De la défense des droits à la naissance du constitutionnalisme moderne dans l’Amérique hispanique (1808-1814)
p. 125-139
Texte intégral
1Comme l’ont amplement montré les travaux d’une nouvelle génération d’historiens, en particulier François-Xavier Guerra et, plus récemment, José María Portillo1, la logique politique des Espagnols Américains au moment de la crise de la monarchie (1808-1814) est identique à celle des habitants de la Péninsule. Tout comme ces derniers, ils s’efforcent de réorganiser la souveraineté afin de pallier le vide de pouvoir, de remplacer le roi en son absence, de sauvegarder ses droits et ses territoires de l’invasion étrangère.
2Dans ce climat de crise politique et de guerre, qui deviendra rapidement un contexte révolutionnaire pour les deux parties de la monarchie, l’Amérique hispanique connaît une transition de l’époque absolutiste (celle des réformes bourboniennes) à l’époque constitutionnelle, caractérisée par la mise en place de normes fixes et immuables inscrites dans une charte. Cette évolution est induite par la conjoncture extérieure : elle part de la volonté unanime de défendre les droits et les possessions du roi, à partir de normes qui vont être définies comme « les lois fondamentales du royaume », et va jusqu’à la rédaction de textes qui proclament les principes et jettent les bases de la modernité politique.
3En raison de la dynamique même du processus révolutionnaire, on assiste ainsi à une convergence entre le sens traditionnel et le sens moderne du concept de constitution. La première acception, qui renvoie à la « constitution historique » de la monarchie comme ensemble des droits acquis par les différents corps, a un sens éminemment conservateur. La seconde, en revanche, née de la Révolution française, renvoie à une auto-institution de la souveraineté nationale fondée sur la déclaration des droits et la séparation des pouvoirs2.
4Trois scénarios peuvent être distingués dans cette évolution : dans un premier temps, de 1808 à 1810, l’Amérique participe pleinement à la crise de la monarchie et voit son statut redéfini par la Junte Centrale. À partir de 1810, quelques provinces rejettent l’autorité de la Péninsule et décident de prendre en main leur destinée politique en formant des juntes et des assemblées représentatives et en se dotant de règlements ou de constitutions propres qui constituent ce que l’on peut appeler le « constitutionnalisme des patriotes ». Dans le même temps, d’autres régions restent unies à la Péninsule sous le commandement des agents de la Couronne (vice-rois ou gouverneurs), tous assez conservateurs. C’est dans ces régions que s’applique, à partir de 1812, la Constitution de Cadix, qui va avoir dans la région des effets inattendus et constitue de la sorte l’autre facette du constitutionnalisme américain.
5Cette évolution pose tout d’abord le problème de l’interprétation du « constitutionnalisme des patriotes », en regard de l’indépendance : ces textes ont-ils pour but de renforcer l’autonomie au sein de la monarchie ou marquent-ils déjà la rupture avec l’Espagne ? Constituent-ils, comme l’a longtemps affirmé l’historiographie patriotique, les actes de naissance des nouvelles nations ? En second lieu, la comparaison entre le constitutionnalisme des patriotes et celui de Cadix amène à nuancer les conclusions auxquelles aboutirait une lecture trop superficielle, ou idéologique, des textes : celle qui opposerait radicalement les deux types de constitutionnalisme (en confondant la lettre des textes et leurs intentions) et celle qui tendrait à faire du texte gaditain la matrice unique du constitutionnalisme hispanique3. Il convient plutôt de mettre en évidence la pluralité de l’ensemble de ces textes, en regard de la façon dont chacun combine de manière différente des éléments de modernité et des dispositions typiques de l’Ancien régime4.
I. — L’AMÉRIQUE DANS LA CRISE DE LA MONARCHIE (1808-1810)
6En marge des événements péninsulaires, de l’entrée des troupes de Napoléon au coup de force d’Aranjuez, des abdications de Bayonne à l’installation de Joseph Bonaparte sur le trône, un autre scénario de la crise de 1808 se déroule dans la lointaine Amérique. Les réactions des vassaux américains à ce qui se passe en Espagne sont largement liées aux conditions matérielles de la circulation de l’information. Selon les régions, les bateaux mettent de trois à huit mois pour faire la traversée depuis Cadix, et les nouvelles, transmises par le biais de lettres officielles, de décrets, de journaux, de pamphlets et de libelles, de correspondances commerciales ou privées, arrivent en désordre, mêlant le vrai au faux, l’information officielle à la rumeur, ce qui ne manque pas de semer la confusion dans les esprits.
7À l’inverse de ce qu’a longtemps affirmé une lecture « nationaliste » des événements, les Américains ne profitent pas du contexte pour rejeter l’obédience envers la métropole. Sauf dans quelques cas isolés, les nouvelles en provenance d’Espagne suscitent doutes et craintes. À l’exception d’une poignée de radicaux qui y voient l’occasion de réformer l’Empire, la majorité des acteurs se replie dans une défense prudente du statu quo. Les nombreuses sources produites en ces temps où l’inquiétude délie les plumes indiquent que les Américains rejettent l’invasion française avec autant de fermeté que les péninsulaires et font preuve d’une loyauté exaltée envers la dynastie légitime. Ferdinand VII est reconnu par toutes les provinces, où les vice-rois et les capitaines généraux organisent des cérémonies de reconnaissance et de prestation de serment.
8L’abdication de Ferdinand en juin 1808 pose toutefois une série de problèmes juridiques qui concernent directement l’Amérique. Outre son caractère illégal, prudemment passé sous silence dans les sources, elle rend caduque l’autorité des vice-rois et des capitaines généraux, qui ont été nommés par le roi. Tous les acteurs concernés en sont conscients, et si certains, comme le vice-roi du Pérou Abascal, font en sorte que leur pouvoir demeure incontesté, d’autres, comme le vice-roi du Mexique Iturrigaray, cherchent une solution à même de renforcer leur autorité.
