Conclusions générales
p. 351-367
Texte intégral
1Quelle chose étrange et remarquable en vérité que le reflet de la Révolution française dans la monarchie catholique : voici deux siècles qu’elle a été perçue comme l’inspiratrice du mouvement libéral espagnol et cette image persiste dans l’interprétation dominante de la période. L’étude dont ce livre est le résultat n’avait pas pour but de démontrer le contraire puisque l’idée du sujet était venue de cette image. Pourtant, le reflet a commencé à se ternir lorsqu’il est devenu manifeste que, si la documentation historique abondait de références à la France, à ses idées et à ses événements, non seulement ce n’était presque jamais comme un modèle mais de surcroît il s’agissait déjà d’une image utilisée dans le cadre d’une dispute sur la modernité et la place de l’Espagne dans la Civilisation (c’est-à-dire dans la civilisation occidentale chrétienne de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle).
2Ce que l’on croyait être le reflet d’une vitre était en fait celui d’un miroir. L’image qu’une société se fait des autres n’est jamais qu’un regard sur soi-même, qu’une tentative de se définir dans l’altérité. Si l’image est vue comme enviable, il s’agit alors de se situer sur le chemin qui mène à un rapprochement non pas de l’autre mais de ce que l’on croit pouvoir admirer chez lui. Sinon, il s’agit de mettre en garde contre une évolution potentielle sur une pente qui sera présentée comme d’autant plus dangereuse que l’autre a des velléités, ou au moins des prétentions, hégémoniques. Après le bavard siècle des Lumières et une bruyante révolution, l’Autre ne pouvait être que la France. Ainsi, l’ennemi intérieur devenait l’afrancesado et l’ afrancesado était tout ce qui allait à l’encontre de pratiques que l’on chercha à préserver en les rattachant à la tradition qui, par définition, ne pouvait pas errer. La chose n’était pas nécessairement pour déplaire aux Français, imbus de la prétention d’avoir créé, voire d’être, un modèle digne d’exportation et par les armes s’il le fallait. L’idée selon laquelle l’Espagne avait été déchirée entre ceux qui avaient vu la lumière et ceux qui méritaient la réputation d’obscurité, de superstition, d’être sous la coupe de l’Inquisition bref, ceux qui correspondaient aux stéréotypes véhiculés sur cette Espagne si « orientale » en Europe, contribuait à conforter le sentiment de supériorité française.
3Après ce constat, un postulat méthodologique s’imposait : pour savoir si et dans quelle mesure la concrétisation du mouvement d’écriture des constitutions, au moment où cela devint possible à partir de 1808, résultait d’une acculturation française, il fallait examiner la documentation historique en doutant systématiquement de toutes les interprétations qui découlaient d’un autre postulat, celui de l’afrancesamiento. En d’autres termes, pour savoir si oui ou non il y avait eu une acculturation, il fallait d’abord éviter de la présupposer.
4L’autre idée directrice de ce travail était d’admettre que la crise espagnole s’inscrivait dans un mouvement général de remise en cause des cadres de l’organisation sociale. Si l’épicentre du phénomène permet d’identifier des causes immédiates, circonstancielles, internes et externes, le phénomène lui-même découle d’une évolution lente des représentations, des imaginaires et des mythes qui soudent les sociétés. Il s’agissait donc de savoir si l’acculturation française avait été un facteur important au moment où les conditions du vivre social furent formalisées dans des constitutions.
5Les questions posées concernent aussi bien le public français qu’hispanique. Les réponses qui ont tenté d’être données permettent de connaître certaines limites du modèle français et d’appréhender le regard d’un autre pour les confronter aux propres perceptions de soi. Elles tentent par ailleurs de resituer les débuts de l’expérience constitutionnelle écrite hispanique dans un contexte occidental où elle prend la place d’une voie qui, pour être singulière, n’en concerne pas moins des territoires qui vont du Rio de la Plata à l’Aragon, en passant par le Pérou, le Mexique, la Castille etc., sans oublier la fameuse seigneurie de Molina1. La tentative de constitutionnaliser la nation des Espagnols des deux hémisphères laissa des traces des deux côtés de l’Atlantique après les séparations des indépendances.
6Il est certain que ce livre ne mettra pas un terme à un débat bicentenaire. En repositionnant ses termes, il peut toutefois contribuer à convaincre plus amplement des insuffisances de certaines interprétations historiographiques et à élargir l’horizon pour celles qui à l’heure actuelle offrent les perspectives les plus stimulantes.
I. — LA DÉCONSTITUTION DE 1808
7L’origine des constitutions écrites en Espagne est irrémédiablement liée à la France. En 1808, l’empereur « offrit » à la monarchie catholique « malade » sa première constitution formelle en promettant qu’elle permettrait sa régénération. En 1814, le retour du roi que Napoléon avait détrôné mit un terme à la première époque constitutionnelle de l’histoire politique espagnole. Il est certain que l’intervention française joua un rôle primordial, voire qu’elle fut la condition sine qua non de l’existence des deux expériences constitutionnelles de Bayonne et de Cadix.
8Il est inutile d’insister sur cette évidence dans le premier cas. Mais il faut souligner dans le second que, quand bien même la question de la constitution avait émergé en Espagne avant 1789, la mise en œuvre d’un processus constituant par la communauté était fortement improbable tant que l’État contrôlait étroitement les réflexions susceptibles de remettre en cause la souveraineté du roi. En d’autres termes, sans possibilité d’ouvrir un espace public à partir duquel il était possible d’instruire le Peuple sur ses « vrais » intérêts, la révolution et/ou la constitution devaient rester le vœu d’une minorité privée d’un soutien solide dans la société et de ce fait presque condamnée à agir par complot. La faiblesse du soutien social à la cause libérale, qui permit le coup d’État de 1814, ou la stratégie insurrectionnelle de la fin du règne de Ferdinand, témoignent de la difficulté des libéraux espagnols à vaincre la résistance opposée par une longue tradition catholique excluant la politique de la sphère sociale.
9L’intervention napoléonienne de 1808 eut une conséquence déconstituante fondamentale pour la suite des événements : l’absence du roi, qui dans la monarchie avait le monopole de la légitimation de l’exercice du pouvoir — et non pas le monopole du pouvoir —, ouvrait de fait un débat constitutionnel. La première option qui se présenta fut celle de suivre le roi intronisé par Napoléon. Elle ne doit plus seulement être prise en compte pour servir de faire-valoir à l’épopée nationale qui aurait commencé en 1808 lorsque le peuple se souleva pour défendre sa liberté et qui aboutit à la Constitution de 1812, comme c’est encore le cas dans bien des ouvrages du « Bicentenaire ». Le règne espagnol de Joseph est inséparable de la Constitution qui devait lui servir de cadre. Il convient par conséquent de la réintroduire, à la place qui lui appartenait alors, dans les enjeux de la crise morale et constitutionnelle de la monarchie espagnole.
