelle, dont ils réclament le droit à exister de façon autonome. De l’autre, ils s’inscrivent dans le mouvement contestataire de la gauche radicale, empruntant au marxisme-léninisme son projet révolutionnaire et social. C’est le modèle des mouvements de libération nationale tiers-mondiste qui leur permet de concilier souci d’indépendance nationale et révolution socialiste : l’Espagne est considérée comme une métropole étrangère qui s’est accaparée illégitimement les territoires dont ils revendiquent l’indépendance. Compagnons de clandestinité et parfois de partis, les militants du nationalisme radical et de la gauche marxiste-léniniste entretiennent sous le franquisme des liens de solidarité, voire des liens opérationnels, qui perdurent après la mort du dictateur. Néanmoins la filiation nationaliste tend à supplanter l’héritage marxiste, réduit à son aspect instrumental au service de la cause indépendantiste. Cette prédominance idéologique et stratégique de l’objectif d’émancipation nationale a conduit ces groupes à privilégier le recours à la lutte armée au détriment de l’influence sociale et de l’intégration politique.
2Le mouvement indépendantiste canarien, l’indépendantisme catalan radical et le nationalisme basque sont les trois groupes qui agissent dans ce cadre là pendant notre période. Au-delà des communautés idéologiques évoquées plus haut, ils font preuve d’une grande hétérogénéité tant en termes de répercussion dans la vie nationale, qu’en termes d’évolution chronologique, de durée, de pratiques violentes ou d’impact meurtrier. La bibliographie les concernant est elle aussi très inégale, les quelques pages existantes sur le MPAIAC s’opposant aux centaines d’ouvrages publiés sur le problème basque. Les réflexions qui suivent sont donc une tentative pour homogénéiser ce panorama. L’ETA sera traitée en dernier en raison de son poids spécifique, bien qu’elle précède les premiers à qui elle sert de référence et de modèle.
I. — LE MPAIAC
3L’apparition d’un mouvement nationaliste canarien remonte à la fin du XIXe siècle sans pour autant jamais atteindre une ampleur sociopolitique d’importance1. Il ressurgit dans les années 1960 à l’aune de la répression franquiste, notamment en 1959 quand, à la suite de l’exécution d’un résistant réfugié sur les îles, est fondé le Mouvement autonomiste canarien (MAC), par un groupe de jeunes avocats de l’opposition, parmi lesquels Antonio Cubillo. Le mouvement à tendance révolutionnaire, ouvriériste et nationaliste, est décapité par la forte répression qui suit les conflits sociaux de l’année 1962. Cubillo, qui ne parvient pas à obtenir de soutien significatif de la part du Parti communiste, s’exile à Alger. C’est là que le mouvement se transforme en 1964 en MPAIAC. Il adopte alors une tonalité radicale fortement influencée par les théories tiers-mondistes de libération nationale et par le FLN (Front de libération nationale) algérien parvenu au pouvoir après la guerre d’indépendance contre la France.
4Le MPAIAC prône dès lors un discours où se combinent l’idéologie révolutionnaire socialiste et l’ambition indépendantiste anticolonialiste, fondée sur des présupposés indigénistes et africanistes qui considèrent l’archipel canarien comme une colonie africaine opprimée par l’Espagne continentale. En 1970 il publie un livre blanc intitulé El nacionalismo revolucionario de Canarias. La « crisis » colonial de Madrid. Fase actual de nuestra lucha nacional y revolucionaria qui développe ces théories anticolonialistes, puis il propose en 1972 un avant-projet de Constitution guanche2 qui fait des Canaries une République fédérale indépendante sur fond de socialisme flou et d’exaltation de l’authentique identité guanche. Est ainsi posée la particularité anticolonialiste et africaniste du mouvement indépendantiste canarien par rapport aux autres mouvements nationalistes qui émergent en Espagne dans les années 1960 et sont plus fortement imprégnés par l’idéologie marxiste-léniniste.
UNE STRATÉGIE ORIGINALE FONDÉE SUR LA MOBILISATION DIPLOMATIQUE
5Cette spécificité de la pensée de Cubillo guide l’originalité de la stratégie politique adoptée par le MPAIAC dès la fin des années 1960. Celle-ci ne repose pas sur la mobilisation des masses mais sur l’internationalisation du problème canarien, dans le but d’être reconnu sur la scène diplomatique comme un mouvement de libération nationale, en particulier par l’Organisation pour l’unité africaine (OUA). Dès 1964, Cubillo assiste à la Conférence des pays non-alignés au Caire où il parvient à décrocher un avis favorable du président de la Guinée, Sekou Touré. En 1968, il obtient un pas significatif de la part du Comité de libération de l’OUA qui adopte une résolution reconnaissant que les Canaries sont une partie intégrante de l’Afrique qui a le droit à l’autodétermination et à l’indépendance. Une commission composée par l’Algérie, la Guinée et le Sénégal est chargée d’étudier le dossier et de soutenir le MPAIAC dans sa lutte pour la libération nationale de l’archipel3.
6Par ailleurs, Cubillo accentue ses démarches auprès du gouvernement algérien, qui utilise à son tour à son profit le mouvement indépendantiste dans un contexte de rivalité avec le Maroc pour le contrôle du Sahara Occidental. En effet le 14 novembre 1975, quelques jours avant la mort de Franco, est signé un accord tripartite entre l’Espagne, le Maroc et la Mauritanie par lequel la première cède les territoires de Saquía el Hamra et de Río de Oro aux suivants, ignorant les revendications algériennes sur le Sahara. Le régime à l’agonie du général Franco cède à la pression de la « marche verte » initiée par Hassan II à la fin octobre, qui lance des centaines de milliers de Marocains sur El Aaiún. Cet accord règle le problème de la dernière colonie espagnole en Afrique et, en février 1976, les dernières troupes quittent définitivement le Sahara Occidental. Cependant, en faisant des Canaries la marge frontalière de l’Espagne avec le continent africain, il encourage les velléités indépendantistes locales et fournit l’impulsion décisive au soutien du gouvernement d’Alger à l’organisation de Cubillo. Quelques jours après, le 2 décembre 1975, La Voz de Canarias Libre commence à émettre quotidiennement depuis Alger. Une heure par soir, les Canariens reçoivent la propagande indépendantiste du MPAIAC, ce jusqu’en janvier 1978. Cette radio offre une grande projection au mouvement et c’est à partir de ce moment que le gouvernement espagnol, jusque-là peu intéressé par les activités de Cubillo, prend au sérieux la menace qu’il représente. Un gros dossier sur l’émission trouvé parmi les cartons du Cabinet de liaison du ministère de l’Information et du Tourisme témoigne de la préoccupation des autorités et de la surveillance étroite à laquelle le mouvement commence à être soumis4. Le MPAIAC est prêt à profiter de la période d’incertitude politique initiée par la transition pour entrer dans une phase d’offensive sans précédent, soutenu matériellement et financièrement par Alger.
LA PRATIQUE DE LA LUTTE ARMÉE
7Le MPAIAC appelle à la mobilisation armée pour faire céder l’oppresseur métropolitain. Il constitue à cette fin un front militaire considéré comme la base avant-gardiste des futures armées guanches : en mars 1977, La Voz de Canarias Libre annonce la création de groupes spéciaux d’attaque et en juillet l’intention du groupe d’intensifier la campagne terroriste5.
8Notre corpus recense environ 70 actions violentes perpétrées entre novembre 1976 et janvier 19796. Il s’agit presque exclusivement d’attentats à la bombe (à 80 %) commis à l’aide d’explosifs de fabrication artisanale aux faibles répercussions matérielles. Ces attentats visent des bâtiments symboliques de l’oppression péninsulaire dont les expressions les plus manifestes sont, pour le MPAIAC, le tourisme et l’ingérence du capital « étranger ». Sont visés les offices du tourisme, les agences de voyages, les grands hôtels, les bureaux des compagnies aériennes ainsi que les banques ou les centres commerciaux. Ces actions de propagande armée, qui font partie d’une entreprise plus globale de boycott des produits et des investissements métropolitains, provoquent rarement plus que quelques bris de verre7. Elles répondent à deux phases offensives, la première, entre novembre 1976 et juin 1977, menée dans l’espoir de peser sur le processus électoral et la seconde, entre octobre 1977 et février 1978. Ensuite, l’activité terroriste du MPAIAC est réduite à presque rien avant de disparaître complètement au début de l’année 1979. Les attentats se concentrent sur l’archipel canarien8, à l’exception d’une éphémère tentative d’exporter le terrorisme indépendantiste canarien au cœur de la péninsule Ibérique, dans la capitale politique de l’État colonial, suivant le précédent du FLN algérien — quelques attentats à la bombe sont perpétrés à Madrid contre les Galerías Preciados, le ministère des Affaires étrangères ou le musée de l’Armée.
9Le MPAIAC établit pendant cette période des contacts avec quelques organisations de la gauche révolutionnaire qui pratiquent elles aussi la lutte armée. Leurs affinités idéologiques les conduisent à s’appuyer mutuellement par communiqués interposés9, voire à s’entraider logistiquement dans la réalisation des actions terroristes. Cubillo affirme en mars 1977 maintenir des relations étroites avec l’ETA, les GRAPO et le PCE(r), le PCE(i) et le Front Polisario saharien10. La dynamite utilisée pour les attentats du MPAIAC devient, à partir de l’hiver 1977, de la goma-2 directement fournie par les GRAPO, qui s’étaient dotés d’un stock important par l’attaque de l’entrepôt de la Reigosa (León) en mai 1976. Des contacts entre le PCE(r) et Cubillo ont été établis par le biais d’Alger à la faveur de la crise suscitée par les enlèvements d’Oriol et de Villaescusa au début de 197711, notamment au cours du voyage de Martín Eizaguirre, l’un des leaders des GRAPO, dans la capitale algérienne pour traiter avec les autorités de la possibilité d’accueillir les prisonniers qui auront été relâchés en échange de la libération des otages. La Voz de Canarias Libre émet les communiqués successifs des GRAPO sur l’affaire Oriol ainsi que la revendication de l’assassinat des policiers à Madrid pendant la « Semaine noire ». Ensuite une coordination opérationnelle est établie entre le MPAIAC, les GRAPO et le PCE(i)-ligne prolétaire, autour de l’agent de liaison José Luis Espinosa Pardo, intime des hautes sphères du FLN et proche des milieux de l’exil antifranquiste, mais aussi indicateur de la DGS12. Espinosa est ainsi chargé de la création d’un commando canarien à Madrid et de la fourniture d’explosifs par les GRAPO. Les bulletins d’information de la police notent que l’unification opérationnelle des groupes est confirmée par l’attentat du 13 mai 1977 contre les Galerías Preciados de Madrid13.
