Notes à propos de la culture constitutionnelle en Espagne avant la Constitution de 1812
p. 77-89
Note de l’auteur
Ce travail fait partie du projet de recherche HUM2004-04527/HIST financé par le Ministerio de Educación y Ciencia avec des fonds FEDER.
Texte intégral
1Il y a quelques années, Mauricio Fioravanti exprimait dans un travail court mais suggestif ce qui pouvait apparaître comme un paradoxe. Il affirmait que l’introduction de l’idée de « pouvoir constituant » dans la tradition politique occidentale l’avait emporté à l’époque constitutionnelle sur celle de « constitution des anciens ». Constitution est ici pris comme un substantif, dans un sens aristotélitien, qui ne s’oppose pas à l’Histoire mais l’incorpore en faisant du pacte et de la négociation, dans le jeu politique et dans l’équilibre des pouvoirs, un de ses référents. De manière presque provocatrice, Fioravanti concevait le passé « constitutionnel » comme celui que la tradition libérale et le positivisme juridique avaient considéré comme l’époque « sans constitution1 ». Il prenait ainsi à contre-pied ce qu’une tradition historiographique, fortement marquée par le positivisme juridique, nous avait appris : la politique, l’ordre social de l’Ancien Régime, comme on l’exprimait dans le discours des années 1970 et 1980, se définissait en opposition à l’ordre libéral postérieur par l’absence de constitutions et de codes. Le problème de ce positionnement ancien ne repose pas seulement sur une définition par la négative de l’Ancien Régime, il est aussi lié à l’impossibilité d’appréhender ce régime dans sa logique spécifique, dans son fonctionnement et son action qui, bien évidemment, n’avaient rien à voir avec la réalité constitutionnelle et étatique ultérieure. Le profond renouveau méthodologique de l’histoire politique et constitutionnelle récente a favorisé une connaissance beaucoup plus approfondie du monde antérieur aux révolutions libérales et à l’État moderne. La logique politique de l’absolutisme en général, et de l’absolutisme du XVIIIe siècle en particulier, apparaît beaucoup plus complexe qu’on ne l’affirmait précédemment. Il en est ainsi de la dérive paradoxalement « anticonstitutionnelle » de l’absolutisme, au nom d’une plus grande « efficacité ». En même temps, on commence à découvrir une « culture constitutionnelle » diverse et plurielle, construite pour reconstruire cette monarchie « démesurée », mais aussi pour la rattacher à une société qui commençait déjà à se considérer comme dépositaire d’intérêts autonomes qu’il convenait d’articuler. Parce que la monarchie, dans un contexte économique et fiscal peu favorable, ne respectait pas la « vieille Constitution », des voix s’élevèrent en son propre sein pour réclamer « un retour à la Constitution ». Alors que la crise était déjà évidente, des propositions émergèrent et alimentèrent ensuite la grande éclosion de projets en 1808, 1810 et 1812.
I. — UNE MONARCHIE DE MOINS EN MOINS « CONSTITUTIONNELLE »
2Pour Santos M. Corona, la période moderne a consolidé, « le droit des royaumes et la constitution plurielle de la monarchie », malgré l’unité dynastique apportée par les Rois Catholiques et la tradition unitaire de la monarchie hispanowisigothe2. L’avènement de la dynastie des Bourbons à la faveur de la guerre de Succession au début du XVIIIe siècle a signifié un changement dans le « système de gouvernement » et a rendu possible un accroissement notable des privilèges du roi. Avant même les plans d’esprit « centralisateur », le résultat du conflit armé dans le contexte d’une guerre européenne encouragea, par exemple, la suppression des lois spécifiques aux royaumes de l’ancienne Couronne d’Aragon.
3Dès le milieu des années 1740, les premiers jalons d’une monarchie administrative sont posés, plaçant en position subordonnée certaines institutions associées au gouvernement, notamment le Conseil de Castille. La signification politique de la monarchie espagnole au XVIIIe siècle ne réside pas seulement dans l’abolition des privilèges propres à certains territoires, mais aussi dans l’engagement d’une dialectique spécifique visant à dépasser les formalismes juridiques et corporatifs de gouvernement, dialectique favorable à la voie administrative ou gouvernementale. Dans le même temps, les corps intermédiaires étaient vidés de leur pouvoir politique, ce qui conduisit à une mystification progressive du « bien commun » ou « général ». L’idéologie du Siècle des lumières, qui bénéficia d’un soutien important à partir des années soixante, contribua non seulement à l’énergie réformiste mais fut aussi à l’origine d’un nouveau discours de légitimation d’une nouvelle monarchie fondée sur le « bien-être » des sujets. Pour cela on exigeait du roi qu’il exerce un « bon gouvernement », qu’il soit un bon administrateur et non un souverain justicier se limitant à administrer une justice distributive.
4On pourrait analyser les multiples réalisations de la seconde moitié du Siècle des lumières sous l’angle d’un bouleversement de l’organisation politique et sociale traditionnelle. On leur découvrirait alors une perspective « constitutionnelle » évidente, tant du côté de la politique des privilèges et de la politique anti-basochienne, que du côté de la politique agricole, du trésor public ou du réaménagement administratif. La mystification opérée par la monarchie absolue au nom de la « raison d’État » ou du « bien commun », devait nécessairement chercher une légitimité dans les théories nouvelles fournies par les philosophes des Lumières. Il en est ainsi de « la nouvelle science du gouvernement », du « cuenta y razón »3, opposés à la « scientia iuris », de la théorie sociale et économique du « juste milieu » ou, à la faveur de l’« économie politique » naissante, de l’automatisme des intérêts d’une société qui commence déjà à se sentir autonome, mais pas encore souveraine. Pour le comte de Campomanes, l’homme politique qui représenta le mieux les ambivalences entre un projet enraciné dans les idées des Lumières et la « vieille Constitution », la monarchie devait être un point d’équilibre entre d’une part tout « sujet [intéressé] qui ne verrait dans le monopole de l’État d’autres intérêts que les siens » et d’autre part celui qui « sans réfléchir, sans calculer, sans connaître, jugerait uniquement les faits suivant les données disponibles ». Cabarrús, un des plus fervents défenseurs de ce que nous pourrions appeler « l’efficacité des Lumières », pensait que la monarchie devait se situer entre « l’intérêt de quelques-uns et l’ignorance de la plupart ». Ce fut dans la symbiose entre absolutisme monarchique et culture des Lumières, et spécialement dans les contradictions entre les deux, que surgirent les bases d’une nouvelle « culture constitutionnelle » dès la fin des années 1780, dans un contexte de crise monarchique de fin de siècle4.