10Les arguments pour le faire ne manquent pas. Une partie non négligeable des élites suivit le nouveau roi ; la Constitution dont la matrice était impériale avait été espagnolisée du fait de la consultation de magistrats espagnols et d’une députation des ordres et des corps de la société ; elle fut introduite dans la continuité de la tradition par la propagande ; enfin la Constitution de 1808 fut — et même si c’est anecdotique en soi —, la première écrite pour toute la monarchie. Pour bien des institutions juridiques modernes qui s’établirent plus tard, elle était un précurseur. Cela ne signifie pas qu’elle eut une influence ou qu’elle fut un modèle, mais il est important de la prendre en compte pour mesurer les difficultés et le chemin à parcourir au XIXe siècle pour construire l’État libéral. Par ailleurs, elle fut indéniablement un précédent pour le type de monarchie qu’elle instituait et qui fut promu par le modérantisme : ce n’est pas un hasard si on en reparla dans les années 1830. En outre, l’inexistence d’une idéologie proprement afrancesada-joséphine implique de réunir et d’examiner conjointement les débats doctrinaux séparés par le front de la guerre.
11Pour ceux qui rejetèrent l’option Bonaparte, le fait que la déconstitution ait été l’œuvre d’un « despote » étranger auquel les « vrais » Espagnols résistaient, permettait de délier la question de la révolution de celle de la légitimité d’un pouvoir royal qui n’existait plus de fait. La déstabilisation de l’appareil d’État avait permis de créer un espace public inédit. Pour les partisans d’une constitution nationale qui s’engouffrèrent dans cette brèche faite dans la censure pour exposer leurs idées, l’enjeu était de parvenir à ce que la situation extraordinaire — celle qui implique des solutions distinctes des pratiques ordinaires — devienne une révolution. Dès l’origine, celle-ci se différenciait de la Révolution française dans la mesure où pour construire, il n’y avait pas besoin de détruire ce qui n’existait plus.
12Ceci étant dit, les afrancesados-joséphins reçurent-ils vraiment une constitution française et la construction de la Constitution nationale de 1812 avait-elle emprunté des voies pavées par les constituants français ? Les choses méritent d’être précisées.
II. — LA CONSTITUTION DE BAYONNE, INSTRUMENT D’INTÉGRATION À L’EUROPE IMPÉRIALE
13Le modèle constitutionnel napoléonien a d’abord été élaboré pour mettre un terme à la Révolution en France et pour permettre l’élévation au trône d’un homme qui en était l’héritier et en protégeait les acquis (c’est-à-dire, ceux qui ne contrevenaient pas à son ambition). Fondé sur le principe républicain de la souveraineté populaire et sur la confiance accordée au représentant plébiscité, il permettait l’existence d’un pouvoir fort servi par un appareil d’État conçu pour être efficace. Rome remplaçant Spartes, selon la formule du poète2, la République et ses « sœurs » devinrent un empire. Les peuples auxquels les baïonnettes françaises avaient « appris » le nouveau sens de la liberté — une méthode « extravagante » comme l’avait affirmé en un autre temps Robespierre3 — reçurent en lieu et place de proconsuls des rois Bonaparte. Ils devaient régner dans leur royaume-province de façon à servir les intérêts de l’Empire à la tête duquel était la France. La domination impériale suivait trois lignes directrices que l’on retrouve parfaitement dans le cas espagnol.
14En premier lieu, l’union des États reposait sur les liens de parenté entre l’Empereur et les souverains qui devaient rendre des comptes au chef de famille. Dans cette perspective, l’erreur de Napoléon ne fut pas tant de changer la dynastie que de chercher à intégrer l’Espagne au système impérial. En ne parvenant pas à éteindre les doutes sur la solidité de l’alliance avec la France, les Bourbons contribuèrent au choix de cette option. Sans doute y avait-il aussi chez le fondateur d’une dynastie nouvelle la volonté d’abattre la dernière branche régnante de la famille qui avait été sur le trône de France. Il n’est pas impossible que cela ait contribué à la décision impériale d’écarter les Conseils qui le mettaient en garde contre les atteintes portées aux personnes royales.
15Deuxièmement, l’organisation de l’appareil d’État des rois Bonaparte visait à leur conférer un pouvoir fort et efficace. Le Conseil d’État, instrument éprouvé de gouvernement qui permettait à la fois d’administrer et d’élaborer les lois, était la clé de voûte de la Constitution. Il permettait au roi de préparer rapidement et efficacement les réformes. Que le Conseil d’État ait été, après les ministres, la première institution constitutionnelle mise en place par Joseph n’a rien d’étonnant. Les autres institutions n’avaient pas pour fonction de servir le pouvoir royal. Il est donc important de souligner le fait qu’elles aient été prévues et qu’elles l’aient été dans une constitution formelle. Napoléon n’avait pas l’intention de s’engager dans une guerre. Il fallait donc que les gouvernés acceptent le changement de dynastie. La Constitution n’était pas que l’instrument de la domination — comme si cela était peu —, elle était un véritable gage donné aux Espagnols pour gagner leur adhésion. L’assemblée de Bayonne qui permit d’affiner le contenu de la Constitution n’était donc pas une simple mise en scène et en y regardant bien, le résultat n’était pas si mal adapté aux aspirations des élites réformatrices espagnoles. Toutefois une nuance s’impose : des institutions françaises avaient été espagnolisées et les Français péchèrent par optimisme (pour ne pas dire plus) en espérant que les magistrats espagnols allaient les adopter sans les adapter au cadre de leur pratique habituelle.
16Troisièmement, la nouvelle Europe française devait être post-révolutionnaire : en d’autres termes, les institutions sociales traditionnelles devaient disparaître. Il fallait que les pays de l’aire impériale se rapprochent du projet de civilisation français. L’instrument de cette entreprise était le Code civil. Les tentatives pour en faire adopter une version adaptée à l’Espagne catholique témoignent de l’importance de son rôle dans la régénération napoléonienne qui, à la différence de celle de 1789, ne devait pas être spontanée mais progressive. L’échec est sans doute l’illustration la plus flagrante de la capacité de résistance de la culture juridique espagnole, traditionnelle et juridictionnelle, à la tentative d’implanter une conception du droit comme produit de la volonté du souverain capable de modifier l’ordre social et privé des familles. Par ailleurs, la codification du droit civil espagnol, prévue aussi par la Constitution de 1812 (art. 258), n’aboutit pas avant 1889, ce qui montre que les difficultés de l’entreprise dépassaient la seule question de l’admission d’un modèle français.