9Face à la menace d’une invasion française et à la perte de légitimité des autorités, les royaumes américains réagissent comme ceux de la Péninsule, parce qu’ils partagent la même culture politique et se sentent absolument égaux à eux. En Espagne, il est déjà courant dans les sphères du pouvoir de considérer la monarchie comme un empire et les Indes comme des « colonies5 », mais cette conception est loin d’être partagée outre-mer. Pour cette raison, il existe en Amérique plusieurs tentatives de création de juntes, à l’instar de ce qui se produit en Espagne : à Mexico et à Caracas en juillet 1808, l’arrivée des nouvelles incite le vice-roi et le capitaine général à convoquer les corps de ville (cabildos) pour renforcer son autorité. Dans les deux cas, les corps de ville sont dominés par une faction « autonomiste » (que l’on nomme le « parti créole ») combattue par les « péninsulaires », membres de l’élite dont les intérêts — notamment commerciaux — sont liés à l’Espagne. Dans les deux cas, les tentatives tournent court et les chefs de file « autonomistes » sont arrêtés.
10Alors que les autorités hésitent sur la formule à adopter pour pallier la souveraineté, ce que les sources expriment avec le plus de force est l’idée de conservation. Pour les Américains, l’essentiel est de préserver l’intégrité des domaines du roi et leurs liens avec la Couronne de Castille, face à l’éventualité d’une invasion française. La menace apparaît bien réelle, notamment à cause du précédent des invasions anglaises au Río de la Plata en 1806 et 1807, et plus encore lorsque les émissaires envoyés par Napoléon arrivent en Amérique, où ils ne trouvent d’ailleurs aucun vice-roi pour prêter attention à leurs propositions.
11La situation n’en demeure pas moins passablement complexe, parce que si le camp des « ennemis » est clairement identifié, celui de la légitimité reste entièrement à définir : on ne sait pas très bien, à cette date, qui est la source suprême de l’autorité ni à qui il convient de prêter obédience. Le doute demeure sur l’entité à qui il revient de remplacer le roi absent : la position des vice-rois, on l’a vu, est fortement amoindrie par les abdications de Bayonne. Parmi les juntes formées dans la Péninsule, certaines, comme la Junte de Séville, tentent de se faire reconnaître comme suprêmes en envoyant des émissaires en Amérique. Enfin, la princesse Charlotte de Bourbon, qui prétend assumer la régence et envoie des émissaires depuis le Brésil, représente une troisième voie possible dans laquelle certains voient le salut de la monarchie6.
12Dans ce contexte où les pistes se brouillent et où la légitimité est amoindrie par la multiplication du nombre de prétendants, le thème de la « constitution ancienne du royaume », ou des « lois fondamentales de la monarchie » acquiert une importance fondamentale. À l’égal des cités de la Péninsule, les textes américains se réfèrent à ce concept comme à un pôle stable de légitimité. L’expression renvoie en premier lieu aux droits que possède le monarque sur ses domaines américains, en vertu de l’accord passé avec les conquérants qui constitue le pacte fondateur des Indes de Castille. En second lieu, il se réfère aux éléments qui définissent « l’essence » de la nation espagnole : la religion, les privilèges des vassaux et des corporations, les lois fondamentales qui régissent l’ordre social, les Lois des Indes, l’ordonnance des Intendants de 1782, mais aussi les Siete Partidas et autres lois de Castille.
13Le constitutionnalisme « américain » est donc, essentiellement, un constitutionnalisme hispanique. Il ne se distingue pas de ce qui se produit dans la Péninsule, où chaque royaume et chaque cité vont puiser dans leur passé les instruments juridiques qui leur permettent de faire face à la crise7. En Amérique, on en appelle aux lois et aux coutumes, faute de pouvoir se référer aux anciennes institutions, puisque les royaumes des Indes, liés dès l’origine à la Couronne de Castille, n’ont jamais eu ni institutions, ni représentation propre aux Cortès8. Il s’agit là d’un point capital dans la mesure où c’est justement la représentation qui va être l’atout principal de la Junte Centrale dans sa politique envers les royaumes d’Amérique. Réunie en septembre 1808, la Junte Suprême et Centrale de l’Espagne et des Indes est finalement reconnue par toutes les provinces américaines comme la représentante unique — ou la moins contestée — de la majesté. Cette reconnaissance se manifeste à travers des cérémonies publiques et solennelles où se trouve réaffirmée la loyauté envers le monarque.
14Toute à sa tâche de mener la guerre contre les Français, la Junte se préoccupe de s’assurer la fidélité des provinces de l’Empire qui participent d’une façon importante au conflit par l’envoi de contributions. Dans cette optique, elle publie, le 22 janvier 1809, un décret sur la représentation en son sein des royaumes américains qui va susciter autant d’espoirs que de rancœurs. Ce texte bref commence par définir le statut de l’Amérique en affirmant que
les vastes et précieux domaines que l’Espagne possède dans les Indes ne sont pas à proprement parler des colonies ou des factoreries comme celles des autres nations, mais une partie essentielle et intégrante de la Monarchie espagnole9.
15Il expose ensuite le processus en vertu duquel chaque royaume devra élire un représentant à la Junte Centrale. Pour la première fois de son histoire, l’Amérique espagnole se voit donc dotée d’une représentation en bonne et due forme au sein de la monarchie.
16En dépit de cette innovation, le texte est mal reçu par les Américains les plus enclins à l’autonomie, car tout en réaffirmant que l’Amérique fait intégralement partie de la monarchie, il réserve à ses royaumes une position de second rang. La formule « ne sont pas à proprement parler des colonies… », qui révèle en creux la façon dont on les considère depuis Madrid, est ressentie comme une offense par les Créoles, blessés dans leur patriotisme espagnol. Ce sentiment s’exprime dans nombre de textes des années 1809-1810 : la formule de Camilo Torres, « nous sommes plus espagnols que les descendants de don Pélage », ne fait que traduire un sentiment extrêmement répandu parmi les élites créoles.