L’ATTENTAT CONTRE CUBILLO ET L’AGONIE DU MPAIAC
10Le MPAIAC devient donc en 1977 une organisation particulièrement menaçante. D’une part l’écho international croissant de ses revendications obtenu grâce à la plateforme de l’OUA et au soutien direct d’Alger inquiète Madrid. En février 1978, le Conseil des ministres de l’OUA adopte une résolution qui reconnaît le caractère colonial et africain des Canaries et réaffirme son appui au MPAIAC. La réaction du gouvernement espagnol est immédiate et le Congrès des députés condamne à l’unanimité les accords de l’OUA perçus comme une intolérable ingérence dans les affaires intérieures de l’Espagne14. La menace est telle que Madrid se lance dans une intense offensive diplomatique auprès des pays africains pour qu’ils renoncent à soutenir le MPAIAC lors du prochain sommet de l’OUA prévu en juillet 1978. D’autre part la lutte armée, contenue jusqu’alors, est susceptible de prendre de l’ampleur grâce au soutien logistique des GRAPO et du PCE(i). Le 27 mars 1977, l’accident aérien le plus meurtrier de l’histoire de l’Espagne, quand deux avions de la Panam et de KLM se heurtent de front sur la piste de l’aéroport de Los Rodeos à Tenerife, provoquant la mort de 582 personnes, est imputé au MPAIAC. L’accident est dû à l’intense brouillard qui régnait sur la piste, mais les avions avaient été détournés de l’aéroport de Gran Canaria, où ils devaient initialement atterrir, suite à une bombe déposée par le groupe indépendantiste et désactivée par la police15.
11C’est dans ce contexte doublement tendu qu’intervient l’attentat contre Cubillo, qui est poignardé en bas de chez lui à Alger le 5 avril 1978. Grièvement blessé, il ne doit sa survie qu’à l’intervention miraculeuse d’une voisine. Il est néanmoins cloué à l’hôpital pendant des mois et reste handicapé à vie. Les fils tortueux qui sont à l’origine du crime sont maintenant partiellement connus et pointent une responsabilité directe des services de sécurité espagnols16. La décapitation du mouvement signe la fin des activités armées du MPAIAC. L’attentat est pourtant immédiatement instrumentalisé par le gouvernement algérien qui mène une active campagne contre le gouvernement espagnol accusé de complicité. La tension est à son comble entre Alger et Madrid, les relations diplomatiques sont au bord de la rupture. Finalement, l’offensive diplomatique algérienne est contrecarrée par l’Espagne qui obtient que la XVe Chambre des chefs des États de l’OUA, célébrée à Khartoum en juillet 1978, rejette la proposition de l’Algérie de reconnaître le MPAIAC comme un mouvement africain de libération nationale. En juin 1981, une mission du secrétaire général de l’OUA aux Canaries clôt le dossier en rejetant les thèses du MPAIAC : si les îles se situent géographiquement en Afrique, elles sont pleinement espagnoles. Parallèlement à l’échec de sa stratégie diplomatique, le MPAIAC est la proie d’une vive répression policière qui aboutit à la désarticulation du mouvement au cours de l’année 1978. Selon les chiffres de la DGS, 57 militants du mouvement sont arrêtés entre juillet 1977 et juin 1979 pour des délits de terrorisme17.
12Le caractère personnel du MPAIAC fondé sur le volontarisme charismatique de Cubillo et le très faible enracinement social de l’indépendantisme radical expliquent qu’après que son chef a été mis hors jeu et qu’Alger a fait défection, le mouvement disparaisse de la scène publique espagnole. Le processus d’autonomie enclenché dès 1978 désamorce les rares velléités de recours à la lutte armée pour obtenir une indépendance peu désirée par les Canariens. Les partis nationalistes qui optent pour la voie parlementaire obtiennent de faibles résultats aux élections de 1977, légèrement améliorés en 1979 ce qui permet à l’Union du peuple canarien (UPC) d’obtenir un député à Madrid, Sagaseta, mais aucun en 198218. La population canarienne n’a donc pas succombé à la tentation de l’indépendantisme ni à la séduction des thèses africanistes et colonialistes promues par un Cubillo qui doit sa postérité et sa défaite essentiellement à l’imbrication de sa cause dans un jeu diplomatique aux dimensions qui le dépassent.
II. — TERRA LLIURE ET L’INDÉPENDANTISME CATALAN ARMÉ
13Contrairement au MPAIAC et aux organisations armées de la gauche révolutionnaire, issus des mouvements revendicatifs des années 1960, Terra Lliure (Terre et Liberté)19 naît tardivement, comme produit de la réforme vers la démocratie, puisque sa première apparition publique date de 1980. Elle est cependant issue de mouvements nationalistes catalans nés dans la mouvance de la gauche radicale dans les années 1970, à partir des restes du Front national de Catalogne (FNC) créé à la fin de la Guerre civile pour prolonger le combat politico-militaire contre le franquisme. L’obstination de certains militants disposés à aller au-delà de la simple lutte politique dans le contexte d’une transition polémique est à l’origine de la création de Terra Lliure. Mais une caractéristique du nationalisme catalan est son pacifisme, partagé même par les indépendantistes, si bien que ceux qui choisissent le chemin de la lutte armée restent extrêmement minoritaires, avant comme après la mort de Franco.
LES ANTÉCÉDENTS DE LA MOUVANCE « CATALANO-SÉPARATISTE » RADICALE
14Le courant « catalano-séparatiste »20 est en pleine expansion à la fin des années 1960. Année clef, 1969 est celle du début de l’édition de la Grande encyclopédie catalane, de la célébration de la première Université d’été catalane et de la constitution de la première plateforme régionale et unitaire de l’opposition démocratique, la Commission de coordination des Forces politiques de Catalogne, qui donne lieu en 1971 à l’Assemblée de Catalogne. C’est en 1969 aussi qu’est fondé, à partir d’une scission du FNC, le PSAN (Parti socialiste de libération nationale des Pays catalans)21 qui intègre les jeunes générations qui n’ont pas vécu la guerre ainsi que les nouvelles références idéologiques des années 1970. Dans cette mouvance, surgissent des groupuscules qui prônent la lutte armée pour parvenir à l’indépendance d’une Catalogne socialiste.
15Ainsi le FAC22, Front de libération catalan, apparaît en 1970, composé de vieux combattants indépendantistes et de jeunes issus des jeunesses ouvrières. Il se définit comme une organisation armée marxiste-léniniste, maintient des contacts avec d’autres groupes armés de tendance libertaire comme le MIL ou la OLLA, et se lance dans la pratique de l’agitation armée dans le but de provoquer l’insurrection du peuple. Sa première action violente remonte à la fin de 1970 et, selon l’indépendantiste Fernández i Calvet, le FAC aurait commis environ 80 actions violentes jusqu’à fin 197223. Celles-ci sont du même type que celles perpétrées par les groupes de la gauche radicale : attaques à main armée pour s’équiper et se financer, sabotages de voies ferrées et d’antennes de communications, explosions et cocktails Molotov dirigés contre des tribunaux, des casernes de la Garde civile, des monuments à la gloire du franquisme ou des entreprises. L’une d’entre elles provoque la mort d’un garde civil quand, en mars 1971, une bombe explose contre le bâtiment de la Diputación de Barcelone. Autrement, ces actions passent presque inaperçues à cause de l’efficace censure franquiste qui veille à ce que les journaux n’octroient pas la moindre publicité au groupe indépendantiste, le privant ainsi du soutien populaire. Des vagues successives d’arrestation de 1972 à 1975 démantèlent l’organisation. À l’automne 1975, l’interpellation d’une vingtaine de militants24 signe la fin de l’activité du FAC.
16Parallèlement, à la fin du franquisme, les partisans de la lutte armée se détachent du PSAN pour former le PSAN-provisoire (PSAN-p), qui s’engage dans l’action militaire en signant notamment un accord de collaboration avec des groupes indépendantistes issus d’autres régions, de Galice avec l’Union du peuple galicien (UPG) et du Pays basque avec l’ETA politico-militaire (ETApm)25. L’organisation se positionne en confrontation totale avec la réforme : elle refuse de participer à la plateforme unitaire de l’opposition catalane, ne demande pas à être légalisée dans le cadre de la nouvelle démocratie, boycotte les élections, rejette la Constitution et le statut d’autonomie catalane. Cette posture radicale et d’automarginalisation conduit le PSAN-p à perdre toute capacité de pression politique, la seule issue résidant dans la création d’une organisation armée révolutionnaire pour dynamiser la lutte : ce sera Terra Lliure.
LE MOUVEMENT INDÉPENDANTISTE CATALAN FACE À LA RÉFORME
17Après avoir été censuré sous le franquisme, le mouvement nationaliste catalan obtient une certaine reconnaissance au début de la transition. Les mobilisations sont fortes en 1976 et 1977 autour du programme de l’Assemblée de Catalogne, qui revendique l’amnistie, les libertés publiques et le rétablissement provisoire du statut d’autonomie de 1932. La fête nationale catalane, la Diada, célébrée le 11 septembre et interdite sous le régime franquiste, réunit près de 50 000 personnes à Sant Boi Llobregat (Barcelone) en 1976 et plus d’un million en 1977. Une coordination unitaire des forces politiques de Catalogne est chargée dès le mois de décembre 1975 de négocier directement avec le gouvernement, processus qui aboutit au rétablissement provisoire de la Generalitat de Catalogne en septembre 1977, sous l’égide de Tarradellas26. Le statut d’autonomie de la Catalogne est adopté dès 1979. Ce mouvement positif d’émancipation prive l’indépendantisme d’un soutien populaire massif. Le rapport du Gouvernement civil le constate en 1977 sous la rubrique « terrorisme séparatiste » : suite au rétablissement de la Generalitat, il observe une « diminution des activités catalanistes, dont la principale bannière résidait dans la pétition du statut d’autonomie ». « Les groupes séparatistes les plus radicaux, ne rencontrant pas de terrain optimal pour implanter leurs bases », ont été contraints de réduire « en quantité » leur activité criminelle27.
18C’est pourtant cette année-là que l’indépendantisme radical trouve un regain d’énergie et le moyen d’étendre ses bases sociales, à partir de deux assassinats particulièrement obscurs : ceux de Bultó et de Viola28. Le 9 mai 1977, José María Bultó Marqués, industriel catalan, est séquestré par des individus qui le ceinturent d’explosifs et exigent une rançon de 500 millions de pesetas. En voulant s’en débarrasser, Bultó fait exploser la dynamite. Les autorités policières et l’opinion publique pensent qu’il s’agit d’un acte relevant de la criminalité ordinaire et la surprise est de taille quand le 1er juillet sont arrêtés quatre indépendantistes catalans, membres d’un groupe nommé EPOCA (Armée populaire catalane) qui émerge alors sur la scène publique29. C’est suite à ces arrestations qu’apparaît un mouvement de mobilisation qui exige la libération des inculpés et parvient à réunir le jour de la Diada 30 000 personnes avant la célébration officielle, autour du slogan « Liberté pour les patriotes catalans ». Une situation similaire se reproduit en mars 1979, quand sont à nouveau interpellés une dizaine de militants indépendantistes30 accusés des assassinats de Bultó et de Viola. En janvier 1978 en effet, Viola, ex-maire de Barcelone et son épouse, avaient été tués dans des conditions identiques à celles de la mort de l’industriel catalan. D’autres arrestations complètent la rafle policière en juin 1979, suite à la mort d’un indépendantiste, Félix Goñi, tué par l’explosion de la bombe qu’il était en train de poser dans un centre commercial de Barcelone31.