II. — « CULTURE CONSTITUTIONNELLE » VERSUS « DÉBAT PRÉ-CONSTITUTIONNEL »
5L’idée de « culture constitutionnelle » est certes plus complexe que ce que nous avons considéré jusqu’à présent comme un « débat pré-constitutionnel ». Longtemps notre regard a été conditionné par la perspective constitutionnelle que nous trouvons dans la Constitution de 1812. L’ampleur et la clarté de cette dernière, dans un contexte si peu propice aux aventures constitutionnelles, l’ont convertie en point de départ indéniable d’une nouvelle époque. Il était donc tout à fait naturel de se poser la question de son origine et de ses précédents.
6Pour cette raison, on a parlé pendant longtemps de « débat pré-constitutionnel » où prévalait initialement une perspective plutôt juridique, débat que l’on suivait à partir de l’éclosion de 1808, et tout particulièrement à partir du décret de réunion de l’Assemblée constituante en 1809. La réflexion fut ensuite élargie aux projets qui étaient apparus dès la fin du XVIIIe siècle. En faisant ainsi reculer la limite chronologique, la perspective normative et juridique tendait à s’estomper, ce qui, peu à peu, nous apprit à lire les différents raisonnements d’un point de vue constitutionnel ou plutôt à partir de leur « valeur constitutionnelle ». Pour cela, il nous a fallu de nouvelles perspectives méthodologiques et d’autres formes de compréhension du fait politique, au-delà de ses aspects formels, juridiques ou institutionnels. Plus que de « débat pré-constitutionnel », nous avons commencé à parler d’« origines de la culture constitutionnelle ». Le sujet ou le problème ainsi posé n’était pas celui du chemin concret qui avait conduit à la discussion puis à l’approbation du texte normatif le plus important, c’est-à-dire la Constitution. Il s’agissait de montrer comment les nouveaux discours en se situant dans la perspective de différentes disciplines et à partir de préoccupations variées relatives aux problèmes provoqués par l’action de la monarchie, donnaient forme à une nouvelle pensée sociale et, par conséquent, à une nouvelle pensée politique.
7Il nous fallait toutefois aller beaucoup plus loin. Le problème des « origines », celui du cordon ombilical ou des multiples voies qui, à partir de la pratique de l’absolutisme et de l’idéologie des Lumières, devaient nous conduire à ce qui fut la Constitution de 1812, n’avait pas encore été résolu. La « recherche génétique » des origines continuait toujours à pervertir une grande partie des perspectives sur la culture politique antérieure, mais aussi, dans une certaine mesure, le moment constitutionnel lui-même. Celui-ci ne pouvait être ni compris ni interprété exclusivement comme le précipité pur d’un libéralisme juridique réglementé, mais bien comme l’héritier d’une pratique et d’une culture constitutionnelle antérieure. En effet, cette culture antérieure à 1812 n’est à aucun moment, ni sous aucun point de vue, la préparation de quelque chose qui était en devenir ou un antécédent du discours constitutionnel libéral qui suivra. Ce langage, ou mieux encore, cette pluralité de langages, ne peut être appréhendé que dans l’horizon des espérances du réformisme absolutiste et que comme le résultat de l’assimilation d’une série plurielle de traditions philosophiques et politiques qui, en convergeant avec le langage du discours libéral, sont parvenues pourtant à s’en différencier dans des aspects clés comme, par exemple, dans les concepts de citoyenneté ou de communauté politique.
8Nous pourrions, par conséquent, réserver le terme de « débat pré-constitutionnel » à toutes les productions théoriques, à toutes les propositions politiques et aux nombreuses lectures de ce moment politique particulier qui débute avec les événements dramatiques de 1808 et qui a vu l’adoption du décret de réunion des États généraux de 1809. Nous devrions pourtant reprendre la question formulée par Roberto Martucci à propos de l’Assemblée Constituante française : que doit-on considérer comme ayant une « valeur constitutionnelle » à un moment où tous les aspects de la réalité sociale et politique sont remis en cause5 ? Cette « valeur constitutionnelle » ne peut être exclusivement réservée à la question de la représentation ou à la manière de concevoir la nation, ni à la proclamation de droits ou à l’instauration des pouvoirs de l’État. Même si les progrès de la culture juridique ont abouti à un texte normatif concret, écrit, la culture constitutionnelle du moment se trouvait encore imprégnée d’un sens substantif et matériel clair et, pour cela, elle devait intégrer obligatoirement tous les aspects qui concernaient un nouvel ordre social, une nouvelle économie ou encore une nouvelle anthropologie du sujet public. Une discussion ou une réglementation à propos de la liberté d’expression, de la loi pour l’abolition des seigneuries, du crédit public ou de l’Inquisition pouvait être tout autant constitutionnelle qu’un débat abordant la charte constitutionnelle.
