Nation et liberté
La guerre d’Indépendance dans le démo-républicanisme du XIXe siècle
p. 143-158
Texte intégral
¡Hermosa patria nuestra ! Dios te ha coronado de estrellas, te ha vestido de flores.
La Soberanía (24 janvier 1856).
1Si « tout commence en 1789 » pour les républicains français, pour les libéraux espagnols, parmi lesquels se trouvent les groupes démocrates et républicains, la période 1808-1814 constitue « le moment inaugural de la révolution espagnole », quand l’ensemble du peuple s’est soulevé pour obtenir son indépendance et retrouver sa liberté perdue1. Ce qui arriva durant ces années prouvait par ailleurs l’existence d’une « nation indomptable » qui démontra « son courage […], son héroïsme […], sa capacité de résistance au nom de principes sacrosaints qui étaient identifiés à la mère-patrie ». C’était la culmination d’une longue histoire de lutte et de résistance hispanique contre l’envahisseur, qui avait commencé dans l’antiquité avec Sagunto et Numance et s’était prolongée au XVIe siècle avec l’épisode particulièrement marquant de la bataille de Villalar2. Cette histoire était aussi destinée à enraciner le libéralisme « dans les couches profondes de l’histoire de la patrie » et à prouver que ce qui était « authentiquement national » en Espagne était « la liberté, ou plutôt les libertés qui existaient dans les royaumes médiévaux », tandis que « le moderne, l’étranger » était issu du « despotisme que les dynasties autrichiennes et françaises ont apporté de l’extérieur3 ».
2La guerre d’Indépendance devint ainsi un mythe, surtout à partir des années 1830. La littérature et les arts jouèrent un rôle important dans le processus de construction de ce mythe. « Poètes, dramaturges, graveurs et peintres chantaient la geste des héros, l’épopée nationale et la gloire que la nation avait été chercher en elle ». Toutefois, les institutions qui organisèrent les rites commémoratifs, l’historiographie qui élabora les récits des exploits des principaux protagonistes de ces événements et les discours politiques qui s’y référaient et les interprétaient eurent aussi une grande importance4. Ce travail est centré sur ce dernier point et plus concrètement sur les discours produits par les groupes démocrates et républicains.
3Il convient de signaler tout d’abord que les principaux ingrédients qui caractérisent le mythe dans les différentes versions libérales ne varient guère. Il existait un ample consensus autour des idées d’indépendance, de grandeur, d’unité et de liberté de la nation, cette dernière étant conçue comme un espace territorial existant depuis des temps immémoriaux où les habitants auraient toujours été enclins à se défendre5. Par ailleurs, des traits identitaires caractérisaient l’Espagne et les Espagnols sur tout le territoire. Comme l’a affirmé María Cruz Romeo, le concept d’Espagne, l’existence d’une nation espagnole ayant « une série de caractéristiques culturelles » ne fut jamais mise en cause ni discutée parmi les libéraux car elle constituait un présupposé. Le centre de la discussion portait sur le contenu politique dont il fallait doter la nation6, ce qui détermina les différences entre les diverses interprétations de la guerre d’Indépendance. Les libéraux modérés liaient la liberté à l’ordre et à la sécurité des biens et des personnes, ce qui supposait un renforcement de l’ordre public et l’établissement d’un modèle de monarchie constitutionnelle à la base sociale très étroite. Sur ces bases, ils privilégiaient l’indépendance territoriale dans leurs récits du 2 mai, laissant de côté toute idée de liberté comme « émancipation politique » des citoyens. Par ailleurs, l’étude de la manière dont ils organisèrent les différentes festivités durant les périodes où ils étaient au pouvoir montre qu’ils recherchaient l’exclusion du peuple, en se limitant le plus souvent à la célébration de cérémonies religieuses7.
4De leur côté, les progressistes cherchaient à combiner liberté politique et liberté civile et partageaient une conception inclusive de la sphère publique, c’est-à-dire une forme alternative d’intégration qui ne se limitait pas, comme chez les modérés, au citoyen propriétaire8. Leur discours sur la guerre d’Indépendance se référait spécialement à la lutte pour la liberté ainsi qu’au rôle d’un peuple indomptable qui retrouva « ses vieux habits guerriers » malgré son état d’ignorance et qui fit face à l’ennemi, sauvant ainsi la nation9.
5L’interprétation progressiste du mythe de la guerre d’Indépendance est très proche de celle des démocrates et des républicains qui avaient commencé à s’organiser à partir de 1840 autour de périodiques qui réclamaient le suffrage universel masculin direct ainsi que d’autres droits (de réunion, d’association) qu’ils considéraient comme l’unique garantie de respect de la souveraineté nationale et de légitimité du pouvoir politique. Les républicains affirmaient que la Couronne était incompatible avec un ordre politique authentiquement libéral et voyaient en la république le seul régime participatif et égalitaire, tandis que les démocrates pensaient qu’une république tout comme une monarchie constitutionnelle étaient susceptibles de garantir la liberté, dans la mesure où elles étaient limitées et correctement appliquées. Pour tous cependant, la liberté était absolument indissociable de la participation et du contrôle politique ainsi que de la prééminence du pouvoir législatif sur l’exécutif, ce qui incluait (dans le cas des démocrates) la possibilité théorique de destitution du monarque en cas de nécessité. Le nombre des partisans de la république s’accrut sensiblement jusqu’en 1868, au point que la majorité des démocrates étaient devenus républicains après la Gloriosa (la révolution de septembre 1868)10.