19D’autres comités de solidarité naissent alors et deviennent la plateforme du nouvel élan donné au nationalisme radical. La solidarité antirépressive est le noyau qui va souder la conscience de l’indépendantisme catalan parmi de nouvelles générations, avant de le diffuser dans le tissu social à travers la participation aux mouvements sociaux traditionnels — étudiants, ouvriers, de quartier — et alternatifs — écologistes et anti-nucléaires, féministes, en défense de la langue catalane, etc. Ce nouvel indépendantisme se construit dans une stratégie de résistance et d’opposition farouche à la démocratie « au rabais » issue de la réforme : celle-ci est critiquée pour n’avoir pas démantelé les structures politico-administratives du franquisme, pour n’avoir pas laissé le peuple se prononcer sur la forme monarchique de l’État, pour barrer le pas au droit à l’autodétermination32 et pour avoir freiné par les Pactes de la Moncloa la démocratisation sociale. Marginalisés du champ politique, les secteurs les plus radicaux poursuivent la lutte autour d’une nouvelle organisation armée, Terra Lliure.
TERRA LLIURE OU LE CHOIX DE LA LUTTE ARMÉE
20La décision de créer un groupe armé remonte à la fin de 1978. Selon Fernandez i Calvet, les mois qui suivent sont consacrés à la captation de nouveaux militants notamment auprès d’EPOCA et du PSAN-p, à la formation de commandos, à l’obtention d’armes et à la formation théorique et militaire grâce à une collaboration avec les deux branches de l’ETA33. Terra Lliure, par l’action militaire, espère dynamiser les luttes sociales et politiques existantes pour obtenir l’indépendance socialiste des Pays catalans. Elle regroupe, autour des commandos armés, tout un réseau de militants intégrés dans l’appareil politique, Indépendantistes des Pays Catalans, parti socialiste révolutionnaire créé en 1979, accusé par la police de fournir une aide logistique aux terroristes (planques, caches d’armes, explosifs, faux papiers). Ce réseau se mobilise à chaque vague d’arrestations, prolongeant ainsi la flamme de la solidarité antirépressive et la stratégie de résistance. Terra Lliure, comme groupe d’avant-garde, prétend donner l’impulsion à un nouveau mouvement politique unitaire de la gauche indépendantiste extraparlementaire, le Mouvement de défense de la Terre, fondé en 1982.
21La première apparition publique de Terra Lliure a lieu le 25 juillet 1980, quand l’organisation revendique deux attentats à la bombe perpétrés à Barcelone contre des installations de l’entreprise d’énergie FECSA, en signe de soutien aux mouvements anti-nucléaires. Jusqu’à la fin de l’année 1982, notre corpus relève une quarantaine d’actions violentes réalisées par Terra Lliure en Catalogne ou sur la côte valencienne, avec deux pics sensibles à l’automne 1981 et en janvier 1982 dus à trois séries d’explosions. L’explosif est l’arme privilégiée d’actions de propagande dirigées exclusivement contre des biens considérés comme symboliques. Les bâtiments administratifs sont les plus touchés — ils représentent soit le système judiciaire oppressif (tribunaux), soit le gouvernement central (délégations provinciales et Gouvernement civil) — avec les installations électriques, cibles d’une campagne anti-nucléaire34.
22Malgré les vagues d’arrestations successives qui démantèlent régulièrement l’organisation, la vague croissante de l’indépendantisme catalan fournit des nouveaux militants jusqu’à sa dissolution en 1995, bien qu’une opération policière en 1992 mette un terme à ses activités. Jusque-là, Terra Lliure continue à perpétrer sporadiquement des actions violentes, le sommet de son activité se situe même au cœur de la décennie 1980, entre 1984 et 1988. Le nombre d’attentats qu’elle commet ne dépasse pas la trentaine par an, et ils sont toujours majoritairement dirigés contre des biens. Terra Lliure prolonge donc bien loin en démocratie sa stratégie de résistance, profitant de la vitalité de la dynamique nationaliste catalane qui, pourtant, rejette dans sa grande majorité le recours à la violence, réduisant de fait l’organisation armée à un état de crise endémique. Son histoire sort dès lors du cadre de notre étude35.
III. — L’ETA
23L’organisation indépendantiste basque a suscité l’écriture de milliers de pages de la part d’acteurs ou de témoins de tous bords et de spécialistes de nombreuses disciplines. Son histoire est par conséquent bien connue et je renvoie le lecteur aux références citées dans la bibliographie. En revanche, il m’a semblé nécessaire de lui fournir quelques points de repères pour mieux comprendre cette organisation terroriste exceptionnelle tant par sa longévité que par sa capacité meurtrière — près de 830 personnes assassinées depuis sa première action en 1968 jusqu’à l’annonce de sa reddition en octobre 2011. Dans l’optique de réinsérer l’ETA dans le cadre des autres groupes armés agissant dans la transition, le propos sera centré sur les évolutions stratégiques de l’organisation pendant la période et sur leurs conséquences sur son activité terroriste36, analysée par le biais de notre corpus37.
BRÈVE ESQUISSE DE L’HISTOIRE DE L’ETA SOUS LE FRANQUISME
24L’ETA (Euskadi Ta Askatasuna, Pays basque et liberté), est fondée en 1959 par un groupe de jeunes nationalistes avides d’action face au parti dominant du nationalisme qu’est le PNV (Parti nationaliste Basque)38, de tradition modérée et à la posture passive envers le régime franquiste. L’organisation consacre la décennie 1960 à définir son identité idéologique entre deux grands courants, le nationalisme et l’idéologie révolutionnaire.
a) Définition idéologique
25La part nationaliste, centrale, est issue de la pensée de Sabino Arana39, fondée sur l’affirmation de la pureté de la race basque, l’intégrisme catholique, le ruralisme antilibéral et le régénérationnisme. Ce noyau idéologique est revisité et adapté, dans un souci de pragmatisme et d’efficacité politique, à la réalité basque des années 1960 soumise aux bouleversements de l’industrialisation, de l’urbanisation et de l’immigration massive. L’ethnocentrisme remplace ainsi le racisme initial, la communauté de culture et de langue se substitue à la filiation par le sang pour fonder l’identité basque, tandis que l’inspiration rurale traditionnelle s’efface devant l’importance prise par les classes ouvrières urbaines. C’est par le biais d’une progressive reconnaissance de cette réalité sociale que les jeunes nationalistes basques, majoritairement issus d’une grande bourgeoisie anticommuniste, accèdent aux théories marxistes. L’ouvrage de Federico Krutwig, Vasconia. Estudio dialéctico de una nacionalidad, publié en 1963 est à cet égard fondateur : il effectue la fusion du nationalisme basque traditionnel avec l’idéologie révolutionnaire marxiste, par le biais de l’adhésion au modèle anticolonialiste tiers-mondiste. L’ETA se définit dans sa Ire Assemblée en 1962 comme un « mouvement révolutionnaire basque de libération nationale » : le mythe est né d’une terre basque occupée par l’Espagne, nation étrangère et exploitante dont il faut balayer le joug oppresseur. Cette interprétation prend d’autant plus sens dans le cadre de la dictature franquiste qui interdit toute manifestation effective du particularisme régional. L’ETA se rapproche aussi, par l’acceptation de la théorie marxiste de la lutte des classes, des combats émergents du mouvement ouvrier même si elle hésite constamment au cours de sa trajectoire, sur la posture stratégique à adopter envers les luttes sociales.
26Aussi, dans les scissions et expulsions qui se succèdent dans les années 1960 et 1970, les factions qui sortent victorieuses sont toujours celles qui penchent pour la prédominance de l’objectif national de libération sur la perspective socialiste révolutionnaire, tandis que les tendances ouvriéristes finissent par être expulsées et taxées d’« espagnolistes ». Les débats idéologiques prennent fin après l’importante scission de 1970 en pleine agitation liée au procès de Burgos, qui donne lieu à la socialiste ETA-VIe Assemblée40, tandis que l’ETA-Ve Assemblée reprend le flambeau du nationalisme radical et violent et s’adjoint les jeunesses du PNV. Depuis, certains observateurs estiment que « l’ETA est idéologiquement morte »41. Quelques convictions basiques suffisent à la formation idéologique des militants : l’idée d’Euskadi comme pays occupé, l’intégration de la lutte du peuple basque dans un cadre révolutionnaire anti-impérialiste et l’absolue nécessité de la lutte armée comme méthode appropriée à la libération nationale. Une ultime scission en 1974 résulte des perceptions différenciées de la stratégie à adopter face à la crise du régime franquiste. Elle donne lieu aux deux branches de l’ETA actives pendant la transition : l’ETA politico-militaire (ETApm) et l’ETA militaire (ETAm). La première, alors largement majoritaire, se propose de combiner au sein d’une seule organisation l’action armée avec la mobilisation des masses. La seconde se prononce pour la primauté absolue de la lutte armée, dans une séparation stricte entre la structure clandestine exclusivement militaire et le front de la mobilisation des masses, ce dernier étant laissé aux soins de groupes sociaux qui doivent s’organiser à sa marge et librement dans le cadre de la nouvelle légalité démocratique. Très minoritaire en 1974, elle regroupe l’avant-garde la plus intransigeante du secteur abertzale42 et prend progressivement le pas sur sa rivale, jusqu’à devenir en 1980 trois fois plus importante en termes de militantisme et d’activité.
b) L’étape de la « guerre révolutionnaire »
27Suivant l’inspiration des guerres de libération nationale en vogue dans le tiers-monde des années 1960, l’ETA considère avec les groupes de la gauche révolutionnaire, que la lutte armée est nécessaire à l’émancipation nationale, les actions terroristes devant servir d’impulsion à l’insurrection armée du peuple basque pour son indépendance. La IVe Assemblée définit en 1965 les bases théoriques de ce qu’elle appelle la « guerre révolutionnaire ». Celle-ci est fondée sur le principe de l’action-répression-action : l’action terroriste doit provoquer l’État, qui réagira par une répression contre les masses populaires, générant ainsi un mouvement de rébellion contre le système et de sympathie envers les glorieux combattants. Le modèle autoritaire et répressif de l’État franquiste fait fonctionner au mieux ce schéma et constitue le lit de reproduction d’un courant nationaliste radicalisé et intransigeant. Le régime, en répondant aux provocations terroristes conformément aux attentes de l’ETA, contribue à l’éveil des consciences au nationalisme basque et devient, en un sens, le « meilleur propagandiste de l’ETA »43.
28Le front militaire, structuré au cours de la Ve Assemblée, entre en action en 1968 par une série d’explosions visant divers symboles de la victoire militaire (monuments aux morts) et de l’oppression franquiste (casernes, mairies), avant de franchir la barrière morale de l’assassinat. Le 7 juin, un garde civil est victime des balles tirées par des militants de l’ETA lors d’une interpellation mais c’est le 2 août qu’est commis le premier assassinat délibéré en la personne du commissaire de la Brigade politico-sociale (BPS) du Guipúzcoa, Melitón Manzanas. La réaction étatique ne se fait pas attendre, l’état d’exception est immédiatement décrété et plus de 400 personnes sont interpellées au cours de l’année44. L’état d’exception s’avère particulièrement contre-productif : décrété de façon presque systématique à la fin du franquisme dans les provinces basques, il prive l’individu de ses rares espaces de libertés, laisse la porte ouverte à l’arbitraire policier et engendre des vagues d’arrestations et d’inculpations massives qui dépassent largement la sphère etarra et contribuent à rallier la société basque à la cause nationaliste. Un autre instrument de répression réside dans les procès de militants interpellés que l’ETA retourne en sa faveur. Le plus important est le procès de Burgos, qui se déroule du 3 au 10 décembre 1970. Ce conseil de guerre, qui juge 16 activistes accusés du meurtre de Manzanas, suscite une vague de protestations nationales et internationales à laquelle le régime répond dans un premier temps par une intensification de la répression (il décrète l’état d’exception jusqu’en février 1971) avant de céder à la pression en commuant les peines de mort. L’ETA y gagne un soutien populaire massif, la lutte armée est sublimée et se gonfle de partisans.