9Je pense qu’il est nécessaire d’être très prudent lorsque nous abordons la Constitution de 1812 comme le fruit mûr du libéralisme ou du positivisme juridique. Cette prudence est liée aux circonstances traumatiques de la rupture dans lesquelles notre première expérience constitutionnelle a eu lieu. Par certains aspects, elles furent plus dramatiques que celles de la Révolution française. La valeur matricielle de la Constitution de 1812 doit être replacée dans son contexte afin d’éviter de surestimer l’expérience. La Constitution de 1812 est un produit unique dans notre histoire, un précipité rapide d’une culture rationaliste, normative qui voulut délimiter et appréhender dans une quantité extraordinaire d’articles toutes les facettes de la réalité politique, sociale et économique. De ce point de vue, je crois que l’approche qui en fait un simple aboutissement de projets qui avait échoué lors du Siècle des lumières est complètement erronée : on oublie trop souvent que des matériaux identiques peuvent produire dans des contextes différents des résultats divers. Néanmoins, Cadix n’arrive pas par hasard. Notre première Constitution peut être expliquée non seulement par le « débat pré-constitutionnel » immédiat, mais aussi par cette large « culture constitutionnelle » qui surgit de manière remarquable à partir des années 1780, pendant les dernières années du règne de Charles III. Cette « culture constitutionnelle », à l’image d’un fleuve qui coule, il est vrai à travers de nombreux méandres, vers l’embouchure de 1812, est éminemment plurielle. Elle n’est surtout ni faite, ni articulée, ni pensée en fonction d’un critère « révolutionnaire », mais plutôt en fonction d’un critère « réformiste ». Les membres de l’Assemblée Constituante non seulement ne se sont pas éloignés de la « culture constitutionnelle » précédente mais ont souvent agi et interprété la réalité en accord avec les éléments de cette même culture. Dans ce sens, nous devons aussi considérer la Constitution de 1812 comme un produit fini, le précipité d’une culture différente qui, depuis les années 1780, commence à penser un nouveau sujet, une nouvelle disposition des éléments communautaires et corporatifs de la société, un nouveau rapport de ces éléments avec le souverain, une nouvelle manière en somme de « revenir à la Constitution ». Revenir à la Constitution que l’on avait le sentiment d’avoir perdue, qui avait été violentée, entre autres parce que l’extraordinaire capacité d’intervention de la monarchie dans le corps social, réclamée avec insistance par maints serviteurs de cette même monarchie, contribuait d’une manière croissante et dramatique à créer un contexte d’insécurité politique et surtout juridique. Les voix qui exigeaient plus de clarté et des règles concrètes étaient à chaque fois plus nombreuses. Les conditions de la crise multiple de 1808 viendront y ajouter une série de contingences sans lesquelles 1812 n’est guère compréhensible6.
10Peut-être nous trouvons-nous ici face à un problème de limites. Jusqu’à quel point pouvons-nous continuer à interpréter comme produit fini ou inaugural une Constitution telle que celle de 1812 qui, d’une part, est issue à la fois d’un long parcours et de circonstances tout à fait exceptionnelles et, d’autre part, a eu une application pratique limitée à moyen et à long terme ? Les idées avancées par Marta Lorente ou Carlos Garriga peuvent apparaître comme une provocation7. Elles ont toutefois le mérite de nous obliger à un effort notable pour arriver à comprendre la culture constitutionnelle de 1812, non seulement comme « notre culture », mais encore comme « la culture des autres ». Quoi qu’il en soit, je pense qu’il convient de privilégier non pas une attitude « génétique » au sens philosophique, mais « archéologique », qui nous permette de placer la Constitution dans un contexte adéquat et de situer à leur niveau tous les éléments de l’analyse. Ainsi, le fleuve qui nous mène à 1812 serait praticable non seulement dans sa partie supposée principale, mais aussi dans les multiples affluents qui l’alimentent à travers un parcours non linéaire, sinueux, fait de méandres, et issu de sources qui disparaîtront plus tard pour finalement aboutir au texte unique de la Constitution de Cadix.
III. — LES COMPOSANTES DE LA « CULTURE CONSTITUTIONNELLE » AVANT LA CONSTITUTION
11Les sources concernant la « culture constitutionnelle » dans lesquelles nous pouvons puiser sont d’une extraordinairement variété que nous commençons juste à appréhender. La première démarche méthodologique consiste à ne plus analyser selon un filtre propre au xixe, c’est-à-dire en pensant qu’il existait des discours « économiques », « philosophiques », « juridiques », ou des discours « politiques » au sens strict. Ce type de classification s’avère peu pertinent pour les productions du XVIIIe siècle. Une série de thèmes transversaux constitue une approche plus fructueuse.
12L’un d’entre eux est celui de la construction de « l’homme intéressé et passionné », en opposition à l’anthropologie et aux valeurs anciennes. Ce thème touche des points très divers tels que le luxe ou l’austérité, la productivité et l’oisiveté et, surtout, la place des institutions économiques (l’une d’elles étant la propriété) au service, ou comme instrument, de ce nouvel homme intéressé. Ce type de lecture remettrait en cause non seulement la cohérence de l’approche privilégiée dans toute une littérature sur « l’arithmétique » ou « l’économie politique », mais aussi toute la réflexion de la « philosophie morale » ou « politique ». En outre, cette lecture permettrait de se demander jusqu’à quel point peut exister dans notre culture une opposition ou, au contraire, une complémentarité entre l’homme intéressé mu par l’utilité, et l’homme vertueux doté d’un champ d’action et de responsabilité beaucoup plus large8.
13Ceci nous renvoie à un point qui se situe a priori aux antipodes des problèmes politiques et constitutionnels : la discussion sur le réajustement des revenus de la Couronne et donc sur les finances royales. À partir des années 1760, le fisc commence à être considéré comme un des points de liaison par excellence entre d’une part les capacités productives du nouveau sujet intéressé et d’autre part le pouvoir, représenté par le roi. De nouveaux rapports s’établissent entre le pouvoir et une société qui se voit déjà autonome. Il s’agit là du domaine privilégié par la monarchie et par la plupart de ses serviteurs, adeptes du « cuenta y razón », un domaine où s’épanouissent toute la rationalité et l’efficacité de la voie gouvernementale ou administrative, face aux méandres de la jurisprudence de l’ancienne forme de gouverner.