6Ces groupes tardèrent à mettre sur pied des structures organisationnelles complètement indépendantes. Ils eurent, au moins jusqu’en 1856, des relations fluides avec les secteurs situés à gauche du progressisme, tant dans la pratique politique que dans les lieux et espaces de sociabilités. De fait, ils constituèrent avec ces milieux ce que l’on peut nommer une « culture politique libérale avancée » car, malgré les différences existantes entre les diverses tendances sur la rapidité de l’implantation des réformes devant garantir la souveraineté nationale ou la forme de gouvernement la plus adéquate pour y parvenir, tous partageaient un horizon politique de liberté, des symboles et surtout une mémoire historique dans laquelle la guerre d’Indépendance jouait un rôle fondamental11. Progressistes, démocrates comme républicains considéraient cet événement comme une « rupture révolutionnaire », ils le concevaient comme une lutte pour la « liberté politique » face à la tyrannie et insistaient sur le « rôle majeur du peuple12 ». Toutefois, des différences existaient, tant dans l’interprétation de certains aspects de cet épisode que dans les conséquences de celui-ci dans les imaginaires politiques des différents courants. Le propos de ce texte n’est pas d’étudier ces variations, mais d’analyser le récit démocrate-républicain de la guerre contre les Français, les conceptions du peuple, de la nation et de la démocratie qui s’en dégagent et le rôle que cet épisode joua dans l’élaboration d’éléments clés de leurs discours et de leurs pratiques politiques.
I. — HISTOIRE, NATION ET LIBERTÉ
7Pour les milieux démocrates et républicains, désignés de manière abrégée comme démo-républicains, la guerre d’Indépendance avait une double signification. D’un côté, elle constituait un jalon fondamental dans une longue histoire conçue, comme chez Michelet, comme une lutte dialectique entre l’absolutisme et la liberté. On parlait d’une « antique querelle » entre le droit divin des rois et la souveraineté populaire, entre l’élément populaire et les principes héréditaires, perpétuellement antagonistes ; entre les peuples qui luttaient pour « leur liberté et leur indépendance » et les tyrans qui s’y opposaient « pour préserver les fruits de leur rapacité13 ». Tous croyaient que la victoire finale, dans cette lutte séculaire, retomberait, par « disposition divine » et par la loi du progrès, sur la domination de la force morale sur la force brute. Le conflit était resté d’une certaine manière en suspens depuis la défaite des comuneros à Villalar, qui avait inauguré trois siècles de despotisme et avait interrompu « la vraie vie de la nation14 ». Cependant, en 1808, les « descendants de Pelayo, du Cid et de Padilla » apparurent devant la menace de l’oppression et retrouvèrent le « sentiment de leur dignité et de leur pouvoir », puis se lancèrent dans un combat conçu comme une « continuation de la guerre des comunidades ». En accord avec cette interprétation, les Espagnols revinrent à leurs « fueros vénérés » et réclamèrent leur « inaliénable souveraineté contre le prétendu droit divin des rois15 ».
8Comme l’affirmait La Libertad :
Tres siglos de hierro, de intolerancia y de sangre no bastaron a borrar del gran corazón de nuestra noble patria sus instintos de independencia y de libertad ; y en el año ocho, mientras que el águila imperial insultaba el valor de nuestros padres, y los frailes se creían que solo en apoyo suyo tomaban las armas, la libertad los despertaba, se reconocían soberanos y marchando al combate pelearon ya como pueblo libre que defendía sus derechos16.
9La lutte pour la liberté culmina avec la Constitution de 1812, qui se présentait comme une conséquence directe et nécessaire du soulèvement de 1808 en faveur des droits perdus. Il s’agissait d’une constitution « tirée de nos anciennes lois » qui se concevait de plus comme « la plus parfaite, la plus populaire, la plus démocratique de toutes celles que nous avons écrites17 ».
10On suivait sans doute dans ce type de récit un schéma répandu dans les livres d’histoire écrits par les libéraux au XIXe siècle qui distinguaient trois états dans la narration du passé national. Tout d’abord le paradis que l’on avait coutume de situer à l’époque médiévale et qui se caractérisait par une autorité royale limitée, des Cortes et des fueros municipaux. Ensuite la chute, causée par une série d’« invasions de colonisateurs étrangers motivés par la convoitise », parmi lesquels se détachaient l’occupation musulmane et l’arrivée en Espagne de la dynastie autrichienne qui implanta l’absolutisme. Enfin, la rédemption qui impliquait « la reconquête » des libertés. Cette reconquête avait été tentée à plusieurs reprises, en particulier lors de la lutte des comuneros de 1521, contre la tyrannie et la domination étrangère. Toutefois, le point culminant de cette lutte avait été atteint avec « l’explosion populaire antinapoléonienne », « motivée par le désir de rétablir la liberté en Espagne par le biais d’une révolution constitutionaliste18 ».
11Par ailleurs, les démocrates et les républicains concevaient la guerre comme un épisode fondamental dans la longue histoire d’une nation en lutte pour son indépendance et pour l’affirmation d’une identité qui existait depuis la nuit des temps. Durant des siècles, les Espagnols avaient montré au monde leur « dignité et l’honneur dû à leur nom » contre « la fallacieuse Carthage, […] la superbe Rome, […] l’irruption vandale des hordes sarrasines » et finalement contre « le terrible pouvoir des troupes qui avaient vaincu à Iéna et à Austerlitz19 ». En 1859, Castelar évoquait dans ce sens « les longs combats, les luttes sanglantes » que « les Espagnols avaient soutenus pour conserver le sol de la patrie » et qui ne s’effaceraient jamais de « la mémoire pour des générations ». La patrie était « l’autel sur lequel ses enfants avaient mille fois offert leur vie en holocauste en faveur de l’indépendance20 ». Dans cette lutte pour l’indépendance nationale, le peuple espagnol se distinguait « de tous les autres peuples de l’Europe ». En effet, il avait « les idées de nationalité et de liberté fortement ancrées dans l’âme » et avait peut-être eu davantage d’occasions que d’autres peuples de le démontrer : l’Espagne avait été convoitée de manière répétée « par d’autres peuples moins heureux », à cause de « circonstances historiques, de raisons politiques, de la beauté de son ciel, de la fertilité du sol que nous foulons21 ». Ceci est à relier à un autre trait marquant de l’historiographie libérale : celui qui voyait la décadence de la patrie liée à des invasions d’étrangers avides des richesses espagnoles. Dans ce récit, « la personnalité nationale se perdait parfois, mais le désir de sa perpétuation demeurait et, à l’épreuve de l’adversité, cette persistance était la preuve de l’existence d’une force providentielle ». Ainsi, « le caractère belliqueux et la défense obstinée de l’identité nationale face à toute agression étrangère constituaient des traits pérennes d’un caractère collectif », tandis que la nation était présentée comme une « communauté permanente22 ».