17À ce patriotisme blessé s’ajoute l’inégalité de représentation : les royaumes américains, Philippines comprises, ont chacun un député, soit neuf au total, contre 36 pour la Péninsule où sont représentées les villes privilégiées (ciudades con derecho de voto). Le fait que certains territoires qui se considèrent égaux en dignité aux vice-royautés, telles les audiences de Quito et de Charcas, ne soient pas représentés, ne fait qu’aggraver l’affront.
18Ces manquements au respect de la condition des royaumes américains vont être abondamment déplorés et dénoncés par les Créoles, à travers de nombreux textes dont l’un des plus célèbres est le Memorial de Agravios dû à l’avocat néo-grenadin Camilo Torres, adressé à la Junte Centrale au nom du cabildo de Bogotá. L’inégalité de représentation et l’affront qu’elle traduit ouvrent la brèche entre l’Amérique et la Péninsule et se trouve au fondement des processus d’émancipation. Le premier acte que l’on puisse qualifier de constitutionnel au niveau de l’ensemble de la monarchie n’a donc pas pour résultat d’unir les deux parties, mais au contraire de les diviser.
19Par ailleurs, le thème de l’inégalité de représentation contribue à raviver celui des « griefs américains ». Les réformes bourboniennes avaient en effet suscité, en particulier chez les Créoles, des mécontentements et des plaintes dont on trouve la trace dans de nombreux textes, tel le Memorial de Agravios déjà cité. Ceux-ci dénoncent une situation qui résulterait de l’application d’une politique « absolutiste » en Amérique : ils remettent en cause le monopole commercial, la préférence accordée aux péninsulaires dans la concession des emplois (le nombre de ces derniers avait effectivement augmenté dans les hautes charges de l’administration royale) et se plaignent de l’attitude hautaine, du dédain, de la supériorité manifestés par les péninsulaires à leur encontre.
20Cependant, bien qu’ils aient été interprétés comme tels par les tenants d’une lecture « nationaliste », ces textes ne sont en aucun cas des déclarations ou des prolégomènes d’une quelconque indépendance. Les sources montrent au contraire que les Créoles se sentent espagnols, chrétiens et fidèles vassaux du roi ; ils se plaignent d’un gouvernement qui remet en cause leurs prérogatives et de péninsulaires qui les considèrent comme des inférieurs. En réalité, les agravios ne peuvent se comprendre qu’en lien avec la question de la représentation : c’est de cette manière que les Créoles réclament les réformes qu’ils jugent nécessaires à leur développement et à leur bien-être. Ils s’appuient en ce sens sur ce que nous avons défini comme « l’ancienne Constitution du royaume », en faisant valoir leurs « droits immémoriaux », par exemple la concession des postes aux natifs, censée être inscrite dans le pacte passé entre le roi et les conquérants. Ce faisant, ils s’efforcent de promouvoir des réformes qui correspondent à leurs intérêts particuliers, ouvrant ainsi la voie aux futures constitutions.
21Ces réticences ne remettent cependant pas en cause le serment de fidélité porté à la Junte Centrale ; les élections ordonnées par le décret du 22 janvier 1809 se déroulent dans toutes les provinces au long des années 1809 et 1810. Elles constituent une première expérience électorale qui se révèle capitale dans la mesure où elle familiarise les Américains avec les pratiques de la représentation. Les premiers gouvernements patriotes reprendront d’ailleurs à l’identique les dispositions, assez complexes, prévues par le décret.
22Au cours de l’année 1809, quelques cités défient pourtant les nouvelles autorités : ce sont, sans surprise, celles qui ont été privées du droit d’exercer leur représentation. Dans des contextes différents, les cités de Quito, Charcas et La Paz forment des juntes de gouvernement qui prétendent exercer le pouvoir de manière autonome, se libérant ainsi de leur tutelle immédiate, Bogotá et Buenos Aires. Ces tentatives sont écrasées par l’action conjuguée des vice-rois du Pérou, en place depuis 1806, et du Río de la Plata, qui vient d’être nommé par la Junte Centrale. Les deux tendances politiques à l’œuvre en Espagne, l’absolutiste et la libérale, s’entendent donc pour empêcher toute tentative de formation d’un gouvernement autonome dans les territoires américains.
23Durant les années 1808 et 1809, les royaumes américains ne remettent donc pas en cause leur appartenance à la monarchie et réagissent de la même manière que les provinces péninsulaires face à Napoléon. La guerre qui se poursuit en Espagne va cependant modifier la donne et ouvrir, de 1810 à 1814, la période que l’on peut qualifier de « constitutionnelle » pour l’ensemble du monde hispanique. L’année 1810 est marquée par deux événements qui vont évoluer dans un sens contradictoire : la formation de juntes de gouvernement autonomes en Amérique et la réunion des Cortès de Cadix, qui ont pour vocation de sauver l’unité de la monarchie. Les deux types d’institutions seront à l’origine d’une production constitutionnelle originale, qu’il convient à présent de mettre en regard.
II. — L’ORGANISATION CONSTITUTIONNELLE DE L’AUTONOMIE (1810-1812)
24Dans les premiers mois de l’année 1810, les nouvelles qui parviennent de la Péninsule apparaissent encore plus inquiétantes que deux ans auparavant. L’invasion de l’Andalousie par les troupes napoléoniennes, la dissolution de la Junte Centrale et la création de la Régence signifient, pour les Américains, que la Péninsule est perdue et définitivement tombée aux mains des Français. Formée à la hâte sans que les pueblos aient été consultés, la Régence est considérée comme un pouvoir illégal et fragile.