14La vaste littérature juridique est une autre des branches que devrait faire l’objet de nouvelles lectures et de nouvelles perspectives. La recherche continuelle d’un soi-disant « droit de la patrie », qui n’est pas que la lex regia mais est aussi un ré-accommodement dans de nombreux cas des anciens « droits des royaumes » à la réalité de l’absolutisme, est une constante tout au long du Siècle des lumières. Pour des raisons évidentes, les lectures « constitutionnelles » sont certainement plus faciles à pratiquer. La remise en cause de la lecture « constitutionnelle » conduit à une relecture de l’histoire. Une histoire qui peut être celle de la Castille, ou celle, plurielle, des pays de l’ancienne Couronne d’Aragon et qui se justifie par le changement du « système de gouvernement » opéré avec l’avènement des Bourbons. Il s’agit d’une sorte de « reconstitutionnalisation » d’une monarchie qui, ne l’oublions pas, était étrangère, dépourvue de la tradition historique des Habsbourg et qui devait son avènement à la victoire dans une guerre civile européenne. Intégrer cette nouvelle réalité dans une sorte de légitimité historique, ce que Santos M. Corona appelle une « constitution substantielle », correspond à notre démarche, mais il faut aussi replacer dans certains cas les vestiges du droit des privilèges dans la réalité de l’absolutisme alors qu’il convient dans d’autres cas de partir des territoires pour décrypter les nouveaux rapports avec la monarchie. De ces diverses lectures surgissent des projets politiques très différents. Une lecture « castillane » de la légitimité historique de la nouvelle dynastie a pu conduire, comme le remarque Santos M. Corona, à un renforcement de la « raison d’État » plus qu’à une « raison constitutionnelle ». Des lectures différentes peuvent aussi émerger si l’on part des périphéries. La première approche, influencée par le droit administratif, privilégie une lecture au sens régalien des instruments que certaines ordonnances anciennes mettaient à disposition du souverain. La seconde insiste sur le retour à un équilibre entre les différents composants du royaume et la monarchie. En effet, malgré la dissolution de l’identité politique de la plupart des territoires à la suite des décrets de Nueva Planta, une porte restait ouverte pour réenvisager la place et la représentativité des parties composant le royaume auprès des institutions de la monarchie. Par un effet incontrôlé, l’érosion corporative affecta de nombreuses entreprises de la monarchie et contribua ainsi à la dissolution des vieilles unités d’identité politique en les remplaçant par de nouvelles. La réflexion sur la monarchie catholique hispanique se superposa, sans solution de continuité, à celle d’une nouvelle communauté, la « Nation » qui, en ayant encore comme élément commun cette monarchie, modifiait complètement la nature des nombreux composants de la communauté9.
15Pour de nombreux auteurs et pour la plupart de ceux qui ont travaillé à la reconstruction d’un « droit de la patrie », l’attention portée au substrat et à la méthodologie historiciste ne constituait pas une voie pertinente. Je pense que cet aspect n’a pas été convenablement traité. Il est vrai qu’il renvoie au débat bien connu du poids de l’historicisme et du rationalisme dans notre première Constitution. Il cache toutefois un problème de fond : jusqu’à quel point les lectures historicistes, qui en réalité sont une nécessité politique, peuvent-elles être opposées si catégoriquement à la culture rationaliste et normative. Le caractère historique est important non seulement parce qu’il génère une énorme quantité de discours d’un grand poids constitutionnel, mais aussi parce qu’il exprime une praxis sociale déterminée, une forme très particulière de comprendre la Constitution qui démontra sa vigueur au moment du grand débat pré-constitutionnel. Dans les manières de comprendre la Constitution, de concevoir les pratiques sociales et politiques et dans les praxis des discours, il existe une grande différence entre d’une part des auteurs qui conçoivent seulement la Constitution comme le résultat ou le précipité d’une réflexion sociale radicale satisfaisant les origines du contrat social et l’exposé des droits naturels (José Canga Argüelles), et d’autre part d’autres auteurs qui ne peuvent concevoir la nation et sa structure qu’en se référant aux archives (Francisco Javier Borrull ou Bartolomé Ribelles).
16Par ailleurs, la construction révolutionnaire d’une « histoire civile » opposée à « l’histoire sacrée » constitue aussi une source de langage constitutionnel. Les productions de l’humanisme critique devraient être lues dans cette perspective. Les lectures historiques s’imposèrent à partir de la nécessité d’une recherche d’identité culturelle et politique sur laquelle articuler une nouvelle histoire civile et une historia patria. Avant comme après 1812, nous ne devons pas opposer d’une manière trop radicale histoire et politique. Les projets politiques et les solutions constitutionnelles se sont nourris de propositions historiographiques qui représentaient autant de lectures différentes au fil du temps. « Penser avec l’histoire », en reprenant les mots de Carl E. Schorske, ou « penser l’histoire », était une forme de pouvoir « penser politiquement ». Cette remarque permet d’éviter d’opposer de manière irréductible projets « historicistes » et projets « rationalistes » et de ne voir qu’opportunisme et instrumentalisation dans des allusions à l’histoire10.
IV. — DEUX LECTURES : DES LUMIÈRES À L’IDÉE NORMATIVE DE CONSTITUTION
17Armé de tous ces présupposés, nous pourrions nous aventurer dans la réalisation d’un profond travail de relecture et de réaménagement d’une énorme quantité de matériau que nous découvririons pourvus d’une « valeur constitutionnelle » nette. J’insiste sur le refus d’une lecture « génétique » qui considérerait ces discours comme des produits imparfaits et inachevés. Une approche « archéologique » doit être préalablement située dans le contexte de l’évolution de la monarchie et dans ce chassé-croisé de traditions multiples et variées : de l’économie politique à la nouvelle « science de la raison d’État », du libéralisme utilitariste et individualiste à l’humanisme civique, du rationalisme des philosophes des Lumières à l’historicisme critique, d’une nouvelle anthropologie des intérêts et des goûts à un possible assemblage de ces intérêts avec l’idée de comunitas.