29Les attentats se succèdent ensuite par vagues, notamment en 1972 quand des braquages de banques se produisent, combinés à des attentats perpétrés contre des symboles de l’État (plastiquages de monuments commémoratifs de la Victoire, bombes dans des immeubles du Syndicat vertical) et aux premiers enlèvements de chefs d’entreprise45. C’est en décembre 1973 qu’intervient l’attentat le plus spectaculaire et le plus rentable de l’histoire de l’ETA, à savoir l’assassinat du chef de l’État Carrero Blanco en plein centre de Madrid46. L’impact produit par l’attentat et l’émotion populaire sont tels que le capital de sympathie engendré parmi la population basque et de nombreux secteurs de l’opposition n’est qu’à peine entamé par le drame de l’attentat de la calle del Correo, le plus meurtrier de l’histoire du régime. Le 13 septembre 1974, une bombe explose dans une cafétéria de Madrid, tuant 13 personnes et en blessant 80 autres. L’ETA visait les fonctionnaires de police de la DGS voisine qui fréquentaient assidûment la cafétéria, mais de fait l’attentat ne touche presque que des civils, dont nombre de femmes. Il provoque la stupéfaction et un mouvement de rejet tel que la direction de l’ETA n’ose le revendiquer. Elle adopte même la thèse divulguée par les milieux de l’opposition qu’une telle barbarie ne peut être que le résultat d’une manipulation de l’extrême droite, dans un communiqué qui déclare un mois plus tard que sont coupables des « noyaux ultras fascistes étroitement liés à certains milieux policiers et politiques de l’État espagnol »47.
30L’incident n’empêche cependant pas l’ETApm et l’ETAm d’intensifier l’action militaire ciblée : six personnes sont encore assassinées en 1974, seize autres, surtout des policiers et des gardes civils, le sont en 1975. La riposte policière est à la hauteur de cette vague de violences : le gouvernement proclame le 25 avril 1975 l’état d’exception pour trois mois dans les provinces du Guipúzcoa et de Biscaye, près de 300 membres de l’ETA sont arrêtés dans l’année 1975 sur le territoire basque, en plus de 150 militants d’autres groupes considérés comme subversifs48. De nombreux commandos etarras sont désarticulés, deux militants interpellés pendant l’été 1975 sont condamnés à mort et exécutés en septembre dans l’indignation générale, tandis qu’une dizaine de militants succombe au cours de ces années aux balles de la police. Cette répression laisse l’organisation exsangue quand intervient la mort du dictateur, l’ETApm est presque démantelée et l’ETAm ne se porte que légèrement mieux.
31L’ETA affronte ainsi la transition dans une position opérationnelle affaiblie, mais elle a engrangé un tel capital de sympathie qu’il se révèle être un vivier de recrutement pour les années à venir. Elle dispose au-delà d’un enracinement populaire profond qui témoigne du succès de la stratégie adoptée. Le mémoire du Gouvernement civil du Guipúzcoa de 1975 affirme avec justesse que « la libération des prisonniers et exilés politiques est sans aucun doute l’unique consigne capable de mobiliser les masses populaires basques », la répression massive ayant conduit chaque basque à avoir une connaissance ou un membre de sa famille incarcéré49. La lutte armée est, à la mort de Franco, solidement implantée dans l’imaginaire etarra. La violence, créatrice d’une identité collective nationaliste, est sublimée par des dirigeants qui l’érigent au statut de catharsis, de concept, de symbole et de fin en soi50. La transformation du régime espagnol en une démocratie ne modifie en rien ces préceptes.
L’ÉPANOUISSEMENT DE L’ETA EN DÉMOCRATIE
32Dans une perspective chronologique étendue jusqu’aux années 2000, on constate que 95 % des victimes de l’ETA ont été tuées après la mort de Franco : si l’ETA est née en pleine dictature, si le comportement répressif du régime franquiste a été un facteur clef de son développement, il est indéniable que c’est contre un État devenu démocratique qu’elle dirige sa violence la plus sanglante. C’est pendant la transition que se mettent en place les coordonnées de la fuite en avant terroriste de l’organisation. Entre novembre 1975 et la fin de 1982, notre corpus recense plus de 1 000 actions violentes attribuées à l’ETA, et près de 400 morts provoquées (en comptant les terroristes tués), soit plus de la moitié des victimes de la transition. C’est en 1978, l’année de l’élaboration et du vote de la Constitution, que se situe le point d’inflexion meurtrier (graphique 10), les années 1979-1980 étant celles de l’apogée du terrorisme etarra.
33Pour comprendre ce cheminement particulier qui ne peut se comparer, parmi les groupes violents décrits précédemment, qu’à la trajectoire des GRAPO, il convient de revenir brièvement sur les évolutions stratégiques de l’organisation. La consolidation du projet démocratique mené par Suárez ruine en effet tout espoir d’une insurrection populaire consécutive à la tactique de la « guerre révolutionnaire » qui avait fonctionné jusque-là. C’est pourquoi l’ETA se dote d’une organisation sociopolitique parallèle, capable de mener une activité politique propre selon les souhaits de la Ve Assemblée et d’étendre la base sociale abertzale. Il s’agit de la plateforme de coordination intitulée KAS51 qui regroupe autour du noyau militaire et dirigeant de l’ETA (militaire et politico-militaire), des mouvements sociaux et politiques structurés en réseau : les comités en faveur de l’amnistie très actifs au début de la transition, le syndicat LAB52 né en 1974, les partis LAIA et HASI53, les jeunesses Jarrai fondées en 1979. KAS forme ce qu’on appelle le Mouvement de libération nationale basque (MLNV), où est décidée la stratégie globale de la gauche nationaliste basque radicale. Elle définit dès août 1976 « l’alternative KAS », composée de cinq points qui forment depuis lors les revendications de base préalables à toute négociation avec le gouvernement espagnol : l’amnistie totale, les libertés démocratiques, le départ des forces militaires et de police espagnoles du territoire basque, l’amélioration des conditions de vie et de travail de la classe ouvrière, le droit à autodétermination d’une communauté nationale intégrant la Navarre et affirmant ses liens avec les provinces basques du Nord (en France). La stratégie armée est subordonnée à ces objectifs : elle consiste à maintenir par l’activité terroriste une pression insoutenable qui conduira l’État à céder et à accepter l’alternative KAS. On passe ainsi de la théorie de l’insurrection populaire à la phase de la négociation politique, de la guerre révolutionnaire à la guerre d’usure54. L’ETApm et l’ETAm souscrivent toutes deux à cette stratégie qui tient compte des nouveaux canaux de participation politique, même si la seconde accorde une centralité stratégique à la violence, et se dotent de bras politiques qui intègrent la plateforme KAS. Dès septembre 1976, au cours de la VIIe Assemblée, l’ETApm fonde un parti, l’EIA, Parti de la révolution basque, qui participe aux élections de 1977 au sein d’une coalition abertzale dénommée EE (Euskadiko Ezkerra, la Gauche d’Euzkadi), qui obtient un député en Francisco Letamendia. L’ETAm donne naissance à son tour en 1978 à Herri Batasuna (Unité populaire) [HB], qui devient le porte-parole des revendications etarras et l’indicateur de son soutien populaire55. Cette stratégie d’intégration politique n’est en rien exclusive de la pratique terroriste qui vise désormais à empêcher la stabilisation de la réforme en Euskadi qui amoindrirait ses chances de plier l’État à ses exigences.
34Cette ligne stratégique se maintient tout au long de la transition. L’avènement de la Constitution n’y change rien puisque, suivant un calcul qui consiste à additionner l’ensemble des votes négatifs et des abstentions et à les interpréter comme l’expression du refus, les nationalistes considèrent qu’elle a été rejetée par le peuple basque56. Il est plus difficile pour l’organisation terroriste de passer outre le Statut d’autonomie du Pays basque, dit Statut de Guernica du nom symbolique de la ville où il a été signé en 1979. Contrairement à la Constitution, le Statut a été approuvé par une large majorité de Basques57. Il est le résultat d’une négociation entre le gouvernement central et la frange modérée du nationalisme, représentée par le PNV, qui accède en mars 1980 au gouvernement régional. Les perceptions divergentes de l’autonomie signent la rupture entre le nationalisme modéré et le nationalisme radical qui adopte une position antisystème maximaliste. Les abertzales intransigeants poursuivent leur logique de résistance non plus seulement à l’égard du gouvernement central mais aussi à l’égard du gouvernement régional. Les divisions affleurent au sein de l’ETA et la logique jusqu’au-boutiste du refus conduit sa frange la plus radicale à faire échouer les tentatives de négociation avec les gouvernements de la transition et d’après. L’ETAm brise ainsi par la violence les velléités de négociation de certains secteurs de l’ETApm58, jusqu’à la reddition de cette dernière en 198259.
35Pour Pérez-Agote, l’ETA n’a pas su faire le deuil de son objet de haine originelle, le franquisme, deuil qu’elle entretient par la « prophétie auto-réalisée » selon laquelle rien n’a changé avec la mort de Franco60. Le chemin est ainsi ouvert à la reproduction infinie de la violence en démocratie.
LA PRATIQUE DE LA VIOLENCE
36L’intense répression de l’année 1975 avait néanmoins laissé l’ETA dans une situation opérationnelle problématique : l’organisation doit se restructurer. L’amnistie de juillet 1976 et les grâces postérieures décrétées par le gouvernement Suárez ont conduit à la libération provisoire de tous les prisonniers basques61. Loin d’avoir incité les dirigeants de l’ETA à reconsidérer la nécessité du recours à la lutte armée, ces mesures d’émancipation et le climat de liberté croissante qui envahit l’Espagne en 1976-1977 ont permis à une l’organisation de s’organiser en véritable armée. Le front militaire impose à partir de 1975 une discipline et une hiérarchie strictement militaires au sein d’une structure efficace qui recrute à tour de bras. Il bénéficie d’abord de l’apport précieux et massif (60 à 100 activistes) des commandos Bereziak, cellules opérationnelles de l’ETApm qui n’approuvent pas les nouveaux principes idéologiques de la direction et rejoignent les rangs de l’ETAm en septembre 1977. En outre, l’effervescence sociale des premières années de la transition touche particulièrement le Pays basque où elle adopte la bannière de l’amnistie, de l’euskera, de l’ikurriña (drapeau basque), de l’autonomie et frise parfois l’insurrection. Selon B. Tejerina, « le degré de sensibilisation sociale et de politisation s’élève à des niveaux jamais vus dans l’histoire contemporaine du Pays basque »62. Le lot de bavures et d’exactions policières qui ponctuent ces années-là mine la crédibilité des forces de l’ordre, contribue à délégitimer un État encore dirigé par des hommes issus du sérail franquiste et entretient la fiction selon laquelle rien n’a changé.