17L’échec de la tentative de conciliation constitutionnelle conduisit à réduire la domination française à son aspect strictement militaire. En 1808, faisant fi de tous les principes, Charles IV céda la monarchie comme s’il s’agissait d’un patrimoine. Napoléon tenta d’obtenir le consentement des populations en offrant une constitution. Ayant échoué, il n’en tint plus compte et en 1813, il rétrocéda la monarchie à Ferdinand afin de se dégager des affaires d’Espagne, sans même consulter Joseph !
III. — LA DUALITÉ IRRÉDUCTIBLE DE LA CONSTITUTION DE BAYONNE
18Il n’y a pas seulement deux lectures possibles de la Constitution, comme s’il s’agissait de deux opinions entre lesquelles chacun pourrait trancher ; mais bien une double nature de l’acte. Conçue selon une matrice française, imposée par Napoléon pour intégrer l’Espagne au système impérial et prévoyant des institutions imitées de celles qui existaient alors en France, la Constitution était comprise par les Français selon la culture politique et juridique qui s’était formée depuis 1789. Il n’y a pas de doute quant au fait qu’elle devait abolir les institutions anciennes au fur et à mesure de sa mise en place et créer un système de monarchie constitutionnelle dans laquelle le roi souverain avait la capacité et les moyens de changer les normes. Elle avait été octroyée par Napoléon et celui-ci ne s’embarrassa plus d’elle dès lors qu’il fut évident qu’elle ne jouait pas la fonction qui lui était assignée (rallier l’opinion derrière le roi, frère de l’Empereur). Il existe plus d’un témoignage éloquent de la surprise, de la désillusion, voire de l’agacement que provoqua chez les Français l’interprétation que les magistrats espagnols faisaient de la Constitution.
19Elle était aussi un instrument pour le règne de Joseph. La consultation des Espagnols avant et pendant l’épisode de Bayonne devait permettre de rassembler toutes les tendances antagonistes de la société espagnole. Le processus constituant ne permettait pas que celles-ci parviennent à un consensus par elles-mêmes. Il s’agissait qu’au moins elles ne s’opposent pas au projet impérial et qu’au mieux elles y collaborent. Pour cela, fut intégré à la Constitution un ensemble de dispositions destinées à reconnaître les droits et libertés des vassaux du roi — significativement le terme de sujet n’est pas employé. Les Cortès en particulier étaient un organe de représentation des différentes composantes de la société qui pouvait être consulté sur toutes les questions touchant à la propriété, au droit civil et au droit pénal. Elles n’étaient aucunement en mesure de s’opposer au roi, mais leur existence garantissait le droit d’être entendu et d’élever des requêtes. En acceptant que la Constitution qu’il avait préparée prenne une forme pactiste, d’une part, et en prévoyant une application progressive qui permettait d’éviter d’annoncer ouvertement que les nouvelles institutions condamnaient les anciennes, d’autre part, Napoléon permettait d’inscrire la nouvelle Constitution dans la continuité de la tradition espagnole. La garantie de l’indépendance de la monarchie sur le plan des affaires internes et l’interdiction de placer des Français dans les rouages du gouvernement faisaient entièrement dépendre la Constitution de l’interprétation qu’en faisaient ceux qui devaient l’appliquer. Si quelques rares afrancesados-joséphins tentèrent de concilier le service du roi et les intérêts supérieurs de la France, la plupart ne se préoccupaient que de la dimension espagnole en ne faisant que s’accommoder de la domination française qu’il fallait se résoudre à supporter. Pour ceux-ci, la Constitution, et non l’autorité impériale, était le fondement légitime de l’exercice du pouvoir par le roi. Elle venait s’insérer dans un ordre juridique préexistant. Certains magistrats avaient prétendu conditionner leur serment à l’examen préalable de sa conformité au droit auquel elle venait s’ajouter. La propagande joséphine présenta les réformes royales qui découlaient de l’exercice des pouvoirs constitutionnels du roi comme une réformation des institutions corrompues ou une correction des abus qui s’étaient introduits contre un ordre primitif qui s’inscrivait dans un temps immémorial. Pedro Estala n’hésita pas à inscrire l’acte d’autolimitation du pouvoir royal, sanctionné par le serment des « vrais » patriotes espagnols, dans la continuité de la tradition forale pactiste.
20L’interprétation espagnole, qui se fondait sur la lettre de la Constitution, conduit à nuancer la portée de l’acte constituant du souverain. Le roi n’avait pas la capacité de remettre en cause l’ordre juridique sans l’assentiment de ses vassaux. La promulgation ne suffisait pas à la validité de l’acte constitutionnel : le serment des vassaux était indispensable. Les velléités des députés espagnols à Bayonne pour faire des Cortès un organe autonome du roi témoignent de la conception politique dualiste ancrée dans la culture espagnole. Significativement, seul un député adopta une position moniste absolutiste en considérant que le seul fondement du pouvoir royal était Dieu et que toute attribution aux Cortès d’une compétence autre que celle d’élever des representaciones serait « subversive du bon ordre »4.
21En définitive, la Constitution était à la fois un octroi impérial et un pacte entre le roi et ses vassaux. Elle n’était pas une charte au sens de celle qui fut octroyée par Louis XVIII en 1814 dans la mesure où le préambule de celle-ci excluait toute idée de pacte. Elle refondait la monarchie en y incorporant une partie de l’héritage révolutionnaire. Si le roi Joseph était le seul souverain, il s’engageait à limiter son pouvoir et acceptait que cela devienne irréversible en faisant intervenir le serment des vassaux. La Constitution devenait ainsi la charte des droits de ceux-ci avec les institutions qui permettaient de les garantir.
IV. — TRANSFERT DE DROIT, IMITATION D’INSTITUTIONS CONSTITUTIONNELLES ET DÉNATURATION DU MODÈLE FRANÇAIS
22La Constitution de Bayonne est une tentative à prendre en considération pour l’étude du phénomène de transfert de droit par le biais d’institutions constitutionnelles imitées. Napoléon ne tenta pas purement et simplement d’imposer dans la monarchie espagnole une constitution française. Le modèle napoléonien pour l’Europe n’était pas le bloc des Constitutions de l’Empire. Il se résumait pour l’essentiel au Conseil d’État comme appareil de gouvernement et au Code civil comme instrument de remodelage de la société. Dans le cas espagnol, l’Empereur alla plus loin en prévoyant une constitution presque complète. En omettant soigneusement de préciser les principes de la souveraineté et la définition des éléments constitutifs de l’État, il accepta d’inclure l’ensemble des institutions de gouvernement et de garantie des droits des Espagnols dans une constitution formelle. Toutes étaient une adaptation des institutions qui existaient alors en France : ministres et Conseils informels des ministres, privés ou d’administration, Conseil d’État, Sénat conservateur, Conseil législatif (Corps législatif en France et Cortès en Espagne), institutions judiciaires.