12La guerre d’Indépendance occupait une place particulière dans cette histoire nationale en raison du pouvoir considérable détenu par Napoléon lorsqu’il entra en Espagne. La gloire en était d’autant plus grande. Les démorépublicains répétaient le plus souvent que Napoléon « avait dirigé ses légions triomphantes, vaincu les rois, les empereurs et leurs armées » du Tibre à la Vistule, et que peuples et rois « se sentaient petits devant le vainqueur de tant de batailles ». De plus, quand il arriva en Espagne, « son empire comptait plus de 40 millions d’habitants, un million de soldats obéissaient à ses ordres et le reste de l’Europe, prostré à ses pieds, ne se risquait pas à le contredire23 ». En lui faisant face, le peuple espagnol vit l’apogée d’une longue histoire d’exploits glorieux qui le situèrent au premier plan des peuples européens24. Ce type de conceptions permettait de défendre, surtout à partir de 1859 (avec la multiplication de campagnes extérieures organisées dans le cadre d’une politique de prestige international du gouvernement O’Donnell), que l’Espagne devait mener à bout un projet expansionniste visant à construire une nation puissante et influente internationalement, « comme à l’époque où nos navires dominaient les mers et nos armées les terres ». Ce projet était fondé précisément sur le rôle que l’Espagne avait rempli dans les siècles passés et sur le désir de défendre désormais non seulement sa propre indépendance, mais aussi celle d’autres nationalités.
Roma no cumpliera su destino histórico a haber encontrado en los campos de batalla muchos guerreros como Viriato, muchas ciudades como Numancia, muchos pueblos como España, que peleaban contra las legiones romanas […]. Carlomagno tal vez hubiera detenido más tiempo con sus ensueños de resurrección del universo romano al mundo moderno, si no le mostraran los cántabros sonando el cuerno de guerra en los desfiladeros de Roncesvalles que no es posible borrar el espíritu de las razas. España salvó a Europa de la irrupción mahometana en aquella cruzada de siete siglos, admirable esfuerzo de valor y de constancia. Si la isla de Sicilia quiso salvarse de la tiranía de los Anjou, tendió los brazos a Aragón ; y si quiso retardar un siglo Bizancio su caída, apeló a los brazos de los fuertes catalanes. En el siglo xvi los turcos hubieran caído sobre Occidente como cayeron sobre Oriente, levantando la media luna en la cúpula de San Pedro, como la levantaron en la cúpula de Santa Sofía, si España no los detuviera en el golfo de Lepanto. En nuestro mismo siglo Italia era esclava ; Polonia seguía de rodillas al genio de la guerra ; Alemania bajaba su cerviz a la coyunda ; Rusia se fiaba a sus nieblas y a sus muros de hielo ; Inglaterra estaba ya agotada, exhausta ; el poder de aquel conquistador que había destrozado el mapa europeo bajo las herraduras de sus caballos, lo avasallaba todo ; no se descubría una esperanza, cuando España, tomando solo consejo de su valor desafió al destino y enseñó al mundo a vencer a los conquistadores25.
13Toutefois, l’Espagne ne « portait pas seulement le sort des nations à la pointe de son épée », elle était aussi « le séraphin gardien éternel de l’esprit des temps modernes » car « le fond de son cœur » abritait « l’idée de civilisation ». Ceci était lié fondamentalement à sa supériorité dans tous les aspects de la vie politique et culturelle. Les démo-républicains en arrivaient par conséquent à rendre grâce d’« être nés en Espagne et non dans ce que l’on appelle l’Europe cultivée ».
14L’Espagne avait produit « une littérature populaire sans égale chez d’autres peuples », elle avait « engendré Fernán González, le Cid, le Grand Capitaine — c’est-à-dire Gonzalo Fernández de Córdoba (1453-1515) qui vainquit la France en 1503 à la bataille Ceriñola — et Cisneros », elle avait « découvert l’Amérique et avait émerveillé par ses prouesses en Asie26 ». De fait, l’Espagne était le pays qui « depuis la Grèce antique, possédait l’histoire la plus riche en hauts faits magnifiques parmi tous les peuples de l’univers ». Seule Rome pouvait lui disputer cette position, mais celle-ci n’avait que « la conquête du monde connu des anciens » en sa faveur. En effet :
Roma […] no produjo ningún Murillo, ni un Velázquez, tan sublimes en el arte de la pintura ; ni un Blasco de Garay, feliz descubridor de la fuerza colosal del vapor, ni un Magallanes, más intrépido que todos los guerreros romanos, ni un Colón, cuyo nombre llena un mundo y ensalza dos.
15Pour toutes ces raisons, il n’existe pas de « cœur espagnol » qui ne s’enthousiasme « à la simple évocation de l’ancienne hidalguía castillane ou à la remémoration de l’histoire littéraire, artistique, industrielle ou guerrière, qu’elle soit terrestre ou maritime, de l’Espagne27 ».
16Cette supériorité culturelle et politique conférait à l’Espagne un caractère messianique qui se déployait sur trois fronts à l’extérieur de ses frontières : l’union avec le Portugal afin de constituer « une seule nationalité robuste » ce qui imposait au fond une absorption par l’Espagne ; l’essor des relations avec les républiques latinoaméricaines pour construire une « confédération commune » dirigée par l’Espagne qui pourrait ainsi donner « les bons conseils qu’une mère donne toujours à son fils émancipé » ; et la conquête de l’Afrique, pour étendre les frontières de la patrie et réaliser une mission civilisatrice qui donnerait à l’Espagne gloire et honneur28.
17Ces postulats reflétaient, comme le signalaient les démo-républicains, un « instinct national » extrêmement puissant, qui se rebellait dans certaines circonstances contre « tout ce qui est étranger » à partir de « la proposition sacramentelle » qui faisait dire : « ce qui est à nous avant tout29 ». Les démorépublicains s’énorgueillissaient d’être Espagnols et affirmaient qu’ils « ne pourraient vivre ni s’endormir apaisés dans la mort », sans leur « patrie adorée »30. Cette exaltation nationale dans laquelle les événements de 1808 jouaient un rôle fondamental a pu dériver au fil des ans vers des attitudes ouvertement racistes ou militaristes. En 1893 par exemple, ce furent les républicains qui se distinguèrent le plus par leurs positions bellicistes et impérialistes31.