25Dans ce contexte, le thème de la souveraineté populaire, invoqué par les juntes péninsulaires en 1808, s’impose avec vigueur dans le discours des élites américaines. L’incertitude de la situation dans la Péninsule, justifiant la rétrocession de la souveraineté aux pueblos, est le motif unanimement invoqué lorsque se forment les juntes de gouvernement à Caracas (19 avril), Buenos Aires (25 mai), Bogota (20 juillet), Santiago (18 septembre) et Quito (19 septembre). À l’égal de celles de 1808, ces juntes prétendent exercer le pouvoir au nom du roi et exercer leur autorité sur l’ensemble de la juridiction, vice-royauté ou capitainerie générale. En somme, elles entendent remplacer les autorités royales, tout en respectant la préséance et la continuité de leurs mandats : dans un premier temps au moins, le vice-roi ou le capitaine général est souvent appelé à présider la Junte.
26Toutefois, cette prétention à exercer l’autorité sur toute la juridiction se heurte au principe même de la rétrocession, par lequel chaque pueblo se considère comme le dépositaire légitime de la souveraineté, libre de décider de son sort. Les abdications de Bayonne ayant fait disparaître la hiérarchie des obédiences, les pueblos — autrement dit les élites des différentes cités — ne se sentent nullement dans l’obligation d’obéir à la capitale. Certains choisissent donc de disposer de leur sort et de reconnaître la Régence, ou simplement de refuser l’obédience demandée par la Junte. Dans la capitainerie générale du Venezuela, Coro, Maracaibo et Guayana refusent de reconnaître la Junte. En Nouvelle Grenade, Carthagène et Cali cherchent à obtenir leur autonomie vis-à-vis de Bogota, tandis que Santa Marta, Riohacha et Panama au nord, Popayan et Pasto au sud, ont reconnu la Régence espagnole. Dans la vice-royauté du Río de la Plata, Buenos Aires perd rapidement le contrôle de ses marges devant le refus de Montevideo et d’Asunción de reconnaître la junte formée le 25 mai. En outre, la réaction du vice-roi du Pérou ne se fait pas attendre. Le 13 juillet, celui-ci décrète le rattachement du Haut Pérou à Lima, soustrayant l’audience de Charcas à l’influence de Buenos Aires. Le conflit d’obédience s’étend jusqu’à Cordoba, dont le gouverneur-intendant, aux ordres d’Abascal, décide de reconnaître la Régence. Le nouveau pouvoir réagit de manière prompte et brutale en envoyant une expédition qui écrase la rébellion, exécute ses principaux meneurs et impose par la force la reconnaissance demandée.
27De 1810 à 1814, à l’exception du Chili, le territoire contrôlé par les patriotes a donc l’allure d’un puzzle aux pièces manquantes. Dans l’ensemble de la région, la souveraineté commence à se démanteler dans la mesure où il n’existe plus d’instance qui soit dotée d’une autorité incontestée. Dès lors, les conflits se multiplient entre les pueblos, au nom de légitimités rivales (juntes et congrès dans les régions patriotes, vice-rois dans les régions loyalistes, Régence et Cortès au sommet de la monarchie) qui prétendent toutes gouverner au nom du roi. La fragmentation de la souveraineté et le conflit de légitimités qui en résulte expliquent, pour une bonne part, le développement d’un constitutionnalisme propre dans les régions patriotes. Afin de se distinguer comme source d’autorité à même de rallier des partisans, il faut proclamer son existence politique et se doter des instruments juridiques de l’autonomie, ce qui revient à définir le sujet de la souveraineté et à organiser les pouvoirs. Comme l’écrit José María Portillo :
À la différence des péninsulaires, les provinces américaines ont eu à construire un discours d’affirmation de leur propre capacité politique à constituer des provinces et des communautés parfaites10.
28La production constitutionnelle11 des régions patriotes regroupe des textes de nature diverse. On peut y inclure la déclaration d’indépendance du Venezuela (5 juillet 1811), l’acte de fondation de la Fédération des Provinces Unies de la Nouvelle Grenade (27 novembre 1811), les constitutions du Venezuela, du Cundinamarca, d’Antioquia, Tunja, Carthagène et Quito, ainsi que les règlements provisoires du Río de la Plata (octobre et novembre 1811) et du Chili (octobre 1812).
29Ces textes ont pour objectifs communs de justifier le transfert de souveraineté, d’affirmer une existence politique singulière et de préserver l’autonomie des communautés face aux puissances extérieures. Tous s’emploient à justifier, en premier lieu, la décision prise par les autorités de la capitale. Les motifs invoqués se répètent d’un texte à l’autre : sont désignés les événements de la Péninsule et l’attitude « despotique » du gouvernement espagnol dès avant 1808, ce que le règlement chilien d’octobre 1812 rappelle en une phrase :
Les événements malheureux [que traverse] la Nation espagnole […] ont mis les Provinces dans l’obligation de se prémunir de la ruine générale à laquelle les conduisaient les autorités caduques nommées par l’ancien gouvernement corrompu [de l’Espagne]12.
30Est ensuite invoqué comme source de légitimité suprême le libre usage des droits naturels, qui autorisent ces corps politiques à s’organiser en tant que tels. L’acte de fondation de la Fédération néo-grenadine invoque ainsi
les droits indiscutables que possède le grand peuple de ces provinces, comme tous ceux de l’univers, de veiller à sa propre conservation et de se donner à cette fin la forme de gouvernement qui lui convienne le mieux13,
31tandis que la république catholique de Quito lui fait écho avec « les imprescriptibles droits que Dieu, auteur de la nature, a concédés aux hommes afin qu’ils conservent leur liberté »14. Ces formules traduisent clairement le fondement jusnaturaliste de la culture politique des pueblos15, ainsi que la mise en œuvre de la « Constitution historique » dans sa version américaine.