23L’analyse de la pratique, pour laquelle on manque de travaux, montre les difficultés de fonctionnement des institutions imitées. Parmi les différentes raisons qui l’expliquent, deux méritent ici d’être soulignées. D’une part, les magistrats et les employés espagnols qui avaient suivi Joseph continuaient à gérer les affaires comme ils le faisaient avant, ce qui avait pour effet de réduire à presque rien les innovations qui devaient découler des nouvelles institutions. D’autre part, l’absence de mise en place d’un système complet impliqua des vides juridiques qui durent être comblés soit par la survie des institutions anciennes soit par des institutions temporaires non prévues par la Constitution.
24Les événements empêchèrent un développement complet du programme de 1808 et rien ne permet de savoir ce qu’il aurait produit. Toutefois, étant donné l’ampleur des changements que la mise en place d’institutions élaborées dans la France post-révolutionnaire devait impliquer, on peut penser que sans un appui social fort et une volonté de changements à tous les niveaux de l’appareil d’État, c’est-à-dire y compris chez les employés subalternes, les chances d’un rapprochement effectif avec le système français étaient réduites. Si la régénération progressive promise par Napoléon se voulait le contraire d’une révolution brusque, sa réussite nécessitait sans doute une mutation préalable des mentalités pour la rendre possible et il n’est pas certain que l’Espagne de 1808 s’y prêtait. On comprend aussi mieux pourquoi la Constitution de Bayonne ne laissa pas d’impact institutionnel direct dans l’histoire institutionnelle du XIX e siècle espagnol.
V. — RÉVOLUTION DE L’ESPAGNE ET CONSTITUTION DE LA NATION
25Le soulèvement de 1808 ne fut pas une révolution et il suffit d’écouter les protagonistes pour s’en persuader. Dans le contexte des événements français encore très proches, la révolution signifiait deux choses pour les Espagnols.
26D’une part, elle était un bouleversement de l’ordre traditionnel, un désordre qui conduisait à l’anarchie. Si l’affirmation de la souveraineté des Pueblos sembla une évidence au moment de la formation d’organes de pouvoir extraordinaires pour combler le vide créé par l’absence du roi, cela ne signifiait pas que la population était considérée comme capable de s’autogouverner. Les juntes furent composées par les autorités naturelles du peuple, c’est-à-dire par les élites traditionnellement habilitées à représenter la communauté : ordres et corporations. La reprise en main du pouvoir après les tumultes occasionnés par la nouvelle de l’abdication du roi Ferdinand se fit au nom de la conservation des droits du roi prisonnier contre ceux d’un roi intrus, de la religion catholique et pour conserver les lois et l’ordre traditionnel contre la nouvelle Constitution et les désordres engendrés par la déstabilisation de l’appareil d’État légitime. Il s’agissait donc du contraire de la Révolution faite en France contre Louis XVI. Les juntes s’érigèrent avec une volonté manifeste et revendiquée de nier la déconstitution du pouvoir royal. La Junte centrale affirma même sa fonction suprême de régence, avec une forme inédite qui répondait aux circonstances qui ne l’étaient pas moins.
27D’autre part, la révolution signifiait aussi une rupture de l’unité du corps social. Pour l’éviter, il fallait contrôler l’espace public qui venait d’être créé du fait de la vacance du pouvoir afin d’empêcher la formation et la diffusion d’idées susceptibles de rompre l’unanimité de l’opinion outragée par les attentats dont les personnes royales avaient été victimes.
28En 1808, la révolution de l’Espagne fut surtout un discours et un programme promus par ceux qui considéraient que les dérèglements du gouvernement étaient à l’origine de la situation catastrophique dans laquelle le pays se retrouvait. La nation avait été maintenue dans l’ignorance de ses droits par l’absolutisme moderne et le despotisme ministériel. Pour y remédier, il fallait une constitution qui limiterait le pouvoir et garantirait les droits de la communauté en les précisant. Certains n’hésitèrent pas à affirmer que l’absence du roi avait provoqué une rupture du pacte de sujétion. La nation avait donc le droit de créer ex nihilo sa Constitution à laquelle Ferdinand serait soumis à son retour. La révolution devait donner une patrie à la nation, c’est-à-dire un espace dans lequel ses droits et ceux de ses membres seraient garantis. La Constitution devenait une nécessité et une conséquence de l’assomption de la souveraineté par la communauté. Si les vœux des révolutionnaires espagnols étaient proches de ceux qui avaient animé les Constituants français et que parfois les propositions pouvaient être directement reliées aux principes déclarés deux décennies plus tôt outre-Pyrénées, la Révolution française n’était pas un modèle. Elle avait échoué à fonder des institutions stables pour garantir la liberté et elle s’était soldée par la dictature de l’ambitieux Bonaparte. Il fallait donc en tirer des leçons et surtout écarter la légèreté française qui ne pouvait pas convenir à la gravité espagnole.
VI. — LA RÉFORMATION DES LOIS FONDAMENTALES DE LA MONARCHIE : UNE CONSTITUTION JURIDICTIONNELLE POUR UNE NATION CORPORATIVE ET AMBIHÉMISPHÉRIQUE
29Les nouvelles autorités dont la première fonction politique était d’ordre conservatoire étaient hostiles aux velléités des partisans de la révolution. Mais la légitimité de leur pouvoir était fragile. Il existait une contradiction entre l’affirmation du respect des lois, la prétention à se substituer au pouvoir royal et l’origine même de la Junte centrale, émanation des juntes provinciales établies sur le fondement de la souveraineté populaire. Tandis que les révolutionnaires voulaient la réunion immédiate d’une représentation nationale et une constitution, ceux qui aspiraient au rétablissement de l’ordre juridique pour mettre fin à la situation extraordinaire considéraient qu’il fallait réunir des Cortès pour qu’elles désignent une régence conformément aux lois. Les Cortès, institution traditionnelle et ordinaire de représentation des Pueblos, devaient aussi préparer une réforme des lois, et en premier lieu des lois fondamentales, pour la présenter au roi à son retour. Face à ceux qui ne voulaient traiter que des moyens de rétablir Ferdinand VII sur son trône et rejetaient l’idée d’entreprendre quoi que ce soit d’autre en l’absence du roi, une alliance objective put s’établir entre ceux qui souhaitaient qu’une assemblée représentative traite des lois de la monarchie et des droits de la communauté et de ses membres. Mais la Junte centrale enferma les termes du débat en censurant l’idée de révolution et en lançant une consultation des corps de la monarchie sur les moyens de rétablir les Cortès dans les prérogatives qui étaient les leurs du temps de la liberté et pour connaître les lois fondamentales de la monarchie à partir des traditions communes des royaumes qui la composaient.