37Un tel climat encourage l’enrôlement des jeunes basques radicalisés dans l’ETA, qui s’érige en référent symbolique du nationalisme basque et hérite du capital mythique de la lutte antifranquiste. Pas moins de 300 activistes rejoignent en 1977 les rangs de l’ETA, qui parvient à constituer entre 1977 et 1979 82 commandos légaux qui viennent s’ajouter à ceux qui existaient déjà et aux commandos illégaux63. Les légaux, militants non identifiés par la police qui se fondent dans la population et mènent une vie quotidienne ordinaire, représentent alors la force opérationnelle principale de l’ETA. Disséminés dans toutes les provinces du Pays basque espagnol et en Navarre, ils commettent les trois quarts des attentats en 1978-1979. Les illégaux, clandestins recherchés par la police, moins nombreux, forment l’élite professionnalisée. Ils résident en France et passent clandestinement à l’intérieur pour y commettre les actions terroristes les plus complexes et les plus risquées. Le noyau dirigeant se constitue aussi au cours de ces années cruciales et reste pratiquement inchangé jusqu’à la rafle policière de Bidart (France) en 1992. Les attentats perpétrés sont de nature typiquement terroristes (à 80 %), tout en restant relativement simples d’un point de vue opérationnel, à l’exception de quelques actions spectaculaires perpétrées par un commando d’élite formé de citoyens français, le commando « Argala », bras exécutif de la direction de l’ETA. L’attentat à la bombe est préféré dans 40 % des cas, suivi des attentats commis avec une arme à feu (pour le tiers d’entre eux), qui sont le plus souvent des tirs de mitraillette à faible distance. Les militants etarras reçoivent une courte formation de quelques semaines, dispensée surtout en France64, consacrée à l’apprentissage rudimentaire du maniement des armes et de la manipulation des engins explosifs, suffisante pour réaliser la plupart des actions violentes.
a) Garantir la pérennité de l’organisation : se financer, sécuriser sa base arrière, soutenir les prisonniers
38Pour prétendre être efficace politiquement, la lutte armée doit d’abord permettre à l’organisation de se structurer, de se financer, de s’équiper, de se procurer les armes nécessaires.
39Notre corpus ne relève pas de traces de la fonction d’équipement car il exclut les vols d’armes, de munition ou les braquages de banques. Il ne prend que partiellement en compte les extorsions d’entreprises par le biais de la revendication de l’impôt révolutionnaire. Les menaces sont en effet le plus souvent maintenues secrètes et reçoivent une réponse largement positive. Le Gouvernement civil du Guipúzcoa fait ainsi référence, pour l’année 1976, à une centaine de lettres envoyées pendant l’année à des industriels basques, pour un total exigé de 300 millions de pesetas. Il estime que 50 millions auraient été raflés de cette façon par l’ETA65, ce qui fait de l’impôt révolutionnaire un moyen de financement particulièrement rentable. Les campagnes pour récolter l’impôt sont régulières, on les retrouve en 1982 quand l’ETA envoie des lettres en avril à une dizaine d’entités bancaires réclamant 250 millions de pesetas chacune. Un outil de persuasion consiste à commettre des attentats à l’explosif contre le patrimoine des rançonnés récalcitrants : propriétés privées des entrepreneurs, sièges des entreprises ou entités bancaires. Par exemple, la campagne de récolte lancée par l’ETAm en 1982 auprès des banques est accompagnée par l’explosion d’une trentaine de bombes qui détruisent des agences bancaires66.
40La dissuasion est encore plus efficace quand la menace se transforme en kidnapping voire en assassinat. Les enlèvements ponctuent la période, ils représentent la troisième forme d’action privilégiée par les terroristes, et visent surtout des entrepreneurs, libérés sain et sauf pour la plupart, les plus malchanceux ressortant blessés par des tirs dans les jambes en guise d’avertissement. L’exécution est l’issue la plus tragique : 17 chefs d’entreprise sont tués par l’ETA entre 1975 et 1982, certains pour avoir explicitement refusé de payer l’impôt. En mars 1976, l’enlèvement de l’industriel Ángel Berazadi, directeur général d’une entreprise de machines à coudre du Guipúzcoa, contre la libération duquel l’ETA exige une rançon de 200 millions de pesetas, se solde par son exécution près d’un mois plus tard. Cette affaire a contribué à dissuader les industriels de faire front aux exigences etarras et facilité le règlement de l’impôt révolutionnaire.
41Soutenir les militants incarcérés et préserver la tranquillité du « sanctuaire » français sont deux autres fronts qui visent également à garantir la survie de l’organisation. Ils sont plutôt du ressort de la plateforme KAS, qui impulse les campagnes de mobilisation d’autant plus efficaces qu’elles font jouer le ressort antirépressif, particulièrement sensible au Pays basque depuis les dernières années du franquisme. Elles sont accompagnées d’actions violentes perpétrées par l’ETA, conçues comme support à la mobilisation sociale pour faire monter d’un cran la pression sur le gouvernement. Après les fortes mobilisations en faveur de l’amnistie qui débordent l’espace public en 1976-1977 et dépassent la sphère basque, c’est le transfert des prisonniers etarras dans des prisons de haute sécurité éloignées de leur terre d’origine qui suscite les plus grands mouvements de protestation. Le premier transfert de près d’une centaine de détenus a lieu en décembre 1978 dans la prison de Soria. Il provoque une forte mobilisation en 1979, sous la forme du cortège rituel des grèves de la faim, manifestations, pétitions, dénonciations de mauvais traitements, à tel point que le Congrès des députés diligente une enquête. En juillet 1979, l’ETApm lance une campagne d’attentats contre les intérêts touristiques de la Costa del Sol pour demander le retour au pays des prisonniers transférés et la démission du directeur de la prison de Soria, avant de procéder en novembre à l’enlèvement de Javier Rupérez, député de l’UCD (Union du centre démocratique). En échange de sa libération, l’ETA exige toujours le transfert de ces prisonniers. L’opération passionne les milieux politiques pendant un mois et, malgré les démentis officiels sur une éventuelle négociation, elle se solde par un succès politique pour les terroristes puisque quelques jours après la remise de l’otage, le gouvernement annonce qu’une trentaine de prisonniers incarcérés à Soria seront transférés67. En juillet 1981, un second transfert de près de 120 etarras à la nouvelle prison de Puerto de Santa María (Cadix) donne lieu à une mobilisation similaire et aboutit en octobre 1983, à l’assassinat du médecin de la prison.
42Les entraves posées par le gouvernement français à l’insouciance dont jouissent les dirigeants de l’ETA dans le Sud du territoire provoquent des offensives encore plus violentes car elles menacent directement la survie opérationnelle de l’organisation. Il n’est pas question de revenir ici sur les vicissitudes de la posture de la France envers les exilés basques68, retenons simplement que pendant toute notre période, le Pays basque français constitue la base opérationnelle, logistique et stratégique de l’organisation terroriste. Véritable « sanctuaire », la France, traditionnelle terre d’asile, offre un refuge aux réfugiés basques au moins jusqu’en 1984, ce qui n’empêche pas les autorités policières de procéder ponctuellement à des interpellations, ni la justice de jouer son rôle, provoquant alors des puissantes réactions en chaîne en Euskadi Sud. Ainsi la menace française d’extrader « Apala », Miguel Ángel Apalategui, dirigeant de l’ETA arrêté en juin 1977 en France pour sa participation à l’enlèvement de Berazadi, suscite, outre une impressionnante mobilisation de l’ensemble de la gauche espagnole encore solidaire du nationalisme basque, une campagne d’attentats en juillet et en août contre des intérêts français. Perpétrés le long de la Costa Brava contre des véhicules de plaque d’immatriculation française, ou à Madrid contre les services culturels de l’ambassade de France, ces attentats aux dégâts strictement matériels sont aussi revendiqués par des groupes d’extrême gauche (dont les GRAPO) dans une action de solidarité envers l’ETA69. En 1979, une nouvelle riposte de l’ETA fait suite à la décision française de retirer aux terroristes présumés le statut de réfugiés politiques dont bénéficiaient jusque-là tous les citoyens espagnols exilés, décision qui s’accompagne d’une rafle policière dans les milieux nationalistes qui débouche sur une trentaine d’interpellations70. Cette attitude radicalement nouvelle du gouvernement de Valéry Giscard d’Estaing met en péril le refuge des etarras. L’ETA réagit par une campagne d’attentats contre les intérêts français au Pays basque, en mars-avril. En août, elle s’élève contre les procédures d’extraditions de dirigeants etarras, une vingtaine de cibles est alors victime d’incendies ou d’explosifs, dont des succursales d’entreprises françaises (Renault, Citroën, Carrefour). Ce type de campagnes se reproduit donc dès que l’organisation terroriste sent en danger son refuge dans une terre d’asile si commode du fait de sa proximité frontalière avec l’Euskadi Sud.
43Une fois assurée la reproduction de l’organisation, par des actions armées aux strictes fins instrumentales — s’armer, se financer, sécuriser sa base arrière, soutenir ses troupes —, l’ETA concentre son effort militaire sur les objectifs politiques poursuivis.
b) Au niveau national : faire échouer la réforme
44L’objectif de la lutte armée est d’obtenir l’indépendance du Pays basque et pour cela, il faut faire céder l’État central et le conduire à accepter l’alternative KAS. Empêcher la consolidation de la réforme et du nouvel État démocratique est primordial. Ce qui amène l’ETA à intervenir à chaque étape de la réforme pour la faire échouer71. Les campagnes électorales du référendum en faveur de la LRP en décembre 1976, des législatives de juin 1977 et surtout du référendum constitutionnel à l’automne 1978 donnent lieu à un nombre croissant d’attentats jusqu’à l’apogée meurtrière des années de la négociation et de l’approbation du statut d’autonomie du Pays basque (1979-1980).
45L’affrontement ouvert avec l’État se traduit aussi par concentration de l’action sur des cibles qui l’incarnent : les bâtiments officiels (délégations provinciales du gouvernement, sièges des Gouvernements civil et militaire, locaux du Syndicat vertical) sont la cible de nombreux attentats à la bombe et un certain nombre de représentants des autorités civiles y perdent la vie (27 pendant la période). Mais ce sont les corps armés qui sont les plus touchés, victimes de plus du tiers de l’ensemble des actions de l’ETA (tableau 13). Les casernes de la Garde civile, les commissariats des forces de police, les véhicules militaires ou policiers sont l’objet d’un harcèlement continu. Plus de 200 morts, soit plus de la moitié des victimes tuées par l’ETA, sont des gardes civils, des membres des divers corps de police et des militaires. Ces derniers constituent des cibles de choix à partir de juillet 1978, date du premier assassinat d’un général à Madrid. Les hauts gradés de l’armée, anciens héros de la Guerre civile, sont parmi les plus réticents à une démocratisation trop avancée et, garants de l’unité nationale, ils sont particulièrement sensibles au risque de démembrement territorial représenté par l’indépendantisme basque. En les atteignant directement, l’ETA contribue à renforcer les trames putschistes, dans une logique jusqu’au-boutiste de déstabilisation du jeune régime démocratique.