18À titre d’exemple, nous allons reprendre deux propositions qui ont été étudiées à maintes reprises mais dont la relecture s’avère fructueuse : d’une part celle de Francisco de Cabarrús, comte de Cabarrús (1752-1810) et d’autre part celle de León de Arroyal (1755-1813).
CABARRÚS
19La proposition de Cabarrús est une voix qui parle de l’intérieur de la monarchie, une voix qui n’est en rien révolutionnaire. De ce point de vue, sa Carta al Excelentísimo Señor Príncipe de la Paz, du mois de décembre 179511 s’avère très intéressante. Cabarrús prend comme point de départ l’existence d’époques dominées par « l’arbitraire » qui était le fruit d’une violation des lois, rendue possible par une mauvaise politique. La vérité, dit-il, n’habite alors plus les palais, mais trop fréquemment les prisons. Il ne fait pas là uniquement allusion à sa situation personnelle. L’affirmation recouvre aussi une métaphore des deux faces de la réalité du XVIIIe siècle : celle de la scène publique où la vérité et la lumière qui devraient régner cèdent le pas à l’arbitraire et à la mauvaise politique, et celle de la face cachée d’où se propage la lueur de la vérité, dans les salons, dans les loges, dans les réunions et même dans les prisons.
20Les causes de l’arbitraire, dont les racines se situent « dans la nuit des temps », se trouvent dans l’oubli de la vraie nature de la société et, par conséquent, de la politique. Seule la nouvelle théorie sociale, c’est-à-dire la nouvelle pensée de la philosophie morale et politique, pourra doter les hommes de l’instrument nécessaire pour repérer les erreurs et arriver à un rapport harmonieux entre pouvoir et société. Chez Cabarrús comme chez les premiers libéraux, il n’est question que de pensées sociales et de réflexions radicales dans la mesure où elles abordent la nouvelle nature humaine, la nouvelle réalité sociale et, par conséquent, la logique naturelle du pouvoir. La pensée sociale, par son propre radicalisme, serait à la fois anthropologique, culturelle, économique, politique et financière. Ainsi, pour la première fois, cette pensée sociale deviendrait autonome.
21Cabarrús soutient la théorie du contrat social, un pacte motivé par la sauvegarde de la sécurité et de la propriété des personnes et de leurs biens, qui s’organise en droits naturels antérieurs à cette société et qui se convertit alors en instrument de défense de ces droits. Une fois la société constituée, les lois ne peuvent qu’être l’expression de l’intérêt commun. La loi, dans une perception clairement rousseauiste, est expression de la volonté générale, c’est-à-dire la compilation des devoirs universels et naturels qui devront plus tard régir tout le patrimoine de la loi positive. De ce point de vue, la forme du gouvernement est accidentelle. Dans quelques cas, dit Cabarrús, on préférera freiner les abus du pouvoir et, par conséquent, on adoptera la forme républicaine ; dans d’autres, on préférera la rapidité dans l’action du gouvernement et les avantages de l’unité, c’est-à-dire la monarchie.
22Pour cet auteur, la perversion et la dégradation des sociétés politiques interviennent au moment où l’intérêt particulier supplante la volonté générale. Cette dégradation se produit à travers un lent processus de détérioration des diverses institutions (conciles, sénats, assemblées, parlements, etc.) chargées de recueillir et de faire entendre la volonté générale. Historiquement, certaines institutions comme celles que nous venons de citer ont permis de maintenir « l’image d’une véritable législation », jusqu’au moment où leur dégradation a instauré l’anarchie. Assemblées, conseils, secrétariats forment trois « constitutions », trois formes de gouverner la société qui constituent autant d’étapes d’une dérive qui éloigne de plus en plus de la volonté générale. L’imprécise « réunion commune » qui devait servir pour faire émerger la non moins imprécise « volonté et intérêt général » a donné tout d’abord naissance à l’Assemblée, puis au gouvernement obscurantiste des secrétariats, en passant par la non moins critiquable voie judiciaire des Conseils. L’Espagne a sombré ainsi dans l’anarchie, c’est-à-dire qu’elle glisse vers le vide qui n’est autre que le redoutable despotisme.
23Quant à la monarchie, l’origine de son pouvoir n’est évidemment pas divin pour Cabarrús. Ce pouvoir repose sur la raison et la raison ne consiste qu’à gouverner un ordre politique naturel. En effet, raison et volonté générale sont les deux piliers sur lesquels s’appuie un monarque qui doit toujours être capable de se référer de manière rationnelle aux lois naturelles et, par conséquent, à la volonté générale. Cabarrús cite la tradition ancienne de l’élection du souverain, mais il n’ose pas débattre du caractère héréditaire de la monarchie. Il essaie ainsi de réconcilier la nature privative d’une dynastie avec la théorie moderne de la volonté générale et affirme explicitement que le fait d’améliorer la Constitution en Espagne ne conduit pas à « bouleverser la constitution monarchique », mais uniquement à « la régénérer et la consolider ».
24Quelles mesures prendre pour aboutir à cette régénération ? La première repose sur un diagnostic nécessaire de la logique de l’absolutisme et consiste à séparer les fonctions judiciaires des fonctions administratives. Il ne s’agit pas d’une division des pouvoirs au sens moderne. Sa proposition, comme celle de beaucoup d’autres hommes des Lumières, va dans le sens d’une mise au clair des formes de gouvernement et des procédures, vers une délimitation sans interférences des deux voies traditionnelles sur lesquelles la monarchie s’est toujours appuyée : la voie relative au contentieux ou au judiciaire et celle qui touche au gouvernement ou à l’administration. La réapparition de la voie du contentieux connaît une certaine résurgence en plein XVIIIe siècle en tant qu’instrument et langage approprié à la défense d’intérêts historiques précis, en opposition aux progrès démesurés de l’action gouvernementale des secrétariats et du roi. La monarchie aura beau s’efforcer d’établir la prééminence des moyens du gouvernement en tant que forme de « bon gouvernement », la confusion restera toujours de mise, de manière même aggravée si l’on considère qu’un renforcement des aspects judiciaires s’interprétait toujours, dans ce contexte, comme une défense des intérêts privés face aux intérêts généraux. En parallèle, le renforcement de la sphère administrative, sans le support de la sphère judiciaire, était de plus en plus synonyme d’obscurantisme et de despotisme, ou de ce que l’on appelait habituellement le « gouvernement de ministres ».