30Le débat constitutionnel qui conduisit à la promulgation de la Constitution de Cadix que les Cortès générales et extraordinaires définirent comme une réformation des lois fondamentales des royaumes, s’inscrivait dans une démarche révolutionnaire de type aristotélicienne. Il partait de l’affirmation qu’il existait une constitution qui avait été corrompue et qu’il suffisait d’effacer les traces que le despotisme avait imprimées pour la recouvrer. La tradition pactiste dualiste de la monarchie catholique permit d’aborder la question des droits de la communauté sans impliquer un républicanisme anti-monarchique. Si le débat donna lieu à l’expression de propositions francisées, mais aussi anglaises, il porta essentiellement sur la récupération des traditions qui devaient permettre de déterminer une culture constitutionnelle patria. Les questions métaphysiques sur l’origine des sociétés et la formation d’un contrat social étaient écartées à la fois par la reconnaissance du rôle ordonnateur de Dieu et par les réflexions sur les lois fondamentales. Celles-ci permettaient de fonder la raison politique sur l’histoire envisagée selon une conception immémoriale du temps. Les références au Fuero Juzgo wisigoth permettaient de remonter à une Espagne libre après Rome et unifiée avant l’arrivée des Arabes.
31La Constitution de 1812 fut présentée comme une entreprise de codification des lois fondamentales. Les Cortès n’avaient pas besoin de se référer à la lettre des lois anciennes dans la mesure où c’est leur esprit qui avait servi. Leur pouvoir constituant était limité à la fois par le rejet de la table rase et par la reconnaissance du fait que le vœu de la nation avait pu s’exprimer avant leur réunion et s’imposait à elle. Ainsi, la royauté avait été attribuée à Ferdinand. Le rôle de la Constitution ne fut donc pas d’instituer le roi mais de limiter son pouvoir.
32L’évolution de l’idée de république avait permis à la nation d’assumer la souveraineté et de la conserver : il n’y avait plus de pacte de sujétion au roi. La communauté politique était composée des corporations qui intégraient les citoyens par le biais de la vecindad. Il ne s’agissait pas seulement de reconnaître l’existence des anciennes structures corporatistes, mais bien de leur confier dans une très large mesure la mise en place et le développement de la Constitution ; le niveau national ne retenant le contrôle que par le biais d’un système de responsabilité des employés publics pour les infractions à la Constitution jugées par les Cortès. Les droits individuels n’étaient pas supérieurs à ceux de la nation, mais découlaient de l’appartenance des individus à la nation catholique. L’ambition des Cortès de Cadix avait été beaucoup plus limitée que celle de l’Assemblée nationale constituante. Elle visait à attribuer la souveraineté à la nation et à créer les moyens qui la protégeraient à l’avenir des abus du pouvoir royal. Il ne s’agissait pas de refonder la société, mais de reconnaître un ordre préexistant. L’enjeu n’était pas de créer un gouvernement représentatif et de répartir les pouvoirs de la souveraineté à des organes institués par la Constitution, mais de délimiter la juridiction des organes constitutionnels et des corps qui formaient une nation étendue sur deux hémisphères. Certes l’évolution de la culture politique et juridique contribua beaucoup à l’abandon du modèle gaditan, mais la séparation des territoires américains lui fit perdre aussi beaucoup de son intérêt pratique.
33La Constitution de Cadix n’était pas une loi fondamentale dérivée des grands modèles classiques du constitutionnalisme mais une expérience originale qui concernait aussi bien la péninsule Ibérique que presque toute l’Amérique. Il est donc important de lui reconnaître une place spécifique dans l’histoire du constitutionnalisme moderne et de l’étudier en sortant du débat sur ses sources étrangères.
VII. — LES IDÉES POLITIQUES PENDANT LA CRISE DE LA MONARCHIE CATHOLIQUE
34Pour décrire le positionnement politique des acteurs de la crise de la monarchie espagnole, l’historien est confronté à une difficulté qui découle à la fois de l’utilisation du vocabulaire issu de la Révolution française et du signifié idéologiquement pesant dont l’historiographie chargea les termes qui appartenaient à cette époque. Les tendances politiques en présence sont bien plus complexes que celles qui schématiquement apparaissent comme afrancesados, liberales et serviles. L’emploi de ces termes conduit de surcroît à une confusion entre une position dans la guerre et une attitude vis-à-vis des questions politiques et constitutionnelles. Il nous semble nécessaire de distinguer au moins cinq types de positions politiques.
35Un premier groupe de libéraux était composé par des personnes qui étaient en syntonie avec les conceptions politiques qui dominèrent au début de la Révolution française. Ils étaient partisans de la souveraineté nationale, de la réunion d’une assemblée représentant la nation et d’une constitution qui établirait un gouvernement représentatif. Les droits individuels devaient limiter le pouvoir du souverain et pour eux il n’y avait pas de constitution. Comme exemple de cette tendance aussi faible par le nombre que brillante par son aura, on peut citer Quintana, Blanco White, Foronda ou encore Lista.
36L’autre groupe de libéraux était plus ancré dans la tradition républicaine espagnole. Pour eux, la souveraineté appartenait aux Pueblos, c’est-à-dire aux communautés parfaites qui formaient des républiques au sein de la monarchie. La nation devait être composée de l’ensemble des Pueblos. Le mouvement des idées anti-despotiques avait conduit à considérer que la communauté pouvait non seulement être autonome du roi, mais de surcroît se gérer sans lui. Ils aspiraient soit à une monarchie limitée pour les plus modérés d’entre eux, soit à une république dotée d’un gouvernement monarchique. Leur idéal restait celui classique de la constitution mixte. Catholiques, ils reconnaissaient à Dieu sa place d’ordonnateur de la société et recourraient à l’histoire pour fonder une raison non spéculative. Ils constituèrent un courant singulier du libéralisme au début du XIXe siècle, inspirateur principal de la Constitution de Cadix. Parmi les noms qu’il convient de citer figurent Martínez Marina, Canga Argüelles et sur certains points le ténor des Cortès Argüelles, mais aussi le joséphin Estala.