18Quoi qu’il en soit, la nation espagnole tant invoquée était alors définie comme une communauté ethnique et culturelle caractérisée par une géographie, un climat déterminé et par des coutumes, une langue, une littérature, une musique et une histoire commune32. Tout cela était déterminant pour ses habitants et les liait indissolublement à leur territoire car « l’homme comme l’arbre se nourrit du sol dans lequel il a grandi ». Comme l’affirmait le journal La Discusión :
La patrie nous donne la fibre du courage grâce à l’exemple et au souvenir de ses héros. Notre corps est formé des atomes de notre terre, notre génie des idées de nos philosophes et de nos poètes, notre caractère des traits de notre histoire33.
19Toutefois l’un des traits les plus distinctifs de la nation espagnole était son caractère essentiellement démocratique et libéral. Pour les démocrates et les républicains, la démocratie avait des racines profondes dans les coutumes et les traditions espagnoles ; c’était une « réalité familière » qui avait façonné dans l’âme des Espagnols « le sentiment d’égalité morale et naturelle ». Les Espagnols, « race fière et indomptable », formaient en somme un « peuple libéral par excellence » chez qui la liberté était « aussi ancienne que son histoire », ce qui s’était manifesté par l’existence d’institutions représentatives bien avant l’établissement du parlement en Angleterre et des États généraux en France34. En réalité, aucune nation d’Europe n’avait conçu « la liberté politique avant la superbe et indomptable Espagne » et aucune n’avait « résisté avec autant de brio aux usurpations de la tyrannie ». La tradition absolutiste venait du règne de Charles-Quint et de la dynastie autrichienne qui « appela l’Inquisition pour étouffer l’esprit libéral et hautement démocratique de la Castille et de l’Aragon35 ». Malgré une léthargie de « près de trois siècles » entamée en 1521, la passion pour la liberté, innée « chez tout bon Espagnol », n’avait pas disparu en 1808.
A pesar del fanatismo religioso, de la miseria y de la ignorancia, conservábanse las tradiciones de otros tiempos, y los habitantes de Castilla y Aragón recordaban con orgullo los derechos y los fueros de sus antepasados36.
20C’est ainsi que la lutte pour l’indépendance et la lutte pour la liberté ne faisaient qu’un car la liberté était l’essence de la nation. Par conséquent, les partisans de l’absolutisme ou d’un système non libéral ou non démocratique, ne pouvaient être espagnols. Il s’agissait soit « d’étrangers ambitieux », soit « d’ennemis intéreurs » qui étaient devenus des éléments corrompus (« cœurs pervers », « roués », « malveillants ») qui s’étaient détachés de la pure association primitive formée par la « race privilégiée » pour « se défendre, se protéger, s’abriter », afin de la réduire en esclavage. Par leur faute, la nation avait perdu vigueur et fierté. Néanmoins, en 1808 la nation avait été délivrée de ces éléments étrangers grâce à la désertion de « ses princes, d’une grande partie de sa noblesse et des principaux fonctionnaires ». « La nationalité espagnole » s’éveilla alors37. La nation était « pauvre mais courageuse, maltraitée par le despotisme mais toujours noble et altière ». Elle était surtout unie : « il n’y avait pas de partis », mais « un seul cri, un seul écho, une seule pensée occupait le cœur des descendants des vainqueurs des Arabes38 ».
21Cette union n’était pas simplement liée à la nécessité d’affronter un ennemi commun. Elle venait aussi de l’absence des factions qui introduisent la division du peuple. Celui-ci a donc pu se mobiliser en bloc en faveur de son identité libérale jusqu’alors contenue. Tous les Espagnols étaient des « frères » et ne luttaient pas seulement pour « être une nation », mais pour être « une nation libre, prospère et florissante comme elle l’avait été avant le XVIe siècle, avant la journée de Villalar en 1521, funeste à plus d’un titre39 ».
22Les milieux républicains insistaient avec emphase sur la trahison de la noblesse et surtout sur celle de la Couronne en 1808. La monarchie ne suscitait pas seulement le fanatisme, l’ignorance ou l’esclavage du peuple ; elle ne se caractérisait pas seulement par l’incompétence et l’immoralité, la couardise ou la flatterie, par le maintien d’un système de privilèges qui était contradictoire avec la nécessaire égalité démocratique. La monarchie était un élément externe à la nation espagnole, incompatible avec son progrès et même avec sa conservation. Elle était régie par une logique, celle des intrigues, des pactes de famille, de la patrimonialisation de la nation, qui était opposée à celle du droit, de la justice et du bien commun. En 1808, la Couronne vendit la nation « comme on vend un troupeau de brebis ». Elle l’abandonna dans le danger, mais c’est le peuple qui la sauva. Le peuple, « enflammé par le sentiment de liberté, par l’amour immense pour la patrie », se lança dans le combat avec « un courage héroïque », tandis que le roi envoyait « des félicitations au conquérant pour les triomphes qu’il obtenait au détriment du peuple40 ».
23La guerre d’Indépendance représentait en somme le « sommet du patriotisme espagnol41 ». Cependant, après tant de sacrifices, l’Espagne retomba aux mains du despotisme en 1814, d’un côté parce que les congrès qui furent organisés après les triomphes militaires ne l’ont pas respectée comme elle le méritait, de l’autre côté à cause de la trahison de Ferdinand VII et des rois européens « qu’elle avait pourtant contribué à libérer42 ». De plus, l’amour de la patrie, c’est-à-dire le désir d’indépendance et de liberté, ainsi que l’esprit égalitaire qui caractérisait le peuple espagnol et qui s’était manifesté spécialement durant la guerre contre les Français, avaient cédé progressivement du terrain dans certains secteurs de la population en faveur de l’ambition et de « la soif d’honneurs, d’or et de fastes ». En effet, la tyrannie avait cherché de « nouveaux éléments de vie » devant le recul de l’ignorance et du fanatisme religieux, réveillant ainsi « l’intérêt personnel » et « la quête ardente de privilèges43 ».