32Outre cette déclaration de principes, un certain nombre d’autres éléments se retrouvent dans tous ces textes : le primat de la religion catholique comme religion d’État ; la nature du régime, unitaire ou fédéral ; la proclamation de la souveraineté populaire, qui passe par la définition de la citoyenneté ou l’organisation des élections ; le principe de division et d’organisation des pouvoirs et, en dernier lieu, une définition des droits de l’homme et, souvent, de ses devoirs. L’objectif principal de ces textes est donc de formaliser, par un code écrit, ce qui ressort de « l’ancienne Constitution », c’est-à-dire le droit qu’a chaque communauté, en tant qu’elle se pense « parfaite », de conserver sa religion et de se gouverner elle-même. Sur ce substrat jusnaturaliste viennent se greffer le principe de la souveraineté populaire et quelques garanties d’essence libérale (division des pouvoirs, garanties individuelles) qui viennent tempérer l’arbitraire du pouvoir royal.
33Au-delà de cette base commune, ces textes diffèrent en fonction des contextes et des cultures politiques locales, chacun d’entre eux permettant de mettre en lumière l’une des caractéristiques de ce constitutionnalisme révolutionnaire. On peut ainsi observer la mise en place d’un régime électoral très sophistiqué dans la Constitution du Venezuela, l’organisation de la souveraineté dans le cas de la Nouvelle Grenade, la préservation de l’ordre traditionnel dans le cas de Quito et le choix d’un système provisoire au Río de la Plata et au Chili.
34Le Venezuela constitue certainement la région la plus radicale dans l’affirmation des nouveaux principes. C’est la première région à déclarer l’indépendance et à se doter d’une Constitution, sous la pression des éléments les plus radicaux de l’élite de Caracas, tels Juan Germán Roscio ou le jeune Simon Bolivar, membres de la Société Patriotique fondée en août 1810. La déclaration d’indépendance du 5 juillet 1811 présente un exposé complet des motifs qui justifient la séparation d’avec la métropole, « au nom du libre usage de notre souveraineté », et se termine par ces mots :
Il est désormais de notre devoir de pourvoir à notre conservation, à notre sécurité, à notre félicité, en transformant dans leur essence même toutes les formes de notre Constitution antérieure16.
35Le passage de l’« ancienne Constitution » à un constitutionnalisme de type moderne, fondé sur des principes et gravé dans le marbre, est ici manifeste.
36La Constitution fédérale de décembre 181117, qui donne naissance à la première République tant décriée par Bolivar, conjugue des principes modernes avec des éléments de continuité par rapport à l’Ancien régime. Ce trait commun à tous les textes de l’époque se trouve ici particulièrement accentué, notamment en ce qui concerne les élections à la Chambre des Représentants, qui occupent une section entière du texte. Ces dispositions très complètes (30 articles), dont on ne trouve pas l’équivalent dans les autres régions, comportent d’indéniables éléments de modernité. Ainsi, les élections sont censées se dérouler « de manière uniforme sur tout le territoire de la confédération » (art. 20) selon le principe d’une représentation proportionnelle au nombre d’habitants dans chacune des provinces (art. 17). La base de la représentation est donc individuelle et non communautaire, et toutes les régions sont considérées de manière indistincte. On voit ici la mise en œuvre d’un rationalisme juridique dicté par le désir d’égalité : bien que tous n’aient pas accès au vote, ce sont bien tous les habitants du Venezuela qui sont représentés.
37Cependant, la définition du corps électoral (conditions de citoyenneté et cas d’exclusion) et les pratiques électorales elles-mêmes appartiennent encore à l’univers de l’Ancien Régime : il s’agit d’un vote indirect à deux degrés, dont l’organisation matérielle est confié au cabildo. En pratique, c’est donc la communauté qui désigne les citoyens aptes à voter (art. 34). De plus, le scrutin et la proclamation des résultats sont publics : en dépit de l’affirmation de principe d’un vote individuel, il s’agit bien d’un vote collectif et communautaire, où les factions de l’Ancien Régime continuent de s’affronter.
38Le cas de la Nouvelle Grenade met en évidence l’une des principales conséquences de la formation des juntes en Amérique, l’organisation confédérale de la souveraineté18. Comme au Venezuela où la Junte de Caracas a appelé les autres cités à lui prêter obédience sans susciter l’adhésion de toutes, la Junte de Bogota ne parvient pas à imposer son autorité sur l’ensemble de la vice-royauté. Deux forces antagonistes ne tardent pas à se former à l’intérieur du camp patriote : d’un côté l’État du Cundinamarca autour de Bogota, présidé par Antonio Nariño qui défend une position unitaire ; de l’autre les provinces ayant adhéré à la Fédération des Provinces Unies de la Nouvelle Grenade créée par le Congrès, installée à Tunja et présidée, à partir de 1813, par Camilo Torres.
39À l’égal de plusieurs cités et provinces de la Nouvelle Grenade (Tunja, Antioquia, Carthagène), chacune de ces entités se dote naturellement d’un texte constitutionnel, garant de son existence politique. La Constitution du Cundinamarca du 30 mars 1811, modifiée l’année suivante, est un texte didactique caractérisé par la volonté de définir les nouveaux fondements de l’organisation politique, notamment les droits de l’homme et du citoyen (titre XII). Le principe essentiel qui irrigue le texte est celui de l’unité : le peuple et la souveraineté, sont définis comme uns et indivisibles. Cette conception moniste et centraliste du corps politique va de pair avec un fort égalitarisme. En dépit de son républicanisme affiché, le texte témoigne en outre d’une forte inspiration libérale : une attention particulière est portée à la protection des individus contre les abus du pouvoir, soigneusement circonscrit par la loi. Les libertés publiques, de réunion, de presse, d’expression, ainsi que le droit de pétition, sont concédés sans restriction. On insiste également sur le respect du droit de propriété et sur la protection des biens. En contrepartie, certains devoirs sont prescrits ayant pour but de préserver la cohésion du corps social, par la mise en œuvre du principe de réciprocité et de solidarité19. Par comparaison, l’acte de Fédération des Provinces Unies de la Nouvelle Grenade met l’accent sur les droits imprescriptibles des provinces comme espaces de la souveraineté et définit les attributions du Congrès chargé de la défense militaire20.