25Selon Cabarrús, la séparation entre le domaine de la justice et celui de l’administration doit être la seule manière de sauvegarder les droits naturels de la sécurité et de la propriété individuelle, en éliminant ainsi toute action du gouvernement. L’indépendance des juges doit être mise à profit afin de rédiger un nouveau code civil ainsi qu’un code criminel qui réduiraient au maximum les maux de la société. Par cette proposition, Cabarrús s’inscrit naturellement dans le mouvement rationnel de codification des Lumières, mais il propose aussi des instruments pour lutter contre ce qui était considéré comme une véritable menace pour le développement des différents intérêts : l’extrême insécurité juridique de la société d’Ancien Régime.
26Pour le gouvernement, au sens strict du terme, Cabarrús propose la création d’un Consejo de administración o de gobierno, un conseil qui pourtant constitue toujours une confusion entre pouvoir exécutif et consultatif. Sa composition ne fait que le confirmer : un président, un vice-président, deux procureurs et deux secrétaires, tous nommés par le roi, auxquels il faut ajouter les députés du royaume, trois par province, formant un groupe de soixante-six sujets, susceptibles de se diviser en commissions diverses, de conseiller et de servir d’organe consultatif auprès du souverain. Ces députés n’auraient qu’une fonction consultative et de proposition, mais ils se verraient conférer le pouvoir de contrôler l’exécution au travers de conseils généraux siégeant dans chaque province, présidés par les intendants et composés des représentants des institutions municipales de chaque circonscription.
27L’édifice institutionnel était placé sous l’autorité du souverain, « toujours absolue, mais toujours sous le signe des Lumières », une autorité qui, grâce à cette « simple séparation des facultés », trouverait presque naturellement « l’équilibre du bien commun ». Quelle fonction restait-il à un monarque déchargé de la responsabilité judiciaire et certain de s’appuyer sur la volonté générale exprimée dans ce conseil d’administration ? Le monarque devait donner « plus de vigueur et d’unité à l’exécution » des lois, c’est-à-dire au gouvernement, par le biais d’un seul ministre qui réunirait sous ses ordres tous les secrétariats, éventuellement réorganisés.
28Le caractère holiste de la volonté générale se situe chez Cabarrús, comme d’ailleurs chez beaucoup d’autres personnages des Lumières, dans l’unicité au sommet de la pyramide du pouvoir, dans un souverain à l’autorité absolue et dans ce ministre chargé directement de l’exécution. Le relativisme dans la considération des formes de gouverner conduit notre auteur à supposer que le roi et tous les ministres étaient motivés par une « bonne volonté » dans l’action, en accord avec le bien commun. Cette tendance prétendument naturelle devait être canalisée à travers une organisation appropriée du pouvoir, et une « constitution » adéquate de la monarchie qui, dans ce cas, ressemble fortement au despotisme légal de la physiocratie. Le souverain agit en parfait équilibre avec le bien commun, tout en respectant les lois naturelles préservées par le contrat social. En assurant le fait que la volonté générale puisse toujours se faire entendre par l’intermédiaire de certains « corps » et que les droits seront respectés grâce à des codes et à l’indépendance de la justice, le titulaire de cette monarchie serait donc un souverain rationnel qui pourrait agir en faveur de l’homogénéisation du corps social. Il bénéficierait des avantages de la rapidité et de l’énergie dans l’action de gouverner, par l’intermédiaire de serviteurs convaincus de la nécessité d’une « police » effective et d’un gouvernement exécutif qui ne se perde pas dans les détours de la jurisprudence.
29Cependant, il existe derrière cette construction intellectuelle la vision mécanique d’une société constituée d’une somme d’intérêts et de passions devant se développer dans un cadre propice à l’épanouissement individuel et à l’émergence du « bien commun ». Cet « appareil » social, qui est pourtant encore dépourvu d’idées sur la souveraineté, aura besoin, comme n’importe quel instrument mécanique, d’un engrenage simple, précis et efficace, d’un cœur ou d’une tête qui actionne et dirige rationnellement l’ensemble.
LEÓN DE ARROYAL
30Avec León de Arroyal nous entrons déjà dans le domaine d’une pensée qui se situe à mi-chemin entre la réflexion économique et politique sur la société et la conception matérielle et formelle des « constitutions ». Nous utiliserons ici ses Cartas político-económicas, lettres bien connues de 1786 et 1792-179512.
31Les réflexions d’Arroyal ont pour but d’établir un diagnostic général et complet sur la situation de la monarchie. De ce point de vue, cinq lettres dirigées au comte de Lerena ont une claire valeur « constitutionnelle » dans une perspective descriptive. Les réflexions sur le système des rentes s’y succèdent et s’associent à d’autres purement sociales, institutionnelles ou historiques. Tout comme en France, le sentiment qu’il n’existait pas de « constitution » était croissant dans les années 1780. Ce diagnostic avait une signification plurielle pour les contemporains. Il exprimait l’absence de clarté parmi les normes et les règlements qui gouvernaient les choses, le manque de délimitations dans les responsabilités entre les institutions de l’État et les différents « corps politiques », ainsi que l’insuffisance des critères fondés sur les principes de la loi naturelle. Il signifiait aussi une confusion insupportable entre les fonctions de la justice et celles du gouvernement, ainsi qu’une dynamique politique qui basculait continuellement entre l’anarchie et le despotisme. Ce diagnostic exprimait en somme le déséquilibre de la monarchie. Dans la première partie de ses lettres, Arroyal conserve une vision substantifique et non formelle de la « constitution », dans une perspective « d’efficacité des Lumières » qui ne suppose pas nécessairement une réflexion approfondie sur les capacités politiques de la société. Ces aspects seront développés plus clairement dans la deuxième partie de ses lettres où, avec plus de clarté mais non sans quelques ambiguïtés, il se rapproche d’un sens formel de la constitution et s’appuie déjà sur une réflexion portant sur les droits et la souveraineté.