46C’est cette logique jusqu’au-boutiste qui pousse l’ETA à agir en dehors de son territoire, surtout à partir de 1979 et de façon exceptionnelle (8 % des actions), pour commettre des actions spectaculaires, comme lorsqu’elle prend d’assaut en novembre 1980 les installations militaires de Berga (Barcelone) ou qu’elle prive d’électricité près d’un million de madrilènes en avril 1982. Quand l’ETA opère à Madrid, c’est pour tuer. Les hauts gradés militaires sont pour beaucoup assassinés à Madrid : sur les 35 militaires tués, le tiers l’a été dans la capitale. Six des huit attentats mortels commis à Madrid l’ont été contre des généraux ou des lieutenants-colonels, et un contre le juge du Tribunal suprême Mateu Cánoves, assassiné en novembre 1978. Ces assassinats d’une haute portée politique sont en majorité perpétrés par le commando d’élite « Argala ». Autrement, l’ETA concentre son action sur son fief basque.
c) Au Pays basque : entre mobilisation des masses et terreur sociale
47L’ETA reste avant tout une organisation régionale qui agit sur le territoire qu’elle revendique : plus de 90 % des attentats et des morts de la violence etarra se produisent en Euskal Herria. Le Guipúzcoa, province frontalière de la France, concentre à elle seule 40 % des actions et 47 % des personnes tuées. La Biscaye la suit de peu, avec 27 % des actions commises et 31 % des tués. À l’inverse, la province d’Álava, marge Sud-est de la Communauté autonome basque, est relativement épargnée (6 % des actions et des morts). Elle est même moins visée que la Navarre, province qui affirme au cours de la transition son hostilité à un projet de réunification avec le Pays basque, et qu’il faut à ce titre soumettre par une vague croissante d’attentats (13 % des actions et 7 % des tués). En revanche l’Euskadi Nord est exclue du territoire de chasse de l’ETA : la France est son refuge et sa base opérationnelle, il n’est pas de l’intérêt de l’organisation de les mettre en péril. Une telle concentration de l’action terroriste etarra coïncide avec son implantation logistique et ses bases sociales, il est plus facile pour l’ETA de harceler les gardes civils présents dans le Guipúzcoa que de les tuer en Estrémadure. Mais elle correspond surtout à ses objectifs politiques de libération nationale : harceler les corps armés de l’État central est une tactique d’usure pour les conduire à abandonner le territoire basque.
48En parallèle aux initiatives sociales menées par le complexe KAS, l’ETA consacre une partie de son effort militaire à soutenir celles qui sont susceptibles d’accroître son coefficient de popularité et de lui assurer de nouvelles adhésions. En ce sens, la campagne la plus intense, la plus meurtrière et la plus durable de la transition est celle menée par l’ETAm contre les installations électriques de la compagnie Iberduero, dans le but d’empêcher l’ouverture de la centrale nucléaire de Lemóniz (Biscaye). L’organisation tente ainsi d’instrumentaliser un mouvement écologiste et antinucléaire en pleine expansion, récupéré par ailleurs par l’extrême gauche. Lancée en juin 1977, l’offensive reprend avec une puissante intensité en 1981 et ne cesse plus jusqu’à ce que lassés, l’entreprise et le gouvernement décident d’interrompre définitivement les travaux de construction de la centrale. Grande victoire symbolique pour l’ETA, la campagne antinucléaire s’est soldée par 120 actions terroristes suivant notre corpus, 246 selon d’autres sources72, dirigées surtout contre les installations électriques d’Iberduero73. Six personnes en ont été victimes. L’assassinat de deux civils, les ingénieurs Ryan en janvier 1981 et Pascual Mújica en mai 1982 aura en particulier provoqué une forte réaction de rejet, contreproductive en termes de capital sympathie mais efficace sur le résultat final. D’autres combats sont menés dans le cadre du soutien aux mobilisations sociales sans pour autant atteindre l’ampleur de la précédente. En mai 1980 l’ETAm annonce ainsi une offensive contre la drogue, dont la consommation représente alors un fléau parmi la jeunesse basque. Deux supposés trafiquants sont assassinés en 1980 et 1981 et, selon les spécialistes, 15 personnes seront assassinées sur ce nouveau front qui se prolonge au-delà de la transition74.
49En dehors de ces campagnes sociales ponctuelles, l’action armée de l’ETA vise à enrayer toute velléité de résistance civique ou de « collaboration » avec l’ennemi, semant progressivement la terreur dans la population basque. L’organisation choisit pour cible des individus qu’elle stigmatise comme des ennemis de la cause nationaliste, ce qui laisse la porte ouverte à un terrorisme indiscriminé. L’analyse détaillée des victimes civiles de l’ETA permet d’entrevoir à la fois la qualification de l’ennemi et la place tenue par les civils qui échappent à cet étiquetage symbolique (tableau 13, p. 154). En dehors des entrepreneurs visés pour des motivations principales d’extorsion de fonds et des représentants de l’administration touchés dans le cadre de l’affrontement avec l’État, un cinquième des personnes civiles assassinées par l’ETA le sont en raison de leur engagement politique, confirmé ou supposé. Considérées comme des adversaires idéologiques qui s’opposent frontalement au projet du mouvement de libération nationale, elles peuvent être des sympathisants de l’extrême droite (ex-membres de la Garde de Franco, carlistes traditionalistes, membres supposés des groupes antiterroristes qui sévissent au Pays basque) ou des militants régionaux de partis parlementaires nationaux. L’UCD, parti de Suárez et initiateur de la réforme, est particulièrement touchée avec trois membres de l’exécutif régional assassinés à l’automne 1980, quelques autres blessés comme Gabriel Cisneros, député de renom victime d’une tentative d’enlèvement en juillet 1979 dont il réchappe grièvement blessé, et des rescapés de longues séquestrations comme Javier Rupérez, déjà évoqué. Deux militants de l’AP, le parti de droite dirigé par Fraga, ex-ministre de Franco et vertement hostile à l’ETA depuis ses débuts, sont également assassinés75. Un militant du PSOE est même tué en octobre 1979, accusé d’être un « collaborateur des forces répressives »76.
50Le reste des civils tués par l’ETA, soit la moitié de l’ensemble des civils, appartient à la catégorie « civils anonymes ». Certains, nombreux, sont accusés d’être des indicateurs de la police, qu’ils soient d’anciens militants de l’ETA suspects de trahison77 ou de simples chauffeurs de taxi soupçonnés d’être des informateurs. D’autres sont incriminés pour avoir eu une attitude contraire aux buts de l’organisation, comme ce médecin assassiné en mars 1982 pour avoir refusé de soigner un etarra blessé78. Quelques-uns sont victimes d’une erreur d’information de la part des commandos qui reconnaissent parfois s’être trompés comme dans le cas de cet ouvrier assassiné en février 1976, dont la famille a reçu des excuses post-mortem de la part de l’ETA79. D’autres sont des victimes collatérales du soutien aux mouvements populaires signalés précédemment, comme les six morts du conflit de Lemóniz, ou de malheureux passants présents au mauvais endroit au mauvais moment, comme les sept victimes des bombes qui explosent en juillet 1979 dans les gares madrilènes de Chamartín et d’Atocha, ou l’enfant de 13 ans tué dans le plastiquage d’une voiture d’un garde civil80.
51Si l’action de l’ETA touche en majorité des individus à l’appartenance sociopolitique prétendument marquée, le système de stigmatisation des victimes a posteriori ou sur la base d’informations vagues et douteuses conduit au plus grand arbitraire. Ce système sème pourtant le doute parmi la population : à chaque victime de l’ETA, l’opinion basque répond majoritairement par un laconique « il a bien dû faire quelque chose », reportant la responsabilité de sa mort sur la propre victime et justifiant ainsi indirectement l’action terroriste. L’exclusion sociale engendrée par le simple fait d’avoir été désigné comme cible de la violence etarra est réelle, dans un spectaculaire processus d’inversion sociale : la victime est coupable et le bourreau se fait justicier81. L’ETA est parvenue à semer une peur généralisée dans la société basque, engagée dans une « spirale du silence » qui perdure bien au-delà de la transition. La violence a donc envahi la vie quotidienne basque à la fin des années 1970, qui ne connaît pratiquement pas de jour sans qu’un nouvel attentat ne se produise. « Ce sont de véritables années de plomb où l’ombre de la mort plane menaçante sur une société en proie à l’intimidation »82, affirme à raison F. Domínguez. Néanmoins cette violence reste confinée au Pays basque : la centralité politique nationale qu’elle acquiert au cours de la transition est ainsi contrebalancée par son caractère périphérique, qui peut contribuer à expliquer certaines résistances dans le combat anti-etarra.
d) Épilogue : la poursuite de la lutte armée par la seule ETAm
52Malgré l’intensification de la violence etarra entre 1978 et 1980, la consolidation de la démocratie, la mise en place de l’autonomie à partir du Statut de Guernica puis la victoire des socialistes à l’automne 1982 conduisent certains secteurs de l’ETA à reconsidérer leur stratégie politique. L’ETApm renonce à la lutte armée dans le sillage du 23-F et annonce sa dissolution en octobre 1982, suite à d’âpres négociations avec le ministre de l’Intérieur qui aboutissent à des mesures de grâce individuelle qui garantissent la réinsertion progressive des anciens terroristes dans la vie civile83. Ceux qui refusent cette logique d’intégration, initiée dès la participation d’EE aux élections de 1977, rejoignent les rangs de l’ETAm, désormais seule à pratiquer la lutte armée. Après une brève phase d’hésitation quant à la posture à adopter face au gouvernement de Felipe González, l’ETAm ruine tout espoir de trêve avec l’assassinat du général Lago Román en novembre. L’arrivée au pouvoir des vaincus de la Guerre civile ne modifie donc en rien la stratégie de résistance de l’ETAm, qui avait déjà initié, depuis 1978, une pratique jusqu’au-boutiste de la violence devenue une fin en soi.
53Ce n’est que bien plus tard, au milieu des années 1990, que, face à la forte réduction de sa capacité opérationnelle due à l’efficacité croissante de la lutte antiterroriste84, à la consolidation du nationalisme démocratique dans le cadre du Statut de Guernica85 et à la délégitimation sociale grandissante de son action, l’ETAm repense son mode opératoire. Elle compense sa faiblesse opérationnelle par l’implication des jeunes dans la « kale borroka », qui désigne une pratique de violences urbaines de basse intensité (émeutes, affrontements avec la police, cocktails Molotov, destructions matérielles…) jusqu’alors relativement absentes d’un répertoire d’actions dominé par le terrorisme. Par ailleurs, l’ETA se met à rechercher l’alliance de toutes les forces nationalistes, y compris non violentes, dans un rejet commun du cadre établi des autonomies. L’étape du front nationaliste s’ouvre alors, exprimé par le pacte de 1998 entre le PNV et l’ETA86.