40La république catholique de Quito constitue l’exemple le plus accompli de la volonté de préservation de l’ordre ancien de la part des élites créoles. Rattachée à la vice-royauté de la Nouvelle Grenade, l’audience de Quito tente par tous les moyens de conquérir le droit de se gouverner elle-même. Une première junte créée en 1809 est écrasée par les troupes d’Abascal, qui se livrent à une forte répression, jusqu’à être expulsées de la cité en septembre 1810 par un mouvement populaire. Se crée alors l’État libre de Quito, qui promulgue une Constitution en février 1812. Celle-ci comporte une définition très précise du corps politique formé par l’union des différentes provinces, conçues comme des communautés naturelles et parfaites. Le titre exact du texte, « Pacte solennel de société et d’union entre les provinces qui forment l’État de Quito », est d’ailleurs révélateur de ce primat jusnaturaliste. Du reste, le texte se caractérise par ses nombreuses références à Dieu et à la religion catholique comme fondement de l’existence du corps politique. En outre, Ferdinand VII est reconnu comme roi (art. 5), tandis que la forme du gouvernement est dite « populaire et représentative ». On a donc ici affaire à une intéressante combinaison entre deux formes de légitimités, à un cas de souveraineté partagée entre le roi et le peuple qualifié à juste titre par Federica Morelli d’« État mixte dans sa version républicaine21 » et à une définition de la monarchie constitutionnelle qui précède celle de Cadix.
41Pour compléter cette brève présentation du constitutionnalisme patriote, il convient de signaler les cas du Río de la Plata et du Chili, qui réagissent d’une manière différente à celle des autres régions. Bien que certaines des élites patriotes y soient aussi radicales qu’ailleurs, elles ne parviennent ou ne prennent pas le risque de promulguer un texte constitutionnel en bonne et due forme, dans ce qu’il peut avoir de ferme et de définitif, du moins dans ses visées. Ces dirigeants patriotes préfèrent organiser le système de gouvernement par le biais de réformes ponctuelles et de textes provisoires, tels le « Statut provisoire » de novembre 1811 au Río de la Plata22 ou le « Règlement constitutionnel provisoire » d’octobre 1812 au Chili23. Cette question du provisoriato, qui a fait ailleurs l’objet d’une analyse spécifique24, correspond à une situation d’indéfinition par rapport à la Péninsule. Les patriotes espèrent obtenir, de la part du nouveau régime libéral espagnol, une reconnaissance de leur situation d’autonomie de fait. Toutefois, ces textes provisoires organisent les pouvoirs de la même façon, et au nom des mêmes principes libéraux, que dans les autres régions. En cela, ils s’inscrivent dans le corpus du constitutionnalisme hispanique au même titre que la Constitution espagnole de 1812.
III. — LE « MOMENT CADIX » (1812-1814)
42Cette évocation du premier constitutionnalisme hispanique ne saurait bien évidemment passer sous silence le rôle de la Constitution de Cadix (mars 1812). Ayant pour but de sauver l’unité de la monarchie, celle-ci est immédiatement envoyée en Amérique, où elle n’est appliquée que dans les zones dites « loyalistes » : la Nouvelle Espagne et l’Amérique centrale25, quelques régions du Venezuela et de la Nouvelle Grenade, le Pérou, l’Audience de Charcas et Montevideo.
43Dans les régions où elle est reconnue, cette Constitution s’inscrit sous le signe d’un double paradoxe. En premier lieu, elle est appliquée par des vice-rois et des capitaines généraux qui, quand ils ne sont pas franchement absolutistes, n’en combattent pas moins les patriotes qu’ils considèrent comme des insurgés. Pour ces autorités royales en Amérique, la Constitution se présente à un moment très inopportun26, raison pour laquelle elle connaît quelques restrictions dans son application, notamment en ce qui concerne la liberté de presse. En dépit de leur répugnance, ces zélés agents de la Couronne obéissent pourtant sans sourciller à la décision des Cortès, en tant que représentantes du roi absent.
44Second paradoxe, les travaux sur la question ont largement démontré que les Américains ont su tirer profit des innovations introduites par la Constitution pour renforcer leur prétention à l’autonomie et obtenir des droits qu’ils réclamaient depuis longtemps. Jaime Rodríguez va jusqu’à dire que :
Le nouveau système politique espagnol semble avoir été plus populaire et « démocratique » que la plupart des mouvements insurgés qui luttaient pour le pouvoir27.
45La Constitution de Cadix introduit en effet des innovations importantes dans les régions de l’Empire qui n’ont pas participé au mouvement constitutionnel impulsé par les juntes. Outre la liberté de presse est instauré le principe électif à tous les niveaux (municipal, provincial et impérial) ainsi que de nouvelles institutions : les corps municipaux élus (ayuntamientos constitucionales) dans les communautés de plus 1 000 habitants et les députations provinciales qui remplacent dans les districts les corregidores abhorrés de l’Ancien Régime.
46L’application de la Constitution a donc pour effet de stimuler la participation politique dans les zones loyalistes, les années 1812 et 1813 étant marquées par une intense activité électorale28. À plus long terme, les ayuntamientos constitucionales ont un impact politique et social décisif, comme l’a bien montré Antonio Annino dans le cas du Mexique29. Ils donnent en effet aux communautés la possibilité de gérer les impôts et la répartition des terres et surtout d’exercer la justice sur leur territoire, ce qui équivaut à une forme d’auto-gouvernement. Conçue pour sauvegarder l’unité de l’Empire, la Constitution de Cadix contribue donc paradoxalement à fragmenter la souveraineté dans la partie loyaliste de l’Amérique espagnole.