32Son projet constitutionnel est divisé en quatre chapitres peu cohérents sur le plan du formalisme juridique : une « Exposition des droits naturels », une « Division et ordre du royaume », une « Idée de la Loi Civile » et finalement une « Idée de la Loi Criminelle ». En effet, ces chapitres indiquent une confusion apparente entre constitution et codification, c’est-à-dire entre d’une part les rapports des individus avec l’État et d’autre part la régulation des relations interpersonnelles et les droits subjectifs. Le problème est de savoir jusqu’à quel point une séparation d’une telle nature était envisageable pour Arroyal.
33Les deux premiers chapitres répondent parfaitement aux fondements de la pensée qu’il avait exposée d’une façon plus doctrinaire dans la première partie de son œuvre. Les membres de la société, dépositaires de droits naturels, établissent un ordre politique à travers un contrat social dont l’objectif ultime serait la sauvegarde de ces mêmes droits. L’ordre politique doit avoir par conséquent une organisation, une structure constitutionnelle, correspondant à cet objectif. Le point de départ est l’existence de droits naturels « imprescriptibles, invariables et inaliénables », garantis par le contrat social. Cet ordre naturel préalable à tout ordre politique est assimilable à un ordre divin, à une loi éternelle, située à la confluence de la tradition chrétienne du droit divin et de la tradition laïque et rationaliste du droit naturel. Les droits imprescriptibles sont, dans ce cas, « la sécurité, la justice et la prospérité », dont la sauvegarde justifie un accord et des normes de gouvernement. Une des grandes nouveautés de ce projet constitutionnel réside dans les articles six et huit qui proclament explicitement les capacités politiques de la société, ainsi que le principe de délégation de l’exercice de la souveraineté. Les individus sont considérés comme égaux à la naissance, tout comme, juridiquement, dans la société politique future, ce qui suppose donc l’abolition des privilèges. Le principe d’égalité naturelle et juridique est seulement modulé en fonction de la dynamique des vices et des vertus privées dont le développement est source d’inégalités.
34La seconde partie du projet constitutionnel d’Arroyal porte un titre significatif : « Division et ordre du Royaume ». À partir d’une perspective constitutionnelle claire et à la suite de la proclamation de droits, c’est-à-dire du socle de la nouvelle conception politique, il aurait été logique pour l’auteur de s’occuper de chacun des pouvoirs de l’État ou des pouvoirs constitués, c’est-à-dire les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Notre auteur ne s’en occupe toutefois que partiellement dans un paragraphe intitulé « De los poderes constituyentes y constituidos » où il n’aborde en réalité que les « pouvoirs constitués » en se penchant uniquement sur deux d’entre eux : l’exécutif, avec le roi et le Conseil d’État, et le judiciaire. Il y ajoute, dans un amalgame assez confus, trois points : « La force publique », « De l’éducation civile » et la « Police civile ». En outre, avant de développer ces aspects de manière assez confuse, Arroyal s’occupe longuement d’un point de nature administrative : l’organisation du royaume, qui concerne tout aussi bien le chef de famille que le député à l’Assemblée, en passant par les quartiers, les mairies, les bailliages, les sexmos13 et les provinces. Comment interpréter cette forme particulière de constitution où les aspects administratifs prennent le pas sur l’ordonnance des pouvoirs ?
35Voilà ici, je crois, un exemple de ce qui nous permet de mesurer à quel point des cultures politiques et constitutionnelles différentes, difficilement réductibles à un seul modèle, s’entrelacent chez Arroyal. Le caractère polyédrique de la philosophie des Lumières se retrouve chez lui, malgré la présence d’une conception politique et formaliste de la constitution. La société d’ordres que l’on trouve dans la première partie de ses Lettres disparaît ensuite pour être remplacée par une conception individualiste et juridiquement égalitaire, en même temps qu’il proclame le principe de la délégation de la souveraineté à travers la représentation. Cependant, ni l’individu qui constitue le point de départ, ni le principe de délégation et de représentation ne seront résolus dans son œuvre en fonction des principes de l’idéologie libérale. Arroyal reste largement influencé par les principes politiques et idéologiques du vieux républicanisme.
36Le royaume qu’Arroyal imagine et décrit ne se compose pas d’un ensemble atomisé de citoyens vertueux, mais d’une société articulée autour de structures intermédiaires à l’aide desquelles ces citoyens deviennent des citoyens actifs, gardiens de leurs droits politiques, économiques et sociaux au travers de la participation et de la délégation. La structure participative comme celle de la représentation sont conçues comme pyramidales. La participation au niveau « national » est réservée à ceux qui ont déjà exercé cette participation au niveau provincial, c’est-à-dire, ceux qui sont « âgés de cinquante ans » et disposent de « 200 000 réaux déposés sur les registres des contributions ». D’une certaine manière, c’est à travers cette perception organiciste du royaume que le citoyen est encadré par des organes de participation-représentation, allant du niveau le plus naturel (la maison) jusqu’au niveau le plus politique, l’assemblée comme représentation du royaume. L’assemblée devient donc avec le roi et la justice un élément des « pouvoirs constitués ».