II. — DES « ÉTRANGERS AMBITIEUX » À L’ENNEMI INTÉRIEUR
24Le mythe de la guerre, dont les contenus ne s’altérèrent pas tout au long de la monarchie d’Isabelle II, était relié systématiquement dans la majorité des chroniques à la situation dans laquelle se trouvaient les démo-républicains, situation qu’eux-mêmes décrivaient comme critique. Ils reconnaissaient que les dangers n’étaient pas exactement les mêmes qu’en 1808, mais ils les percevaient en termes très proches. Il ne s’agissait pas d’« une invasion étrangère », mais la menace venait d’un ennemi intérieur qui était parvenu à prendre les rênes de l’État. Cet ennemi avait ensuite établi un ordre politique qui limitait les libertés et justifiait l’inégalité à partir du critère censitaire qui ne retenait que la richesse comme principe d’inclusion sociale. De cette manière, les Espagnols, qui formaient auparavant « un seul corps, une phalange impénétrable44 », se divisèrent en deux groupes opposés. D’un côté se trouvait le peuple, identifié à l’ensemble de la nation (les « hommes laborieux » de tous les secteurs productifs), dépourvu de droits politiques, de l’autre les privilégiés qui se définissaient comme des « señores ». Ces derniers se référaient aux autres individus en parlant de « sujets », ils détenaient « tous les droits politiques » et aspiraient à des distinctions qui les séparaient du peuple, formant ainsi « une classe distincte de celui-ci45 ».
25Cette inégalité était considérée comme la première cause de désordre et de violence sociale. Elle créait une situation de « ressentiments, rancœurs et divisions » ; de « méfiance, de mécontentement » et de périls mille fois plus imminents « que ceux qui existaient à la veille du 2 mai 180846 ». En effet, l’exclusion politique était intolérable pour « l’impératif d’égalité » caractérisant un discours démo-républicain qui défendait une conception de l’homme comme sujet de droits et comme citoyen, et qui de plus associait inégalité et subordination économique47. Les secteurs populaires étaient privés de droits politiques à cause de la faiblesse de leur niveau de fortune, mais on considérait en même temps que les problèmes économiques étaient liés à des questions de redistribution des richesses et de faiblesse des rémunérations et que les solutions étaient, par conséquent, dépendantes de la législation, du gouvernement et de l’administration. Cela signifie que l’accès de tous les citoyens aux sphères monopolisées par les groupes privilégiés permettrait de solutionner un tant soit peu la misère et les inégalités en limitant l’accumulation de richesses. De plus, le système existant limitait la liberté, ce qui constituait un obstacle au développement et même à la survie de la nation. Enfin, le système censitaire avait fait passer l’intérêt particulier d’un petit nombre avant l’intérêt général et le bien-être de tous les citoyens.
26Tout cela était interprété comme la continuation de la lutte séculaire entre « la liberté et la tyrannie ». En effet, les démo-républicains distinguaient deux mondes. Le premier était fondé sur le droit, le second sur la force ; le premier représentait le bien, la vérité et la civilisation, le second le mal, l’erreur, la mort et la servitude. Le premier était composé des partisans de la souveraineté nationale et de la démocratie et le second des modérés et progressistes, c’est-à-dire, de tous ceux qui limitaient d’une manière ou d’une autre les droits politiques et qui par ce fait même ne méritaient pas la nationalité espagnole48. Ainsi, en 1842, durant la régence d’Espartero (1840-1843), El Peninsular affirmait que la tyrannie, « le despotisme et la trahison » exerçaient toujours leur influence en Espagne par l’intermédiaire des « tartuffes qui nous amènent aux portes de l’absolutisme tout en invoquant le nom sacro-saint de la liberté49 ». Plus tard, durant la décennie modérée (1843-1854), les démo-républicains condamnaient le gouvernement des « hommes nés en Espagne, mais dont l’âme et le cœur sont aussi français que ceux des assassins de nos pères50 ». La critique portait en particulier sur l’importation des théories doctrinaires qui avaient dénaturé l’authentique caractère national qui était lui d’essence démocratique. On allait même jusqu’à affirmer que « celui qui suivait l’influence d’autres » ou « des ordres de l’étranger » « n’était pas espagnol et ne méritait pas d’utiliser un qualificatif si illustre ». Ainsi, El Eco del Comercio profita en 1846 de l’anniversaire du 2 mai 1808 pour regretter que l’Espagne soit « à la remorque des influences étrangères » et qu’elle ne soit devenue qu’un « vil satellite de l’astre parisien », malgré le sacrifice de tous ceux qui étaient morts pour refuser « le joug français ». Le journal continuait :
Madrid n’est désormais plus Madrid, c’est une ville française ; l’Espagne est un département qui reçoit ses ordres de la Seine51.
27Ces conceptions reflétaient une vision de la société et de la politique profondément antipluraliste. D’un côté étaient les peuples, « forts grâce à leur foi en la justice et à leur amour de la liberté », et de l’autre les « pouvoirs absolus avec leurs agents et leurs soldats, avec les rentes publiques […] et les intérêts égoïstes ». Dans ce contexte, les démocrates se considéraient comme les « représentants de la tradition libérale de l’Espagne, les représentants des illustres législateurs de 1812, les représentants des vœux et des aspirations de l’ensemble du peuple espagnol, du peuple héros du 2 mai ». Comme tels, ils avaient une mission à remplir : il fallait choisir entre la tyrannie et la liberté, et du succès de cette lutte dépendait « le destin futur du genre humain52 ». Pour conquérir la liberté, il fallait éliminer les partis modéré et progressiste, « qui avaient tout souillé dans notre patrie ». Comme leurs « pères de 1808 » qui avaient ébranlé « de leurs mains robustes la vieille forteresse de l’absolutisme » et « inauguré une nouvelle ère », les démocrates prétendaient mener à bien une « régénération complète53 ».