37Ceux que d’aucuns qualifièrent de jovellanistas étaient surtout des réformateurs attachés à une forme d’État destiné à protéger le bien commun. Ils participaient à la critique du despotisme sans remettre en cause la souveraineté du roi qui était un rempart face aux dangereuses aventures démocratiques. La constitution était un ordre ; elle résultait d’un pacte tacite entre le roi et les vassaux et elle permettait à la fois d’encadrer l’exercice du pouvoir et de garantir les droits de la communauté et de ses membres par des procédures précises. Ils étaient hostiles à la reconnaissance d’un droit de résistance à l’oppression et espéraient impulser les réformes par le haut. Jovellanos est sans doute une figure emblématique de cette tendance5, mais Borrul et Dou qui furent classés parmi les serviles ou Azanza, Urquijo et Cabarrús, des afrancesados-joséphins de la première heure, entraient dans ce cas de figure. Le manifeste des députés « perses » remis à Ferdinand en 1814 ne se contentait pas de critiquer l’œuvre des Cortès de Cadix, il sollicitait de S. M. les réformes que les Pueblos attendaient de sa bonté et le rétablissement de la Constitution historique qui avait été pervertie par le despotisme ministériel6.
38Les conservateurs représentaient une force d’inertie importante qui se caractérisait pour l’essentiel par un refus d’entreprendre quoi que ce soit en l’absence du roi. Débattre des lois fondamentales ou pire, de la Constitution, était en soi une atteinte portée à la souveraineté royale et à l’ordre social. L’attitude du Conseil de Castille à Bayonne puis face à la Junte centrale est un bon exemple de ce conservatisme.
39Les réactionnaires ne se contentaient pas de défendre les droits du roi, ils entendaient forger une nouvelle alliance entre le prince souverain, l’aristocratie qui était son soutien naturel et l’Église attaquée par la suppression de l’Inquisition. Si l’origine du « parti » aristocratique réactionnaire a été identifiée dans l’entourage de Ferdinand, il fut renforcé par l’opposition aux Cortès. Trouvant des fondements théoriques dans la dénonciation du jacobinisme par Barruel, il se caractérisait par sa violence, qui fut d’abord verbale, contre ses adversaires.
40Bien entendu, une telle présentation ne vaut que si elle permet d’éviter d’attribuer des étiquettes trop restrictives aux acteurs du jeu politique. Le singulier Flórez Estrada se situait entre les deux premières tendances : il rejetait l’idée selon laquelle il y avait eu une constitution, mais il restait très marqué par le républicanisme qui prenait en considération la diversité des communautés parfaites au sein de la nation. Si les auteurs principaux de la Constitution s’inséraient dans le schéma républicain, ils n’ignoraient pas non plus les expériences étrangères et surent le cas échéant s’en inspirer pour rédiger un certain nombre d’articles du projet de Constitution. Par ailleurs, s’il convient de distinguer entre différents courants du premier libéralisme espagnol, il faut surtout retenir qu’il ne signifie pas la même chose que le libéralisme anglais ou que le libéralisme français de la Restauration. Lié à son objectif d’obtenir une constitution et au modèle gaditan, il ne pouvait qu’être aussi singulier que lui.
VIII. — L’EXPÉRIENCE FRANÇAISE : ENTRE PRÉCÉDENT, MODÈLE ET RÉFÉRENT
41Il n’est pas nécessaire de les rechercher spécifiquement pour rencontrer de nombreuses références aux Lumières, à la Révolution française ou à ses constitutions dans la documentation de la guerre d’Indépendance. Elles apparaissent dans des contextes différents, avec un degré de précision inégal et surtout avec une signification variable.
42Les références les plus nombreuses renvoient aux images, ou en d’autres termes aux représentations des événements français. Emportés par leurs idées spéculatives, leur légèreté et un esprit rebelle, les Français auraient donné l’exemple d’aberrations et d’excès dans leur révolution, conduisant le pays aux horreurs de la Terreur et à la guerre civile. Cela donna lieu à un argument polémique utilisé pour discréditer des adversaires accusés de vouloir faire comme les Français. Le blâme était parfois à la limite de l’insulte. Les opposants à la question constitutionnelle sont surtout ceux qui l’employèrent, mais ils ne furent pas les seuls. Paradoxalement, les émules espagnols de la contre-révolution et de la réaction ne se privèrent pas d’imputer aux idées caricaturées de leurs adversaires une origine infamante qui était pourtant celle de leurs influences les plus évidentes.
43Faire référence à la France était, répétons-le, aussi un moyen d’affirmer le caractère espagnol dans l’altérité. Le débat sur l’influence française est à relier à la fois à la crise de la conscience espagnole sur le « retard » de la Ilustración par rapport aux Lumières et à la prétention des révolutionnaires français de montrer à l’Europe la voie vers une nouvelle conception de la liberté. Le cas français pris comme contre-exemple de ce que faisaient les patriotes espagnols n’était pas tant la conséquence d’une nécessité d’échapper à un modèle qui s’imposait, que la volonté de manifester le caractère autochtone de la culture constitutionnelle que l’on voulait retrouver.
44À côté de ces références superficielles dans lesquelles l’invocation du cas français était surtout un prétexte se pose la question du précédent et du modèle. Pour ceux qui considéraient que les objectifs des Constituants étaient légitimes, l’échec de la Constitution de 1791 à mettre fin à la Révolution était une déception dont il fallait tirer les leçons. Significativement, les articles de la Constitution de 1812 qui présentent le plus de similarités avec un texte français, semblent principalement repris de la Constitution de l’an III, et il faut encore insister sur le fait qu’ils n’étaient repris que dans la mesure où ils correspondaient aux objectifs des rédacteurs de la Constitution espagnole en dehors de toute soumission idéologique à un modèle. Les textes constitutionnels napoléoniens servirent à certains députés espagnols à Bayonne pour demander des compléments au projet de Constitution. Mais on peut souligner qu’en 1808, alors que les propositions révolutionnaires pour une constitution jouissaient d’une certaine spontanéité et n’étaient pas encadrées par les termes du débat imposés par la Junte centrale, certains suggérèrent d’adopter le Conseil d’État et le Sénat conservateur. La prise du pouvoir par Napoléon était surtout regardée comme un échec retentissant de la Révolution confisquée par un ambitieux. Les joséphins mettaient essentiellement en exergue qu’elle avait permis le rétablissement de l’ordre et que la France jouissait d’une prospérité enviable.