37La confirmation de la source républicaine de la pensée d’Arroyal se trouve non seulement dans la figure du citoyen participatif et politiquement actif, mais aussi dans celle du citoyen armé (paragraphe « De la force publique »). La conception du citoyen est partagée entre celle du libéralisme individualiste et celle de l’ancienne tradition républicaine de la vertu alliant participation et donc exercice de souveraineté, dans un cadre associatif et institutionnel qui associe les aspects strictement politiques et la gestion des intérêts individuels. La division entre le sujet porteur de droits et le citoyen politique n’a pas encore eu lieu. La conception du citoyen chez Arroyal apparaît dans le projet de constitution, mais aussi dans un code civil qui va au-delà des réglementations du domaine strictement individuel et privé. Cette inclusion ne doit pas être interprétée comme un signe des faiblesses du formalisme juridique chez Arroyal, ni comme une incongruité à l’égard d’une prétendue doctrine libérale. Il s’agit d’une manifestation de cohérence d’une culture politique qui participe plus à la tradition du réformisme des Lumières — et plus précisément à celle du républicanisme — qu’à celle du libéralisme utilitariste et individualiste du XIXe siècle.
38Chez Arroyal, le domaine civil ne correspond pas uniquement au domaine des droits individuels et subjectifs des sujets, mais aussi à la sphère d’action des citoyens, dans leur double et indissociable condition de sujets publics et sujets privés. Pour cette raison, son projet de code civil inclut de nombreux éléments qui réglementent les relations publiques ou politiques, comme ceux qui touchent au gouvernement des choses et à l’espace matériel de la société. Sa conception est donc globale, tout comme l’est celle de la citoyenneté républicaine. Rares sont les éléments qui échappent à cette vision totalisante, non exempte d’ailleurs d’une rigidité morale dans le domaine public comme dans le domaine privé.
39La complexité et la diversité de la pensée de León de Arroyal sont, je crois, un exemple parfait du caractère pluriel de la culture constitutionnelle héritière du Siècle des lumières. Une culture sans laquelle nous ne pourrions pas comprendre le premier exemple de constitution formelle de l’histoire d’Espagne, la Constitution de 1812 ; une culture à appréhender dans son altérité, loin des schémas du formalisme juridique et du libéralisme politique du XIXe siècle.
Notes de bas de page
1 M. Fioravanti, Constitución. De la Antigüedad a nuestros días. Cet auteur établit une opposition entre l’époque de la « constitution » et l’époque de la « souveraineté ». La culture constitutionnelle ancienne, fondée sur le jeu de la négociation et des équilibres fut remise en cause par l’idée de « souveraineté » et par la théorie du « pouvoir constituant ». Désormais, la constitution cesse progressivement d’être assimilée à une pratique sociale et politique concrète, pour devenir la condition antérieure à cette même pratique et à ce même pouvoir. L’histoire et la constitution sont désormais opposées. Il s’agit là d’une différence majeure entre la logique politique pré-révolutionnaire et la logique libérale. G. Zagrevelski, dans Historia y Constitución, pose la question de l’opposition, selon lui gratuite, entre histoire et constitution.
2 S. M. Coronas, « España : Nación y Constitución », pp. 181-212.
3 On peut traduire l’expression par « compte et raison », ce qui est une référence aux méthodes de centralisation des finances royales. Le comptable de la raison était depuis le XVIe siècle chargé de tenir et « de centraliser l’information tirée des différents livres de comptes affectés à chaque recette ou dépense et tenu par des comptables distincts » (A. Dubet, Les finances royales dans la monarchie espagnole, p. 308).
4 D’une manière admirable et pionnière J. M. Portillo Valdés traite ce sujet dans : Revolución de Nación. Du même auteur, « Constitucionalismo antes de la Constitución ». J’ai moi-même traité le sujet dans : C. García Monerris, « Volver a la constitución ».
5 R. Martucci, « La Constitución inencontrable », pp. 165-271.
6 J. Varela Suanzes-Carpegna, « Las Cortès de Cádiz y la Constitución de 1812 », pp. 385-423.
7 Ces auteurs montrent que « presque tous les instruments culturels et institutionnels de la Constitution de 1812 étaient ceux utilisés par la monarchie catholique », ce qui différencie notablement l’Espagne de la France. Ils en concluent que : « Le constitutionnalisme de 1812 exhale un relent juridictionnel bien connu de tous ceux qui essayent de comprendre la légitimité et le fonctionnement de la monarchie catholique avant la date cruciale de 1808 » (C. Garriga et M. Lorente, Cádiz, 1812, pp. 19-20).
8 Il s’agirait de voir s’il est possible de nuancer, dans le cas espagnol, la dichotomie établie à une autre époque et pour d’autres horizons culturels et politiques par John Greville Agarad Pocock entre la « Vertu » et le « Commerce ». J. G. A. Pocock. Virtue, Commerce and History. Des lectures « constitutionnelles » plus récentes de l’Économie politique dans : J. M. Portillo Valdès, « Constitucionalismo antes de la Constitucion » ; C. García Monerris, « Las utopías civilizatorias del capitalismo pensado », pp. 209-229.
9 P. Fernández Albaladejo, Materia de España.
10 Je crois qu’un autre aspect sur lequel nous avons tendance à nous méprendre est le problème, présent dans toute notre culture constitutionnelle et dans le débat pré-constitutionnel, de l’existence d’une prétendue « constitution historique » qui, comprise en termes d’exercice d’un pouvoir équilibré et limité, s’opposait à la tradition despotique de la monarchie (C. García Monerris, « El debate “preconstitucional” », pp. 41-77).
11 Citations tirées de : F. de Cabarrús, Cartas (1795). Pour la lettre adressée à Manuel Godoy, voir pp. 35-45. O. García de Regueiro, Francisco de Cabarrús : un personaje de su época.
12 Citations tirées de L. de Arroyal, Cartas económico-políticas, éd. J. Caso González.
13 Il s’agit d’une organisation territoriale médiévale qui réunit un certaine nombre de villages pour l’administration des biens communaux.
Auteur
Universitat de València
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