28Cette vision de l’histoire et de la politique comme une lutte entre l’absolutisme et la liberté associée à la nation engendrait une conception du changement politique comme un phénomène nécessairement violent. La politique n’était pas conçue comme une activité qui incluait le compromis et la conciliation entre différentes propositions politiques considérées toutes comme légitimes, car il n’y avait qu’une proposition légitime dont dépendait l’existence de la nation. Les démocrates étaient favorables à une action rapide et efficace qui modifierait de manière définitive toutes les perversions de l’ordre politique et social en établissant pour toujours la justice, l’unité et l’harmonie nationale. Cette action passait par l’élimination (par « absorption », « assimilation » ou « destruction » en cas de résistance) des groupes illégitimes et privilégiés au pouvoir, assimilés à des « factions » dangereuses, pour le bien commun, qui s’opposaient au triomphe d’un discours politique qui s’identifiait avec le peuple et avec la nation, avec la civilisation et avec la vérité. Ces schémas mentaux dans lesquels l’insurrection ne constituait pas seulement « une méthode acceptable de lutte politique », mais aussi « un procédé ordinaire […] afin d’imposer des changements dans les hautes sphères de l’État », dans lesquels « le rival idéologique » était stigmatisé comme antipatriotique étaient hérités de l’expérience de la guerre d’Indépendance et du succès du Pronunciamiento de Riego en 1820. Ils n’étaient pas propres aux démo-républicains et étaient partagés, comme l’a signalé Javier Fernández Sebastián, par « d’amples secteurs du libéralisme espagnol54 ».
29Dans cette perspective, le suffrage universel tant réclamé n’était pas perçu comme un instrument capable d’opérer un changement politique de manière pacifique, mais il était conçu comme un moyen de produire de la cohésion sociale. Ainsi, la lutte en faveur du suffrage universel était fondée sur la croyance par laquelle la représentation de tous les intérêts produirait le bien général, assimilé à un unique intérêt, celui du peuple uni, un intérêt qui émergerait sans conflit au moment de l’élection, une fois que seraient éliminés les intérêts particuliers, et l’égoïsme de quelques factions. Pour toutes ces raisons (la croyance en un changement politique violent qui devait déloger les éléments étrangers pour ensuite instituer un suffrage universel faisant émerger sans problèmes ni interférences la véritable « volonté nationale »), les démo-républicains ne prêtèrent guère d’attention dans leur pratique politique aux mécanismes institutionnels ou légaux pour canaliser les divergences possibles.
30Dans le changement politique désiré par les démo-républicains, le peuple jouait un rôle fondamental et, dans ce domaine aussi, les conceptions dérivées des récits de 1808 sont très révélatrices. On retrouvait l’idée d’un peuple soumis au fanatisme religieux, à la misère et à l’ignorance,
un peuple qui ne connaissait ni le progrès ni la civilisation, un peuple étouffé par la fumée des bûchers de l’Inquisition, […], un peuple qui n’avait que ses mains pour armes55,
31mais qui avait combattu « toujours avec vaillance56 ». Ceci venait de sa passion immémoriale pour l’indépendance et la liberté, de son « horreur du joug étranger57 », en somme de son amour de la patrie. Dans cette lutte sans merci, le peuple « blessa le despote d’une main et hissa dans le ciel le saint labarum de la liberté espagnole58 ». La conduite du peuple lors de ce moment crucial prouvait, comme le disait Fernando Garrido, que la société ne pouvait être divisée en classes hautes et basses car les divisions n’existaient pas :
Le dernier des journaliers, un cul-terreux quelconque (pouvait) donner des leçons de dignité, de courage, d’honneur et d’héroïsme à ceux qui prétendaient symboliser ces grandes qualités de l’âme par leurs classes ou leurs catégories.
32Pour cette raison, la nation espagnole devait être considérée comme une « démocratie dominée par le sentiment d’égalité qui est le résultat de la dignité de chaque individu qui ne se croit inférieur à personne59 ».
33L’œuvre du peuple de 1808 constituait donc une preuve de « civisme et d’abnégation60 ». Un peuple qui se caractérisa par son « courage, son héroïsme, sa magnanimité, sa constance dans la souffrance » et sa « modération après la victoire61 » puisqu’il revint alors « à ses honorables tâches, heureux d’avoir fait une révolution pour défendre la liberté […], sans avoir rien exigé alors qu’il en avait pourtant le droit62 ». Ce peuple était bien « vertueux, […] pacifique, […] patient et […] fier63 ».
34Pour autant, ce peuple qui avait été fondamental à tous points de vue quand la patrie était en danger et quand « la cause de la liberté (avait) besoin de son sang et de ses efforts », était totalement « dépourvu de tous droits politiques64 ».
35De ces postulats découlent deux idées fondamentales. D’une part, que le peuple était noble malgré sa misère et son ignorance et qu’il devait par conséquent être doté des droits politiques que réclamaient les démo-républicains. D’autre part, qu’il était courageux et mesuré et que s’il avait mené à bien une révolution par un « mouvement spontané » qui déboucha sur « la ruine de Napoléon et la liberté pour l’Europe ainsi que sur la Constitution de Cadix et la liberté de l’Espagne », il était le levier nécessaire pour réaliser l’œuvre régénératrice du démo-républicanisme65. C’est par ce type de discours que l’on a considéré que les démo-républicains développaient un « culte révérenciel » du peuple. En tout cas, l’exaltation du peuple s’appuyait précisément sur le récit de son « comportement héroïque » durant la guerre d’Indépendance66.