45En définitive, si du fait de sa position en Europe la France était un référent inévitable dont on pouvait soit tirer des leçons soit s’inspirer ponctuellement, la culture politique espagnole s’opposait à ce qu’elle serve de modèle. Il aurait fallu pour cela que la nouvelle science constitutionnelle du gouvernement représentatif soit solidement et suffisamment diffusée pour transformer les mentalités. Pour comprendre les origines de la culture constitutionnelle espagnole, il convient donc de sortir de l’opposition très contestable des binômes innovation/ afrancesamiento et tradition/ patrio et admettre que la remise en cause de l’absolutisme espagnol provenait de la réactivation d’une tradition républicaine latente.
IX. — LE SUCCÈS DE CADIX EN EUROPE ET L’ÉVOLUTION DE L’IDÉE CONSTITUTIONNELLE EN ESPAGNE
46Nous avons tenté de montrer que le modèle constitutionnel doceañista était original et puisait pour l’essentiel ses sources dans la culture juridictionnelle traditionnelle de la monarchie catholique espagnole. Si ceci est vrai, il convient de se demander comment il a pu rencontrer le succès qu’il a connu dans l’Europe du Sud au début de la décennie 1820 et comment par ailleurs les problématiques constitutionnelles et politiques espagnoles finirent par rejoindre celles des autres pays de l’Europe au cours du XIXe siècle.
47Peu après le rétablissement de la Constitution de Cadix en mars 1820, la charbonnerie et les fédérés italiens obligèrent les rois des Deux-Siciles (juillet) puis du Piémont-Sardaigne (mars 1821) à promulguer à leur tour la Constitution espagnole, tout en prévoyant que la représentation nationale pourrait la modifier pour l’adapter aux circonstances particulières de chacun des royaumes7. En octobre 1820, elle avait aussi été proclamée à Lisbonne : les Cortès portugaises qui se réunirent pour adapter le texte y introduisirent de nombreuses nouveautés8. Il semblerait donc à première vue que la Constitution espagnole pouvait convenir à d’autres pays. Mais d’une part, il ne faut pas négliger l’importance des modifications qui furent introduites localement pour adapter le « système » espagnol à d’autres pays qui, si tous étaient culturellement catholiques, étaient héritiers d’histoires distinctes. La transformation à Naples du Conseil d’État gaditan qui était le Conseil du roi, en chambre haute bouleversait la logique des rapports pensée entre le roi et les Cortès : il s’agissait désormais de créer quelque chose qui allait dans la direction du gouvernement parlementaire et non plus seulement de limiter l’étendue du pouvoir royal.
48D’autre part, il convient de prendre en compte le contexte international : dans l’Europe de la Sainte-Alliance, le modèle constitutionnel gaditan fondé sur le principe de la souveraineté populaire était l’instrument révolutionnaire par excellence. L’Espagne était devenue le meneur de la lutte en faveur du gouvernement constitutionnel dans une Europe qui avait espéré le rétablissement définitif des gouvernements « légitimes ». Les successions de coups d’État contre les rois en 1820 inquiétèrent au plus haut point les puissances qui réunirent une conférence diplomatique dès octobre pour se concerter sur l’attitude à adopter vis-à-vis de ce qui paraissait le début d’un nouveau cycle révolutionnaire9. La chambre unique, les restrictions aux prérogatives royales, la participation de l’assemblée aux affaires diplomatiques, la députation permanente, les entraves au pouvoir exécutif, le veto seulement suspensif furent présentés comme des germes de discorde et d’anarchie incompatibles avec la tranquillité du continent10. Peu après, on se mit d’accord pour confier à l’Autriche la mission de mettre fin aux « désordres » en Italie (congrès de Laybach de 1821), tandis que la France devait faire de même en Espagne (congrès de Vérone de 1822). Cela donna lieu à l’intervention des Cent mil fils de Saint Louis qui mirent fin à la deuxième époque constitutionnelle de l’Espagne en 1823 en rétablissant Ferdinand dans ses prérogatives.
49Le « Triennat » constitutionnel ou libéral de 1820 à 1823 permit une première confrontation sérieuse entre le modèle gaditan et les idées libérales de la Restauration sur le gouvernement parlementaire et la nécessité d’un système d’équilibre dans les institutions. Les Lecciones de derecho público constitucional de Salas, déjà évoquées, témoignent non pas seulement d’un décalage, mais d’un véritable fossé entre les préoccupations des deux univers constitutionnels. Salas connaissait très bien les œuvres politiques des Lumières. Exilé en France en raison de sa collaboration avec le régime joséphin, il fit l’expérience de la politique constitutionnelle selon la Charte de 1814. Si Salas plaçait la loi, expression de la volonté générale, au cœur de la souveraineté, il était loin d’être un simple suiveur du « modèle » français : pour lui les États-Unis étaient désormais le « pays classique de la liberté »11 et il critiquait le principe d’une Charte octroyée et la chambre haute instituée sur le modèle anglais qui n’était qu’un corps « parasite » de la liberté12. La première partie des Lecciones exposait les principes généraux du droit public constitutionnel tandis que la seconde les confrontait à la Constitution de 1812. Il ne pouvait en sortir qu’une appréciation assez critique, même si Salas louait le caractère « libéral » de la Pepa13. La première chose que devait contenir une « bonne constitution politique » était une déclaration des droits14 qui faisait défaut dans le texte gaditan15. L’article 12, attentatoire à la liberté religieuse16, devait être remplacé par l’établissement de la tolérance religieuse de tous les cultes et leur protection par la loi. Il considérait que l’État, une personne morale, ne pouvait pas avoir de religion17, alors que la Constitution de Cadix ne parlait pas de l’État mais de la nation. La procédure électorale contenue dans la Constitution lui paraissait devoir être réglée par une loi organique18 alors qu’elle était le moyen de définir la citoyenneté. Enfin, pour ne donner qu’un dernier exemple éloquent, la députation permanente des Cortès dont le rôle était de veiller à la protection de la Constitution ne devait plus servir à rien dès lors que le tribunal de l’opinion publique surveillait l’activité des institutions19, remarque qui ignorait complètement la fonction de l’établissement du système juridictionnel de sanction des infractions à la Constitution.