54De 1983 à 2010, l’ETA a provoqué la mort de plus de 450 personnes87 soit, en vingt ans, légèrement plus que pendant les sept années de la transition. L’ETA n’a donc pas cessé de tuer même si l’intensité de son activisme n’a plus jamais atteint les niveaux de 1978-1980. Le niveau de violences se maintient à un niveau élevé dans la décennie 1980 et au début des années 1990, pour s’éteindre peu à peu à l’aube des années 2000. Née dans la mouvance de la lutte antifranquiste radicale, l’ETA se distingue donc des autres groupes armés par sa remarquable longévité, son efficacité meurtrière et le soutien populaire dont elle a longtemps bénéficié.
Notes de bas de page
1 Sur le MPAIAC, voir E. Barrenechea, Objetivo Canarias, C. de la Lama, Canarias, archipiélago en conflicto, pp. 69-82 et J. Hernández Bravo de Laguna, Franquismo y transición política, pp. 73-78.
2 « Guanche » désigne le peuple aborigène d’origine berbère qui habitait les îles Canaries avant la conquête castillane du XVe siècle.
3 Entre 1970 et 1975, Cubillo assiste à toutes les conférences de l’OUA et des pays afro-asiatiques.
4 AGA, Gabinete de Enlace, caja 42/09108 « La Voz de Canarias Libre ».
5 AGA, BI, 15/7/1977.
6 Barrenechea estime pour sa part qu’environ 200 engins explosifs ont été déposés par le MPAIAC jusqu’à avril 1978, E. Barrenechea, Objetivo Canarias, p. 112.
7 Une exception notoire se produit en février 1978, quand un policier est grièvement blessé en essayant de désactiver une bombe déposée par le MPAIAC contre une agence bancaire, et décède peu après de ses blessures (El País, 25/2/1978 et 9/3/1978).
8 Les îles de Tenerife et de Gran Canaria sont le théâtre de près de 80 % des attentats.
9 Par exemple dès octobre 1976, le MPAIAC reçoit une lettre de soutien du PCE(i) [AGA, Gabinete de Enlace, caja 652 « La Voz de Canarias Libre »]. En février 1977 c’est au tour de Cubillo de faire l’éloge du PCE(r) : « Le MPAIAC et le PCE(r) sont deux organisations révolutionnaires qui ont le même objectif : la destruction de l’État espagnol par la voie de la violence » (AGA, BI, 1/2/1977).
10 AGA, BI, 9/3/1977.
11 Sur les contacts entre Cubillo et les GRAPO, voir L. Castro Moral, Terrorismo y afirmación revolucionaria, pp. 213-215.
12 José Luis Espinosa Pardo vit en Algérie depuis les années 1950, où il collabore avec le FLN dans sa guerre contre la métropole jusqu’à devenir lieutenant. Il a donc d’excellentes relations avec le gouvernement du nouveau régime établi à Alger à partir de 1962. Il a aussi tissé des liens étroits avec les milieux de l’exil antifranquiste, communiste et socialiste, à Alger puis en France. C’est par là qu’il entre en contact avec le FRAP et commence selon Grimaldos sa carrière d’infiltré, d’indicateur et d’agent double au service de l’Algérie puis de l’Espagne (A. Grimaldos, La sombra de Franco, p. 95). Il se considère comme fils des exilés du PSOE à Alger et parvient à se faire élire secrétaire général de l’UGT en 1977 dans sa ville natale, Murcie. Parallèlement, il devient l’homme de confiance de Cubillo grâce à ses excellentes relations avec le gouvernement algérien. C’est à travers lui qu’il entre en relations avec Martín Eizaguirre, haut dirigeant du PCE(r) et des GRAPO, et qu’il parvient à faire arrêter l’ensemble du Comité central du PCE(r) à Benidorm en octobre 1977. Paradoxalement, Espinosa est exclu des soupçons des GRAPO grâce à la confiance absolue que lui témoigne alors Cubillo. Il est ensuite recontacté par le commissaire Conesa pour préparer l’attentat contre le leader du MPAIAC, et engage pour le réaliser Juan Antonio Alfonso González, vieille connaissance des milieux révolutionnaires antifranquistes. Selon Díaz Herrera et Durán, Espinosa aurait été un agent de Conesa depuis bien avant la mort de Franco, transmettant des informations sur le FRAP et les GARI, puis sur le PSOE et l’UGT. Voir là-dessus J. Díaz Herrera et I. Durán, Los secretos del poder, pp. 121-154, A. Grimaldos, La sombra de Franco, pp. 89-104 et S. Belloch, Interior, pp. 70-74.
13 AGA, BI, 20/5/1977.
14 DSC, 21, LC, 22/2/1978, pp. 712-713. La motion est approuvée à l’unanimité des groupes parlementaires, avec une abstention, celle du nationaliste basque Letamendia, qui témoigne ici de sa solidarité.
15 Sur l’accident voir AGA, Gabinete de Enlace, caja 42/09108 « La Voz de Canarias Libre », et El País, 29/3/1977 et les jours suivants.
16 Voir infra p. 406.
17 Unidad de Policía Judicial para delitos de terrorismo, « Aplicación del decreto-ley 30-6-78 y ley 4-12-78 sobre “bandas armadas” », Madrid, 1/6/1979, AGMI, Subsecretaría, 7239.
18 Les différentes coalitions nationalistes (et non nécessairement indépendantistes) n’obtiennent que 7 % des voix en 1977, 13 % en 1979 puis moins de 10 % en 1982. J. Hernández Bravo de Laguna, Franquismo y transición política, p. 103.
19 Sur Terra Lliure, voir J. Fernández i Calvet, Terra Lliure, R. Vilaregut, Terra Lliure, D. Bassa et alii, L’independentisme català, D. Bassa, L’independentisme armat a la Catalunya recent, le récit de F. Bentanacs, Memòries d’un rebel et les recueils de documents : R. Usall i Santa, Parla Terra Lliure et Catalunya, Terra Lliure. Documents del Moviment de Defensa de la Terra.
20 AGA, Memoria del Gobierno Civil, Barcelone, 1975.
21 Partit Socialista d’Alliberament Nacional dels Països Catalans. Voir R. Buch i Ros, El Partit Socialista d’Alliberament Nacional (PSAN), F. Rubiralta i Casas, Orígens y desenvolupament del PSAN.
22 J. Vera, La lluita armada als Països Catalans (Història del FAC).
23 J. Fernández i Calvet, Terra Lliure, pp. 16-18.
24 Le rapport du Gouvernement civil de Barcelone pour l’année 1975 note l’arrestation le 20 septembre 1975 de plusieurs « groupes armés du FAC », responsables de nombreux attentats (attaques à main armée et poses d’explosifs). (AGA, Memoria del Gobierno Civil, Barcelone, 1975).
25 J. Fernández i Calvet, Terra Lliure, p. 19.
26 Josep Tarradellas i Joan, ancien leader d’Esquerra Republicana de Catalunya dans les années 1930, exilé en 1939, devient en 1954 président de la Generalitat en exil. Son retour en Espagne en 1977, en tant que président de la Generalitat provisoirement rétablie, même si ce statut n’implique aucun pouvoir réel, a une importance symbolique essentielle en ce qu’il signifie la reconnaissance de la légitimité de l’autonomie catalane. Les paroles qu’il prononce le 23 octobre 1977 à son arrivée à Barcelone sont entrées dans l’histoire : « Ja sóc aqui », « Me voilà enfin ». Il préside la Generalitat jusqu’aux élections parlementaires régionales de 1980, qui portent Jordi Pujol au pourvoir. Voir le récit de J. Tarradellas, Ja sóc aquí.
27 AGA, Memoria del Gobierno Civil, Barcelone, 1977.
28 Sur ces affaires et les procès qui suivent, voir D. Bassa et alii, L’independentisme català, pp. 39 sq.
29 Exèrcit Popular Catalá, Armée populaire catalane. Groupe armé qui naît au début des années 1970 et atteindrait en 1975 les 40 à 50 militants professionnels, soutenus par environ 200 sympathisants. Mais ils ne se font connaître qu’à l’occasion de ces actes sanglants. Ses membres les plus radicalisés rejoignent ensuite Terra Lliure. J. Fernández i Calvet, Terra Lliure, p. 113 et R. Vilaregut, Terra Lliure, p. 372.
30 Les quatre individus interpellés en juillet 1977 avaient bénéficié de l’amnistie du 15 octobre et avaient donc été libérés. Cependant, le gouvernement ayant fait appel contre ce verdict, les inculpés étaient retournés à la clandestinité.
31 El País, 3/6/1979. Un autre indépendantiste catalan est tué en janvier par la police : il s’agit de Martí Marcó (Bécquer) jeune militant des Jeunesses d’Esquerra Republicana, tué lors de l’assaut d’un transport de fonds bancaire interrompu par les forces de l’ordre.
32 L’article 2 de la Constitution affirme en effet « l’unité indissoluble de la Nation espagnole, patrie commune et indivisible de tous les Espagnols », tout en reconnaissant et en garantissant « le droit à l’autonomie des nationalités et des régions qui l’intègrent, et la solidarité entre elles ».
33 À la fin de 1979, les membres pressentis des commandos suivent des cours d’instruction militaire pendant quelques jours dans le Pays basque français, auprès de l’ETAm. Ils reviennent avec deux fusils, cinq pistolets Feierbird, cinq kilos d’explosifs et des cordons de détonation. Ils sont aussi en relation avec l’ETApm qui leur fournit de l’armement, en échange d’une collaboration logistique pour les commandos présents en Catalogne : ainsi en novembre 1980, les etarras attaquent la caserne de la Garde civile de Berga (Barcelone) avec l’aide de quelques indépendantistes catalans du PSAN-p. (J. Fernández i Calvet, Terra Lliure, p. 38).
34 Une seule action, spectaculaire, est à signaler contre une personne, il s’agit de l’enlèvement du professeur Jiménez Losantos le 21 mai à Barcelone, relâché peu après, blessé. Cet écrivain est l’un des rédacteurs du « Manifeste des 2 300 » paru le 12 mars 1981 dans le journal Diario 16, qui s’érigeait contre l’hégémonie catalane en dénonçant notamment la prétendue situation « d’infériorité et de persécution » de la langue castillane en Catalogne. Dans le contexte post-23-F, le manifeste a suscité de vives réactions populaires en Catalogne, que Terra Lliure a tenté, par ce kidnapping, d’instrumentaliser à son profit. El País, 22/5/1981. Voir aussi D. Bassa et alii, L’independentisme català, p. 54.
35 Il convient d’évoquer aussi un groupe nationaliste radical galicien, l’EGPGC, Exército Guerrilleiro do Pobo Galego Ceibe, qui passe à la lutte armée à la fin des années 1980 (son premier assassinat date de 1987). Mais le groupe a peu d’impact. L’action policière est de suite efficace et le groupe reste isolé socialement, notamment car il existe un parti nationaliste légal, l’UPG, Unión do Pobo Galego, créé en 1964 d’une scission du PCE.
36 Parmi les nombreuses références disponibles, je recommande dans cette optique les ouvrages de P. Ibarra Güell, La evolución estratégica de ETA, I. Sánchez-Cuenca, ETA contra el Estado, G. Jáuregui Bereciartu, Ideología y estrategia política de ETA, J. M. Garmendia, Historia de ETA.