36Il existait toutefois quelque chose d’ambigu dans les louanges au peuple de 1808. Ce peuple « grand et valeureux » s’était lancé dans la lutte comme « une lionne blessée, les yeux brillants et la crinière au vent », et « il brisa et rompit toutes les chaînes et les barrières qui lui furent imposées ». Le peuple fut un « volcan violent », un « lion féroce » et fier qui rugissait, sortait ses griffes et en lacéra « l’aigle de France67 ». Il y avait quelque chose de monstrueux dans ces métaphores, ce qui reflétait les préventions qui, dans le fond, existaient à l’égard d’un peuple sans instruction qui pouvait ne plus se contrôler et déborder des limites fixées à son action. La brutalité, la conflictivité mais aussi l’apathie et la dépendance pouvaient être le fruit de l’ignorance populaire et être utilisées par des doctrines et des institutions considérées comme « erronées ». Le peuple pouvait très facilement se transformer « d’alezan généreux et plein de fougue », ce qu’il fut en 1808, en un âne bâté, comme quand il se laissa poser en 1814 « le vieux bât ». À ce moment-là, le peuple s’est laissé diriger, comme l’affirmait Garrido, par des « curés et des moines qui présentaient le roi comme le symbole de son indépendance » et il s’était « laissé instrumentaliser par ses ennemis contre ses propres intérêts68 ». L’identification entre le peuple et la nation faisait que le comportement du peuple et l’état dans lequel il se trouvait influaient notablement sur le sort de la nation qui était florissante quand le peuple agissait avec noblesse et courage, mais pouvait aussi dépérir de la brutalité ou de l’inaction de celui-ci.
37Ces considérations motivèrent la prolifération des sociétés de lecture et d’instruction que les démo-républicains créèrent tout au long du siècle. Le peuple « vertueux et vaillant » devait ainsi « civiliser ses manières », « réformer son éducation morale » et apprendre quels étaient ses droits et devoirs sans la connaissance desquels il n’était « qu’un nègre esclave d’Afrique qui malmène et détruit tout quand ses chaînes sont brisées ». Ces considérations ont aussi poussé les démo-républicains à faire de la Milice Nationale et des sociétés secrètes les principaux espaces d’encadrement du peuple. Ces institutions fermement hiérarchisées devaient diriger les mouvements du peuple et contenir les premières manifestations de désordre et les débordements violents. L’action politique devait être menée par un peuple contrôlé, doté de consignes bien assimilées qui empêchent toute radicalisation, c’est-à-dire un peuple ayant une conduite irréprochable, éloignée de toute attaque contre la propriété privée et de toute forme de subversion sociale. Ainsi, tout en s’enorgueillant « d’appartenir au peuple sans prétendre le dominer », les démo-républicains conservaient une conception de la politique clairement élitiste et dirigiste. Il en allait pour eux de l’existence même de la nation.
38Le récit des « glorieux souvenirs » de 1808 était fondamental pour les démocrates et les républicains. Ils l’affirmèrent à plusieurs reprises et indiquaient qu’il s’agissait de graver dans toutes les âmes « l’idée de liberté » et « dans tous les cœurs les sentiments saints de la patrie »69. En effet, l’amour de la patrie qui produit « les héros et les actions les plus grandes et les plus bénéfiques », était « le principal devoir de tout citoyen » souhaitant voir « son pays prospère, tout-puissant et heureux70 ». Avec ce discours, qui s’inscrivait dans une narration plus générale considérant l’histoire comme une lutte séculaire entre le despotisme et la liberté, ils prétendaient renforcer « l’instinct national » et le lier au projet démocratique. De cette manière, la défense de ce projet était associée à l’existence même de la nation, tandis que les adversaires politiques étaient définis comme des étrangers que l’on devait expulser, comme Napoléon l’avait été pendant la guerre d’Indépendance. Les démocrates et les républicains participèrent ainsi à la construction du mythe de la guerre contre les Français, en mettant en avant, tout comme les autres familles libérales, le courage et la bravoure du peuple espagnol. En même temps, ils associaient cette vision avec un projet politique et social particulier qui excluait tous les opposants et avec une pratique politique qui se désintéressait des questions institutionnelles.
39Tout cela permet de mettre en relief l’importance du mythe de la guerre d’Indépendance comme « fiction fondatrice » de la nation espagnole. Cette importance explique les continuelles réinterprétations dont le mythe fut l’objet si l’on accepte de considérer la nation comme un espace-récit soumis de manière permanente à discussion par différents discours concurrents visant à fixer ses limites71. Par ailleurs, il faut souligner aussi la présence constante et la centralité de la nation, conçue comme une communauté culturelle et politique, dans les discours libéraux de cette période. La nation constituait en effet le cadre générique à partir duquel prenaient sens l’action et les luttes de partis. Les projets politiques concurrents s’identifiaient à la véritable nation et désignaient les opposants comme des « anti-nationaux ». Cette référence permanente eut très probablement des effets dans le renforcement de l’identité nationale et dans la construction même de la nation espagnole. La création de l’image d’une nation contribue à forger la nation même, affirme Anthony Smith, ce qui illustre l’importance des discours dans la création des identités collectives72. Dans le cas des démo-républicains, ces discours se diffusaient dans les nombreux espaces de sociabilité et d’encadrement populaire qu’ils avaient créé ou auxquels ils participaient. Dans ces espaces et au travers de ces discours, les secteurs populaires et les démo-républicains eux-mêmes « apprenaient » la nation et se transformaient ainsi, sans l’ombre d’un doute, en Espagnols.
Notes de bas de page
1 S. Berstein, « Le modèle républicain », p. 120 ; J. Fernández Sebastián, « Levantamiento, guerra y revolución », p. 203.
2 Les éléments du mythe de la nation indomptable dans R. García Cárcel, El sueño de la nación indomable, chap. ix.
3 J. Fernández Sebastián, « Levantamiento, guerra y revolución », pp. 207 et 210.
4 Ch. Demange, El Dos de Mayo. Mito y fiesta nacional, p. 13. Sur l’historiographie de cette période voir entre autres P. Cirujano et alii, Historiografía y nacionalismo español ; et J. Álvarez Junco, Mater dolorosa.
5 Ch. Demange, El Dos de Mayo. Mito y fiesta nacional, pp. 76, 59.
6 M. C. Romeo Mateo, « Discursos de nació i discursos de ciutadania al liberalisme del segle XIX ».
7 Ch. Demange, El Dos de Mayo. Mito y fiesta nacional, pp. 62 et 176.
8 M. C. Romeo mateo, « Lenguaje y política del nuevo liberalismo » ; Id., « Los mundos posibles del liberalismo progresista ». I. Burdiel, « La tradición política progresista ».