50Un autre document du Triennat, paradigmatique de l’incompatibilité des mécanismes constitutionnels théorisés par les libéraux au moment de la Restauration avec ceux imaginés à Cadix est la traduction libre et commentée du Cours de politique constitutionnelle de Benjamin Constant par Marcial Antonio López. Celui-ci présentait une traduction tronquée du recueil de Constant — le chapitre sur la liberté religieuse fut notamment remplacé par une justification de l’article 12 nécessaire à l’harmonie sociale dans un pays profondément catholique20 — dans laquelle il tentait de montrer que la Constitution de Cadix était conforme aux principes du publiciste français. Cela conduisait l’auteur à se contredire : il tentait par exemple de démontrer que le roi était le pouvoir neutre, avant d’affirmer qu’il était une partie essentielle du pouvoir exécutif puis de justifier que la Constitution lui avait laissé beaucoup plus d’autorité que ce que les détracteurs du libéralisme espagnol prétendaient21. Cela le conduisait aussi à travestir la Constitution : il tenta notamment d’expliquer que le Conseil d’État pouvait faire office de seconde chambre en faisant comme si ses fonctions de Conseil étaient suffisantes pour lui imputer les décisions royales prises après sa consultation, y compris le veto22.
51L’époque de la guerre d’Indépendance s’était caractérisée par la création d’un espace public. Si le contrôle de la circulation des idées et de la pensée, qui avait précédé, n’avait pas réduit la vie intellectuelle espagnole au néant, il en avait circonscrit l’horizon et le caractère autocentré des réflexions constitutionnelles entre 1808 et 1814 en témoigne assez largement. Ce n’est pas tant que l’on ne connaissait pas les expériences étrangères, c’est seulement qu’elles n’étaient pas considérées comme susceptibles d’apporter des solutions aux problèmes spécifiques de la monarchie catholique, décomposée par la disparition de la figure royale. L’échec des projets joséphin puis doceañista en 1813, 1814 puis 1823 confronta les acteurs politiques favorables à un gouvernement constitutionnel à la nécessité d’envisager de nouvelles façons de penser les rapports politiques et le gouvernement. Conduits à s’exiler, ils firent connaissance avec de nouvelles pratiques et de nouvelles façons d’envisager les fonctions de la constitution que ce soit en Angleterre ou en France. Du fait de la presse, les principes, les idées et les leçons de l’expérience constitutionnelle des autres pays purent entrer dans les débats espagnols de façon non seulement ouverte mais aussi décomplexée. Cela ne veut pas dire que la construction de l’État au XIXe siècle, à considérer que c’est bien ce qui s’est passé, a dès lors suivi les voies tracées par les pays qui avaient « pris de l’avance »23, mais plutôt que les objectifs de la politique se rejoignirent dans les pays constitutionnels du continent, chacun suivant un chemin propre qui croisait parfois celui des autres.
Notes de bas de page
1 Le député Rao intervint pour protester contre l’oubli de cette seigneurie dans l’article de la Constitution qui faisait la liste des territoires compris dans le « territoire espagnol » (DSC, 20 août 1811, p. 1661).
2 V. Hugo, Les feuilles d’automne, p. 1.
3 « La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tête d’un politique, est de croire qu’il suffise à un peuple d’entrer à main armée chez un peuple étranger, pour lui faire adopter ses lois et sa Constitution. Personne n’aime les missionnaires armés… » (discours au club des jacobins, du 2 janvier 1792, dans M. de Robespierre, Œuvres complètes, t. VIII, p. 81).
4 ACD, PRF, t. IV, fos 231ro et 232ro (Adurriaga).
5 Jovellanos sauva sa réputation d’une part parce qu’il fut en mesure de temporiser pour ne pas accepter l’offre de Joseph Bonaparte en 1808 et, d’autre part, parce qu’il eut le « bonheur » de mourir en 1811, à temps pour ne pas avoir à se prononcer sur la Constitution de Cadix.
6 Une relecture intéressante du manifeste dans J.-P. Dedieu, Après le roi, pp. 96-101.
7 Le 6 juillet 1820, le roi des Deux-Siciles promit de publier sous huit jours les bases d’une constitution. Le lendemain, le vicaire général du roi décrétait que « La Costituzione del Regno delle due Sicilie sarà la stessa adottata per lo Regno delle Spagne nell’anno 1812, e sanzionata da Sua Maestà Cattolica nel marzo di questo anno : salvo le modificazioni che la rappresentanza nazionale costituzionalmente convocata crederà di proporci per adattarla alle circonstanze particolari de’reali domini. » Voir A. Alberti (dir.), Atti del Parlamento delle Due Sicilie, t. I, pp. 3-4 et 12-13. Sur l’influence de la Pepa en Italie, voir J. Ferrando Badía, « Vicisitudes e influencias de la Constitución » ; S. Candido, « La revolución de Cádiz » ; V. Scotti Douglas, « La Constitución de Cádiz » ; G. Butrón Prida, Nuestra Sagrada Causa.
8 J. Sánchez-Arcilla Bernal, « La experiencia constitucional gaditana ».
9 La conférence de Troppau en Silésie réunit les souverains autrichien, prussien et russe, et des représentants de la France et de l’Angleterre pour examiner les événements de Naples.
10 J. Ferrando Badía, « Vicisitudes e influencias de la Constitución », p. 217.
11 Voir dans A.-L.-C. Destutt de Tracy, Comentario, p. ix (prologue de R. de Salas en tant que traducteur) et R. de Salas, Lecciones de derecho público, pp. 8, 11 et 12.
12 Ibid., p. 36 (une constitution doit émaner des gouvernés qui créent le gouvernement) ; p. 121 (critique de la chambre des pairs) ; p. 187 (critique du système censitaire et préférence pour le principe démocratique gaditan).
13 Ibid., pp. 157-158.
14 Salas qui fut l’un des responsables de la diffusion des idées de Bentham en Espagne se distanciait clairement de lui sur ce point (ibid., p. 37).
15 Ibid., pp. 168-169 et 185.
16 On peut noter que R. de Salas (ibid., p. 78) éluda la question dans la partie théorique en renvoyant aux nombreux ouvrages écrits sur le sujet.
17 Ibid., pp. 78 et 175-176.
18 Ibid., p. 190.
19 Ibid., p. 221.
20 B. Constant, Curso de política constitucional, t. I, p. vii et t. II, pp. 107-111.
21 Ibid., t. I, pp. 3-40, 47-48 et 69-67.
22 Ibid., t. I, p. 218.
23 L’étude de l’évolution de la justice et de la justice administrative démontre la permanence de l’héritage gaditan et la façon dont les choses évoluèrent très progressivement. Voir les travaux coordonnés par M. Lorente, De justicia de jueces a justicia de leyes et Id., La jurisdicción contencioso-administrativa.
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Le spectre du jacobinisme
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