47La multiplication des études de cas permet en outre d’avoir une idée assez claire des effets de son application en Amérique. Au Pérou, toutes les provinces du vice-royaume reconnaissent et prêtent serment à la Constitution dans les trois mois qui suivent son arrivée à Lima, en octobre 1812. La députation provinciale qui s’installe le 30 avril 1813 est présidée par Abascal qui, conformément au texte, abandonne son titre de vice-roi pour celui de jefe político, tout en conservant son mandat militaire. Par la suite, une assemblée est convoquée pour préparer les élections du corps de ville (ayuntamiento constitucional) de la capitale. L’importance de l’enjeu met aux prises les deux factions qui se disputent le pouvoir au sein de l’élite liménienne : d’un côté celle du vice-roi et de ses partisans, qui s’efforcent de contrôler la population et de limiter la circulation des informations et les échanges d’idées dans la sphère publique ; de l’autre celle dirigée par le fiscal de l’audience, Miguel de Eyzaguirre, à laquelle appartiennent quelques membres de l’aristocratie et du clergé ainsi que les étudiants du collège de San Carlos. Partisans avérés du libéralisme constitutionnel, ces derniers s’insurgent contre l’interdiction des deux journaux qui existaient jusqu’alors à Lima, El Peruano et El Satélite, avant de remporter la victoire lors de l’élection du cabildo, le 9 décembre 1813. Contre toute attente, Abascal s’incline devant ses ennemis politiques et reconnaît les résultats de l’élection. Le cabildo constitutionnel se lance alors à la conquête de l’espace public liménien par le biais d’un nouveau journal, le Peruano liberal, donnant pleine mesure aux attributions que lui confère la Constitution, en dépit de l’hostilité manifestée par la députation provinciale et l’Audience30. Un scénario très semblable a lieu à Mexico où, à la différence d’Abascal, le vice-roi Venegas suspend les élections suite à la victoire du parti des « Américains », favorables à la Constitution. Cependant, le vice-roi Calleja qui le remplace peu après autorise la tenue du scrutin, où les libéraux s’imposent également de manière écrasante.
48Plus particulier est le cas de Quito, où la Constitution est appliquée dans un contexte d’occupation militaire. En mai 1812, la junte autonomiste qui avait promulgué la Constitution de février est renversée par les troupes du général Toribio Montes, nommé président du royaume de Quito par les Cortès. Une fois le calme rétabli, celui-ci organise les élections pour la députation provinciale, dont il assure la présidence en qualité de jefe político. Les élections des députés aux Cortès et des ayuntamientos constitucionales se déroulent au cours des années 1813 et 1814. Ce retournement de situation fait dire à Jaime Rodríguez que « les Quiténiens ont obtenu par le vote ce qu’ils n’avaient pu gagner par la force, à savoir le contrôle du gouvernement local31 » : c’est l’un des exemples les plus signifiants du paradoxe souligné ci-dessus.
49La Constitution est également appliquée dans les bastions loyalistes de Nouvelle Grenade32. Depuis Panama où il est réfugié, le vice-roi de Nouvelle Grenade reçoit 200 exemplaires du texte qu’il fait parvenir aux cités royalistes : Portobelo, Santa Marta, Riohacha, Cuenca, Pasto et Popayan. Partout ont lieu les cérémonies de serment à la Constitution et l’élection des ayuntamientos constitucionales qui, comme au Mexique, auront dans les années suivantes un impact politique important. En parallèle, d’autres indices permettent de mesurer l’appropriation et l’instrumentalisation des nouvelles normes par la population. La Constitution devient une référence courante dans les pratiques judiciaires, que ce soit lors des conflits électoraux ou lorsque les droits individuels sont mis en cause. Elle est notamment citée par les citoyens soupçonnés d’être dans le camp des « insurgés » patriotes, qui se défendent en invoquant ses principes. Par ailleurs, dans le contexte de la Nouvelle Grenade, une disposition de la Constitution est particulièrement utilisée. Il s’agit du fameux article 22 qui exclut de la citoyenneté les « descendants d’Africains », mais prévoit de la leur concéder au moyen d’un « certificat de citoyenneté » (carta de ciudadanía), moyennant un certain nombre de conditions. L’étude des demandes de citoyenneté permet de conclure que cette disposition a favorisé l’intégration de groupes de libres de couleur et de métis (castas) dans les affaires publiques33.
50Ces différents exemples montrent que dans toutes les régions où elle a été appliquée, la Constitution de Cadix a reçu un bon accueil de la part des communautés et des individus qui ont su l’utiliser pour défendre leurs propres intérêts. Son succès même explique qu’elle ait eu des effets paradoxaux : conçue pour préserver l’unité de la monarchie, elle a en fin de compte favorisé la dispersion des pouvoirs et la rébellion contre les autorités, allant parfois jusqu’à se confondre avec la lutte des « insurgés » en imposant, comme eux, les principes modernes et une large participation populaire.
IV. — CONCLUSION
51Ces réflexions sur la destinée outre-atlantique de la première Constitution espagnole mettent en évidence toute l’ambiguïté de la situation américaine dans la redéfinition des fondements de la légitimité à l’échelle de la monarchie. Issues de la profonde crise des années 1808-181034, les Constitutions patriotes et gaditaine divergent sur leurs objectifs, les premières ayant pour but d’affirmer l’autonomie de gouvernement et l’existence de nouvelles entités politiques, que ce soit à l’intérieur ou en dehors de la monarchie. Néanmoins, une lecture détaillée des textes montre qu’ils se fondent sur les mêmes principes, hérités d’une culture politique hispanique dont il reste à retracer la généalogie dans toute sa complexité35.
52La comparaison révèle ainsi qu’au cours de cette première phase des révolutions, le véritable clivage se situe moins entre loyalistes et patriotes qu’entre les absolutistes, qui préservent l’ordre ancien, et les partisans d’une solution constitutionnelle, que celle-ci soit octroyée par la péninsule ou par les nouveaux gouvernements. On peut donc en conclure à la validité de l’expression « étape constitutionnelle » pour caractériser cette période : le constitutionnalisme révolutionnaire hispanique, qui mêle des éléments anciens et modernes, se déploie sur deux théâtres d’opération, « autonomiste » et « unioniste », et comporte deux versions, centraliste et fédérale.