37 Notre corpus est incomplet en ce qui concerne l’activité terroriste de l’ETA, en raison du choix des sources qui a précédé à son élaboration. Cependant, il a le mérite de proposer une vision homogène de la violence pendant la période, réinsérant l’ETA parmi les autres groupes armés. En ce sens, les statistiques proposées plus loin ont une valeur comparative indéniable, même si elles peuvent être partiellement inférieures, en termes du nombre d’actions menées, à celles que le lecteur pourra rencontrer dans d’autres ouvrages. Par exemple, Ó. Jaime Jiménez estime à 1 270 environ le nombre d’actions commises par l’ETA entre 1977 et 1982, alors que notre propre corpus n’en recense que 950 (Ó. Jaime Jiménez, Policía, terrorismo y cambio político en España, p. 31). En revanche, l’information concernant le nombre de morts a été maintes fois recoupée avec de multiples sources, et notre corpus est par exemple plus complet que celui construit par R. P. Clark, qui sert le plus souvent de référence. Clark a construit une base de données à partir de la presse nationale et régionale (à partir du quotidien basque Deia, notamment), de 1968 à la fin de 1980. Pour cette période, il dénombre 287 tués, 385 blessés et 24 kidnappings, chiffres très nettement inférieurs aux nôtres pour la même période (R. P. Clark, The Basque Insurgents, pp. 123-140, tableau récapitulatif p. 133).
38 Sur le PNV voir S. de Pablo et alii, El péndulo patriótico et S. Pérez-Nievas Montiel, Modelo de partido y cambio político.
39 Sabino Arana y Goiri (1865-1903) est le théoricien du nationalisme basque et le fondateur du PNV.
40 L’ETA VIe Assemblée finit par se dissoudre pendant que ses militants rejoignent d’autres organisations révolutionnaires, trotskystes comme la LCR qui prend le nom de LCR-ETA VIe Assemblée en Euskadi, maoïstes telles le MCE et l’ORT, ou communistes orthodoxes dans le Parti communiste.
41 G. Jáuregui Bereciartu, « ETA : les origines et l’évolution idéologique et politique », pp. 156-157.
42 « Abertzale » signifie littéralement patriote. On désigne couramment par cet adjectif la nébuleuse nationaliste basque radicale.
43 G. Jáuregui Bereciartu, « ETA : les origines et l’évolution idéologique et politique », p. 125.
44 L’état d’exception est proclamé dans le Guipúzcoa du 5 août 1968 au 31 octobre, et sur tout le territoire du 25 janvier 1969 au 22 mars.
45 Zabala est sequestré en janvier 1972 pour faire pression sur un conflit social qui secouait son entreprise. Huarte est enlevé à son tour en 1973, non seulement pour interférer dans la gestion d’un conflit du travail mais cette fois également pour obtenir une rançon.
46 Pour le récit de l’attentat, voir le témoignage d’E. Forest, Operación Ogro, et l’ouvrage de C. Estévez et F. Mármol, Carrero. Las razones ocultas de un asesinato.
47 Communiqué du 29 octobre cité par A. Muñoz Alonso, El terrorismo en España, p. 33. Voir aussi L. Falcón, Viernes y 13 en la calle del Correo.
48 Informaciones, 29/11/1975. Ces chiffres sont donnés par le chef supérieur de la Police de Bilbao.
49 AGA, Memoria del Gobierno Civil, Guipúzcoa, 1975.
50 Sur la place symbolique et centrale de la violence dans le nationalisme basque radical, voir en particulier J. Zulaika, Basque Violence, W. Douglass et J. Zulaika, « On the Interpretation of terrorist violence », K. Aulestia, Días de viento sur, F. J. Llera Ramo et S. Goldie, « Political Violence in a Democratic State », P. Unzueta, Los nietos de la ira.
51 Coordination patriote socialiste.
52 Union des travailleurs abertzales.
53 LAIA : Parti des travailleurs abertzales révolutionnaires, fondé en 1974 d’une scission de l’ETA. HASI : Parti du peuple socialiste révolutionnaire, créé en 1977 à l’initiative de l’ETApm.
54 Sánchez-Cuenca définit ainsi les trois étapes successives de la stratégie terroriste : la guerre de libération nationale, la guerre d’usure, puis le front nationaliste, I. Sánchez-Cuenca, ETA contra el Estado.
55 Unité populaire. Créé en avril 1978 de la confluence de plusieurs partis nationalistes radicaux, dont HASI et LAIA, HB obtient aux élections législatives de 1979 15 % des voix dans la Communauté autonome basque. Ce résultat est porté à près de 20 % aux municipales de la même année grâce à des accords électoraux, puis se maintient autour des 15 % suivant une remarquable stabilité jusqu’en 1986.
56 Le PNV s’est automarginalisé dans la négociation du texte constitutionnel en maintenant des postures maximalistes. Il s’est abstenu à l’heure de sa ratification et a appelé à l’abstention au référendum de 1978. Le nationalisme basque radical n’est donc pas le seul à lui ôter toute légitimité, le nationalisme modéré aussi. L’abstention s’élevant à 54,5 % au Pays basque et en Navarre, la Constitution n’a été approuvée que par 31,3 % du corps électoral dans la région (et 68,8 % des votants). Chiffres tirés de J. I. Cases, « Resultado y abstención en el referéndum español de 1978 ».
57 Au référendum d’octobre 1979, malgré les consignes d’abstentions d’HB, la participation atteint les 60 %, et le « oui » les 90 % des votes exprimés. 53 % du corps électoral a donc approuvé le statut.
58 Par exemple en juin 1978, l’ETAm assassine José María Portell, journaliste basque au rôle d’intermédiaire pour trouver une issue négociée au conflit basque.
59 Toutes les tentatives ultérieures de négociation échopperont sur le même mode. Ainsi au niveau régional en 1983 quand HB participe aux conversations avec le gouvernement basque pour l’établissement d’une table pour la paix puis en 1986 quand HB relance les négociations avec le PNV. Il en est de même au niveau national avec le gouvernement socialiste lors des négociations d’Alger en 1988, puis en 1998 avec le PP, et enfin en 2006 avec le gouvernement socialiste de Rodríguez Zapatero. Ce n’est qu’en octobre 2011 que l’ETA, acculée, annonce de son propre chef mettre définitivement fin à la violence.
60 A. Pérez-Agote, « Prophétie auto-réalisée et deuil non résolu ».
61 Voir infra p. 247.
62 B. Tejerina, « Ciclo de protesta, violencia política y movimientos sociales en el País Vasco », p. 16.
63 F. Domínguez Iribarren, « L’ETA affronte la démocratie », pp. 270-274.
64 Les etarras ont occasionnellement reçu un entraînement militaire ailleurs, à Beyrouth avec l’aide de l’Organisation de libération palestinienne (au moins deux stages sont connus, où ont assisté 18 membres de l’ETApm pendant une semaine), à Alger dans l’Académie de Police (du 1er au 15 avril 1976, avec une centaine de militants de l’ETApm), et au Yemen (au moins un cours est connu de 45 jours entre février et mars 1980, pour 14 membres de l’ETAm). A. Cassinello Pérez, « ETA y el problema vasco », p. 277.
65 AGA, Memoria del Gobierno Civil, Guipúzcoa, 1976.
66 L’un deux provoque deux morts accidentels (El País 30/8/1982). Florencio Domínguez estime à 188 le nombre total d’attentats perpétrés lors de cette campagne, qui dure jusqu’en mars 1984. En tout, 7 personnes sont tuées, 27 autres blessées, et le montant des dégâts matériels est estimé à 900 millions de pesetas (F. Domínguez Iribarren, « L’ETA affronte la démocratie », p. 297).
67 Voir les numéros d’El País des mois de novembre et décembre. Voir aussi la réponse donnée par le gouvernement à une question du groupe parlementaire socialiste à propos des rumeurs de négociations, DSC, 53, IL, 13/12/1979, pp. 3582-3584, R. P. Clark, Negotiating with ETA, p. 91 et le témoignage de J. Rupérez, Secuestrado por ETA.
68 Sur ce point voir P. Cassan, Le pouvoir français et la question basque, G. Ménage, L’œil du pouvoir, S. Morán Blanco, ETA, entre España y Francia.
69 « Apala » est finalement mis en liberté conditionnelle début septembre et s’échappe de sa résidence surveillée quelques semaines plus tard.
70 Dix sept sont assignés à résidence dans un village du Sud-est, et sept sont remis à la police espagnole début mars.
71 Voir infra pp. 176-219.
72 F. Domínguez Iribarren, « L’ETA affronte la démocratie », p. 296.
73 Celles-ci constituent plus du quart des cibles matérielles de l’ensemble des attentats de la transition.
74 F. Domínguez Iribarren, « L’ETA affronte la démocratie », p. 297.
75 En novembre 1980 et en juillet 1982 (El País 15/11/1980 ; 17/7/1982).
76 L’ETApm nie que les assassins de Germán González López appartiennent à l’organisation : ce sont les Commandos autonomes anticapitalistes (CAA), scindés de l’organisation à la mi-1978 qui revendiquent le crime, de même que nombre de ceux qui touchent les autres partis parlementaires.
77 C’est le cas par exemple de G. Santos Turrientes, ex-militant de l’ETA entre 1967 et 1969, accusé d’être un indicateur de la police et assassiné en janvier 1977 (El País, 12/1/1977).
78 Il s’agit de Ramiro Carasa, chef du service de traumatologie de l’hôpital de Saint-Sébastien (El País, 31/3/1982).
79 ABC, 11-12/2/1976.
80 El País, 30/3/1980.
81 Sur la culture de la violence et ces processus d’inversion sociale, voir B. Aretxaga, Los funerales en el nacionalismo radical vasco, A. Pérez-Agote, El nacionalismo vasco a la salida del franquismo, J. Caro Baroja, El laberinto vasco, pp. 79-95, J. M. Mata López, El nacionalismo vasco radical, J. Aranzadi et alii, Auto de terminación.
82 F. Domínguez Iribarren, « L’ETA affronte la démocratie », p. 283.
83 Cette politique de réinsertion permet, jusqu’en 1989, la normalisation de 258 etarras, la majorité entre 1982 et 1985 car en 1986, l’assassinat de « Yoyes », Dolores González Catarain, ex-etarra repentie, dissuade les volontés postérieures de réintégration à la vie civile (ibid., p. 302).
84 Le point d’inflexion se situe en 1992, quand la police française interpelle l’ensemble du noyau dirigeant de l’ETAm à Bidart.
85 À cet égard, est fondamentale la signature du Pacte antiterroriste de Ajuria Enea, signé en janvier 1988 par tous les partis démocratiques basques, nationalistes ou non, à l’exception d’HB.
86 En août 1998, la déclaration de Lizarra est le résultat de l’accord entre l’ETA, le PNV et EA (Eusko Alkartasuna, « solidarité basque », récent parti issu d’une scission du PNV), il est suivi par l’annonce d’une trêve de la part de l’ETA, qui dure un an.
87 Chiffres tirés du site du ministère de l’Intérieur sur l’ETA : http://www.interior.gob.es/.
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