9 J. Fernández Sebastián, « Levantamiento, guerra y revolución », p. 200.
10 F. Peyrou, Tribunos del pueblo.
11 Ibid.
12 Ch. Demange, El Dos de Mayo. Mito y fiesta nacional, pp. 68-70.
13 L’antique querelle dans El Siglo, 2 mai 1848 ; l’élément populaire dans La Asociación, 2 avril 1856 ; la lutte pour l’indépendance et la liberté dans La Asociación, 13 mars 1856.
14 El Pueblo, 2 mai 1863.
15 Les descendants dans El Eco del Comercio, 2 mai 1846 ; le sentiment de dignité dans El Tribuno, 2 mai 1853 ; le retour aux fueros vénérés dans La Asociación, 1er mars 1856.
16 La Libertad, 21 février 1846.
17 Les anciennes lois dans El Eco del Comercio, 26 septembre 1847 ; la perfection dans El Pueblo, 2 mai 1866.
18 J. Álvarez Junco, Mater dolorosa, pp. 214 et 225.
19 El Peninsular, 2 mai 1842.
20 La Discusión, 2 mai 1859.
21 La Discusión, 2 mai 1866.
22 J. Álvarez Junco, Mater dolorosa, pp. 214, 226 et 196.
23 F. Garrido, La España contemporánea, p. 109.
24 La Discusión, 2 mai 1865.
25 La Discusión, 2 mai 1863.
26 La Discusión, 2 mai 1857.
27 La Asociación, 1er mars 1856.
28 La Discusión, « España y Portugal », 10 avril 1859. F. Peyrou, Tribunos del pueblo.
29 El Nuevo Espectador, 6 octobre 1846.
30 La Discusión, 2 mai 1861.
31 A. de Blas Guerrero, Tradición republicana y nacionalismo español. Sur le militarisme républicain. J. Álvarez Junco, « Leftist Militarism and Anti-Militarism ».
32 Ce qui prouve une fois de plus l’impossibilité de distinguer un nationalisme politique et un nationalisme culturel. R. Brubaker, « Mitos y equívocos en el estudio del nacionalismo » ; F. Archiles, M. Martí, « Un país tan extraño como cualquier otro ».
33 La Discusión, 2 mai 1863.
34 La Discusión, 2 mai 1865. La comparaison avec l’Angleterre et la France et l’idée suivant laquelle l’Espagne n’avait rien à envier à ces pays « pour ses antécédents parlementaires » existait déjà dans la Teoría de las Cortes de Martínez Marina (J. Álvarez Junco, Mater dolorosa, p. 219).
35 La Tribuna del Pueblo, 6 septembre 1851.
36 La Asociación, 1er mars 1856.
37 La race privilégiée dans La Asociación, 13 mars 1856 ; l’abandon des princes dans El Eco del Comercio, 2 mai 1845 ; le réveil de la nacionalité dans La Discusión, 2 mai 1857.
38 El Eco del Comercio, 2 mai 1844.
39 El Pueblo, 2 mai 1862.
40 La Discusión, 2 mai 1866. Ángel Duarte a signalé récemment que, pour les secteurs républicains, « Los hechos desencadenantes del Dos de Mayo ponían en evidencia, de entrada, la utilidad de desconfiar de los reyes y de las monarquías. Los ambientes cortesanos, en esos momentos los de la España de Carlos IV, Fernando VII e Isabel II, no eran otra cosa que lupanares en los que se estaba dispuesto a trapichear con unos derechos que no les pertenecían, a poner en venta un bien que creían detentar : las libertades de la nación » (A. Duarte, « El pueblo indómito », p. 176).
41 El Pueblo, 2 mai 1850.
42 Le manque de respect dans El Eco del Comercio, 2 mai 1844 ; la trahison de Ferdinand VII dans El Eco del Comercio, 2 mai 1847.
43 La Asociación, 1er mars 1856.
44 El Eco del Comercio, 2 mai 1846.
45 La definition des privilégiés dans M. Fresneda, « La revolución », O Nacional, 2 avril 1864 ; les distinctions dans El Huracán, 14 octobre 1840.
46 Les ressentiments dans El Pueblo, 2 mai 1850 ; la méfiance dans El Eco del Comercio, 2 mai 1845 ; les dangers dans El Tribuno, 2 mai 1854.
47 P. Rosanvallon, Le peuple introuvable.
48 El Siglo, 20 janvier 1849.
49 El Peninsular, 2 mai 1842.
50 El Eco del Comercio, 2 mai 1847.
51 El Eco del Comercio, 2 mai 1846.
52 El Siglo, 20 janvier 1849.
53 El Pueblo, 2 mai 1866.
54 J. Fernández Sebastián, « Levantamiento, guerra y revolución », pp. 204-206.
55 La Democracia, 2 mai 1866.
56 La Libertad, 4 février 1846.
57 El Eco del Comercio, 2 avril 1844.
58 La Soberanía Nacional, 2 mai 1855.
59 F. Garrido, La España contemporánea, p. 110.
60 La Soberanía Nacional, 2 mai 1855.
61 El Regenerador, 1er mai 1841.
62 La Libertad, 4 février 1846.
63 La Reforma, 2 mai 1848.
64 El Pueblo, 2 mai 1863.
65 F. Garrido, La España contemporánea, p. 110 ; El Pueblo, 2 mai 1866.
66 Le culte révérenciel dans D. Castro, « Jacobinos y populistas », p. 198 ; le comportement héroïque dans M. Pérez Ledesma, « Ricos y pobres », p. 72.
67 La lionne blessée dans El Pueblo, 2 mai 1861 ; le volcan violent dans La Asociación, 2 mai 1856 ; le lion courageux dans El Pueblo, 2 mai 1861.
68 F. Garrido, La España contemporánea, p. 111.
69 El Pueblo, 2 mai 1863.
70 La Asociación, 1er mars 1856.
71 G. Eley et R. G. Suny, « Introduction : from the Moment of Social History to the Work of Cultural Representation ».
72 A. Smith, La identidad nacional. Sur la construction discursive des identités collectives, voir M. A. Cabrera, Historia, lenguaje y teoría de la sociedad.
Auteur
Universitat de València
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