53Non seulement il n’existe pas de différences essentielles entre les textes patriotes et gaditain, mais tous renvoient à la même constatation : avant 1814, l’idée de sauver l’unité de la monarchie au prix de concessions et de réformes reste tout à fait envisageable. Ce sont, en définitive, la politique à courte vue des Cortès et la restauration de l’absolutisme en 1814 qui ouvrent une brèche définitive entre les deux camps, tout en donnant à la lutte un sens nouveau, celui d’un conflit entre des nations différentes et désormais irréconciliables.
Notes de bas de page
1 F. -X. Guerra, Modernidad e independencias ; F. -X. Guerra, (éd.), Revoluciones hispánicas ; J. M. Portillo Valdés, Crisis Atlántica.
2 J. M. Portillo Valdés, « Constitucionalismo antes de la Constitución », pp. 188-196 ; A. Lempérière, « Revolución y Estado en América hispánica », pp. 55-77.
3 La première position est celle de l’historiographie patriotique latino-américaine, qui pendant longtemps n’a même pas fait mention de l’application de Cadix en Amérique. La seconde est perceptible dans des ouvrages comme ceux de J. Rodríguez O. (éd.), The Divine Charter ou R. Breña, El primer liberalismo español.
4 Héritée de François-Xavier Guerra, cette dichotomie a pu être critiquée mais en l’occurrence, le prisme de l’hybridation entre l’ancien et le moderne est ce qui rend le mieux compte de la richesse de ces textes et des pratiques auxquelles ils donnent lieu.
5 J. M. Portillo Valdés, « La Federación imposible », pp. 109-110.
6 R. Etchepareborda, Qué fue el carlotismo.
7 J. M. Portillo Valdés, Crisis Atlántica, pp. 106 sqq.
8 Il s’y développe néanmoins un gouvernement « mixte » où le rôle des corps représentatifs est joué par les officiers royaux. Cf. F. Morelli, « La Revolución en Quito », pp. 335-356.
9 Real orden de la Junta Central expedida el 22 de enero de 1809, dans J. V. González, Filiación histórica, pp. 267-269.
10 J. M. Portillo Valdés, « La Federación imposible », p. 112.
11 Nous entendons par là, classiquement, tout ce qui touche à l’organisation des pouvoirs, des institutions, ainsi qu’aux garanties et droits des citoyens.
12 Reglamento constitucional provisorio sancionado el 26 de octubre de 1812 [http://www.cervantesvirtual.com], consulté le 4 septembre 2007.
13 Acta de Federación de las Provincias Unidas de Nueva Granada, 27 novembre 1811 [http://www.cervantesvirtual.com], consulté le 4 septembre 2007.
14 Articulos del pacto solemne de sociedad y unión entre las Provincias que formen el Estado de Quito, 15 février 1812 [http://www.cervantesvirtual.com], consulté le 4 septembre 2007.
15 J. C. Chiaramonte, « Fundamentos iusnaturalistas de los movimientos de independencia ».
16 Acta de la independencia de Venezuela, 5 juillet 1811, dans Pensamiento político de la emancipación, t. I, pp. 105-109.
17 Constitución Federal de Venezuela, 21 décembre 1811, dans A. R. Brewer Carías, Las Constituciones de Venezuela, pp. 185-205.
18 L’expression classique de « fragmentation de la souveraineté » est remise en cause par Clément Thibaud qui souligne la solution de continuité entre un ordre ancien fondé sur la majesté et la recomposition d’un ordre inédit où la souveraineté est assumée par les pueblos. Cf. C. Thibaud, « De l’Empire aux États »
19 D. Uribe Vargas, Las Constituciones de Colombia, pp. 537-585.
20 Acta de la Federación de las Provincias Unidas de Nueva Granada, 27 novembre 1811 [http://www.cervantesvirtual.com], consulté le 4 septembre 2007.
21 F. Morelli, Territoire ou nation ?, pp. 43-56.
22 Estatuto Provisional del Superior Gobierno de las Provincias Unidas del Río de la Plata, 22 de noviembre de 1811, dans A. E. Sampay, Las Constituciones de la Argentina, pp. 119-129.
23 Reglamento constitucional […]
24 G. Verdo, « Le règne du provisoire » ; Id., « El dilema constitucional ».
25 Cette région a fait l’objet de l’une des premières études consacrées à l’application de la Constitution de 1812 en Amérique : M. Rodríguez, El experimento de Cádiz en Centroamérica.
26 J. Rodríguez O., La independencia de la América española.
27 Ibid., p. 143.
28 Voir les nombreuses contributions sur cette question dans A. Annino (éd.), Historia de las elecciones.
29 A. Annino, « Cádiz y la revolucion territorial de los pueblos mexicanos ».
30 V. Peralta Ruiz, En defensa de la autoridad.
31 J. Rodríguez O., La independencia de la América española, p. 126.
32 Elle l’est également au Venezuela durant le gouvernement royaliste de Monteverde, de juillet 1812 à août 1813.
33 G. Sosa Abella, Representación e independencia.
34 Celle-ci fait actuellement l’objet de multiples réinterprétations. Cf. J. M. Portillo Valdés, Revolución de nación ; C. Thibaud et M. T. Calderón, « De la majestad a la soberanía ».
35 C’est la tendance des travaux portant sur les « langages politiques » à l’époque des Lumières et des révolutions. Cf. L. Castro Leiva, « Memorial de la Modernidad » ; J. C. Chiaramonte, « Fundamentos iusnaturalistas de los movimientos de independencia » ; F. -X. Guerra, « La identidad republicana ».
Auteur
Université de Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, UMR 8168 - Mascipo
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